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Dieu est une conjecture, dit Nietzsche

Une conjecture est une opinion fondée sur des apparences, autrement dit une hypothèse à vérifier. Elle n’est pas la vérité, tout au plus une vérité relative des seuls croyants qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez ou qui ont trop la flemme pour penser au-delà. Nietzsche n’est pas tendre pour « les vaches à l’étable » du troupeau social. « Dieu est une conjecture : mais je veux que votre conjecture ne dépasse pas votre volonté créatrice. Sauriez-vous créer un Dieu ? – Ne me parlez donc plus des dieux ! Mais vous sauriez créer le Surhomme. »

Tout savoir avance sur des conjectures ; il faut seulement les vérifier pour qu’elles deviennent des vérités provisoires, avant d’être confirmées ou remise en cause par l’avancée du savoir. Mais pourquoi aller directement à « Dieu », demande Nietzsche. C’est trop facile : il est unique alors qu’on est multitude, il est tout alors qu’on n’est rien, il a tout alors qu’on n’a rien. « J’appelle méchant et antihumain tout cet enseignement d’un être unique, absolu, immuable, satisfait et impérissable. » Le concept de Dieu est un délire d’absolu dans un monde qui n’est et ne restera que relatif. Or nous vivons dans ce monde. Faisons avec.

« Je veux que votre conjecture soit limitée à ce qui est concevable. (…) Vous devez pousser votre pensée jusqu’à la limite de vos sens ! » Seuls les sens – matériels – permettent d’appréhender le monde qui nous entoure, pas l’imagination débridée qui rêve sans les limites des sens. « Ce que vous avez appelé monde, il faut que vous commenciez par le créer : votre raison, votre imagination, votre volonté, votre amour doivent devenir ce monde ! Et, en vérité, ce sera pour votre félicité, à vous qui cherchez la connaissance ! » Le créer, c’est-à-dire le décrire en mots précis, car bien nommer les choses permet de les appréhender : un virus n’est pas un microbe et ne se cure pas de la même façon (les antibiotiques sont inefficaces sur les virus). L’imagination doit être limitée à ce monde-ci car c’est ici que tout se passe – et disserter du sexe des anges, de la hiérarchie céleste ou du nombre de dieux en une seule personne n’a aucun « sens » pour nous ici-bas. Il faut aimer ce monde et pas l’autre ; il faut aimer l’humain et ce que deviendra l’humain en plus (le Surhomme) et pas Dieu, ce concept abstrait qui n’existe qu’en fantasme. « Que votre volonté du vrai consiste à tout transformer en images concevables, visibles et sensibles pour l’homme ! »

Ni l’incompréhensible, ni le déraisonnable ne doivent mener la raison humaine à disserter sur du vent, à chercher midi à quatorze heures ou la clé du champ de tir sans pour autant savoir la couleur du cheval blanc d’Henri IV. Ce qui est compréhensible, c’est l’homme ; ce qui est raisonnable est de savoir comment faire un homme meilleur. L’éducation vaut mieux que le catéchisme et élever les enfants mieux que les soumettre.

« S’il existait des dieux, comment supporterais-je de n’être point Dieu ! Donc il n’y a point de dieux », dit Nietzsche. Et d’ajouter, logique : « Sans doute est-ce moi qui ait tiré cette conclusion, mais voici qu’elle me tire elle-même » – c’est cela la réflexion, l’effet miroir de ce qu’on pense une fois qu’il est exposé, objectivé. « Dieu est une conjecture : mais qui donc épuiserait sans en mourir tous les tourments de cette conjecture ? » En effet, l’hypothèse de Dieu est infinie et fait perdre un temps fou, inutile, même néfaste en ce qu’il tord la pensée droite. « Comment ? Le temps n’existerait-il donc plus et tout ce qui est périssable serait-il mensonge ? » Dès lors, à quoi bon créer, connaître, découvrir ? Il suffirait de se laisser vivre en attendant la parousie, sauvage et dénué de tout, dans la misère matérielle, affective et spirituelle.

Au contraire, créer signifie lutter contre l’éphémère. « Tout ce qui sent souffre en moi et est prisonnier : mais ma volonté survient toujours en libératrice et messagère de joie. » La condition humaine est précaire dans un monde changeant ; elle engendre de la souffrance, comme le bouddhisme l’a bien compris. Et, comme il l’a compris aussi, seule la volonté permet de dompter cette souffrance pour découvrir au-delà (mais pas l’Au-delà). La volonté pour Nietzsche est issue de l’élan vital, de cette joie pure des hormones qui chante au printemps dans la poussée des bourgeons, les cris des oiseaux et les cabrioles du chat, les amourettes spontanées des adolescents. La volonté est d’instinct, de passions et de raison – elle est une, pas seulement un « je veux » abstrait.

« Vouloir affranchit : telle est la vraie doctrine de la volonté et de la liberté » – en fait, vouloir, c’est vivre tout simplement. Qui renonce à vouloir renonce à son instinct vital, donc à la vie. Son existence n’est plus alors qu’un lent suicide comme ces prêtres qui jurent de renoncer aux joies de ce monde puis deviennent ermites fuyant la société des hommes et leurs tentations pour s’abîmer (au sens littéral) dans des fantasmes enfiévrés à la saint Antoine, qui fascinaient Flaubert. « Ne plus vouloir, et ne plus juger, et ne plus créer ! Oh ! Que cette grande lassitude reste toujours loin de moi ! »

Au contraire, vivre est vouloir plus, mieux, encore. « Dans la recherche de la connaissance, je ne sens en moi que la joie de la volonté, la joie d’engendrer et de devenir ; et s’il y a de l’innocence dans ma connaissance, c’est parce qu’il y a en elle de la volonté d’engendrer. » Bien loin de Dieu qui exige de mépriser la sexualité pour ne se consacrer exclusivement qu’à son culte pour un Au-delà de félicité. Engendrer, élever, connaître, contrevient à l’être créé d’un coup « à son image » par le Dieu tout-puissant – et il n’aime pas ça, le dieu jaloux de la Bible. Aucune liberté n’est permise, il faut obéir à ses Commandements, ses Interdits, se soumettre. Ainsi font les Juifs et les Mahométans, un peu moins les chrétiens, contaminés par la culture grecque mais ramenés brutalement au Dogme par saint Paul. Vivre, c’est l’inverse : c’est être de ce monde-ci et de s’y ébattre au mieux, guidé par la volonté d’y vivre et d’y vivre meilleur.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

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Vide

Le vide n’est pas le rien, encore moins le néant. Il est en latin « l’inoccupé », propriété adjective en opposition à ce qui existe et occupe. Mais voilà… la langue permet de substantiver, de faire de l’adjectif un nom propre, donc un « être ». Nietzsche l’avait déjà pointé, la grammaire contraint. D’où « le » vide comme un état en soi, pas une modalité de l’espace et du temps. Les humains du Livre en viennent vite à opposer, selon leur mentalité binaire, le Diable à Dieu, le Négateur au Créateur.

Déraison que tout cela ! Le numéro 561-562 de juillet/août de la revue La Recherche consacre un dossier au Vide et nombre de ses articles font penser. Epicure le matérialiste disait que la nature est faite d’atomes et de vide, or Aristote le conteste puisque, si « vide » il y a, c’est donc qu’il y a « quelque chose » – donc pas rien entre les atomes. C’est toute la différence entre l’adjectif et le nom, la propriété relative ou le rien du tout – autrement dit l’être et le néant dont Sartre se délectera… dans le vide.

Un pur néant n’a ni structure, ni propriétés, ni durée, ni extension. Il est un « non-être » en soi, donc un pur concept né dans les esprits enfiévrés, que l’on ne peut jamais contester mais pas non plus constater. « Le néant néantise », disait Carnap en 1933 pour se moquer des hégéliens, heideggériens et autres futurs sartriens qui jargonnent entre eux sans faire avancer d’un pouce la connaissance. Seule la physique quantique avance, définissant son vide relatif comme l’état d’énergie minimum des champs dépourvus de particules réelles observables. Autrement dit, le vide n’est pas le rien, il est un état provisoire et relatif de la matière en énergie.

C’est donc que le rien ne peut donner quelque chose et qu’il y a toujours quelque chose plutôt que rien, même si cette chose n’est pas observable – elle semble simplement « gelée » aux énergies de l’observation. La matière, le temps, le vide, ne sont compréhensibles par nous, humains, que parce qu’ils sont numérisables, modélisables. Or tout ne se réduit peut-être pas aux nombres… La mathématique est un langage incomparable pour comprendre l’univers, mais un instrument à notre portée, qui n’est peut-être pas unique. Soyons donc humbles dans nos affirmations et ne « croyons » pas aveuglément les spécialistes. Ni ceux qui prospectent le savoir, ni les Livres soi-disant révélés où Dieu est tout et nous rien, nous sommant d’obéir sans exercer notre faculté de jugement ni notre relative liberté d’être. A quoi servirait-elle dans le Dessein intelligent, puisque nous avons été créés ainsi ?

Nous ne savons pas grand-chose mais nous progressons. Le vide semble n’être pas le néant mais un état provisoire dans lequel aucune énergie ne circule. Les particules sont dans un champ de forces, mais figées. Un détecteur accéléré révèle les vibrations élémentaires du champ que sont les particules, elles sont tapies dans le soi-disant « vide », et ce qui n’est pas rien. D’ailleurs, il reste toujours des fluctuations d’énergie dans le champ « vide ». Sauf que nous ne trouvons nulle part une cause directe de l’existence de ces particules. Les chercheurs savent seulement les faire apparaître en appliquant un champ électrique dans le vide, laissant penser que notre univers est une imbrication complexe de l’infiniment grand à l’infiniment petit et de l’énergie la plus haute à l’énergie la plus basse.

D’ailleurs, analogie humaine : notre cerveau ne pense jamais « à rien ». Même lorsqu’il est laissé à lui-même, il vagabonde, et pas seulement durant le sommeil. Son « mode par défaut » est rempli d’activité, comme s’il « défragmentait » les informations stockées jusque-là. La méditation bouddhiste permet de penser sur ses propres pensées, en évitant l’emballement du zapping, pathologie de plus en plus courante de ceux qui ont un « sentiment de vide » aujourd’hui faute de stabilité suffisante dans leur perception de soi et des autres, ce qui est pourtant la seule façon de nouer des relations humaines.

