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Dieu est une conjecture, dit Nietzsche

Une conjecture est une opinion fondée sur des apparences, autrement dit une hypothèse à vérifier. Elle n’est pas la vérité, tout au plus une vérité relative des seuls croyants qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez ou qui ont trop la flemme pour penser au-delà. Nietzsche n’est pas tendre pour « les vaches à l’étable » du troupeau social. « Dieu est une conjecture : mais je veux que votre conjecture ne dépasse pas votre volonté créatrice. Sauriez-vous créer un Dieu ? – Ne me parlez donc plus des dieux ! Mais vous sauriez créer le Surhomme. »

Tout savoir avance sur des conjectures ; il faut seulement les vérifier pour qu’elles deviennent des vérités provisoires, avant d’être confirmées ou remise en cause par l’avancée du savoir. Mais pourquoi aller directement à « Dieu », demande Nietzsche. C’est trop facile : il est unique alors qu’on est multitude, il est tout alors qu’on n’est rien, il a tout alors qu’on n’a rien. « J’appelle méchant et antihumain tout cet enseignement d’un être unique, absolu, immuable, satisfait et impérissable. » Le concept de Dieu est un délire d’absolu dans un monde qui n’est et ne restera que relatif. Or nous vivons dans ce monde. Faisons avec.

« Je veux que votre conjecture soit limitée à ce qui est concevable. (…) Vous devez pousser votre pensée jusqu’à la limite de vos sens ! » Seuls les sens – matériels – permettent d’appréhender le monde qui nous entoure, pas l’imagination débridée qui rêve sans les limites des sens. « Ce que vous avez appelé monde, il faut que vous commenciez par le créer : votre raison, votre imagination, votre volonté, votre amour doivent devenir ce monde ! Et, en vérité, ce sera pour votre félicité, à vous qui cherchez la connaissance ! » Le créer, c’est-à-dire le décrire en mots précis, car bien nommer les choses permet de les appréhender : un virus n’est pas un microbe et ne se cure pas de la même façon (les antibiotiques sont inefficaces sur les virus). L’imagination doit être limitée à ce monde-ci car c’est ici que tout se passe – et disserter du sexe des anges, de la hiérarchie céleste ou du nombre de dieux en une seule personne n’a aucun « sens » pour nous ici-bas. Il faut aimer ce monde et pas l’autre ; il faut aimer l’humain et ce que deviendra l’humain en plus (le Surhomme) et pas Dieu, ce concept abstrait qui n’existe qu’en fantasme. « Que votre volonté du vrai consiste à tout transformer en images concevables, visibles et sensibles pour l’homme ! »

Ni l’incompréhensible, ni le déraisonnable ne doivent mener la raison humaine à disserter sur du vent, à chercher midi à quatorze heures ou la clé du champ de tir sans pour autant savoir la couleur du cheval blanc d’Henri IV. Ce qui est compréhensible, c’est l’homme ; ce qui est raisonnable est de savoir comment faire un homme meilleur. L’éducation vaut mieux que le catéchisme et élever les enfants mieux que les soumettre.

« S’il existait des dieux, comment supporterais-je de n’être point Dieu ! Donc il n’y a point de dieux », dit Nietzsche. Et d’ajouter, logique : « Sans doute est-ce moi qui ait tiré cette conclusion, mais voici qu’elle me tire elle-même » – c’est cela la réflexion, l’effet miroir de ce qu’on pense une fois qu’il est exposé, objectivé. « Dieu est une conjecture : mais qui donc épuiserait sans en mourir tous les tourments de cette conjecture ? » En effet, l’hypothèse de Dieu est infinie et fait perdre un temps fou, inutile, même néfaste en ce qu’il tord la pensée droite. « Comment ? Le temps n’existerait-il donc plus et tout ce qui est périssable serait-il mensonge ? » Dès lors, à quoi bon créer, connaître, découvrir ? Il suffirait de se laisser vivre en attendant la parousie, sauvage et dénué de tout, dans la misère matérielle, affective et spirituelle.

Au contraire, créer signifie lutter contre l’éphémère. « Tout ce qui sent souffre en moi et est prisonnier : mais ma volonté survient toujours en libératrice et messagère de joie. » La condition humaine est précaire dans un monde changeant ; elle engendre de la souffrance, comme le bouddhisme l’a bien compris. Et, comme il l’a compris aussi, seule la volonté permet de dompter cette souffrance pour découvrir au-delà (mais pas l’Au-delà). La volonté pour Nietzsche est issue de l’élan vital, de cette joie pure des hormones qui chante au printemps dans la poussée des bourgeons, les cris des oiseaux et les cabrioles du chat, les amourettes spontanées des adolescents. La volonté est d’instinct, de passions et de raison – elle est une, pas seulement un « je veux » abstrait.

