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Une société des individus

Gilets jaunes, mariage gay, jeunes pour le climat, racisation, convois de « la liberté », sont les symptômes d’un changement anthropologique. La société n’est plus perçue comme un organisme collectif mais comme un agrégat de personnalités. D’où l’effondrement du « socialisme », cet avatar rose bonbon de l’utopie communiste où une classe soc(collective), le Prolétariat, était destinée par les Lois de l’Histoire à accoucher du monde futur. Dans le No future contemporain (mais confortablement à l’abri d’un Etat d’une Union européenne, d’une Alliance atlantique de défense), plus d’Histoire ni de lois, plus de Prolétariat, mais seulement des individus.

Ils ne veulent plus être une « masse » ni même une classe, mais les pommes de terre d’un sac, comme le disait si joliment Marx. Les gays veulent être « comme tout le monde », à égalité de considération sociale et de « droits » personnels ; les gilets jaunes ne veulent pas être représentés ni avoir de programme, ils gueulent pour gueuler, se sentir oisillons dans le même nid éphémère (du rond-point) ; les jeunes en marche « pour le climat » sont autant de sorciers qui dansent pour faire venir la pluie, aussi infantiles et irresponsables, naïvement « contre » sans aucune proposition concrète (par exemple limiter Internet, n’autoriser qu’un smartphone tous les 5 ans, supprimer les Jeux olympiques d’hiver et instaurer des quotas d’électricité pour éviter les émissions) ; les « racisés » réactivent « la race », cette construction sociale (collective) qu’on croyait aux oubliettes, et engendrent par réaction (inévitable) les extrémismes à la Trump ou Zemmour – les colorés « racisés » devraient avoir tout en tant qu’individus citoyens, ils sont rejetés au contraire dans leur « communauté » collective (en marge, donc honnie) ; les convois de « la liberté » sont ceux de l’égoïsme libertarien, du « je fais ce que je veux et les autres je m’en tape ».

Tout à commencé peut-être avec le christianisme du Nouveau testament qui a mis chaque être humain à l’égal du Christ (« qui s’est fait homme »), au contraire de l’Ancien testament qui ne connaissait que les peuples (dont « le Peuple élu »). Tout a continué avec la Révolution française et les suivantes, au nom des Droits de l’Homme (avec un grand H collectif), puis le prurit d’égalitarisme exacerbé par les prophéties (fausses) de Karl Marx. Lénine, Staline, Mao, Castro et Pol Pot tentent de les collectiviser en miroirs aux fascismes, mais sans succès durable. Le mouvement de mai 1968 issu des hippies californiens a privatisé le collectivisme en gauchisme – purement individualiste. Même « la révolution » n’était plus le fait d’un parti d’avant-garde organisé mais de groupuscules d’individus agissant en commando. L’écologisme, cette nouvelle religion de nos jours, est issue du Gardarem lou Larzac où l’on brandissait des pancartes à moitié à poil pour élever des chèvres (individuellement) sur les terrains militaires de la Défense (collective). Il s’agit, comme à Notre-Dame des Landes, de se construire soi sur son petit lopin, en artisan de son propre métier, en « discutant » personnellement des vagues règles du coin.

Aujourd’hui, les Droits de l’Homme sont devenus les droits de chacun, sans plus aucune majuscule collective, sans plus aucun « principe » supérieur aux seuls individus. Des « j’ai l’droit », nous pouvons en rencontrer à chaque coin de rue, vous fonçant dessus en bagnole au passage clouté, faisant chier leur clebs sur le trottoir collectif, occupant tout l’espace et s’exclamant outré qu’on les bouscule, vous balançant leur fumée de clope dans la gueule ou leur Covid postillonné sans masque parce qu’ils sont en pause de jogging, qu’ils tètent une bouteille toutes les cinq minutes ou avalent un en-cas à toute heure… Aujourd’hui règne la liberté sans contraintes, autrement dit l’absence de règles autres que le droit du plus fort.

La société des individus, née avec la génération Mitterrand, est contre l’autorité de la société d’organisation précédente, contre l’histoire même car le monde commence avec elle. La société des individus est pour l’hédonisme du « j’en profite » des pubs de supermarché, contre l’ère des masses précédente qui a accouché de la guerre et du colonialisme. La société des individus vote de moins en moins, sauf pour le gourou personnel qui fanatise un moment comme un Moi médiatique surdimensionné ; le désengagement des partis se reporte sur les causes particulières, voire particularistes. La mondialisation par en haut échappe à cette société des égoïsmes, elle s’y vautre, s’y divertit, s’équipe en gadgets électroniques – mais ne la maîtrise pas et s’en plaint, ignare niaise des causes qui sont d’abord son propre abandon de tout effort de maîtrise collectif. La pandémie a à peine remis en cause cet abandon flemmard, mais seuls les gouvernements au nom de la souveraineté nationale, certains partis prônant le repli sur soi et certains pays arriérés (Russie, Iran, Corée du nord) sont « réactionnaires» à cette mondialisation véhiculée par les Etats-Unis avec le relais de la Chine.