Nous existons dans le provisoire et l’incertain, mais entièrement. Ne nous prenons donc pas la tête avec ce que nous ne pourrons jamais connaître de part en part. La vie est ici et maintenant, dans un univers limité et durant notre existence limitée. Repousser nos limites est un défi humain sympathique que j’approuve, mais pas dans le délire intello des adjectifs substantivés, du jargon qui pose, ni des affirmations gratuites. Soyons déjà ce que nous sommes, ce sera le maximum du Bien que nous pourrons faire aux autres et à la nature – puisque nous en dépendons.

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Fleur de peau

La jeunesse a la peau tendre et la sensibilité érectile. Tout la touche, il suffit de l’effleurer. Les hormones enflamment la passion et l’Amour n’est qu’une « idée », un concept des conséquences de l’instinct.

Ce pourquoi l’effeuillage suit l’effleurement pour ne garder que la branche nue au-dessus de laquelle le tronc noueux va rugueusement exacerber les sens.

La fleur est la partie la plus fine, la peau une membrane du toucher qui ouvre aux autres sens. La surface masque le cœur et le frisson devient grand quand la pulpe sensible des doigts entre en contact avec le visage, le bras, le sein, le ventre. La chair de poule naît, réaction épidermique de l’instant.

La température monte entre les corps et dans les corps ; les membres se cherchent, les cœurs accélèrent et créent du feu ; la raison vacille et s’enivre, elle rêve. Et l’imagination même entretient la combustion, soutenant le cœur dans son effort violent, qui stimule les hormones qui vont plus vite.

Kiss… sensibilité, sentiments, sublime : après dix-huit joints, étreindre quatorze Juliette avant quinze ou seize ans.

L’adolescence est cette incandescence que l’âge enfantin regarde comme folie fascinante tandis que l’âge adulte la voit avec indulgence et nostalgie. Le monde merveilleux de l’imaginaire développé par les sens se perd dans l’âge et la routine ; tout s’émousse, tout se rationalise.

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Heidegger enfin expliqué

Je n’avais jusqu’ici jamais compris grand-chose au philosophe allemand du XXe siècle Heidegger. Ni les articles publiés par les fans, ni ceux plus insidieux par exemple d’un Alain de Benoist, ni surtout le Que sais-Je? sur le sujet ne m’avaient vraiment éclairés. J’ai trouvé dans le numéro 207 de novembre-décembre de la revue Gallimard Le Débat un article lumineux de Luc Ferry, suivi de quelques autres. Dont celui d’un « journaliste », consternant de bien-pensance et particulièrement à ras de terre. L’article de Luc Ferry, qui ouvre le dossier, s’intitule Heidegger, génial… et nazi.

Il montre en effet comment la philosophie même de Heidegger a pu faire qu’il rallie le nazisme, mais que cette haute pensée n’est pas issue du nazisme. Elle va bien au-delà, elle brasse les siècles, elle définit un avenir possible. C’est bien la première fois que je lis des explications hors des prises de position du théâtre idéologique des intellos préoccupés avant tout à se placer en se situant… à gauche, forcément à gauche ! Et en faisant de « l’antisémitisme » l’indépassable tabou dont Heidegger serait entaché, lui qui rejetait le concept de « judéité » pour des raisons qui, manifestement en ces articles, ne tiennent que très marginalement au peuple juif de chair et de sang.

Luc Ferry rappelle combien les penseurs du XXe siècle ont utilisé Heidegger sans toujours le dire, présentant comme de géniales innovations d’idées la reprise pure et simple de notions heideggeriennes. Jean-Paul Sartre, Hannah Arendt, Leo Strauss, Emmanuel Levinas, Jacques Derrida, Hans Jonas, Jacques Ellul, Jacques Lacan, sont des disciples plus ou moins avoués et plus ou moins proches… Cela fait du monde dans le nid intello qui se pousse du coude et professe de sa bonne foi mais ne vole pas plus haut.

Pour le penseur allemand, la pensée moderne qui s’ouvre avec les Lumières et particulièrement avec Descartes a eu le projet de domination du monde par la violence et la technique. Mais la modernité des Lumières avait un objectif supérieur au simple savoir scientifique et à son expression technique pratique : il s’agissait de libérer l’Homme par la science et l’éducation, ce « progrès » ayant pour objectif la liberté (de tous déterminismes) et le bonheur (social).

Ce n’est plus le cas au XXe siècle : la technique se transforme en une fin en soi. La volonté de tout contrôler devient alors volonté de volonté, sans aucun but autre que d’aller de l’avant dans le toujours plus. Avec l’explosion du nombre des hommes, 2.5 milliards en 1950, 8 milliards aujourd’hui, peut-être 30 milliards dans une génération, ce « toujours plus » devient mortifère. Pour la planète, pour la nature vivante, pour l’espèce humaine.

Le lecteur comprend dès lors pourquoi la pensée de Heidegger rejoint celle des écologistes antimodernes comme le courant réactionnaire contre les valeurs urbaines anti-paysannes qui allait, avec l’humiliation de la Défaite de 1918, aboutir au nazisme. Sauf que le nazisme est lui-même un nihilisme où la technique est une fin en soi pour accoucher du chaos du monde – avant qu’un nouvel âge puisse naître.

La philosophie de Heidegger repose sur « la différence ontologique », c’est-à-dire entre l’Etre et l’étant. Le fait qu’il y ait des choses est l’Etre, un mystère de la nature (ou le conte explicatif d’une religion) ; les choses concrètes elles-mêmes sont les étants. Cet étonnement philosophique, poétique chez les Grecs antiques, puis religieux par exemple dans le romantisme ou dans le panthéisme japonais ou même New Age, est occulté par la modernité. Celle-ci ne s’intéresse qu’aux étant, pas à l’Etre. Il est évacué comme non calculable donc non signifiant et laissé aux religions. Ce pourquoi elles ont beau jeu de prospérer malgré la science car celle-ci s’en fout.

Pire, le monde de la technique tourne sur lui-même, sans référent extérieur. Le progrès ne progresse que vers… rien. Il est fin en soi. Seul compte le combat pour savoir, la compétition pour maîtriser, l’exploitation pour gagner toujours plus. Sans fin comme une vis, comme un vice, sans finalité. La nature perd sa poésie pour être paysage à monnayer aux touristes ; le monde perd son mystère pour être mine de ressources à exploiter et consommer. Fini le cosmos, modèle ordonné d’harmonie chez les Grecs, pour le réservoir où puiser sans compter les ressources exigées par de plus en plus d’humains ayant de plus en plus d’exigences matérielles et rivalisant de plus en plus de désirs. « Et c’est justement cette disparition des fins au profit de la seule logique des moyens qui constitue la victoire de la technique comme telle », écrit Luc Ferry.

Il ajoute que Heidegger pensait probablement que la démocratie était trop liée au capitalisme économique et au libéralisme politique pour que la technique ne soit pas justement sa structure même : la « métaphysique de la subjectivité ». Ce pourquoi il se serait fourvoyé en nazisme.

Guillaume Payen, dans l’article suivant, précise à propos des Juifs que Heidegger en fait un concept dissolvant de la technique. Apatrides, les Juifs en tant que peuple sont portés vers les Lumières et la raison, en-dehors de toute poésie liée à une terre (encore que celle de Sion les ait largement fait rêver…). A l’origine du christianisme et du marxisme (le Christ et Marx étaient juifs), la judéité s’est faite métaphysique, destructrice par la technique (le Golem du ghetto de Prague est le premier robot technique). Citant Heidegger : « Le degré le plus élevé de la technique est ensuite atteint lorsque celle-ci en tant que consommation (Verzher) n’a plus rien qu’à consommer – qu’elle-même ».

La recherche de la puissance pour la puissance va aboutir à la guerre, lutte de titans pour dominer le monde (et ses ressources naturelles). Ce fut hier le nazisme, puis le stalinisme, aujourd’hui peut-être le nationalisme xénophobe vaniteux de puissance mondiale de l’Amérique de Trump. Un nihilisme de plus. « Heidegger croyait reconnaître dans la Seconde guerre mondiale le paroxysme de la modernité allant jusqu’au bout d’elle-même, s’autodétruisant par l’affrontement de puissances ‘enjuivées’ : l’URSS, le Royaume-Uni, les Etats-Unis ; et d’une puissance qui se faisait métaphysiquement juive, destructrice : l’Allemagne », écrit Guillaume Payen.

A la lecture de ce dossier, je comprends mieux Heidegger. Mieux aussi les penseurs antimodernes, dont je trouve le combat ringard, d’arrière-garde. Mieux encore un certain courant écologique, foncièrement « réactionnaire » en ce qu’il veut faire retour à cet avant de la Technique, à cette poésie du monde avant les hommes, à Gaia la Mère ou la nature ensauvagée. Je ne suis pas de ce courant, ayant constaté comme archéologue que les humains avant le néolithique usaient de remarquables techniques de taille du silex, constaté comme économiste combien la technique capitaliste pouvait être utile à l’économie des ressources, constaté comme citoyen combien le rôle des Etats dans la définition de règles et la promotion de fins humaines permet l’épanouissement. J’en reste au projet émancipateur des Lumières que la technique a fini par dévoyer, souvent par lâcheté des hommes (et peut-être des femmes qui réclament « toujours plus » de confort, de moyens, de droits particuliers et de protection du budget d’Etat). Chaque peuple n’a jamais que les politiciens qu’il mérite.

La technique est utile, mais comme outil pour servir des fins supérieures. La mathématique est utile, mais comme outil de compréhension partielle du monde. Tout n’est pas calculable, les hommes ne sont pas uniquement rationnels, la nature n’est pas inépuisable. Vivre en harmonie est une fin qui n’apparaît nouvelle que par inculture classique ; elle exige une maîtrise des outils offerts par la science – et une maîtrise du nombre des habitants d’une planète finie que les incessants progrès de la médecine, des techniques de fécondation et du développement infini des soins multiplie sans contraintes.

Revue Le Débat n°207, novembre-décembre 2019, Gallimard, dossier Heidegger pp.158-192, e-book Kindle €14.99, revue papier €21

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Eugen Herrigel, Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc

Eugen Herrigel était Allemand et philosophe, né en 1884, mais il a vécu au Japon de 1924 à 1929 où il a étudié l’art du tir à l’arc avec le maître zen Awa Kenzō. Il raconte son chemin.