« Vouloir affranchit : telle est la vraie doctrine de la volonté et de la liberté » – en fait, vouloir, c’est vivre tout simplement. Qui renonce à vouloir renonce à son instinct vital, donc à la vie. Son existence n’est plus alors qu’un lent suicide comme ces prêtres qui jurent de renoncer aux joies de ce monde puis deviennent ermites fuyant la société des hommes et leurs tentations pour s’abîmer (au sens littéral) dans des fantasmes enfiévrés à la saint Antoine, qui fascinaient Flaubert. « Ne plus vouloir, et ne plus juger, et ne plus créer ! Oh ! Que cette grande lassitude reste toujours loin de moi ! »

Au contraire, vivre est vouloir plus, mieux, encore. « Dans la recherche de la connaissance, je ne sens en moi que la joie de la volonté, la joie d’engendrer et de devenir ; et s’il y a de l’innocence dans ma connaissance, c’est parce qu’il y a en elle de la volonté d’engendrer. » Bien loin de Dieu qui exige de mépriser la sexualité pour ne se consacrer exclusivement qu’à son culte pour un Au-delà de félicité. Engendrer, élever, connaître, contrevient à l’être créé d’un coup « à son image » par le Dieu tout-puissant – et il n’aime pas ça, le dieu jaloux de la Bible. Aucune liberté n’est permise, il faut obéir à ses Commandements, ses Interdits, se soumettre. Ainsi font les Juifs et les Mahométans, un peu moins les chrétiens, contaminés par la culture grecque mais ramenés brutalement au Dogme par saint Paul. Vivre, c’est l’inverse : c’est être de ce monde-ci et de s’y ébattre au mieux, guidé par la volonté d’y vivre et d’y vivre meilleur.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

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Le diable s’habille en Prada de David Frankel

La jeune Andy (Anne Hathaway) sortie de l’université et ayant une petite expérience dans le journalisme postule, comme ailleurs, auprès de Miranda Priestly, rédactrice en chef du magazine de mode newyorkais Runway. A sa grande surprise, car elle n’a pas le profil habituel, elle est retenue par l’impérieuse et caractérielle Miranda devant laquelle tout le monde se couche tant elle fait la pluie et le beau temps dans ce monde futile et éphémère de la mode. Les branchés croient en « l’art » alors que Miranda, cynique et froide (Meryl Streep payée 4 millions de $ pour ce film), croit au seul pouvoir. La mode, pour elle, n’est pas une création mais une direction. Elle aux commandes, comme dans la réalité du magazine Vogue, elle domine le secteur et tous lui magnent dans la main.

Elle règne sur son duo d’assistantes qui doivent tenir l’agenda mais surtout assouvir tous ses caprices : ranger le sac et le manteau du matin jeté sur le bureau, réserver les avions, chercher les cafés et faire les courses, livrer le soir le book du prochain magazine à valider, les vêtements revenus du pressing, et ainsi de suite. Un travail d’esclave dans l’ombre de sa grandeur qui permettra – peut-être – au bout d’un an d’avoir une ligne prestigieuse sur son CV et de pouvoir évoluer ailleurs. Miranda consomme des assistantes comme des kleenex.

Andy n’a pas la taille mannequin anorexique et se « fringue » n’importe comment, plus confortable que soucieuse de son apparence – qui n’en a pas besoin. Elle n’est pas « une fashion victim » ni n’est attirée par le miroir aux alouettes des robes et autres accessoires branchés coûtant deux fois le salaire du mois. Elle cherche à faire son boulot et à écrire des articles. Mais Miranda la reprend alors qu’Andy rit sous cape devant le choix de deux ceintures bleues identiques : toute cette frime pour ça ! Non, récuse Miranda en public, vous-mêmes portez du bleu et pas par hasard : « ce bleu céruléen représente des millions de dollars et un nombre incalculable d’emplois, et je trouve assez amusant que vous pensiez avoir fait un choix qui n’a pas été dicté par l’industrie de la mode, alors qu’en fait vous portez un vêtement qui a été choisi pour vous par les personnes qui se trouvent dans ce bureau… » Ce monologue – devenu célèbre – essaie de justifier la futilité par le business. Au fond, la mode est une idéologie qui asservit volontairement. Être comme les autres exige de suivre les tendances avancées par quelques-uns, selon les meilleures règles du marketing pour faire vendre de l’inutile à ceux qui n’en ont pas besoin.

