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Enchaînement de crises et monde nouveau

Comme il y a un siècle, tout a commencé par une crise financière qui a dégénéré en crise économique puis en crise sociale, avant d’aboutir à une série de crises politiques – puis à la guerre. Il n’a fallu que dix ans entre 1929 et 1939 pour franchir les étapes. Notre siècle a vu cette histoire se répéter à peu près, de la crise financière de 2008 à la guerre en Europe en 2022. Les sociétés ne sont pas les mêmes, mais les enchaînements automatiques des structures économiques et sociales perdurent.

Tout a commencé après le krach d’octobre 1929

D’abord par une violente déflation due à l’austérité budgétaire, le freinage du crédit et la stagnation voire la régression des salaires, dans les balbutiements inexpérimentés des Banques centrales d’alors et une absence complète de coopération internationale. Tout a continué par des dévaluations monétaires encouragées ou subites, donc à la hausse des prix importés. D’où l’inévitable protectionnisme, à la fois industriel et social. Chacun faisant la même chose dans son coin, l’époque de l’égoïsme sacré a conduit aux nationalismes avec la prise de pouvoir de Mussolini en 1921, d’Hitler en 1930, les grèves du Front populaire en France, la purification idéologique de Staline par les grands procès des années trente à l’intérieur tandis qu’il attendait à l’extérieur l’effondrement moral occidental aux économies minées. Cette attente vaine l’a conduit à pactiser avec Hitler, autre pouvoir autocratique en miroir du sien, pour dépecer la Pologne.

Dans les années trente, la « crise » augmente le chômage, participe à l’effondrement moral dû à la hausse de la pauvreté et à l’absence de perspectives d’avenir, à un accroissement de l’anxiété des gens comme des entreprises, qui diminuent l’investissement pour protéger le capital. On assiste au divorce entre salaire et productivité, ce qui n’encourage pas le pouvoir d’achat, bien que la baisse de certains prix importés l’augmente paradoxalement dans certains secteurs.

La détresse populaire ne tarde pas à devenir politique quand les difficultés économiques s’affaiblissent. Les grands moyens de communication de masse comme la radio puis le cinéma parlant après 1929, alimentent l’état d’esprit pessimiste, tel le film de King Vidor en 1934 Notre pain quotidien. La peur de l’indignation ouvrière, des bandes de jeunes errants aux États-Unis, de tous les hors-système, incite la bourgeoisie et les gens installés à une réaction politique qui va parfois jusqu’aux extrêmes. Nous avons bien eu notre Zemmour, 5% des inscrits, le « Z », ironiquement Zidov, le Juif en croate qui figurait sur les étoiles jaunes de l’époque. Les économies militaires de l’Allemagne, de l’Italie et du Japon sont devenues autarciques et agressives, tout comme celles de la Russie et de la Chine aujourd’hui, tandis que le réformisme a tendu à l’emporter en Angleterre avec la loi sur les retraites en 1925, aux États-Unis avec le New deal de Roosevelt en 1930, et les réformes sociales du Front populaire en France en 1936. Allons-nous choisir cette voie réformiste plutôt que la voie nationaliste et xénophobe ?

Car ne sommes-nous pas dans une situation comparable ?

La crise financière de 2008 a conduit dès 2011 à une crise monétaire en Europe, forçant l’Union européenne a exiger des réformes drastiques de certains pays comme la Grèce, l’Italie ou le Portugal, la France répugnant à changer comme en témoignent les sempiternelles grandes grèves des transports publics « contre la loi El Khomri, contre la fin des régimes spéciaux, contre la réforme des retraites, contre la construction d’un aéroport ou d’un barrage, contre l’inaction envers le climat, contre le résultat des élections » et ainsi de suite. Politiquement, cela s’est traduit en France par le balayage des anciennes élites politiques en 2017 (PS et LR se sont alors effondrés, ils le sont toujours), le surgissement d’un président nouveau et de parlementaires novices, la crise sociale des gilets jaunes à peine pansée par 17 milliards accordés sans contrepartie, le prurit du Brexit au Royaume-Uni suivi de son interminable négociation des modalités de sortie (non résolues en ce qui concerne l’Irlande du Nord), les contraintes liberticides (mais nécessaires) de la pandémie de Covid 19, et la montée des populismes aux États-Unis avec Donald Trump, en Italie avec Salvini, au Royaume-Uni avec Boris Johnson, en France avec Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon.