Le zen est l’esprit de tous les jours : dormir quand on a sommeil, manger quand on a faim, boire quand on a soif. Dès que nous réfléchissons, délibérons, conceptualisation, la spontanéité se perd. La conscience submerge l’inconscience originelle qui agit naturellement. Quand la pensée s’interpose, nous ne mangeons plus quand nous mangeons mais nous appliquons des concepts de goût aux aliments et un imaginaire culturel autour. Pour le zen, il nous faut redevenir comme des enfants par de longues années d’entraînement à l’oubli de soi. Il ne s’agit pas de se nier, mais de retrouver le naturel en nous. Lorsque cela est réalisé, l’être humain pense et pourtant il ne pense pas : il cogite comme les vagues déferlent sur l’océan, il est l’océan, il se met à la place des choses et reste en même temps extérieur. Il existe plutôt que d’être pensé par des représentations en lui.

L’action n’est que le reflet d’une attitude mentale. Le zen est l’expérience du fond insondable de l’être que l’entendement ne peut concevoir. Chacun doit surmonter sans cesse ses expériences, retraverser ses triomphes et ses échecs aussi longtemps qu’ils sont « les siens ». Le tout qui est décrit comme « le soi » doit s’annihiler, car le moi ou le soi (le petit moi et la conscience préexistante) ne sont que des agrégats. Il s’agit de retrouver une vie qui n’est plus sa propre vie particulière mais le battement de toutes les choses avec lesquelles nous sommes en rythme.

Le tir à l’arc est une voie de progression zen comme une autre. Il existe la voie des fleurs et la voie du sabre, comme celle des haïkus et des arts martiaux à mains nues. Le détachement de soi commence par celui de son corps, et la méthode, dit Herrigel, est la respiration. Pour se décontracter, il faut expirer longuement, se concentrer sur le mouvement de l’air dans ses poumons avec l’impression d’être respiré. C’est alors que l’esprit devient comme de l’eau : elle cède sans jamais s’éloigner, elle s’adapte au terrain, investit tout car elle se plie à tout. Penser est un obstacle, il faut devenir comme l’enfant qui serre le doigt puis le lâche sans secousse car il est sans raisonnement ; il joue avec les choses.

« L’art véritable est sans but, sans intention. Plus obstinément vous persévérez à vouloir apprendre à lâcher la flèche en vue d’atteindre sûrement un objectif, moins vous y réussirez, plus le but s’éloignera de vous. Ce qui pour vous est un obstacle, c’est votre volonté trop tendue vers une fin ». Chaque tireur vit cette expérience, que ce soit avec un arc ou avec un fusil : lorsque vous pensez à la cible, votre corps n’est plus en accord avec votre esprit, il se fatigue, il tremble, il tire à côté. J’avais un capitaine, lors de mon service militaire, qui nous disait que les intellectuels étaient les moins bons tireurs que les plus cons. Pour nous rendre con, il nous faisait courir quelques centaines de mètres avec un sac de 10 kg sur le dos et nous faisait tirer à plat ventre dans la foulée sur une cible à 200 m. Nos résultats étaient nettement meilleurs que lorsque nous étions sans fatigue. L’exercice physique avait dompté notre pensée et l’avait mise à l’écart, ce qui était bon pour les réflexes coordonnés de l’œil et de la main.

« Libérez-vous de vous-même, laissez derrière vous tout ce que vous êtes, tout ce que vous avez, de sorte que de vous il ne reste plus rien, que l’attention sans aucun but. » Il faut détendre son esprit en vue d’être non seulement un esprit mobile, mais tout entier libre, disponible à l’incertitude originelle qui est une disposition à céder sans résistance pour mieux agir et à réagir sans réfléchir pour la meilleure efficacité opportune.

« Mais pour que réussisse d’instinct ce comportement passif, il faut à l’âme une armature interne ; elle s’acquiert en se concentrant sur l’acte de respirer. Cette concentration s’opère en pleine conscience, en y apportant une sorte de pédantisme : inspiration et expiration exécutées séparément et avec soin. »

Il s’agit de laisser pénétrer dans l’esprit ce qui apparaît ; c’est alors que l’on regarde les événements avec équanimité. Cet état détendu est proche de l’état de pré-sommeil, mais avec un sursaut de vigilance. L’esprit est omniprésent mais nul part il ne s’attache en particulier. Il est toujours prêt à agir comme une eau prête à se déverser, et sa force inépuisable vient de ce qu’il est libre, apte à s’ouvrir à toutes choses. « Toute création convenable ne peut réussir que dans l’état purement désintéressé, état dans lequel le créateur est absent en tant que lui-même. Seul l’esprit est présent en une sorte d’état de veille qui ne se colore pas précisément de l’atteinte du « moi » et qui est plus capable de pénétrer tous les espaces, toutes les profondeurs. » Notons que la traduction en français de l’allemand est toujours laborieuse, les phrases sont lourdes dans l’original.

Mais tel est l’art de la vie originelle, pénétrée du « regard de Bouddha ». L’acte pur est vide de pensée, libre et fulgurant, engageant tout l’être d’un coup comme s’il était lui-même l’arc, l’épée ou le poing.

L’adepte avancé connaît alors parfois l’état mental de satori, cet état d’éveil parfait à toutes choses. C’est une intuition qui saisit à la fois la totalité et l’individualité des choses. C’est un fait d’expérience qui outrepasse les limites de l’ego. En logique, c’est voir la synthèse de l’affirmation de la négation à la fois. En métaphysique, c’est savoir par intuition que le devenir est l’être et l’être le devenir – que rien n’est jamais absolu ni immobile mais sans cesse changeant, et qu’il faut s’y adapter.

Dans ce petit livre, l’auteur replace le jeu du tir à l’arc dans toute une philosophie japonaise bouddhiste. La voie du zen permet d’emprunter ce chemin, il est long et ardu, comme toute progression dans une voie quelconque, mais permet de sortir de soi. De quitter sa petite individualité centrée sur ses bobos particuliers et transitoires, de s’ouvrir aux autres, amis ou ennemis, comme au monde naturel qui nous entoure. Ainsi devient-on en accord avec la nature et ses rythmes cosmiques – et avec soi-même.

Eugen Herrigel, Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, 1936, Dervy 1998, 131 pages, €9.00 e-book Kindle €6.99

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Michel Random, Japon – la stratégie de l’invisible

Le Japon, cette contrée étrange, s’éloigne à mesure qu’on l’approche. D’où l’exigence d’une pensée complexe qui multiplie les points de vue, laisse ouvertes toutes les portes et compare à tout moment nous et eux. « Toute réalité a toujours et instantanément plusieurs niveaux, et tout état d’être est par définition inexprimable », écrit l’auteur p.21. Il est l’invisible : continu, présent, impermanent. La réalité n’a pas besoin de définition car, si elle en a une, elle n’est plus alors réalité mais seulement définition. Le concept cache le réel derrière sa caricature.

La stratégie consiste à considérer l’humain comme image du tout, microcosme du macrocosme. Elle est au Japon une foi, analogue à celle qui bâtit jadis chez nous les cathédrales. « L’harmonie est elle-même le résultat d’une alchimie cohérente qui allie les forces contraires pour les manifester dans leur stabilité créatrice » p.28. Si l’occident réduit ce qui arrive aux causes et aux effets, fragmente pour analyser et schématise le réel pour le synthétiser en « lois » quasi immuables, l’orient conserve les formes globales, les rythmes et les proportions en relation avec l’humain. Nous disons révolution, travail en miettes, idées toutes faites ; ils disent que les mots sont une prison et qu’il faut laisser être les choses, intégrées, homogènes, globales.

L’harmonie japonaise est une tension des contraires, pas une eau tiède où se laisser jouir. Kokoro est à la fois cœur, volonté et esprit, l’esprit est dans le cœur, le pragmatique côtoie l’irrationnel, l’individualisme n’a sa place que dans l’esprit de groupe. « Au Japon, l’individualisme signifie que le groupe reconnait en lui le meilleur. Il est alors le maître, le sensei » p. 54. La dureté féodale des rapports sociaux protège une nature sensible et sentimentale ; le féminin est dans le masculin et réciproquement ; l’impermanence exige le devoir. D’où ce sentiment d’étrangeté que nous avons face à un Japonais en son pays. Chacun reste ce qu’il est mais s’ouvre à l’autre par respect.

Nous sommes loin des gijau français qui sévissent de nos jours – uniquement le samedi – ces petits moi en uniforme de gilet jaune, produits à la fois de l’égoïsme moral et de l’inculture de masse brassée par la démission enseignante. Le détour japonais nous aide à le comprendre : « L’individualisme occidental est un mal épidermique de récriminations sans fin au nom des intérêts particuliers des individus et de leurs strictes défenses corporatives. Tous les intérêts particuliers s’opposent en bloc à l’intérêt général » p.54. Dans ce combat de sourds où chacun est méconnu pour ce qu’il est, tant les autres ne voient qu’eux-mêmes, le plus faible est inéluctablement écrasé par le plus fort, le plus raisonnable par le plus braillard, le plus démocrate par le plus fasciste. Le non-conformisme occidental produit ce conformisme bourgeois de « la manif », étalage navrant d’impuissance et d’anarchie qui ne sait pas ce qu’il veut, ne sait pas où il va et n’arrive qu’à détruire sans construire.

L’individualisme japonais s’est incarné dans la figure du samouraï, notamment le ronin sans maître, à la fois très libre et très discipliné – l’un n’allant pas sans l’autre. L’auteur évoque Miyamoto Musashi (1594-1645), qui errait par souci de liberté en cherchant la voie droite, attaché à aucun bien, pas même à la vie. Il n’enseignait qu’à de rares élus sa science du combat, ceux qu’il considérait comme digne de s’épanouir dans cette voie. Sur la route, tout arrive, et cela oblige à la vigilance au présent. Il a gagné son premier combat victorieux à 13 ans mais il tente sa vie durant de transformer sa virtuosité naturelle en sagesse. « La grande simplicité est toujours le résultat d’une harmonie, celle-ci d’une présence à soi et le tout d’une conscience qui ne se laisse capter ni par la distraction ni par la concentration. Travailler avec ce qui est signifie intégrer toutes les qualités physiques, psychiques et spirituelles pour les rendre aussi efficaces et légères qu’un souffle. Le grand art est à ce prix » p.76.