Le numérique est le support technique de l’individualisme. Chacun s’exprime en 140 caractères ou en images de soi et de ses conquêtes de rêve (le Fesses-book des copains de Harvard), se mettant en scène complaisamment dans le narcissisme adolescent prolongé jusque fort tard dans l’existence. Les Copains d’avant étaient plus dans le collectif, cherchant à retrouver ses copains de classe, de fac ou d’anciens boulots ; les Facebook, Instagram et autres Youtube sont purement individualistes, déroulant une belle histoire, celle qu’on veut faire croire – tout comme Linkedin plus que l’ancien Viadeo pour avoir un job. La presse est délaissée au profit des sites personnels où certains complotistes (une douzaine pas plus dans le monde entier) sont relayés par leurs « croyants » qui militent pour leurs « vérités alternatives » (qui sont des mensonges éhontés mais toilettés en belles histoires qui donnent du sens). Même la télé, hier grand-messe du collectif célébrée chaque soir à 20 h comme des vêpres, est devenue myriade de chaînes particulières qu’on regarde en « replay » (quand je veux, où je veux), possédées par quelques milliardaires à usage de répandre leurs propres idées (catho tradi pour la Cnews de Bolloré par exemple).

La révolution de « l’identité » démonopolise l’État de la violence légitime ; à l’américaine, chaque petit Français se sent désormais le droit de prendre les armes pour défendre sa cause en « menaçant de mort » les élus qui s’y opposent collectivement au Parlement ou à la Mairie. L’islamisme s’y engouffre avec ferveur au nom de Dieu (qui ne dit rien). La « liberté » inconditionnelle est l’inverse de l’État de droit, tout comme les libertariens ne sont plus des libéraux. Retour au paléolithique, disent les écologistes ; retour à la violence inter-individuelle de Hobbes, où « l’homme est un loup pour l’homme » (et la femme, c’est pire – regardez les séries). La famille n’est plus la cellule de base du social pour transmettre, mais la sexualité est privatisée et chacun choisit son genre, quitte à être « sans style». La vie privée s’étale, formant une nouvelle culture du « sociétal » qui réclame ses « droits » à empiéter sur ceux des autres (sauf la pudeur vestimentaire, c’est curieux ! Faut-il y voir une aliénation cachée du soft-power collectif yankee?).

L’indignation radicale remplace le programme social et politique, l’affectif tout rationnel. Epidermique, émotionnel et superficiel sont les façons contemporaines d’activer les pulsions, le coeur et le cerveau – à l’inverse des époques précédentes qui mettaient en tête la raison par la logique, maîtrisaient les élans du coeur par la morale et domptaient les instincts par l’éducation en faisant servir leur vitalité au projet. Aujourd’hui, on « écoute ce qu’on ressent » plutôt que de réfléchir. Et on « réagit » au symbolique plus que sur les faits établis.

Nous sommes à l’heure des avatars, plus des humains.

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Le fantôme de la liberté de Luis Buñuel

Etrange film des années 70, tout à fait dans la buñuelerie par son absence de logique et sa critique de l’absurde bourgeois. La liberté se cherche contre la répression, thème soixantuitard à la mode sous Giscard et « la gauche » s’engouffre bobotement dans la brèche de la contestation de tout. L’inverse de ce qui existe serait-il meilleur ? Ou la liberté est-elle une fumée impossible à saisir ? Il faudrait donc y renoncer ? Au profit évidemment de la science de l’Histoire selon saint Marx ? Car le titre du film affiche la couleur, repris de la première phrase du Manifeste communiste de Marx & Engels

On doute de l’inversion lorsqu’un couple de grands bourgeois fatigués, qui n’ont pour aventure que des histoires de bonne, trouvent « répugnantes » des photos données à leur fillette au parc Montsouris par un gentil Monsieur en noir qui l’a trouvée trop mignonne. Le spectateur s’attend à voir des scènes de sexe, surtout lorsque le mari (Jean-Claude Brialy) évoque ce qu’il a fait avec sa femme (Monica Vitti trop maquillée) à Milan… Mais il s’agit de cartes postales représentant des monuments. La « plus obscène » est évidemment – pour la gauche de mythologie – la basilique du Sacré-Cœur élevée en 1875 après la Commune et la défaite contre les Prussiens, pour expier selon l’Eglise la déchéance morale depuis 1789. Vu en 2018, c’est un brin lourdingue comme « obscénité » allant de soi.

Une assistante médicale (Milena Vukotic) qui part en Renault 16 voir son père à Argenton s’arrête pour la nuit dans une auberge de campagne. Elle y rencontre cinq moines des Carmes déchaussés qui lui demandent de prier saint Joseph avec eux dans sa chambre car « si tout le monde priait saint Joseph une demi-heure chaque matin, tout serait calme », puis se mettent à une partie de cartes qu’on n’ose qualifier d’endiablée, tout en sirotant vin blanc et clopes en misant des médailles de la vierge et des scapulaires. L’anticléricalisme bébête de Buñuel éclate une fois de plus dans la platitude. Et la séance de fouet infligé à un voyageur de commerce « qui n’a pas fait d’études » (Michael Lonsdale) par son assistante chapelière de cuir vêtue préfigure plutôt les partouzes bobos de l’ère Mitterrand à venir que la « contestation » de la sexualité bourgeoise.