La montée aux extrêmes et l’exacerbation du ressentiment social poussés à renverser la table sont attisés par les menaces géopolitiques – comme dans les années trente : le revirement de la Russie vers l’agressivité de guerre à l’extérieur et les menaces de la Chine sur Taïwan, les attentats islamiques à l’intérieur. Les maladresses insignes des gouvernements américains durant cette période, le renoncement d’Obama a faire respecter sa ligne rouge en Syrie, le foutraquisme de Trump à abandonner l’Afghanistan aux talibans sans aucune contrepartie, ses bravades ridicules contre la Chine et la Corée du Nord, son refus de négocier avec l’Iran sur le nucléaire – et sous Joe Biden la lamentable opération américaine de retrait sans consultation de ses alliés ni protection suffisante, la trahison militaire des alliés non anglo-saxons par la rupture unilatérale du contrat de sous-marin australien, voire l’alimentation en armes de plus en plus sophistiquées de l’Ukraine par quasiment les seuls États-Unis, sans que les buts de guerre aient été débattus à l’OTAN – tout cela n’augure rien de bon pour résoudre les problèmes cruciaux qui nous attendent.

La guerre va-t-elle assainir les mentalités et les économies ?

La différence avec 1939 est que nous avons désormais des armes nucléaires qui peuvent détruire la terre entière en quelques clics. Cela devrait inciter à la raison, ce qui est proprement l’objet de la dissuasion, mais ne laisse jamais à l’abri d’un acte paranoïaque ou d’un enchaînement automatique de systèmes (c’est déjà arrivé, stoppé in extremis). Souvenons-nous cependant à propos de l’usage de telles bombes en Ukraine que la catastrophe nucléaire de Tchernobyl a montré que la diffusion des particules radioactives s’effectuait plutôt vers le nord-ouest selon le régime des vents et les dépôts de césium 137 surtout en Biélorussie et en Russie du sud-ouest, ce qui devrait dissuader Poutine de tenter la même chose, au risque de voir contaminer sa propre population (et son armée) sur une grande échelle.

Les errements de la finance, l’avidité des actionnaires mal contrôlés, la stagflation qui vient, alimentée par la hausse brutale de l’énergie et la chute de la productivité donc de l’augmentation des salaires (le lien entre énergie et croissance n’est pas net), la baisse de l’euro par rapport au dollar (monnaie réputée la plus sûre en cas de crise), les Etats empêtrés dans leurs dépenses contraintes et leurs marge de manœuvre réduites, la remontée des taux pour s’endetter (Etats comme entreprises et particuliers), le carcan lourdingue des bureaucraties tant aux États-Unis qu’à la tête de l’Union européenne (mais aussi en Chine et en Russie) – exigent des audaces, de la réactivité, des réformes inévitables, le souci des classes défavorisées – donc des politiciens bien différents de ceux qui ont régné jusqu’ici. Ils se trouvent tous malheureusement contraints par les systèmes institutionnels qu’il est très difficile de bouger. Rien d’impossible mais il faut convaincre ; et cela prend du temps…

Je ne sais pas ce qu’augure l’avenir, mais gageons qu’il nous surprendra – je ne sais pas dans quel sens.

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Le diable s’habille en Prada de David Frankel

La jeune Andy (Anne Hathaway) sortie de l’université et ayant une petite expérience dans le journalisme postule, comme ailleurs, auprès de Miranda Priestly, rédactrice en chef du magazine de mode newyorkais Runway. A sa grande surprise, car elle n’a pas le profil habituel, elle est retenue par l’impérieuse et caractérielle Miranda devant laquelle tout le monde se couche tant elle fait la pluie et le beau temps dans ce monde futile et éphémère de la mode. Les branchés croient en « l’art » alors que Miranda, cynique et froide (Meryl Streep payée 4 millions de $ pour ce film), croit au seul pouvoir. La mode, pour elle, n’est pas une création mais une direction. Elle aux commandes, comme dans la réalité du magazine Vogue, elle domine le secteur et tous lui magnent dans la main.

Elle règne sur son duo d’assistantes qui doivent tenir l’agenda mais surtout assouvir tous ses caprices : ranger le sac et le manteau du matin jeté sur le bureau, réserver les avions, chercher les cafés et faire les courses, livrer le soir le book du prochain magazine à valider, les vêtements revenus du pressing, et ainsi de suite. Un travail d’esclave dans l’ombre de sa grandeur qui permettra – peut-être – au bout d’un an d’avoir une ligne prestigieuse sur son CV et de pouvoir évoluer ailleurs. Miranda consomme des assistantes comme des kleenex.