La stratégie n’est pas d’additionner les points forts et les points faibles pour prendre une décision, mais de considérer qui est en présence et quel est le moment. La décision n’est donc pas prise abstraitement, selon des schémas pseudo « rationnels », mais relativement aux esprits en présence qui animent le moment. La conscience que nous avons du mouvement des choses donne le rythme de la décision – or, contrôler le rythme, c’est contrôler l’adversaire : être maître des horloges, dit-on en Europe. Le kendo est l’art du sabre (un bambou à l’entraînement) qui donne aux enfants japonais dès leur plus jeune âge cette aisance du moment, en même temps que l’habitude de mobiliser toutes leurs énergies physique et mentale en un même point, en un seul moment. Ce qui n’est pas le cas du foot, sport populaire européen, où les individualités ont peine à fusionner en équipe et les énergies à converger sur le moment.

« L’esprit du zen enseigne que, si l’homme fait ce pourquoi la vie le désigne, s’il le fait aussi bien que possible, et s’il est libre de toute crainte, alors l’infini est réalité en lui » p.140. Conscience de soi est alors vraie nature. « Eveiller l’âme, donner le goût et la saveur des choses, tel est le sens de l’art japonais » p.154. Il s’agit d’être intensément présent au monde, de sentir les choses dans leur nature même : le thé, la cuisine, la calligraphie, le sabre… Et nom de célébrer le Dieu caché ou d’illustrer l’histoire sainte, comme ce fut trop longtemps le cas en occident.

Cette civilisation japonaise proche de nature est probablement celle qui convient à notre siècle : il s’agit de penser global, en harmonie avec la nature des choses, de goûter la planète au lieu de l’exploiter et de la détruire. Le mental n’est pas impérieux mais paisible comme un objet flottant, jusqu’au moment de l’action. Bien loin des sons de trompe, feux de pneus et autres braillements d’inaptes et d’impuissants.

Michel Random, Japon – la stratégie de l’invisible, 1985, éditions du Félin, occasion €1.90 ou e-book Kindle 2015 €6.99

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La voie lactée de Luis Buñuel

Athée grâce à Dieu, Luis Buñuel entreprend dans la tourmente de 1968 un pèlerinage aux absurdités de la religion catholique romaine. La voie lactée est celle de saint Jacques qui aboutit à Compostelle, la fin de terre occidentale. Un cadavre, qu’on dit sans tête, aurait été retrouvé par des bergers et attribué au fils de Zébédée, frère de l’apôtre Jean chéri du Christ. Comme il était pêcheur sur le lac de Tibériade, il devait connaître la navigation… Ou plutôt son cadavre, car il aurait été tué en Palestine. Mais on ne sait même pas s’il a existé, tant la mention de son nom n’apparait que tardivement (comme Jésus le Christ, d’ailleurs). Sa « tombe » a été découverte sous le roi Alphonse II des Asturies, né en 791 et mort en 842 or, dès 785, saint Jacques est déjà présenté comme le sauveur de l’orthodoxie chrétienne et l’on peut supposer que le saint mythique fut choisi comme étendard pour contrer l’invasion arabe de l’Espagne, entreprise de 711 à 726. D’autant que la ville Santiago de Compostella fut prise et pillée en 997 par Muhammad ibn Abî Amir dit el-Mansour. Jacques est considéré comme matamore, tueur de Maures.

Mais, fin 1968, le « pèlerinage » est bien oublié ; il faudra attendre le livre de Barret et Gurgand, Priez pour nous à Compostelle et l’émission Apostrophe pour que le pèlerinage redevienne à la mode, et pas uniquement chez les catho-gauchistes. Aujourd’hui, « marcher » permet de retrouver son corps, donc de reprendre ses esprits tout en apaisant ses passions (le chemin fatigue), donc de « se retrouver » – saint ou pas. Faire le chemin est une « voie » comme dans le zen, il donne un but mais ce qui compte est le cheminement, pas le tombeau. A l’époque, en ces années glorieuses, tout le monde aspire à devenir bourgeois, apprêté et bien vêtu, possesseur d’une automobile. Le film montre à l’envie les voitures antiques de la fin des années 60 défilant sur les autoroutes, depuis Paris jusqu’en Espagne.

Mais ce que dénonce Buñuel constamment est l’hypocrisie bourgeoise sur la religion : célébration en paroles et actes au rebours. Deux compères vagabonds, Pierre et Jean (Paul Frankeur et Laurent Terzieff), prénommés comme les deux apôtres qui découvrirent le tombeau du Christ vide, se voient en butte aux « charités » à géométrie variable des gens rencontrés sur la route. Pierre le vieux (59 ans) est croyant parce qu’il « ne peut plus » (baiser), Jean, le jeune, plutôt athée parce que remontent à sa mémoire des souvenirs de la guerre civile espagnole – et même le fantasme puissant du pape fusillé par les rouges. Pourquoi vont-ils à Santiago ? Pour voler les pèlerins peut-être… Ou pour quêter leur voie, on ne sait pas.

Sur leur route, des « miracles » se produisent, souvent ambigus, à la limite de la coïncidence – probablement exprès : ce grand homme en noir (Alain Cuny) à l’écharpe rouge (tout comme Mitterrand qu’on appellera « Dieu » 13 ans plus tard…) donne un billet à celui qui épargne mais rien à l’autre qui n’a rien, et s’éloigne en trois parties avec un nain et une colombe, figure de la Trinité ; ce gamin qui a du sang sur les mains et un trou rouge au côté gauche de sa chemise, prostré en bord de route et qui stoppe une limousine américaine pour faire monter les deux pèlerins serait incompréhensible sans culture catéchiste : il est l’image de Jésus adolescent portant les stigmates (les deux se feront d’ailleurs virer peu après le départ pour avoir juré le nom de Dieu) ; la foudre tombe non pas sur le mécréant qui défie Dieu mais à une vingtaine de mètres ; le souhait réalisé de voir se crasher la DS arrogante aux yeux bridés qui passe à toute allure sans daigner s’arrêter aux pouces levés ; l’apparition de la Vierge toute en bleu ciel dans une forêt où deux « chasseurs » hérétiques ont tiré sur un rosaire. Certains miracles présumés sont des fantasmes, comme ce jeune homme beau comme Satan (Pierre Clémenti) qui dit aux deux compères de filer après l’accident de la DS, ou ces compagnes surgies d’on ne sait où dans le lit d’à côté de l’auberge espagnole (où chacun apporte ce qu’il souhaite) ; incident conforté par le curé (Julien Guiomar) qui raconte comment l’économe d’un couvent, après avoir prié la Vierge, dépose les clés du coffre et part faire sa vie, se marier et avoir plusieurs enfants, avant de retourner au couvent pour finir son existence… et retrouver ses clés à la même place, comme si elle avait rêvé un destin en l’espace d’un instant.

De Paris à Santiago, le chemin est picaresque, composé d’une arlequinade de scènes réalistes ou rêvées, présentes ou mythiques. C’est l’occasion d’exposer de façon complaisante toutes les variantes du christianisme, que le dogme papal a qualifié évidemment « d’hérésies » par soif de pouvoir. Ainsi le faux pape qui en appelle à s’unir selon le Christ, la communion des corps fornicateurs après celle du pain et du vin ; Marie (Édith Scob) qui dit à Jésus (Bernard Verley) de ne pas se raser, Jésus qui transforme l’eau en vin à un dîner fort joyeux, ou qui « guérit » les deux aveugles dans une forêt… jusqu’à ce que leur canne rencontre un petit fossé qui les empêche d’avancer. Ce curé gourmand de transsubstantiation (François Maistre) qui jette son café à la face du brigadier (Claude Cerval) lequel l’interroge en gros bon sens sur tous ces mystères – parce qu’il est un vrai curé devenu fou échappé de l’asile qui ne supporte pas qu’on le contrarie (comme toute religion). Ou cet arrogant et vicieux marquis de Sade (Michel Piccoli, tout à fait dans son rôle de vieux salaud), qui nie Dieu et torture une très jeune fille, en athée libertin. Ou ces deux nobles, l’un jésuite (Georges Marchal) et l’autre janséniste (Jean Piat), qui se défient en duel pour des arguties de théologien tandis qu’une nonne janséniste convulsionnaire se fait clouer sur une croix dans une église. Ou encore cet évêque espagnol qui excommunie et brûle le squelette de son prédécesseur parce que l’on a découvert un manuscrit de lui qui doute de la légitimité de certains dogmes. Tout le monde parle en citations : Osée dans la bouche de Dieu le Père, des textes de Jean de la Croix, de Louis de Grenade, des propositions du Denzinger ; tout le monde perroquette la religion – mais sans la vivre au quotidien, comme si le catholicisme s’était réduit avec les siècles aux simagrées. D’ailleurs, les deux pèlerins sont accueillis à Saint-Jacques de Compostelle par une pute (Delphine Seyrig) qui veut baiser avec chacun d’eux pour avoir « un enfant de putain » ordonné par Dieu lui-même avec des prénoms à coucher dehors.

Au fond, si Dieu est omniscient, omniprésent et tout-puissant, il importe peu de croire ou non puisque tout est écrit et que la destinée adviendra, et que la grâce sauvera toutes les créatures. Si Dieu n’est qu’un concept, une projection des désirs humains de toute-puissance, peu importe qu’il existe, il s’agit pour chacun de réaliser pleinement toutes ses potentialités humaines, de devenir totalement homme, « sur » homme diraient certains. Tout le reste est crédulité de superstitieux et jeux de communication pour assurer son pouvoir sur les autres.

Ce film de peu de succès est une fantaisie baroque d’un cinéaste latin hanté par les curés et sur ces années de bourgeoisie régnante et de franquisme en Espagne. Un autre monde désormais bien lointain, conté avec simplicité et mystère.

DVD La voie lactée, Luis Buñuel, 1968 (sorti en 1969), avec Laurent Terzieff, Paul Frankeur, Delphine Seyrig, Edith Scob, Bernard Verley, Alain Cuny, Jean Piat, Michel Piccoli, édition espagnole en français et espagnol, standard €12.17 blu-ray €12.38

The Luis Buñuel Collection – 7 DVD : Belle de jour / Le Journal d’une femme de chambre / Le Charme discret de la bourgeoisie / Cet obscur objet du désir / Le Fantôme de la liberté / La Voie lactée / Tristana, €66.98

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Paul Faure, Ulysse le Crétois

Ulysse est un mythe, et en même temps le symbole même de l’homme grec. Il est pourtant Crétois, comme le montre Paul Faure sur 278 pages plus 112 pages de notes bibliographiques et documents, ainsi que plusieurs cartes et plans. Paul Faure fut professeur de langue et de civilisation grecques à l’université de Clermont-Ferrand – et à demi crétois lui-même. La tradition orale de la grande île a conservé de nombreuses versions du héros achéen qu’un aède – Homère – a synthétisé sous une forme puissante et personnelle. Son livre érudit se lit facilement et nous en apprend beaucoup sur ce monument de civilisation occidentale qu’est l’Iliade, mais surtout l’Odyssée.