Aussi lourde est l’histoire fort conventionnelle du jeune homme de 17 ans (Pierre-François Pistorio) amoureux de sa tante (Hélène Perdrière) qui a bien 20 ans de plus qu’elle. Il l’emmène à l’auberge en fuyant sa famille à particule et fratrie pour « la voir nue ». Ce fantasme très bourgeois serré est incompréhensible aujourd’hui, même s’il faisait bander Buñuel et si Pierre-François a le visage empourpré lorsqu’il ôte d’un coup les draps sur le corps nu de tantine.

Quant au terroriste (Pierre Lary) qui monte sur la tour Montparnasse pas encore terminée pour assassiner au fusil à lunette des passants au hasard dans la rue, il est un exemple d’inversion contestataire plutôt amère au vu de ce qui se passe dans les années 2000. L’ordure cravatée à lunettes est condamné « à mort » mais ressort libre du tribunal en serrant les mains de tout le monde. Quel est le message ? Qu’il est interdit d’interdire ? Ou que le « chacun pour soi » du narcissisme adolescent, né en 68 avec la génération trop nombreuse du baby-boom, affirme pouvoir tout se permettre ?

Les autorités sont bafouées : celle du préfet de police (Julien Bertheau) qui est arrêté alors qu’il va nuitamment ouvrir le caveau de sa sœur morte depuis quatre ans après lui avoir téléphoné, celle du vieux prof de droit à la caserne de gendarmes (François Maistre) qui voit ses « étudiants » aller et venir, pris par les besoins du « service », celle de la directrice d’école qui a « perdu » une élève (Valérie Blanco) alors que l’appel a été bien fait, que le nombre de filles dans la classe est bien le bon et que la fillette se présente, la bonne qui ne surveille pas la fille sous sa garde au parc contre les vilains messieurs, la tante qui tombe amoureuse de son trop beau neveu, l’homme d’affaires prospère qui se voit détecter un cancer du foie… Et après ? La subversion pour la subversion n’accouche de rien que du chaos.

En général, du chaos surgit un nouvel ordre fort, contraignant, dictatorial, pour dresser l’humanité dévoyée. Combien de fois dans l’histoire n’avons-nous pas assisté à cette séquence de révolution-réaction, où ce qui révolutionne va jusqu’au bout – c’est-à-dire revient à son point de départ, mais avec de nouveaux maîtres (comme on dit les nouveaux riches), le plus souvent plus bêtes et plus autoritaires que les précédents. Le communisme, tant vanté par le cinéaste (qui n’a jamais vécu sous son régime), a montré de quoi il était capable dans la « libération » des humains.

L’ouverture du film montre Tolède en 1808, durant la guerre napoléonienne ; des Espagnols rebelles (dont Luis Buñuel déguisé en moine) sont alignés prêts à être fusillés et crient « A bas la liberté ! » C’est cela la buñuelerie : la contestation bobo, au fond aussi bourgeoise, mais en petit. Ses films préfigurent l’inanité et la tranquille bêtise de la génération de petit-bourgeois « socialistes » éclose sous Mitterrand, épanouie dans « Libération », répandue dans le spectacle et le divertissement – pour le plus grand profit des faiseurs de fric.

Un film documentaire où une brochette de célébrités de l’écran se relaient pour une suite d’épisodes d’un surréalisme pesant moins loup que phoque. Il se laisse regarder mais laisse un goût de dégueulis sur cette époque de subversion à la mode. D’ailleurs Luis Buñuel se taira bientôt, ce fut son avant-dernier film.

DVD Le fantôme de la liberté, Luis Buñuel, 1974, avec Jean-Claude Brialy, Monica Vitti, Milena Vukotic, Paul Frankeur, Michael Lonsdale, François Maistre, Jean Rochefort, Pascale Audret, Adriana Asti, Julien Bertheau, Michel Piccoli, Claude Piéplu, Adolfo Celi, Pierre Maguelon, Maxence Mailfort, Marie-France Pisier, Orane Demazis, Ellen Bahl, Muni, Jacques Debary, Guy Montagné, Marcel Pérès, Paul Le Person, Bernard Musson, Studiocanal 2018, standard €11.44 blu-ray €13.89

Coffret 3 DVD Luis Buñuel : Le Charme discret de la bourgeoisie / Le Fantôme de la liberté / Gran casino, Studiocanal 2005, €86.00

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La jeunesse s’en fout

Deux enseignements sont à tirer d’un sondage IFOP pour Atlantico du 1er septembre 2016 : 1/ le sens des mots qui se perd dans le slogan politicien, 2/ l’évasion de la jeunesse de toute politique.

La question est posée de savoir si « les valeurs républicaines » et si « l’identité nationale » sont des concepts qui touchent personnellement. Gauche et droite sont ainsi mesurées à leurs slogans intimes.

Rappelons qu’un sondage, même selon des méthodes scientifiques, n’est qu’une image à un moment donné de l’opinion et que la taille de l’échantillon peut biaiser l’interprétation sur des sujets aussi vagues que les valeurs. Mais la tendance mesurée par un sondage qui pose les mêmes questions à un an d’intervalle environ est plus fiable – ce qui est le cas du sondage cité.