Andy n’a pas la taille mannequin anorexique et se « fringue » n’importe comment, plus confortable que soucieuse de son apparence – qui n’en a pas besoin. Elle n’est pas « une fashion victim » ni n’est attirée par le miroir aux alouettes des robes et autres accessoires branchés coûtant deux fois le salaire du mois. Elle cherche à faire son boulot et à écrire des articles. Mais Miranda la reprend alors qu’Andy rit sous cape devant le choix de deux ceintures bleues identiques : toute cette frime pour ça ! Non, récuse Miranda en public, vous-mêmes portez du bleu et pas par hasard : « ce bleu céruléen représente des millions de dollars et un nombre incalculable d’emplois, et je trouve assez amusant que vous pensiez avoir fait un choix qui n’a pas été dicté par l’industrie de la mode, alors qu’en fait vous portez un vêtement qui a été choisi pour vous par les personnes qui se trouvent dans ce bureau… » Ce monologue – devenu célèbre – essaie de justifier la futilité par le business. Au fond, la mode est une idéologie qui asservit volontairement. Être comme les autres exige de suivre les tendances avancées par quelques-uns, selon les meilleures règles du marketing pour faire vendre de l’inutile à ceux qui n’en ont pas besoin.

Ce pourquoi cet univers de paillettes en compétition permanente est impitoyable : chacun cherche à faire valoir son image au détriment des autres et le talent réel n’est guère récompensé. La première assistante, Emily (Emily Blunt), rabaisse sans cesse Andy. Seul Nigel (Stanley Tucci), le directeur artistique revenu de tout et fort de son utilité, donne des conseils paternels à la jeune assistante : il l’habille, l’initie au goût, lui indique les tendances de la mode. Andy séduit et il faut dire que l’actrice Anne Hathaway qui l’incarne est belle à 24 ans avec ses grands yeux et sa bouche un peu large qui lui donnent un air de Bambi. L’écrivain Christian Thomson (Simon Baker), sur lequel elle avait fait un article avant d’entrer chez Runway, la rencontre dans un cocktail et la drague.

Andy étend donc ses relations, ce qui lui permet, après des débuts maladroits, de satisfaire sa patronne. Elle trouve notamment in extremis pour ses jumelles le manuscrit à paraître du dernier Harry Potter ! Thomson connait l’illustratrice de la couverture. Miranda est étonnée de son initiative et de son obstination et commence à voir en elle un double d’elle-même.

Elle sera déçue car Andy ne veut pas piétiner les autres comme il est requis ; le pouvoir lui indiffère, elle préfère écrire, faire le métier qu’elle aime, en étant bien avec les gens. Lorsque Miranda lui dit qu’elle doit l’accompagner à Paris pour la Fashion Week à la place d’Emily qui en rêve depuis des mois, Andy commence par refuser, mais sa carrière s’arrêtera là. Elle tente alors de joindre Emily pour lui annoncer mais celle-ci la coupe, tout entière prise par ses préoccupations immédiates, rapporter les carrés Hermès exigés ce matin même par Miranda. Andy n’aura pas à lui faire de la peine, Emily distraite se fait renverser par un taxi et se retrouve à l’hôpital.

Andy souhaite aussi ne pas couper les ponts avec ses anciens amis de l’université qui exercent des métiers divers ni avec son compagnon, Nate (Adrian Grenier), saucier dans un restaurant, dont elle n’a pas pu souhaiter l’anniversaire. Elle n’a plus le temps de les voir, partant aux aurores pour être la première au bureau, le café prêt pour Miranda, et appelée tard le soir pour une réunion impromptue ou un book à livrer. Andy est écœuré lorsqu’elle lui apprend qu’elle suit Miranda à Paris : Son Andy serait-elle devenue celle qu’elle ne voulait justement pas être ? Est-ce qu’elle rêve de devenir une Miranda à son tour ?