Comme Jésus Christ selon Michel Onfray, Ulysse n’a pas « existé » matériellement, mais comme concept humain. Est-ce la menace culturelle de l’immigration massive en cours ? La poussée brutale des nationalismes dans le monde ? La manifestation évidente du déclin américain avec son président clown ? L’été est en faveur du « retour » à Ithaque, du périple d’Ulysse, de la boucle de l’Odyssée. Ce ne sont qu’émissions d’été sur les radios, depuis les lourdingues « Grandes traversées » France-culturelles où ladite culture est souffrance et où il faut s’emmerder de longues heures à écouter du grec dans le texte pour acquérir le Savoir – au nettement plus dynamique et passionnant Sylvain Tesson sur France-Inter qui met l’épopée au rang du peuple – redonnant à la culture son rang évident de religion populaire (religion = ce qui relie).

Se fondant sur la linguistique, l’archéologie et l’ethnologie, Paul Faure démontre qu’Ulysse fut Crétois, probablement demi-frère ou compagnon du roi Idoménée (p.69), guerrier médiocre (p.138) mais ambassadeur hors pair. « L’Iliade nous le présente moins comme un soldat que comme un négociateur ou un champion » p.139. En sept chapitres, il décline les sept adjectifs qu’Homère utilise dans l’Odyssée pour définir Ulysse : le Petit Prince, l’endurant, l’ingénieux, le rusé, le personnage aux mille tours, le fameux, le divin. D’ailleurs, Ulysse se dit Odysseus en crétois : l’Odyssée n’est donc que la geste d’Ulysse, l’Ulyssiade comme on inventait jadis le nom des épopées.

« Je dis qu’il n’y a qu’en Crète que l’on retrouve, d’un bout à l’autre de l’époque historique, un rituel d’initiation ou de probation de l’adolescence, dont le scénario bien attesté corresponde terme à terme aux cinq premières phases de l’initiation d’Ulysse : l’épreuve du fruit défendu, l’épreuve des ténèbres, l’épreuve du sexe, l’épreuve des eaux, l’épreuve de l’Au-delà. (…) Si l’on ajoute à cela que le nom d’Odysseus est crétois, que les armes du héros comme ses exploits et ses mensonges sont crétois, que les mythes relatifs à ses antagonistes et même leurs noms se sont conservés en Crète de siècle en siècle jusqu’à nos jours : Cyclopes, Circé, Sirènes, Calypso, Néréides, Tartare et Revenants, il n’y a pas lieu de douter que le mensonge sept fois répété d’Ulysse : « Je suis véritablement Crétois », n’était pas tout à fait un mensonge. Et que, si son histoire paraît bien celle d’une sorte de Petit Poucet local, elle a servi de modèle et de garant des centaines d’années avant Homère à tous les enfants de l’aristocratie que l’on initiait publiquement en Crète à la vie » p.59.

Les mystères, le merveilleux, les géants, le loto qui donne l’oubli, le cheval de Troie (p.169) – tout cela n’est que mythe. Télémaque est moins le fils d’Ulysse que son double, son successeur dans le temps (p.229). Et la sage Pénélope tisse moins une toile que des ruses et est moins fidèle que la cane sauvage pénélops d’où vient son nom (p.231). Mais qu’importe ? Homère est un auteur qui met en scène « l’essentiel des chants de l’Odyssée, y compris le XIe et la majeure partie du XXIVe, (…) auteur en tout cas du plan et du thème de l’Odyssée » p.240. Il a nourri ses récits de son expérience de voyageur et des récits des commerçants – d’où les détails géographiques qu’il donne – mais la réalité ne fait que servir la fiction. Retrouver l’itinéraire d’Ulysse est une gageure car une part est inventée (p.242).

« Aussi, l’épopée n’est-elle qu’à moitié mythique, à moitié logique. Pour employer une opposition très fréquente en grec, elle participe à la fois du mythos, ou parole qui raconte, et du logos, ou parole qui démontre. (…) Son épopée est caractérisée par le mélange constant de l’humain et du surhumain, de l’intemporel et du vécu, de l’extraterrestre et de la plus humble réalité » p.244. Ulysse est un modèle de vie exemplaire proposé aux adolescents grecs. « Ipso facto, Ulysse, devenu le meilleur des Grecs, quasi divinisé (théios, antithéos) à force d’être universel, cessait d’être crétois » p.244.

Homère est un auteur qui semble avoir réellement existé. « Homère a donné à Ulysse une bonne partie, qui n’est pas la meilleure, de son caractère, de son âge, de sa propre destinée. Il s’est trop attaché au conflit des générations pour ne pas y avoir été lui-même largement impliqué. Même l’intérêt qu’il porte à la jeune Nausikaa – un des moments les plus purs et les plus discrets de l’immense poème – ou bien encore la paternelle affection dont il entoure l’adolescent Télémaque, montrent l’auteur qui a passé la cinquantaine. (…) L’intrigue et l’action nous attachent parce qu’elles sont d’un homme de l’an 700 av. J.C. » p.271.

« Relire » l’Iliade et l’Odyssée, écouter Sylvain Tesson en parler bien mieux que Pierre Bergougnoux, se documenter dans le livre de Paul Faure plutôt que par les bavardages entrecoupés de musique criarde de France-Culture, voilà un beau programme de civilisation pour l’été. Car, si l’hospitalité était l’une des vertus du monde grec, elle ne s’entendait que comme accueil d’un Autre parce que l’on est sûr de sa civilisation – pas comme une invasion acculturante au nom d’un métissage général.

Paul Faure, Ulysse le Crétois, 1980, Fayard 406 pages, €25.00

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Qu’est-ce que la post-vérité ?

Il y a la vérité et il y a le mensonge ; il y a aussi la vérité « relative », qui dépend du point de vue d’où l’on se place. Il n’y a pas de « post » vérité, qui signifierait un dépassement (dialectique ?) de la vérité en soi. Le terme utilisé est donc un raccourci : nous nous trouvons dans une ère de « post » vérité parce que « la » vérité ne fait plus recette pour la majorité de nos contemporains.

A cela quatre raisons :

  1. La vérité est indifférence : tout est relatif ! Ne nous a-t-on pas assez serinés depuis deux générations ce slogan tiré de la théorie d’Einstein ? Puisque toute vérité dépend du point de vue, choisissons notre point de vue et ce sera notre vérité. Pas « la » vérité en soi mais celle de notre œil, de notre cœur, de notre raison. Nous appellerons cette vérité un mythe et le croire sera le socle qui nous fera agir. La vérité « scientifique » elle-même – qui devrait rester pure, a été mise à mal par le socialisme « scientifique » de Marx et Engels (qui n’était qu’une croyance philosophique) et par les multiples fraudes de chercheurs qui cherchaient surtout la notoriété, et moins à trouver qu’à prouver.
  2. Le réel est indifférent, trop « raisonnable », trop contraignant. Il est souffrance, mieux vaut l’illusion. L’intrusion des philosophies orientales, et la mode New Age qui va avec, conduit dans nos sociétés matérielles confortables, à « préférer » les illusions apportées par les croyances – dont les religions -, par le groupe fusionnel, les drogues, l’alcool. Puisque la société ne nous force pas à nous colleter au réel grâce à ses filets de sécurité sociale, santé, chômage, retraite, vivons dans le rêve ou la foi, nous aurons toujours à bouffer. Le revenu universel du dieu Hamon rencontre ici toute sa place, comme le message daechiste des vierges futures (rien que pour les mecs, aucune brochette d’éphèbes prêts à servir n’est prévue au paradis d’Allah pour les méprisables femelles). L’indifférence au réel se manifeste par le dédain de la raison et l’inclination vers la passion : celle-ci emporte, la volonté supplante le raisonnable, il suffit de dire « je veux » pour que toutes les planètes se mettent à tourner autour du même soleil impérieux, la foi vous sauvera. Le volontarisme furieux des Le Pen et des islamistes rencontre ici son public.
  3. Le temps est indifférent, seul compte présentement le présent. Les gadgets électroniques remplacent la pensée par « l’information » continue, le lien par « le réseau », la sensation par « le choc » répété. Un clou chasse l’autre – d’où la meilleure défense qui est l’attaque, et plus c’est gros, plus ça passe, ces deux piliers fondamentaux de toute propagande. Donald Trump, amuseur de téléréalité, a piqué ses procédés de show aux télévangélistes, même s’il imite sans le savoir Hitler. En France, le Front national est expert mais tire ces techniques du Dr Goebbels – que l’on étudiait jadis à Science Po. François Fillon est trop naïf pour user de ces méthodes pas très catholiques, ce qui le dessert.
  4. Le pouvoir de l’élite est indifférent, ce qu’elle dit n’est que du performatif, les actes suivent trop rarement les mots pour qu’on les croie encore. Il y a eu trop de « mensonges d’Etat » depuis l’origine de la république pour que cette répétition des mêmes erreurs ait ancré dans la tête du citoyen qu’il ne faut jamais faire confiance au pouvoir. Rappelons-nous l’affaire Dreyfus, le scandale de Panama, Pétain comme « bouclier », l’attentat de l’Observatoire, le « je vous ai compris » sur l’Algérie, les dénis successifs sur les méfaits du nucléaire (le nuage de Tchernobyl arrêté à la frontière…), le Rainbow Warrior – et aux Etats-Unis entre autres le Watergate et les armes de destruction massives en Irak… Sans parler des impostures intellectuelles à la Maurras, Sartre ou Althusser. La « vérité » officielle est une communication qui disqualifie les politiciens, les intellos, les « sachant » (qui n’en savent pas plus que vous quand on y pense). Critiquer, contester, élaborer une communication « alternative » apparaît comme un devoir civique – au risque de sombrer (trop souvent) dans la théorie du Complot.

Au fond, seuls les vrais chercheurs scientifiques sont forcés de croire encore en « la » vérité. Les autres n’adhèrent qu’aux vérités partielles, relatives, « utiles ». La fameuse transparence démocratique dont les intellos civiques nous bassinent les oreilles n’apparaît que comme une arme de communication pour le combat politique. Ce sont les fameuses « affaires », qui surgissent curieusement aux moments où un intérêt électoral ou le vote d’une loi est en jeu. Ce n’est pas la vérité qui pousse ces « lanceurs d’alerte », mais le militantisme partisan – loin, très loin de l’intérêt général.