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Saturation des mots : valeur républicaine comme identité nationale ne veulent plus rien dire, employés à tort et à travers et pour n’importe quoi par des politiciens qui préfèrent la posture morale du discours médiatique aux décisions pratiques efficaces. L’enflure à gauche, les rodomontades à droite, incitent les citoyens à ne plus en voir le sens. Ils étaient 35% à être touchés par les « valeurs républicaines » en mai 2015 ; ils ne sont plus que 25% le 1er septembre…

C’est la même chose pour « l’identité nationale », car la nation reste mal définie et l’identité un concept flou : est-ce la devise de la république ? les idées d’émancipation des Lumières ? l’origine chrétienne recyclée en humanisme ? l’histoire révolutionnaire ? ou les simples idées du patron de la droite qui les emploie ?

Les valeurs proclamées et les valeurs observées ne coïncident pas : la démocratie semble accaparée par quelques-uns et ce microcosme élitiste fonctionne dans l’entre-soi, avec pour complicité les médias – et plus particulièrement la presse écrite. D’où la baisse massive de lecture des journaux, la perte de crédibilité abyssale des journalistes et la croyance de plus en plus forte dans les théories du complot où une minorité intéressée « cache des choses » au grand nombre pour mieux le manipuler.

Rien d’étonnant à ce que les partisans du FN croient plus en l’identité nationale (encore qu’à 48% seulement !) que les partisans du FG (encore qu’à 15% quand même !). Mais il est encore plus étonnant que le votant FN ne soit pas touché par le mot « république » (10% seulement !), et que les membres du PS ne soient touchés QUE pour 43%. Ces gens-là, socialistes et nationaux socialistes, sont-ils donc pour une « dictature » – qui est l’exact inverse de « république » ? En ce cas les électeurs et surtout les jeunes sont fondés à fuir et à surtout ne pas voter pour ce genre de bouffons.

Il y a là une perte de sens préoccupante, les mots paraissent dévoyés et sans signification – alors qu’une claire définition est le premier pas vers l’adhésion. Les « valeurs républicaines » ne parlent pas à 75% des Français, même à 63% des socialistes ! Comme le disait Manuel Valls, la langue politique devient une langue morte, comme si les politicards parlaient latin ou hébreu. En revanche, dès que l’on fixe une valeur sur un exemple concret, là les langues se délient et la politique reprend ses droits : voyez en août le ridicule burkini.

« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » : telle est la faute claire et nette de la gauche culturelle que de tortiller du cul pour désigner les choses. Ce ne sont que : « pas de stigmatisation ! pas d’amalgame ! c’est plus complexe que ça ! on ne peut pas dire ! »

Mais si : disons les choses – pas de tabou dans le débat public. Ce qui ne signifie nullement que « la parole raciste » ait droit de cité, mais observer qu’il y a 91% d’enfants d’origine musulmane dans une école est un FAIT, pas un jugement. C’est sur ce fait que l’on peut débattre, juger et éventuellement agir (accentuer la mixité, traiter tout le monde pareil, répartir en bus les classes dans différents quartiers, comme aux États-Unis, etc.). Les têtes soumises à l’extrême-gauche « supposée » avant-garde parce qu’elle connaîtrait mieux le marxisme, cette prophétie soi-disant « scientifique » de l’Histoire, ne pensent plus : elles ont trop peur d’avoir « honte à la gauche », d’être en état de péché mortel devant les ayatollah de l’extrême, gardiens du Dogme. Cette gauche encombrée de tabous nie donc le fait, une vieille habitude communiste de la langue de bois, qu’Orwell avait si bien ridiculisée dans 1984 : le ministre de la guerre s’intitulait ministre de la paix, la pire dictature d’apparatchiks après 1945 se présentait comme démocratique et populaire, la liberté était la contrainte et le tortionnaire en chef était qualifié de Génial leader à la Pensée avancée…. Ce serait une vaste blague si ce comportement clérical, attendant la parole éclairée de la curie gauchiste avant de parler, n’avait des conséquences dramatiques à la fois pour la république, pour la démocratie et pour la concorde civile.

On mesure là combien les « idiots utiles » qui peuplent les médias et qui aboient en horde toujours à gauche, sont une nuisance à la démocratie. Ces petits intellos plein de bonnes intentions et le cœur sur la main, enflés dans des poses généreuses avec de grandes envolées lyriques à la Victor Hugo, croyant en l’idéalisme réalisable de suite et dans la bonté du pire ennemi – mais sans jamais se compromettre aux affaires ni mettre les mains dans le cambouis – empêchent le débat plutôt qu’ils ne font avancer l’histoire. Peut-être y aurait-il autant d’idiots utile à l’extrême de la droite, si d’aventure le poutinisme était poussé un peu plus… Mais la génération post-68 qui truste les places a été biberonnée au marxisme le plus à gauche possible, cette maladie infantile, disait Lénine.