La semaine à Paris lui décillera les yeux : Christian Thomson l’invite à coucher avec elle puisqu’elle est libre et lui livre sur l’oreiller l’information que Miranda n’en a plus pour longtemps à diriger Runway. Jacqueline Follet (Stephanie Szostak), directrice du magazine France est plus jeune et plus moderne. Andy cherche à prévenir Miranda de ce qui se trame, l’ayant vue le soir précédent défaite en évoquant son divorce prochain dû à son boulot trop prenant et les répercussions qu’elle anticipe sur ses deux filles. Mais Miranda annonce publiquement que c’est Jacqueline Follet qui quittera Runway pour aller travailler chez le styliste James Holt (Daniel Sunjata), au détriment de Nigel, pressenti pour ce poste. Malgré sa fidélité, elle sacrifie Nigel pour garder son pouvoir.

Ce dernier événement, qui révèle l’égoïsme sacré des puissants obéissant à la seule loi de la jungle, finit de rebuter Andy qui décide de tout plaquer. A commencer par sa maitresse tyrannique qui la rappelle déjà à l’ordre à peine sortie de voiture, place de la Concorde. Elle jette son téléphone sonnant dans la fontaine, ne remet plus les pieds à Runway, quitte l’univers frelaté de la mode et donne toutes ses robes branchées à Emily.

Elle postulera en pull et jean dans un journal newyorkais où elle sera acceptée malgré les références mitigées de Miranda tandis que Nate se verra proposer un poste de sous-chef à Boston. La vraie vie pourra alors commencer, loin des prédateurs et selon les bonnes valeurs.

Juste avant « la crise » de 2007-2008 due aux errements de la finance spéculative, ce portrait en pied du patronat style yankee est criant de vérité et ne manque pas d’humour. Tous les cadres des multinationales influencées par le modèle anglo-saxon l’ont vécu – j’en témoigne. Le film est un appel à résister à la tentation diabolique du pouvoir et de l’argent, à rester soi-même et à savoir dire non – parfois au détriment de sa carrière. Mais la vie bonne est à ce prix, surtout avec les siens. Il est intéressant d’observer que c’est Paris, ville lumière et atmosphère tradi, qui désensorcelle Andy du diable régnant sur New York.

DVD Le diable s’habille en Prada (The Devil Wears Prada), David Frankel, 2006, avec Meryl Streep, Anne Hathaway, Adrian Grenier, Emily Blunt, Stanley Tucci, 20th Century Fox 2007, 1h45, €6.00

Un roman récent sur le pouvoir d’une patronne en France

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Nelly et Monsieur Arnaud de Claude Sautet

Le mode de vie contemporain a bouleversé les relations humaines traditionnelles : celles du couple, de la parenté, de la famille, de l’amitié, des affaires. Le film aborde tout cela.

Il commence comme un Truffaut des années 1960, montrant un jeune homme et une jeune femme au début de leur union. Mais le personnage principal, contrairement à Truffaut, est ici la femme : fraîche, ingénue, décidée. Plus de chichi bourgeois victorien, elle dit oui ou non directement, sans fioritures ni faux-semblants. Première leçon de la modernité : les relations entre les êtres sont désormais directes, immédiate ; elles veulent se fonder sur la vérité et la sincérité des désirs.

Le mari de la jeune femme est au chômage depuis un an ; il ne cherche pas de travail, il s’en fout, il survit – tant que ça dure… Sa moitié cumule les temps partiels ici ou là, dans la saisie informatique, la mise en page, la vente en boulangerie. Seconde leçon de la modernité : les relations stables sont terminées, on vit le temps du provisoire et chacun se débrouille dans des activités éclatées. Le couple, bâti pour un autre temps où l’avenir pouvait se tracer, ne résiste plus au zapping contemporain. Chacun doit changer de peau comme il change de métier, de chemise ou d’habitudes. Les relations évoluent comme l’existence. Pour les deux jeunes gens, c’est la séparation, puis le divorce.

Nelly (Emmanuelle Béart) en parle à une amie plus âgée (Claire Nadeau), dont le mari a divorcé d’un premier mariage pour l’épouser et lui donner deux enfants. Cela ne l’empêche pas de revoir son ex–femme et de jouer les étalons au point qu’elle attend un autre enfant de lui. Troisième leçon de la modernité : le zapping imposé par l’existence contemporaine est plus facile aux hommes. Il est en phase avec leur tempérament explorateur et volage. Seules les femmes doivent s’inscrire dans la durée pour cause de maternité et d’enfants à élever.