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La vérité est exigée nue, par volonté de naturel

Nietzsche est peut-être le seul philosophe qui se soit interrogé sur les présupposés du concept de « vérité ». Pourquoi croire à cette dualité du vrai et du faux ? N’y a-t-il rien de gris, d’intermédiaire, de yin dans le yang et réciproquement ? Pourquoi cette croyance fanatique en les bienfaits de la vérité et cette horreur du faux ? Est-ce bien la réalité humaine constatée ? Si l’erreur est humaine, ne serait-ce pas parce qu’elle a une certaine utilité, au moins pratique ? Ne sert-elle pas à mieux vivre ?

La vérité est alors une valeur, pas une essence objective. La volonté de vérité est une volonté comme une autre – même si elle caractérise notre civilisation occidentale plus qu’une autre dans l’histoire. « La question des valeurs est plus fondamentale que la question de la certitude » (Fragments posthumes XII, 7). La prétendue vérité se réduit alors à la position relative, humaine, de certaines erreurs devenues conditions d’existence. Une erreur ancienne apparaît plus vraie qu’une vérité trop récente, que l’on ne croit pas encore tout à fait. Même la science n’établit de vérités que réfutables, « falsifiables » selon Karl Popper. Ce qui est vrai à un moment donné ne l’est plus que partiellement à un moment ultérieur. Parce que la connaissance avance, la puissance de calcul, l’exploration de l’univers, l’approfondissement de ses lois mathématiques.

Puisque la vérité est une valeur, elle est en concurrence avec d’autres valeurs qui peuvent apparaître un moment comme plus importantes : « La question est de savoir jusqu’à quel point [un jugement] favorise la vie, conserve la vie, conserve l’espèce », suppute Nietzsche (Par-delà le bien et le mal, 4). La vérité cherche à établir la certitude, sans laquelle il ne peut y avoir de sécurité pour les humains. Le connu inspire confiance, donc « est vraie une chose qui suscite un sentiment de sécurité » (Fragments posthumes, XII, 7).

D’où les Trump et autre Le Pen ou Mélenchon : affirmatifs, pirouettant, aptes à retomber toujours sur leurs pattes. Ce n’est pas la vérité qui compte, mais leur habileté. Ils disent ce que « tout le monde » croit, changent d’avis aussi vite lorsque la réalité les rattrape, baignent dans la com’ le public comme des amuseurs de foire. Mais la politique n’est-elle pas une grande foire, un Beauty contest où il s’agit de choisir le plus séduisant ?

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Stanley Kubrick, 2001 L’odyssée de l’espace

stanley kubrick 2001 l odyssee de l espace
Certains trouvent ce film génial, d’autres par moment terriblement ennuyeux ; il reste cependant un « film culte » que chacun doit avoir vu pour sa culture personnelle…

Car il s’agit d’une odyssée, c’est-à-dire une un voyage d’aventure à travers le temps et l’espace, une réflexion philosophique sur le devenir : qui suis-je ? où vais-je ? dans quel état j’erre ? Kubrick, étayé par le roman de Clarke, veut démontrer l’évolution linéaire de l’humanité, des australopithèques à l’an 2001. Ce nouveau millénaire était réputé, en 1968, « terminer » un cycle (l’ère du Verseau, the Age of Aquarius de Hair ?). Autant dire tout ce qu’a de biblique et de judéo-chrétien une telle vision du monde. Mais elle faisait consensus en ces années où la science était d’autant plus euphorique que la guerre du Vietnam démontrait toutes les capacités de massacre de « la » civilisation.

Le synopsis du film est simple, voire simpliste : une bande de quasi singes pré-humains (australopithèques), s’agite en rond en poussant des cris gutturaux, faisant de grandes démonstrations de virilité genre hakka face à d’autres groupes. Des banlieues aux footeux, observons que l’humanité mâle primaire n’a pas vraiment évolué… Mais voilà qu’un fourré moins obtus que les autres touche un mystérieux monolithe noir, planté un beau matin du monde sur la terre africaine (inspiré de la peinture de Georges Yatridès). Et il devint moins con. C’est magique, mieux que l’Éducation nationale, cela peut rassurer les cerveaux étroits des banlieues : on peut être « élu » par une Puissance supérieure sans rien d’autre à faire qu’à y croire. C’est ainsi qu’Allah est grand.

L’homme, donc, dans cette vision bibliquissime, n’a aucune part dans son évolution : il est « appelé » par de Grands ancêtres à la lumière. Elle vient de Jupiter (le père des dieux et la plus grosse – planète, bien sûr). Les monolithes noirs rectangulaires, de proportions « parfaites » dans le roman (1 × 4 × 9, les carrés des trois premiers entiers naturels non nuls), sont les relais qui permettent l’essor de l’Esprit dans l’univers.

Notons que l’homme (mâle) n’évolue qu’en apprenant à tuer : c’est un os ramassé par le premier singe qui servira de massue pour s’imposer aux ennemis. Le mâle entraîne évidemment les femelles (qui n’ont rien à dire dans le film) et l’humanité avance en esprit par le meurtre. Il permet l’accès à la viande, dont les poilus se repaissent ignoblement après cet accès de génie.

La scène initiale est un peu longue, tout comme celle de la fin. Le réalisateur ne veut rien démontrer et il étale ses séquences pour que le spectateur ait le temps de se laisser aller à sa propre idée. C’était peut-être révolutionnaire en 1968 mais passe assez mal aujourd’hui, sauf pour les hypnotisés complètement lobotomisés par les images et la musique, qui mettent leur cerveau pensant entre parenthèses durant ces temps morts. Un quart d’heure d’hyperespace coloré à la fin, c’est bien long ! Mais quand on n’a rien à penser, on se laisse emporter. Tout comme l’humanité en son Évolution selon saint Stanley.

Le film opère un saut en 1999, où un prof à langue de bois est convoqué sur une base lunaire. Il a à peine le temps de souhaiter (une fois par an…) un bon anniversaire à sa petite fille, qu’il a sans doute conçus par devoir, manifestement pas par amour. Mâle technique, il joue l’affection avec sa progéniture comme il joue la diplomatie avec ses copains russes, et chef savant avec ses collègues de la lune. Car on y a découvert un monolithe noir… C’est en le touchant que se déclenche une puissante onde qui annonce à Jupiter que c’est fait : les humains sont enfin capables de technique avancée.

kubrick 2001 l odyssee de l espace conjonction des astres

D’où la séquence suivante, le vaisseau Jupiter Explorer qui se rend vers la grosse planète. L’étrange est qu’il soit entièrement piloté en automatisme intégral (les humains en 68 sont-ils si cons ?), et que l’équipage soit réduit à deux hommes (aucune femme), trois « savants » comme autant de manuels techniques sans âmes étant en hibernation dans des caissons. L’ordinateur avancé HAL (Carl en français) communique d’une voix synthétique désincarnée, image du Rationnel froid, et par un œil rouge aussi glacé que celui d’un crocodile. L’humain est dépassé par la machine. L’a-t-il vraiment créée, d’ailleurs ? Puisque c’est le monolithe qui lui a donné « le pouvoir », celui-ci ne viendrait-il pas du Diable ? Évoluer c’est tuer, donc seul le Mal permet la Connaissance, comme Eve l’a appris à ses dépens. La Bible est convoquée bien lourdement, toujours…

Tirer le Diable par la queue engendre un coup de griffe en retour, et c’est bien ce qui arrive à nos deux astronautes : HAL les embrouille et cherche à les éliminer. Pourquoi ? Accomplir la Mission ? Mais quelle mission pour une machine ? Cela veut-il dire que le Concept est plus puissant que l’humain ? Que l’Idéal des idées pures, informatiques et mathématiques, est seul ce qui importe dans le Dessein intelligent de l’univers ? Ce Dessein n’est pas encore à la mode aux États-Unis en 1968, mais ses prémices sont déjà là, dans le biblisme littéral avidement pratiqué par les Américains. Si l’Évolution se résume à la technologie, le meurtre symbolique de HAL signifie la fin de l’évolution humaine.

Car notre héros Franck (au prénom qui évoque la France, patrie des Lumières ?) parvient à désactiver la mémoire de HAL et à prendre les commandes. Ou plutôt il ne « prend » rien du tout, mais poursuit son destin par la course programmée du vaisseau. Aux abords de Jupiter flotte un autre monolithe noir, relais d’un chemin balisé vers les étoiles. Le vaisseau est pris dans un vortex (un trou noir ?) et commence alors le quart d’heure psychédélique de délire coloré style LSD (fort à la mode en 68). Pour aboutir à quoi ? A une chambre d’hôtel style Louis XVI (juste avant la Révolution due aux Lumières… est-ce par hasard ?). Franck se voit vieux, seul, livré à lui-même sans lien avec l’extérieur. Le tueur est confronté à sa propre mort, rançon de son péché originel d’avoir évolué par le meurtre ?

Lorsqu’il touche le monolithe apparu dans sa chambre d’agonie, en vieux singe qu’il n’a cessé d’être, le voilà qui renaît en fœtus. Dans une sphère – l’inverse du monolithe rectangle – est-ce prémonitoire ? Une autre humanité naît peut-être, on n’en saura pas plus – bien que la croyance en l’ère imminente du Verseau (en 2160) imagine le retour du Christ. Les extraterrestres sont-ils un avatar de Dieu ? Messager du Sauveur ou intelligence du Malin ? L’homme n’avait rien demandé, « on » lui a imposé l’Evolution. Ne serait-il donc pas « coupable » ? Ou bien si, par son « péché originel » de vouloir tout savoir ?

arthur c clarke 2001 l odyssee de l 'espace

Les Transhumanistes aujourd’hui étendent la loi de Moore à la nouvelle loi du retour accéléré. Vers 2046, l’intelligence artificielle sera devenue tellement complexe et puissante qu’elle pourra faire basculer des hommes vers les machines le pouvoir sur les choses. C’est la crainte de Bill Gates et de Stephen Hawking, pas si éloignée des craintes exposées dans 2001, l’odyssée de l’espace en 1968 déjà. C’est dire si elles sont plus mythiques que réelles, au fond.