Affirmer le contraire de ce qui est, inverser les valeurs : « Aujourd’hui, les mouvements islamistes font exactement la même chose. On l’a vu avec le burkini. Les associations islamistes défendent cet uniforme en se plaçant sans scrupule sur le terrain de la liberté individuelle et de la tolérance, alors même que ces mouvements entendent promouvoir une société qui tourne le dos à ces valeurs. Le renversement du mot discrimination restera sans doute comme le summum de cette stratégie puisque, par la grâce de la rhétorique, ce sont ceux qui dénoncent une pratique hautement discriminatoire qui se voient accusés de prôner la discrimination » déclare Vincent Tournier, maître de conférences à Science Po Grenoble. Je n’ai RIEN à changer à ces propos.

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Le pire est ce que ce sondage montre de la conscience politique de la jeunesse actuelle : ils s’en foutent. Près de deux sur trois (63%) « ne savent pas » ce qui les touche, le mot « république » étant très vague (grâce à l’Éducation nationale qui entonne plutôt le colonialisme de la IIIe, la défaite de la IVe et le monarchisme de la Ve ?).

Non seulement ils n’ont pas été éduqués à penser par eux-mêmes ni à savoir ce qu’un mot veut dire, mais ils restent ignorants des informations de base, piochant ici ou là sur Internet sans être capable de mesurer le vrai du faux. Ils ne s’intéressent pas aux conflits de la société, tellement habitués qu’ils sont à rester égoïstes, centrés sur leurs hormones et avides seulement de selfies qui les mettent en valeur auprès de leurs pairs. Pire, ils fuient les conflits, « surtout pas de vagues » dit-on à l’ENA, et les jeunes font pareil : dès que l’on élève le ton, ils zappent. Affirmer les ennuie, se défendre demande trop d’effort, résister à la rigueur… mais en restant passifs, ne « faisant rien », surtout pas s’indigner pour pas grand-chose comme les velléitaires parisiens qui se contente de passer la nuit debout en bavassant à l’infini.

Dépolitisés, individualistes, ne croyant plus aucun « adulte » tant ceux-ci, de la génération mûrie juste après 68, leur apparaissent emplis de narcissisme moral, gavés de mots creux, de blabla social et de comportements égoïstes – ils désertent… C’est que les jeunes imitent toujours les plus âgés qu’eux, qui leur indiquent la voie : leur égoïsme jeune est le miroir de l’égoïsme bobo content de lui post-68, arrivé au pouvoir avec la génération Mitterrand – et n’a jamais décroché depuis.

D’où le problème du sens : des mots, des valeurs, des conflits. Ceux-ci sont pourtant inévitables en toute société, ce que la politique doit régler. Tout politicien élu a pour devoir quotidien de gérer les multiples conflits entre les intérêts divergents de son peuple d’électeurs, pour aboutir aux compromis nécessaires sans dévoyer le cœur de ce qui fait vivre ensemble.

Si nous sommes dans le chacun pour soi, comme dans les pays anglo-saxons, alors toutes les revendications sont aussi légitimes et la guerre civile n’est pas loin : on le voit aux États-Unis avec la guerre des Noirs et en Angleterre avec les exceptions du droit pour les minorités (il a fallu une dizaine d’années pour emprisonner un prêcheur haineux issu du Pakistan !).

Un sondage European Value montre combien un cœur européen qui réunit de la Scandinavie à l’Espagne (sans le Royaume-Uni ni l’Italie – ni les pays de l’est) fait consensus sur un « corps de valeurs mêl[ant] engagement dans la vie citoyenne, sociale et politique, sécularisation religieuse, ouverture aux autres, fort degré d’adhésion aux principes démocratiques et libéralisme des mœurs ». Au contraire, l’Europe orientale, la Russie et la Turquie, sont d’un type « religieux-autoritaire » qui les repousse hors de l’Union.

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C’est probablement cette double contradiction – entre les discours et les actes des politiciens 1/ nationaux, et 2/ entre un cœur européen et ses marges – qui pousse « les jeunes » à éviter d’émettre un avis. Ils ne veulent entrer en conflit avec personne, ayant déjà du mal à gérer leurs conflits intimes et personnels ; ils n’ont pas appris à penser sous le gauchisme pédago béat en spontanéité et laisser-faire ; ils ont à leur disposition la puissance d’Internet, la meilleure et la pire des choses, où le soft-power américain peut se donner à plein, tandis que les manipulateurs sectaires ont tout loisir de rafler quiconque dans leurs filets. Tout ce qui les intéresse, en cette fin d’été sur le blog, c’est (quand même les livres mais surtout) la nudité, le sexe et la plage…

Dommage pour la jeunesse : elle sera bientôt adulte et « aux affaires ». Elle aura à prendre des décisions graves et radicales. Elle n’est en rien préparée, ni ne s’y intéresse. C’est la faute de ma génération, celle qui a cru aux promesses de Mitterrand comme à celles de Chirac, ces menteurs de profession qui ont fait des émules, de Sarkozy à Hollande, de Mélenchon à Le Pen… Ce pourquoi le changement : c’est maintenant !