L’amie présente Nelly à Monsieur Arnaud, l’un de ses anciens amants, un vieux magistrat entré dans les affaires. Quatrième leçon de la modernité : la succession des générations à l’image de celle des saisons, c’est terminé. On s’aime désormais transversalement, sans durée, sans projet, vieux et jeunes mêlés, les ex entre eux ; rien n’empêche plus rien, les tabous sociaux traditionnels ont sauté.

Monsieur Arnaud est incarné sur la toile par Michel Serrault, très français, très chic, humaniste et ronchon. C’est un sage, toujours critique mais attentif, tout à fait dans la culture française. Il se met à préférer brusquement les êtres aux livres, après avoir fait l’inverse toute sa vie. Cela parce qu’il passe de l’autre côté du miroir et se met à écrire lui-même un livre. Il vend tout ce qu’il ne lit plus parce qu’il crée : il rédige ses mémoires. Il embauche Nelly pour lui taper son texte. Cinquième leçon de la modernité : l’aujourd’hui exige de ne vivre qu’au présent. Lorsque l’avenir n’est plus écrit nul part, nul ne lit plus les histoires du passé et n’existe plus que dans l’instant. Et l’on prend les êtres tels qu’ils viennent, ici et maintenant, voire sur le tapis, dans le tout, tout de suite caractéristique de l’époque post-68.

Plus de livres donc plus de destin mais la vie telle qu’elle se présente, au hasard. Les mémoires ne sont plus des leçons pour l’histoire mais un recueil vivant d’anecdotes, d’instants humains dont on aime à se souvenir. Il y a peut-être ici une sixième leçon de la modernité concernant la littérature.

Monsieur Arnaud sera amoureux de Nelly mais la respectera. Elle n’aura de liaison qu’avec l’éditeur du magistrat, jeune et fringant célibataire qui veut « s’établir » comme dans la tradition (Jean-Hugues Anglade). Mais elle rompt, elle « est bien comme ça » dans l’éphémère, l’adolescence prolongée qui correspond si bien à l’époque au prétexte de « liberté ». Monsieur Arnaud a été mauvais époux et mauvais père, magistrat colonialiste puis homme d’affaires impitoyable. En écrivant ses mémoires, il revient sur lui-même, se juge, assume son existence à l’aide de sa vaste culture. Il apparaît comme un phare, une référence morale dans la tempête moderniste pour une Nelly à la dérive. Septième leçon de la modernité : la culture est ce qui reste quand tout a été emporté. La culture humaniste française permet de vivre, de s’accorder au monde tel qu’il va, de trouver le bonheur même dans les bouleversements chaotiques contemporains.

Monsieur Arnaud va aider Nelly à mûrir, il reprendra sa femme après un divorce de 20 ans parce qu’elle se retrouve brutalement seule à la mort de son second mari. Il soutiendra son adversaire en affaires, ruiné par lui. Il fera un voyage pour revoir son fils, informaticien à Seattle, que tout sépare en termes de conception de la vie. Huitième leçon de la modernité : la sagesse est avant tout de se préoccuper des êtres, non des choses. Mais l’on ne devient sage qu’une fois bien avancé dans l’existence.

Avis aux jeunes couples tentés de s’éclater avant d’éclater leur union : l’égoïsme sacré est une impasse. C’est un signe d’adolescence prolongée, une crispation névrotique sur la jeunesse. Dans le couple, la paternité, l’amitié, les affaires, le chacun pour soi, tout cela apparaît comme un leurre. Sauf à avoir la force de rester solitaire, il faut accepter le compromis, l’éternel compromis avec les êtres, où chacun met du sien, pour que perdure un semblant d’ordre humain.

Mais Claude Sautet est optimiste : même prolongée, attardée, l’adolescence finit par passer, et l’on découvre les valeurs de l’âge mûr, celles que l’humanisme classique a rendu éternelles.