La messe de Requiem (messe des morts) de György Ligeti accompagne dans le film les mystères d’univers lorsqu’ils sont révélés, tout comme Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss accompagnait les efforts du singe primate à s’élever en esprit au début. Images folles et musique sont là pour dépayser le spectateur, l’inciter à déraisonner et à se laisser manipuler par les affects surgis de « l’expérience sensorielle » (thème fort à la mode dans les prémices du New Age).

Cette absence de message clair et l’envahissement sonore et visuel ont beaucoup fait pour le succès du film. Il s’agit de se laisser aller au primal, à déconnecter toute raison, à s’abandonner au destin. C’est ainsi que l’on abdique toute responsabilité, donc toute liberté, mais avec cet avantage de n’être jamais coupable de rien, surtout pas des effets pervers de la technique ni de la guerre du Vietnam. Le pessimisme de Kubrick a pris là une dimension cosmique. Pas sûr que l’on doive vouer un « culte » à ce genre de film, même s’il est utile de le connaître.

DVD 2001, L’odyssée de l’espace (A Space Odyssey), Stanley Kubrick, 1968, Blu-ray éditions Steelbook, €19.00
Arthur C. Clarke, 2001 l’odyssée de l’espace, 1968, J’ai lu SF 2001, 191 pages, €4.00

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Yves Bonnefoy, grand poète

yves bonnefoy photo

Rares sont les poètes, surtout en France. Yves Bonnefoy est un ex-poète vivant, il s’est éteint le 1er juillet à 93 ans. J’avais abordé tard sa poésie, dans les années 1990, pourtant il a écrit dès 1953. C’est qu’il n’est pas simple de pénétrer son univers, intemporel de mathématicien philosophe, critique d’art et professeur au Collège de France. Il ne faut pas l’aborder trop tôt, sous peine de passer à côté.

Bonnefoy est le poète de la présence au monde. Il veut que la terre soit cet endroit habitable où tout fait sens, comme en enfance, où le concept n’a pas encore détruit le mot.

                « Le jour se penche sur le fleuve du passé,

                Il cherche à ressaisir

                Les armes tôt perdues,

                Les joyaux de la mort enfantine profonde.

Il n’ose pas savoir

S’il est vraiment le jour

Et s’il a droit d’aimer cette parole d’aube

Qui a troué pour lui la muraille du jour… » (Hier régnant, p.131)

Le poète est le passeur de la présence réelle, aimant comme il dit passer sur l’autre rive pour relier l’hier et l’aujourd’hui, l’abstrait et le concret, la présence et l’absence.

« Visage séparé de ses branches premières,

Beauté toute d’alarme par ciel bas,

En quel âtre dresser le feu de ton visage

O ménade saisie jetée la tête en bas ? » (Art poétique, Du mouvement p.78).

Ou l’image et le désir, comme sur une Pietà de Tintoret :

                « Ici,

                Un grand espoir fut peintre. Oh, qui est le plus réel

                Du chagrin désirant ou de l’image peinte ?

                Le désir déchira le voile de l’image,

                L’image donna vie à l’exsangue désir » (Pierre écrite, p.247)

Il lui faut être en intimité avec ce monde – car il n’en existe pas d’autre.

                « Dieu qui n’es pas, pose ta main sur notre épaule,

                Ébauche notre corps du poids de ton retour,

                Achève de mêler à nos âmes ces astres,

                Ces bois, ces cris d’oiseaux, ces ombres et ces jours.

Renonce-toi en nous comme un fruit se déchire,

Efface-nous en toi. Découvre-nous

Le sens mystérieux de ce qui n’est que simple

Et fut tombé sans feu dans des mots sans amour. » (Pierre écrite, p.233)

Être pierre et vie, passer sans dommage le feu, relier les éléments : telle est la salamandre.

                « Son regard n’était qu’une pierre,

                Mais je voyais son cœur battre éternel.

                O ma complice et ma pensée, allégorie

                De tout ce qui est pur,

                Que j’aime qui resserre ainsi dans son silence

                La seule force de joie.

                Que j’aime qui s’accorde aux astres par l’inerte

                Masse de tout son corps,

                Que j’aime qui attend l’heure de sa victoire,

                Et qui retient son souffle et tient au sol. » (Du mouvement, p.111)

Des lieux et des saisons, Delphes, Florence, Trieste, l’été, le printemps…

                « Dans ce rêve de mai

                L’éternité montait parmi les fruits de l’arbre

                Sans angoisse ni mort, d’un monde partagé » (Pierre écrite, p.186)

Il faut qu’on nomme pour exister, être en relation signifie appeler qui et quoi par son nom. Toute mémoire a besoin de mots pour perdurer et l’enfant qui ne sait encore parler n’a pas de souvenir.

                « Pourquoi des mots ? Par confiance

                Et pour qu’un lieu retraverse

                La voix d’Œdipe sauvé. » (Hier régnant, p.175)

Qui ne dit mot ne consent pas au monde. Qui n’a pas les mots pour le dire reste au-dehors, absent.

                « Il désirait, sans connaître,

                Il a péri, sans avoir.

                Arbres, fumées,

                Toutes lignes de vent et de déception

                Furent son gîte.

Infiniment

                Il n’a étreint que sa mort » (Pierre écrite, p.204)

yves bonnefoy poemes

Retrouver l’enfance où le monde était évidence même, retrouver l’esprit d’enfance avec toute la puissance d’esprit de l’adulte. Pour voir le monde tel qu’il est, « la divinité d’une herbe sèche », accueillir la terre sans les voiles de l’apparence puisqu’elle excède le désir, sans illusion, sans écran rose ou noir, telle « l’eau qui veut la pente dans les pierres », ou « l’élan de l’agneau, fait de joie pure », comme « l’enfant qui joue sans limite sur le seuil » (p.312).

                « O terre, terre,

                Pourquoi la perfection du fruit, lorsque le sens

                Comme une barque à peine pressentie

                Se dérobe de la couleur et de la forme,

                Et d’où ce souvenir qui serre le cœur

                De la barque d’un autre été au ras des herbes ?

                D’où, oui, tant d’évidence à travers tant

                D’énigme, et tant de certitude encore, et même

                Tant de joie, préservée ? Et pourquoi l’image

                Qui n’est pas l’apparence, qui n’est pas

                Même le rêve trouble, insiste-t-elle

En dépit du déni de l’être ? Jours profonds,

Un dieu jeune passait à gué le fleuve,

Le berger s’éloignait dans la poussière,

Des enfants jouaient haut dans le feuillage,

Rires, batailles dans la paix, les bruits du soir,

Et l’esprit avait là son souffle, égal… » (Dans le leurre, p.255)

Le poète est le berger de l’être, disait Heidegger un dieu jeune qui passe à gué le fleuve…

            « Retrouvons-nous, prenons

            À poignées notre pure présence nue » (Dans le leurre, p.290).

Yves Bonnefoy, Poèmes : Anti-Platon, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, Hier régnant désert, Dévotion, Pierre écrite, Dans le leurre du seuil, collection Poésie Gallimard 1985, 346 pages, €9.90

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François Jullien, Le nu impossible

francois jullien le nu impossible
Pourquoi le nu est-il si courant dans la peinture occidentale et absent dans la peinture chinoise ? Cet étonnement philosophique est le point de départ de la réflexion du sinologue philosophe François Jullien. Il va chercher la condition d’impossibilité du nu en Chine, dans le même temps qu’il va s’interroger sur ses conditions de possibilités en Europe.

Il ne s’agit ni de pudeur, ni de honte, car le nu n’est pas un portrait mais une essence. Il nie l’individu représenté au profit de la Beauté en soi, faisant remonter le sensible à l’abstrait dans la meilleure raison platonicienne. Ce pourquoi il est indifférent que Filippo Lippi ait trouvé ses modèles de Madones dans les bordels de Florence ou Michel-Ange son David chez un jeune marbrier de Carrare. Rien de tel en Chine, où l’abstraction n’a pas de sens. La forme est délaissée au profit du trait, l’essence au profit du mouvement, l’enfermement fixiste au profit de l’ouverture sans finitude.

Il existe des corps humains déshabillés dans la peinture chinoise, mais ils ne constituent pas des « nus ». Leurs formes ne sont pas dessinées, structurées en proportions mathématiques, mais laissées informes, traversées de courants et d’énergies. Les corps ne sont pas posés, offerts immobiles comme une leçon d’anatomie ou un exemple de concept, mais en mouvement dans un paysage. La figuration humaine perd de son importance dans l’histoire de la peinture chinoise. Si le nu européen isole, abstrait, éternise – les êtres humains chinois sont insérés dans leur milieu, leur condition sociale, leur époque. Nulle éternité glorieuse mais un moment qui passe. « Tandis que le nu isole le corps dans sa forme et son volume, la peinture chinoise s’attache à peindre ses personnages en intime relation avec le monde ambiant : car tout le paysage, de même que le corps humain, est parcouru de souffles qui le font vibrer » p.36. Les vêtements drapés et ondulants, les arbres et rochers alentour, manifestent cet échange constant d’énergie.

su dongpo rocher etrange

Corps en soi ou sur le vif ? Tel qu’en lui-même l’éternité le pense ou bien ici et maintenant ? « Tandis que la pensée grecque valorise le formé et le distinct, d’où son culte de la Forme définitive qu’exemplifie le Nu, la Chine pense – figure – le transitionnel et l’indiciel (sous les modes du ‘subtil’ et du ‘fin’, de ‘l’indistinct’) » p.54. Le rapport du sujet à l’objet n’intéresse pas les Chinois ; ils le jugent infécond. « Le ‘paysage’ n’est pas séparé de ‘l’émotion’, mais l’un est dans l’autre – l’un révèle l’autre » p.61. L’intériorité révèle le monde et le monde n’existe que vu par une intériorité. Plutôt que d’illustrer la mathématique immuable de la nature, le peintre chinois cherche l’harmonie du point de vue, la transition de la forme, en tension dans le temps.

michel-ange david nu

Le nu européen est un pur objet. « C’est pourquoi je ne me sens pas plus tenté par le désir de sa chair que je n’éprouve de compassion pour la violation faite à sa pudeur. Telle est la force, isolante (insolente), de la fonction esthétique que magnifie le nu et qui sépare d’emblée celui-ci de tout commerce ordinaire » p.88. A l’inverse, « les traités insistent sur ce point, voire en font leur précepte initial : quoi qu’il peigne, le bambou ou le rocher, le peintre chinois commence par ‘communier en esprit’ avec lui (notion de shenhui) ; il se livre à travers lui » p.91. Fermeture occidentale sur la forme ; ouverture chinoise sur l’interaction du peintre et de son paysage (humain compris). Le geste de peindre est ‘naturel’ parce qu’il émane de lui-même, sans intention première ni construction préalable. Un corps est comme un paysage : un état d’âme, « un penser du pinceau qui se déploie spontanément en tous sens… », disait Zang Yanyuan, cité p.114.