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Noam Chomsky, De la propagande

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Linguiste américain juif, Noam Chomsky qui a fondé la grammaire générative et transformationnelle ne s’en laisse pas conter. Il démonte les discours dominants des États-Unis, d’Israël et du Royaume-Uni sur le « droit » humanitaire (qui masque l’ingérence impérialiste), sur la « défense » des intérêts nationaux (qui permettent la guerre préventive), sur les « réformes » économiques (qui sont l’autre mot des régressions sociales) et sur la déréglementation financière (qui augmente la volatilité et engendre des crises). Les États n’ont pas de morale mais seulement des intérêts. Les entreprises et les banquiers de même, jusqu’à la cupidité. Lorsque la collusion entre gros entrepreneurs, grosses banques et gros États s’effectue, le monde peut trembler.

Rares sont les intellectuels à pouvoir tenir un contre-discours et démonter cette « propagande ». C’est l’autre nom – plus pragmatique – de l’idéologie qui, comme Marx l’a montré, justifie toujours les intérêts.

Ces entretiens datent du début de la décennie 2000 et font référence à des événements passés. Ce livre est-il pour cela daté ? Un peu sans doute, mais pas tant que cela si l’on y réfléchit. Dialogué, très facile à lire, il est une bonne approche de la fonction d’intellectuel critique américain.

Ce qui m’effare est que les « scies » que l’on entend partout chez nous aujourd’hui à gauche, dans les médias chez les économistes, chez les politiciens, dans le discours intello… sont exactement les mêmes que celles que Chomsky développait en 2000 ! Le capitalisme prédateur, le fondamentalisme de marché, la stagnation des salaires pour les classes moyennes, l’essor des inégalités, la nationalisation des pertes et la privatisation des profits, l’impérialisme sur le tiers-monde… tout cela est depuis longtemps (dès 1969 !) dans le discours de Noam Chomsky. Nos intellos si fiers de leurs talents n’ont même pas été capables de le penser par eux-mêmes, ni même de soutenir des analyses qui se tiennent sur ces sujets ! Ils se créent en revanche sur mesure des poupées vaudou qu’ils s’empressent de piquer de leur dard venimeux – mais ces poupées n’ont pas grand-chose à voir avec le réel, elles sont plutôt des constructions fantasmatiques.

Comme si, depuis Sartre, Glucksmann et Bourdieu, les intellos français ne savaient plus penser. La gauche française ne savait plus à quelle propagande se vouer – la contre-propagande venue des États-Unis tenant lieu d’idéologie. Certes, la droite s’est aussi calquée sur le binaire américain : Sarkozy a fait prendre à son parti le nom de Républicain ; même la droite extrême se positionne vis-à-vis des États-Unis en renversant la table libérale pour révérer le nationalisme autoritaire de Poutine. Mais nos politiciens de gauche, si volontiers professeurs de vertu et défenseur de la Morâââle (voire des Lumières elles-mêmes, ils ne se refusent rien), apparaissent pour ce qu’ils sont : de minables toutous serviles de la pensée libérale américaine (autre nom de la gauche outre-Atlantique). Décidément oui, les États-Unis sont leaders ! « La puissance la plus concentrée du monde, les pays les plus riches, les plus forts, les multinationales, les institutions financières internationales, le contrôle quasi-total des médias. Un tel pouvoir, aussi concentré, est inédit dans l’histoire » p.25.

« Et pourtant, dit Noam Chomsky – volontiers anarchiste et proche d’un socialisme syndical à la Proudhon – l’activisme de base a pu l’arrêter » : l’opinion publique. Car l’idéologie du laisser-faire exige dans le même temps le laisser-penser… Paradoxe de la démocratie américaine, bien PLUS démocratique que la nôtre, où même les puissants ne peuvent pas tout car ils sont susceptibles d’avoir honte devant leur opinion publique. Rien de tel dans notre société de cour, centralisée à Paris, où le quarteron de médias ne réagit que dans l’entre-soi des mêmes écoles, mêmes milieux et mêmes modes politiques ! Aux États-Unis existe la religion, sa morale s’impose à tous ; en France n’existe que l’idéologie, sa morale ne s’impose qu’à ses croyants. Or ceux de la génération Mitterrand, actuellement au pouvoir dans la société, sont de plus en plus ignorants, de plus en plus effrénés d’avant-garde, angoissés de rater tout mouvement du Progrès.

Où est donc le progrès ? Mais aux États-Unis, bien sûr ! D’où le penser américain qui remplace le penser par soi-même, dans une débauche de panurgisme qui décalque les idées libérales (ô pardon, « de gauche » bien sûr). Sauf que les mots ne voulant plus rien dire à gauche, à force de langue de bois, ils incitent à ne plus penser. Les socialistes ont même fait de Sarkozy un « libéral », lui qui était plutôt reaganien ! Ils n’ont donc rien compris, ni au sarkozysme, ni à la gauche elle-même : un comble.

Car le libéralisme a été l’idéologie des libertés, il s’est confondu avec les mouvements de gauche tout au long de son histoire (c’est la pensée sociale, « la pensée de la majorité », dit Chomsky) – mais pas en France où l’attrait jacobin pour la dictature ne s’est jamais démenti (encore aujourd’hui avec Mélenchon, chez les socialistes ringards avec Aubry, toujours à froncer les sourcils – et même chez les écolos avec l’autoritarisme Duflot). Il ne nous reste donc plus comme « penseurs » de gauche que les extrémistes idéologiques : Alain Badiou et son communisme des essences platonicien, Jean-Luc Mélenchon et son jacobinisme chaviste ou castriste.