DVD Nelly et Monsieur Arnaud, Claude Sautet, 1995, avec Michel Serrault, Emmanuelle Béart, Jean-Hugues Anglade, Claire Nadeau, Michael Lonsdale, Françoise Brion, Michèle Laroque, Charles Berling, StudioCanal 2001, 1h42, €12.49

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Géopolitique de l’Europe après Brexit

L’Europe est une unité de civilisation au cap ouest de l’Asie ; la Turquie n’en fait manifestement pas partie, de même que l’autre rive de la Méditerranée ; la Russie aurait vocation à y entrer, mais pas sans remettre en question beaucoup de ses façons de faire. Cette unité de civilisation n’est jusqu’à présent pas une unité politique. Le rêve (naïf et vaniteux) de « République universelle » chanté avec enflure par notre Hugo national s’est brisé sur la réalité : celle du refus anglais, celle de la réticence des pays de l’est, celle de la montée partout du souverainisme. L’Europe n’est aujourd’hui qu’un agrégat de nations de forces inégales où la puissance armée équilibre de moins en moins la puissance économique. Disons-le tout net : Hitler a en partie réussi, l’Europe sans les Anglais est aujourd’hui allemande.

revue le debat 190 mai 2016

Passons sur la nullité passée de Chirac et présente de Hollande : aucun dessein, aucune idée, aucun projet sur l’Europe. Seule compte la survie au jour le jour en fonction de petits intérêts parisiens liés au parti du président ; les rodomontades hollandaises présentées depuis le Brexit sont dans l’urgence, sans rien de préparé de longue date – elles ont peu de chances d’aboutir ; la nomination de pitoyables, exilés à Bruxelles vaut placard de la politique ; la poursuite des idéologies nationales bornées se prolonge à Bruxelles au lieu de s’élever au niveau. L’adoration de la technocratie par les énarques et la confiscation de toute démocratie par les petits partis qui font cuire leur petite soupe à petit feu dans leurs petits coins (selon les mots inénarrables du général de Gaulle), ont rendu l’Union européenne non seulement illisible au citoyen moyen, mais flanquée d’une image de contrainte qui permet aux politiciens lâches de se défausser sur « Bruxelles » de tout ce qu’ils n’osent pas présenter aux électeurs.

Nombreux sont les sceptiques, Européens mais pas comme ça, allergiques aux intrusions sans explication sur l’économie et la finance, aux règlementations maniaques sur des détails de production, mais emplies d’indulgence pour les lobbies chimiques, industriels et de santé – au détriment des gens. Inquiets aussi de la montée des nationalismes dans le monde et refusant de plus en plus viscéralement cette espèce d’intégration sans frontières de tous les pays « ayant vocation » sur les seuls critères du droit, sans aucune considération de culture ni de civilisation. Il existe en ce sens une vraie fracture entre l’Europe de l’est, restée très nationale, et une Europe de l’ouest devenue très multiculturelle. Les premiers refusent de changer de civilisation, les seconds constatent le fait des cultures qui se côtoient sur leurs sols et sont tentés d’en faire une idéologie « de progrès ». Comme si le progrès résidait dans le mélange, l’égalisation, la moyenne.

Ce que viennent de dire les Anglais avec force est : NOUS VOULONS CHOISIR. Ils ne sont pas contre l’immigration (vue comme invasion ethnique et changement des mœurs) mais contre l’afflux de migrants (qui déstabilise le système social et l’Etat-providence). Ils veulent modérer le nombre et prendre en priorité ceux qui peuvent travailler et contribuer au revenu national. Il s’agit donc d’un raisonnement économique plus que d’une passion identitaire, le pragmatisme d’une « nation de boutiquiers » aurait dit Nietzsche. Mais les Anglais ont le mérite de ne pas s’enfumer l’esprit comme les Français par fièvre idéaliste. Leur vote fait partie de ce qu’Hubert Védrine appelle (avant le Brexit) un « retour au réel », dans un entretien à la revue Le Débat, n°190, mai-août 2016.

Les bobos idéalistes de gauche en France croient le monde composé de Bisounours, gentils par essence, unis dans une « communauté internationale » (qui n’existe que dans le discours paresseux des médias français), aspirant aux Droits-de-l’Homme véhiculés par un ONU qui aurait vocation à devenir l’État central du monde et aux méchants punis par une Cour pénale internationale. « Nous vivions sur une tradition intellectuelle qui a sa grandeur, certes, mais qui faisait de nous les responsables de toutes choses, les ordonnateurs du système international, les concepteurs du droit international, les missionnaires de nos fameuses ‘valeurs’. Pour ce courant de pensée, tout ce qui se passait dans le monde nous concernait soit au titre d’un remord, maladie expiatoire issue d’une histoire mal digérée, soit du fait de l’universalité de nos idées ou de notre responsabilité auto-décrétée ! », fulmine Hubert Védrine (lui aussi de gauche, mais pas de la même) dans l’excellent article cité. Attention au retour de bâton encore à venir : malgré sa clownerie vulgaire, Donald Trump trompette à l’envie ce que pense l’Amérique, Obama compris, que seuls les intérêts yankees comptent et que les États-Unis n’ont plus la mission de sauver le monde ni de protéger de leurs dollars des alliés qui ne font pas leur part.