Un bien beau court traité qui laisse à penser.

François Jullien, Le nu impossible, 2000 révisé 2005, Points Seuil essais 2005, 140 pages, €8.10
Les livres de François Jullien chroniqués sur ce blog

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Parler anglais sur le bout de la langue

Les éditions Syros viennent de mettre au point un « concept » : parler anglais en s’amusant. Il s’agit de petits livres de 100 pages, écrits gros et illustrés en noir et blanc, qui racontent une aventure à la portée des 10-13 ans. L’idée est qu’ils commencent en français, le lecteur pouvant se mettre dans la peau d’un jeune héros (garçon ou fille) de son âge. Le personnage vit une histoire et progresse en anglais parce qu’il a envie d’en savoir plus.

tip tongue romans garcons

Au début, les explications des mots difficiles sont effectuées par un adulte dans l’histoire ; par la suite, un dictionnaire ou un traducteur électronique suffit ; à la fin, le seul contexte permet de comprendre. L’idée est intéressante, le bain passant du chaud au froid progressivement, l’intrigue étant là pour captiver et donner envie d’en savoir plus. Seul le réglage des transitions est parfois délicat. Dans le livre que j’ai lu de bout en bout, Tom et le secret du Haunted Castle, les explications sont un peu lourdes au début ; à l’inverse, elles cessent brutalement vers le second tiers. La progression n’est pas linéaire.

Mais le jeune lecteur (mâle ou femelle, la langue française utilisant le masculin pour le neutre), peut aussi télécharger gratuitement chaque histoire en MP3 sur le site. Par exemple, pour le livre ci-dessus, à l’adresse http://tom.syros.fr. Il aura donc l’écrit et l’oral pour suivre et réviser.

tip tongue romans filles

Pour le moment, quatre titres sont parus, deux mettant en scène des filles et deux des garçons ayant juste l’âge des bases en anglais et commençant à acquérir le vocabulaire, soit vers 10 ou 12 ans. Une autre idée est de varier les régions anglophones (jusqu’ici Écosse, Irlande, Londres, sud-anglais), tout en conservant un anglais standard pas trop compliqué. Les personnages guident le sens, s’adressant à de Young French boys ou French girls.

L’auteur est anglaise, arrivée à 22 ans en France où elle vit et rédige notamment des romans policiers et histoires pour enfants (plus de 40 titres). Mais elle est reconnue officiellement par l’Éducation nationale comme Maître de conférences en anglais à l’Université Bordeaux-Montaigne. De quoi « rassurer » les parents trop français qui révèrent le scolaire et se prosternent devant les parchemins tamponnés par l’État.

Stéphanie Benson, Tom et le secret du Haunted Castle, 2014, éditions Syros, 103 pages, €6.60

Du même auteur et dans la même collection :

Site pédagogique de l’université dédié à cette nouvelle collection didactique : http://www.tiptongue.u-bordeaux-montaigne.fr
Attachée de presse de la collection : Guilaine Depis, guilaine_depis@yahoo.com

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Nietzsche, Le Gai savoir

Rien à voir avec une attitude sexuelle (pour ceux qui ignorent le philosophe), mais bien plutôt avec la ‘gaya scienza’ provençale au temps des troubadours. Friedrich Nietzsche, en effet, n’aimait pas la lourdeur de nourriture, de relations et de pensée des Allemands (pour lui, c’est tout un). Notamment celle des philosophes de l’idéalisme allemand comme Leibniz, Kant ou Hegel. Il préférait – et de beaucoup – la légèreté de cuisse, de cuisine, de conversation et de lumière du sud européen. Il écrit le ‘Gai savoir’ en 1882 et le complète en 1887 avec en sous-titre provençal la ‘gaya scienza’.

C’est une référence à l’unité humaine des trois ordres de l’existence : le troubadour de l’amour, le chevalier du courage et le savant du savoir. Pour lui, le savoir doit être « gai », léger et lumineux, parce qu’il est positif, signe de santé du corps, de vitalité des affects et de légèreté de l’esprit. Bien loin, du style pesant, pédant, empesé et structuré comme une scolastique des Hegel et avatars…

Ce pourquoi Nietzsche écrit en aphorismes, ces courts paragraphes où ne court qu’une idée à la fois. Ce n’est pas anarchie de pensée mais liberté d’explorer. Plutôt que de s’enfermer dans le carcan d’une méthode et d’une idée totale (totalisante, totalitaire), Nietzsche garde la pensée ouverte. Il procède à la Montaigne (qu’il aime fort), « par sauts et gambades ». Il ouvre des perspectives plutôt que de figer la pensée ; il teste ses idées, plutôt que d’en faire un monument d’immobilisme académique ; il éclaire le chemin, il ne donne pas le plan. Nietzsche n’est pas le laborieux laboureur (allemand) qui peine à creuser son sillon méthodique, mais le libre danseur (français, italien, grec) qui tente de s’élever dans les airs. Les paradoxes (ceux du comédien) servent à faire éclater les carcans dans lesquels se fige volontiers la « pensée ».

Nietzsche exècre – comme Flaubert – cette fameuse doxa, l’opinion commune dénoncée par Socrate. Le Savoir n’a pas le sérieux papal de « la Vérité », puisqu’il est sans cesse remis en cause par l’expérimentation scientifique, par l’évolution des relations humaines et par le mouvement du temps en histoire. La poursuite « des » vérités est allégresse, celle de « la » Vérité un renoncement confortable. Se réfugier dans une Bible, un Savoir unique, un Coran, une Vérité-en-soi, une Loi de l’Histoire, un Règlement, révèle une crainte du monde et du changement, un tempérament frileux et maladif – apparatchik, imam ou fonctionnaire. A l’inverse, explorer l’autre et l’ailleurs de ce monde-ci, d’une curiosité sans cesse en éveil, est signe de santé, d’un être bien dans sa peau, énergique et positif, d’une générosité qui déborde. Les vérités sont comme des enfants, dit Nietzsche dans Zarathoustra, « innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation. »

Il n’existe pas de Vérité dans l’absolu, à tout prix, mais une vérité vivante qui change avec les perspectives humaines, trop humaines – et qui pousse à vivre ici et maintenant. La Vérité absolue est une croyance, les vérités ici et maintenant sont des hypothèses provisoires comme la science aime à en tester tous les jours, une interprétation qui s’impose jusqu’à ce qu’elle soit réfutée. Le doute rend gai parce qu’il appelle à l’illusion nécessaire, comme au théâtre.

L’être humain n’est pas parfait et tout ce qu’il fait est mêlé toujours de bon et de mauvais (qui sont relatifs à qui, quand et quoi). L’existence est donc tragique, comme l’avaient appris les Grecs, ce qui ne les empêchait nullement de bien vivre et d’en philosopher.

Le savoir – la science – est un outil de l’homme, une « volonté » de savoir pour mieux vivre, pas la révélation du Livre de Dieu. Ce pourquoi tout Dessein intelligent est une démission de la pensée : suffirait-il de « découvrir » le voile pour être en harmonie ? Chaque être vit dangereusement puisque l’existence même est une affection mortelle. Dans la connaissance, combattre l’erreur ou la vanité est un antidote utile au ‘croire savoir’, qui est bien pire qu’ignorer. C’est ce que Nietzsche appelle le « tempérament artiste », une conscience de l’apparence, le consentement à ne jamais connaître le cœur absolu des choses. Ceux qui ont une volonté radicale de « savoir » ont bien vite le dégoût de ce monde imparfait, provisoire, et rêvent d’un « autre » monde ailleurs ; ils ne vivent donc pas mais se réfugient au-delà et demain – l’ici et le maintenant leur étant insupportables.

Ce pourquoi Nietzsche décrète « la mort de Dieu ». C’est moins le Dieu historique des Chrétiens et autres religions du Livre que la fin en la croyance qu’il existe un absolu hors de ce monde ou une Vérité unique – universelle et de toute éternité.

La percée conceptuelle de la physique quantique et relativiste est fondée sur cette remise en cause nietzschéenne d’une Vérité absolue, « révélée » et intangible. Les vérités humaines ne sauraient être celles de dieux ; elles sont donc provisoires et appellent l’imagination au pouvoir pour naître et se renouveler. L’univers n’est pas figé, il s’étend ; il n’est pas stable, il se transforme ; il n’est pas intemporel puisque né du Big Bang et appelé peut-être à se contracter à nouveau un jour ; sans compter qu’il est peut-être multiple… Tout change, tout bouge, nul corpuscule n’est Un, mais composé de corpuscules plus petits, ou de cordes liant des forces qui s’intègrent comme des poupées russes dans de plus grandes – là où les règles physiques changent, de l’interaction faible à l’au-delà de la gravitation…

La connaissance n’est qu’un ensemble de vérités provisoires, d’affirmations à remettre en cause par d’autres. Sans cesse. Il n’y a pas de « paix » de la connaissance, mais une « guerre » perpétuelle du plus et du mieux. Sa valeur n’est pas la Vérité mais la façon qu’elle a de rendre la vie plus puissante, plus belle – plus vivable. Le concept n’est qu’une métaphore, une volonté qui se donne. L’homme du gai savoir doit se tenir à l’équilibre entre pessimisme et orgueil ; il doit admettre qu’il ne vit sainement qu’en tension entre ses propres contradictions : celles qui le poussent en avant et celles qui l’incitent à s’abandonner.

Question de tempérament : « car, en admettant que l’on soit une personne, on a nécessairement aussi la philosophie de sa personne. » « Et de hasarder cette idée : chez tous les philosophes, il ne s’est jusqu’à présent nullement agi de ‘vérité’, mais d’autre chose, disons de santé, d’avenir, de croissance, de puissance, de vie… » (Avant-propos au ‘Gai savoir’, 2). La lucidité est la joie, l’illusion le pessimisme du ressentiment. Pas mal vu quand on observe les humains dans leurs idéologies.

Frédéric Nietzsche, Le Gai savoir, Folio 1989, 384 pages, €7.69

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