Ce pourquoi cet univers de paillettes en compétition permanente est impitoyable : chacun cherche à faire valoir son image au détriment des autres et le talent réel n’est guère récompensé. La première assistante, Emily (Emily Blunt), rabaisse sans cesse Andy. Seul Nigel (Stanley Tucci), le directeur artistique revenu de tout et fort de son utilité, donne des conseils paternels à la jeune assistante : il l’habille, l’initie au goût, lui indique les tendances de la mode. Andy séduit et il faut dire que l’actrice Anne Hathaway qui l’incarne est belle à 24 ans avec ses grands yeux et sa bouche un peu large qui lui donnent un air de Bambi. L’écrivain Christian Thomson (Simon Baker), sur lequel elle avait fait un article avant d’entrer chez Runway, la rencontre dans un cocktail et la drague.

Andy étend donc ses relations, ce qui lui permet, après des débuts maladroits, de satisfaire sa patronne. Elle trouve notamment in extremis pour ses jumelles le manuscrit à paraître du dernier Harry Potter ! Thomson connait l’illustratrice de la couverture. Miranda est étonnée de son initiative et de son obstination et commence à voir en elle un double d’elle-même.

Elle sera déçue car Andy ne veut pas piétiner les autres comme il est requis ; le pouvoir lui indiffère, elle préfère écrire, faire le métier qu’elle aime, en étant bien avec les gens. Lorsque Miranda lui dit qu’elle doit l’accompagner à Paris pour la Fashion Week à la place d’Emily qui en rêve depuis des mois, Andy commence par refuser, mais sa carrière s’arrêtera là. Elle tente alors de joindre Emily pour lui annoncer mais celle-ci la coupe, tout entière prise par ses préoccupations immédiates, rapporter les carrés Hermès exigés ce matin même par Miranda. Andy n’aura pas à lui faire de la peine, Emily distraite se fait renverser par un taxi et se retrouve à l’hôpital.

Andy souhaite aussi ne pas couper les ponts avec ses anciens amis de l’université qui exercent des métiers divers ni avec son compagnon, Nate (Adrian Grenier), saucier dans un restaurant, dont elle n’a pas pu souhaiter l’anniversaire. Elle n’a plus le temps de les voir, partant aux aurores pour être la première au bureau, le café prêt pour Miranda, et appelée tard le soir pour une réunion impromptue ou un book à livrer. Andy est écœuré lorsqu’elle lui apprend qu’elle suit Miranda à Paris : Son Andy serait-elle devenue celle qu’elle ne voulait justement pas être ? Est-ce qu’elle rêve de devenir une Miranda à son tour ?

La semaine à Paris lui décillera les yeux : Christian Thomson l’invite à coucher avec elle puisqu’elle est libre et lui livre sur l’oreiller l’information que Miranda n’en a plus pour longtemps à diriger Runway. Jacqueline Follet (Stephanie Szostak), directrice du magazine France est plus jeune et plus moderne. Andy cherche à prévenir Miranda de ce qui se trame, l’ayant vue le soir précédent défaite en évoquant son divorce prochain dû à son boulot trop prenant et les répercussions qu’elle anticipe sur ses deux filles. Mais Miranda annonce publiquement que c’est Jacqueline Follet qui quittera Runway pour aller travailler chez le styliste James Holt (Daniel Sunjata), au détriment de Nigel, pressenti pour ce poste. Malgré sa fidélité, elle sacrifie Nigel pour garder son pouvoir.

Ce dernier événement, qui révèle l’égoïsme sacré des puissants obéissant à la seule loi de la jungle, finit de rebuter Andy qui décide de tout plaquer. A commencer par sa maitresse tyrannique qui la rappelle déjà à l’ordre à peine sortie de voiture, place de la Concorde. Elle jette son téléphone sonnant dans la fontaine, ne remet plus les pieds à Runway, quitte l’univers frelaté de la mode et donne toutes ses robes branchées à Emily.

Elle postulera en pull et jean dans un journal newyorkais où elle sera acceptée malgré les références mitigées de Miranda tandis que Nate se verra proposer un poste de sous-chef à Boston. La vraie vie pourra alors commencer, loin des prédateurs et selon les bonnes valeurs.

Juste avant « la crise » de 2007-2008 due aux errements de la finance spéculative, ce portrait en pied du patronat style yankee est criant de vérité et ne manque pas d’humour. Tous les cadres des multinationales influencées par le modèle anglo-saxon l’ont vécu – j’en témoigne. Le film est un appel à résister à la tentation diabolique du pouvoir et de l’argent, à rester soi-même et à savoir dire non – parfois au détriment de sa carrière. Mais la vie bonne est à ce prix, surtout avec les siens. Il est intéressant d’observer que c’est Paris, ville lumière et atmosphère tradi, qui désensorcelle Andy du diable régnant sur New York.

DVD Le diable s’habille en Prada (The Devil Wears Prada), David Frankel, 2006, avec Meryl Streep, Anne Hathaway, Adrian Grenier, Emily Blunt, Stanley Tucci, 20th Century Fox 2007, 1h45, €6.00

Un roman récent sur le pouvoir d’une patronne en France

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