bisounours rose

L’Europe n’est pas l’Europe lorsqu’elle laisse la Grèce à ses démons clientélistes au lieu de l’aider à construire un État viable dont l’administration collecte efficacement des impôts justes ; l’Europe n’est pas l’Europe lorsqu’elle reste à la remorque des États-Unis à propos de la Russie, de la Syrie ou d’Israël, sans affirmations calmes ni conscience de ses intérêts propres ; l’Europe n’est pas l’Europe lorsqu’elle laisse une Merkel sans contrôle négocier seule avec un Erdogan de plus en plus islamo-fasciste des avantages indus et une entrée programmée dont personne ne veut ; l’Europe n’est pas l’Europe quand elle prend des gants avec l’islam pour ne pas « stigmatiser » une religion, alors qu’il s’agit bien d’Allah dans les cris des tueurs, et bien de la religion dans les justifications idéologiques à massacrer les mécréants ; l’Europe n’est pas l’Europe lorsqu’elle laisse faire le laisser-passer des migrants à tout va, sans distinguer le droit d’asile de la migration économique. Sans les Anglais, l’Europe est un peu moins l’Europe, même si l’Écosse et l’Irlande du nord pourront peut-être négocier d’y rester.

Définissons clairement les frontières, distinguons clairement qui a droit ou pas, renvoyons clairement dans leur pays ceux qui n’ont pas droit de venir, négocions clairement avec les pays de départ et les pays passeurs les aides au contrôle et au développement (rétorsions financières à l’appui s’il le faut), établissons clairement un Schengen fédéral volontaire qui fonctionne en instantané (pas sur l’exemple du supporter nationaliste russe revenu aussitôt après expulsion parce qu’un fonctionnaire aux 35h était déjà parti en week-end et avait omis de mettre à jour la base…). Disons aussi ce que l’Europe veut et ne veut pas, avec la Chine, les États-Unis, la Russie, les pays hors Union. Pas besoin de faire les gros yeux, la force de la puissance réelle compte par inertie : un grand marché, de nombreux chercheurs, une industrie mondiale. Sans les Anglais, notre puissance est plus faible, mais elle reste importante.

Mais pour cela… il faudrait que les dirigeants de chaque pays de l’Union cessent de se défausser haut et fort à la Chirac-Hollande sur « Bruxelles » de tout ce qu’ils cautionnent tout bas par leurs votes en Conseil européen « des chefs d’État et de gouvernement » ! L’égoïsme sacré de chaque État existe, la mise en commun de certains pouvoirs bénéfique à tous existe aussi – autant l’expliquer et convaincre. Sans les Anglais, tout sera peut-être plus facile, mais la nullité Hollande fait encore moins le poids face à la légitimité Merkel – surtout si celle-ci perçoit une volonté de coaliser les « pays du sud » contre une Allemagne hégémonique !

attractivite france 2016

Et nous, Français, cessons d’accuser la « force » de l’euro, « l’ordo-libéralisme » allemand, l’égoïsme financier anglais, la xénophobie autrichienne, le traditionalisme chrétien hongrois et ainsi de suite. Lorsque nous serons exemplaires, nous pourrons donner des leçons à tout le monde. Mais pour être exemplaires, il nous faut réformer le pays tout entier : le millefeuille territorial, le cumul des mandats, la corruption des élites, le droit du travail, les entraves à l’entreprise, la fiscalité illisible, les conflits d’intérêt dans l’homologation des médicaments, la filière agricole ; il nous faut associer les citoyens aux « grands projets » d’État, assurer une meilleure représentation parlementaire et rendre les syndicats plus représentatifs… Tout ce que nous n’avons PAS su faire depuis la chute de l’URSS, depuis Chirac, depuis Hollande, avec la parenthèse Sarkozy qui avait commencé un peu, mais trop peu et avec changement de cap inexpliqué.

Revue Le Débat n°190, mai-août 2016, €20.00

Comprendre ne signifie pas excuser, comme certains illettrés le croient. Je rappelle que je suis POUR l’Union européenne. Ci-après quelques notes sur ce blog :

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