Les autres « penseurs » en France ne pensent pas, ils imitent en technocrates. Les pires étant les technocrates de gauche qui se disent « politiques » : « La Banque mondiale a inventé une belle expression pour cela : les gens doivent être à même de travailler dans ce qu’elle appelle ‘l’isolement technocratique’. Il s’agit des technocrates qui savent comment gérer et diriger, les ultra-diplômés, qu’il faut isoler du contrôle et de l’interférence plébéienne » p.30. Tout le parti socialiste, des sociaux-libéraux honteux aux grondeurs qui n’osent pas la Fronde, est calqué sur ce modèle.

Quant aux économistes de gauche, en France, ils vilipendent avec une suspecte unanimité « le marché », ce « grand méchant » comme ralliait un bon livre… Or le marché « libre et non faussé » de l’incantation idéologique libérale n’existe pas ; il est un voile pour les gogos, un bouc émissaire commode des bobos – qui n’ont jamais compris l’économie, faute d’enseignement digne de ce nom ou (plus simplement) de la volonté de savoir. « L’administration Reagan fut l’administration la plus opposée au marché de toute l’histoire américaine moderne. Elle a pour ainsi dire doublé les droits de douane à l’importation pour sauver l’industrie des États-Unis (…) Au surplus, elle a prodigué des fonds publics à l’industrie » p.43. Bush et Obama ont fait pareil, sur les banques et l’automobile, entre autres. Où est le libéralisme en Amérique ?

Pour contrer la propagande, c’est-à-dire la pression de l’idéologie à penser en mouton de Panurge sous la houlette des manipulants, « la première chose à faire, c’est d’être très sceptique », dit Chomsky. « Dès qu’il existe une quasi-unanimité, nous devons nous méfier. Rien n’est à ce point évident ici-bas » p.55. Est-ce à dire qu’il faut devenir paranoïaque et voir systématiquement un Complot dans toute parole officielle ? Certes non ! Penser par soi-même ne signifie pas passer d’une croyance béate à une anti-croyance tout aussi bête. Car la théorie du Complot dispense de penser : tout est écrit, tout est schéma identique, tout est signé. Or, « rien n’est à ce point évident ici-bas »

Penser par soi-même n’est pas simple, surtout tout seul. « Les industries intéressées par la définition des pensées et des attitudes : la publicité, l’industrie des relations publiques et de la communication, les intellectuels responsables qui pérorent sur la manière de gérer la planète » – tous ont intérêt à tenir les gens isolés, atomisés. « Aussi longtemps qu’ils sont seuls, les gens ne sont pas capables de comprendre grand-chose. S’ils sont ensemble, ils commencent à échanger des avis, à s’interroger et à apprendre » p.57.

Sauf que les intellos et les politiciens français courent toujours après le pouvoir ; leur petite notoriété importe plus que n’importe quelle vérité. Or le pouvoir appartient à la force, parfois à l’argent, la plupart des cas à la puissance. « C’est H.R. Haldeman, je crois, qui l’a attribuée à Nixon. (…) Elle consiste à déclarer : nous ne pouvons convaincre les gens, et nous sommes puissants. Il est donc fructueux d’adopter le masque d’une nation violente, vindicative, irrationnelle et hystérique » p.91. Faites peur et les intellos comme les politiciens se coucheront – exactement comme sous l’Occupation, ou sous Staline (à qui Aragon a dédié un poème… n’est-ce pas mignon ?)

Un exemple, que nul intello de gauche n’a jamais osé reprendre : « Nous continuons à donner à nos hélicoptères de combat des noms de victimes de génocide, et cela n’émeut personne : Faucon noir, Apache et Comanche. Si la Luftwaffe donnait à ses hélicoptères militaires les noms de Juif et Tsigane, je suppose qu’on s’en émouvrait » p.286. Pas en France, où les gens de gauche, écolos compris, sont drogués aux séries télé et révèrent la puissance et la gloire – quand elles sont celles du plus fort auquel il est bon de s’identifier.

Ce n’est en France que les gens de gauche se prennent le plus au sérieux. Regardez leurs tronches sur les écrans : ce ne sont que faces austères, visages indignés, voix impérieuses pour « dénoncer ». Rien à voir avec les gauches du reste de l’Europe. Or, déclare Noam Chomsky : « nous ne sommes pas divins, après tout. Si nous sommes sérieux, nous savons que nous sommes faillibles. Quiconque est trop catégorique s’agissant de ses convictions dans ces domaines est en mauvaise posture. Il en résulte que les différences d’opinion nous donnent des raisons de nous remettre en question » p.312. Michel Onfray le dit très bien aujourd’hui – honni pour cela par tout ce que la gauche moutonnière peut générer d’ânerie – mais Noam Chomsky l’avait dit dès 2001 : « C’est une remarque que Trotski fit jadis, quand on l’accusa de fascisme parce qu’il critiquait le stalinisme dans les mêmes termes que les fascistes. Si quelqu’un se trouve émettre les mêmes critiques que vous, et qu’elles soient exactes, ce n’est pas une raison pour y renoncer » p.313.

Comme quoi la gauche française d’aujourd’hui, de Hollande à Mélenchon en passant par les écolos qui voudraient bien être de gauche, suit aveuglément le modèle critique américain – mais sans en assimiler le ressort, que Chomsky nous dévoile. Tout en restant imprégnée du modèle de pensée stalinien – que jamais la gauche américaine n’a connu. Une pâle copie donc : grenouille (froggy) qui se croit aussi grosse que le bœuf ?

Noam Chomsky, De la propagande – entretiens avec David Barsamian (Propaganda and the Public Mind), 2001, 10-18 2003, 329 pages, €8.10

Un blog personnel sur Noam Chomsky

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Stéphanie, Des cornichons au chocolat

stephanie des cornichons au chocolat
Philippe Labro a avoué en 2007 avoir lui-même écrit ce journal intime d’une ado de 13 ans. Même avec les clichés de langage d’époque et les tournures de phrases typiques, l’écriture était trop belle pour être véridique, même si certains ados écrivent bien dans l’émotion de leur âge. Écrivaient, devrais-je dire car une génération a passé et l’Internet a tout bouleversé de la culture et de l’expression. Les ados d’aujourd’hui ne lisent que le minimum scolaire requis, n’écrivent plus aucune lettre – encore moins un journal intime. Tout se passe sur fesses-book (où l’on se montre), plus récemment sur SnapShot (dont on croyait naïvement que les photos s’autodétruisaient au bout de 10 secondes) et sur d’autres sites. Le journal intime est le portfolio des images de soi, le texte a disparu.

Rescapé de l’époque précédente, de l’âge de l’écrit, ce livre court est un Attrape-cœur à la française. Labro joue au Salinger avec une autre génération d’écart, sauf que son personnage n’est pas garçon de 16 ans mais fille de 13. Comme toujours pour l’adonaissance, le romantisme se porte bien et le livre se lit d’un trait. Stéphanie est une collégienne dont presque toutes les copines à la Ferme (le collège) « les ont » (les règles). Pas elle et cela la travaille, d’où cet exercice de selfie par écrit, comme on faisait avant. Qui suis-je ? Où vais-je ? Suis-je normale ? Entre Garfunkel le chat Blue-Point et l’Autre, un collégien plus jeune atteint de myopathie, la très jeune fille ère, solitaire, sans mamie ni papi, entre un père très souvent absent « pour affaires » et une mère midinette égoïste.

C’est surtout aujourd’hui le portrait en creux de cette génération adulte en 1983 – la génération Mitterrand – qui apparaît cruel avec le recul. Les soixantuitards hédonistes ne pensent qu’à eux-mêmes, narcissiques et jeunistes, se moquant pas mal des états d’âme de leur progéniture ; Stéphanie distingue les Gens Heureux (un brin cathos tradis) des parents qui s’en foutent, divorçables (comme les siens) ou divorcés (comme beaucoup de ses copines). Ils s’habillent frime pour faire américains dans le vent, plus jeunes que leur âge qui déjà les avachit ; ils courent et transpirent en salle de gym pour apparaître « en forme » mais signent toutes les dispenses de sport pour le collège ; ils « adorent » manger italien mais par flemme, car la pizza et les pâtes sont vite faites ; ils accumulent des livres sans jamais les lire et vont en vacances à Méribel et à Deauville parce que cela fait chic. Ils considèrent que leur fille est « autonome » et qu’elle « s’assume », mots à la mode pour signifier qu’elle reste souvent toute seule. Ils sont pitoyables, égocentrés, contradictoires, tout leur est permis et seul le présent compte. Les parfaits « bobos » de la génération fric et frime née dans les années 60 et adultes sous la gauche au pouvoir.

Leur adolescente de 13 ans est malheureuse et ne trouve que la fugue pour leur remettre les yeux en face des trous. Comme chez Salinger, le happy end est de rigueur, non sans tragédie pour le chat, symbole d’enfance. Le journal commence avec les règles que toutes ont mais pas Elle, et se termine avec les règles enfin survenues, et une certaine maturité avec. La fin des cornichons au chocolat, dont on apprend chapitre 27 pourquoi : « j’aime les cornichons avec les chocos, parce que la vie que j’ai vécue jusqu’ici, c’est du cornichon et du chocolat, parfois ça fait mal, parfois c’est doux, parfois c’est piquant, parfois c’est agréable, et c’est tout ça qui fait que ma vie elle est comme elle est ».

Les parents d’aujourd’hui ne sont plus autant égoïstes, ils sont plus attentifs à leurs enfants – parfois trop à l’adolescence. Mais « l’âge bête » reste ce qu’il a toujours été, ces hauts et bas permanents d’excitation et d’abattement, d’élans et de déprime, de sentiments éthérés et d’aigu réalisme. Ce roman a passé les années sans presque aucune ride, tout comme l’Attrape-cœur.

Stéphanie – alias Philippe Labro, Des cornichons au chocolat, 1983, Livre de poche 2008, 251 pages, €5.32

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