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Bruno Sibona, Japon – vue d’insecte

Après le Brésil, le Japon : Bruno Sibona raconte ses voyages, mais d’un ton autant intérieur qu’extérieur, mettant de lui-même dans ce qu’il voit. Voyager, c’est se transporter, au sens du transport passionnel. Le Japon agit sur lui et le transforme. Non sans mal car l’auteur se déprécie en dépressif mal dans sa peau, toujours entre deux ou trois cultures, né provençal issu d’Italiens et vivant en Irlande ou à Londres après des passages au Japon, au Brésil et ailleurs. Un être qui se cherche, qui se perd dans le zen tant la japonité déteint et fait réagir.

Il aborde le Japon par l’arc, cet art guerrier qui est une voie de vie, et dont il imite faute de comprendre la langue. Il est vrai que le Japonais éduque par l’exemple plus que par la parole car rien ne vaut mieux que de faire par soi-même au lieu de le conceptualiser. Le parcours va donc de l’arc aux temples et des sanctuaires aux dieux et à la mentalité. Le livre est plus un pèlerinage qu’un guide de voyage, encore que le touriste peut reconnaître sites et monuments malgré un itinéraire sinueux et des anecdotes, comme au hasard. Mais y a-t-il un hasard ou une affinité des choses ? Mystère du Japon où les fantômes existent, qui laissent leurs traces de pas sur le sable des jardins secs des sanctuaires zen.

Parfois touffu et comme hanté, le texte a des longueurs et l’effort « littéraire » se remarque. Entrelacer la prose de poèmes en vers libres quelquefois sur plusieurs pages en italiques ne me paraît pourtant pas une bonne idée. La poésie est un état d’esprit et sauter d’un récit à une ambiance casse la lecture. La prose peut devenir poétique par son rythme alexandrin sans pour cela revenir sans cesse à la ligne ni user l’œil par des caractères difficiles à lire. Les élans versificateurs auraient pu se situer à la fin.

Reste une plongée dans ce Japon complexe, étrange aux Occidentaux qui n’en voient que l’aspect superficiel lorsqu’ils parcourent le pays en touristes pressés. L’auteur propose une immersion entre arc et Nô, pèlerinages et rituels. Avec une curieuse histoire d’œuf de cristal retrouvé avec les kids dans les boues des rives de la Tamise à Londres à marée basse. Comme un signe.

Bruno Sibona, Japon – vue d’insecte, 2021, PhB éditions, 268 pages, €14.00

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Eugen Herrigel, Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc

Eugen Herrigel était Allemand et philosophe, né en 1884, mais il a vécu au Japon de 1924 à 1929 où il a étudié l’art du tir à l’arc avec le maître zen Awa Kenzō. Il raconte son chemin.

Le zen est l’esprit de tous les jours : dormir quand on a sommeil, manger quand on a faim, boire quand on a soif. Dès que nous réfléchissons, délibérons, conceptualisation, la spontanéité se perd. La conscience submerge l’inconscience originelle qui agit naturellement. Quand la pensée s’interpose, nous ne mangeons plus quand nous mangeons mais nous appliquons des concepts de goût aux aliments et un imaginaire culturel autour. Pour le zen, il nous faut redevenir comme des enfants par de longues années d’entraînement à l’oubli de soi. Il ne s’agit pas de se nier, mais de retrouver le naturel en nous. Lorsque cela est réalisé, l’être humain pense et pourtant il ne pense pas : il cogite comme les vagues déferlent sur l’océan, il est l’océan, il se met à la place des choses et reste en même temps extérieur. Il existe plutôt que d’être pensé par des représentations en lui.

L’action n’est que le reflet d’une attitude mentale. Le zen est l’expérience du fond insondable de l’être que l’entendement ne peut concevoir. Chacun doit surmonter sans cesse ses expériences, retraverser ses triomphes et ses échecs aussi longtemps qu’ils sont « les siens ». Le tout qui est décrit comme « le soi » doit s’annihiler, car le moi ou le soi (le petit moi et la conscience préexistante) ne sont que des agrégats. Il s’agit de retrouver une vie qui n’est plus sa propre vie particulière mais le battement de toutes les choses avec lesquelles nous sommes en rythme.

Le tir à l’arc est une voie de progression zen comme une autre. Il existe la voie des fleurs et la voie du sabre, comme celle des haïkus et des arts martiaux à mains nues. Le détachement de soi commence par celui de son corps, et la méthode, dit Herrigel, est la respiration. Pour se décontracter, il faut expirer longuement, se concentrer sur le mouvement de l’air dans ses poumons avec l’impression d’être respiré. C’est alors que l’esprit devient comme de l’eau : elle cède sans jamais s’éloigner, elle s’adapte au terrain, investit tout car elle se plie à tout. Penser est un obstacle, il faut devenir comme l’enfant qui serre le doigt puis le lâche sans secousse car il est sans raisonnement ; il joue avec les choses.

« L’art véritable est sans but, sans intention. Plus obstinément vous persévérez à vouloir apprendre à lâcher la flèche en vue d’atteindre sûrement un objectif, moins vous y réussirez, plus le but s’éloignera de vous. Ce qui pour vous est un obstacle, c’est votre volonté trop tendue vers une fin ». Chaque tireur vit cette expérience, que ce soit avec un arc ou avec un fusil : lorsque vous pensez à la cible, votre corps n’est plus en accord avec votre esprit, il se fatigue, il tremble, il tire à côté. J’avais un capitaine, lors de mon service militaire, qui nous disait que les intellectuels étaient les moins bons tireurs que les plus cons. Pour nous rendre con, il nous faisait courir quelques centaines de mètres avec un sac de 10 kg sur le dos et nous faisait tirer à plat ventre dans la foulée sur une cible à 200 m. Nos résultats étaient nettement meilleurs que lorsque nous étions sans fatigue. L’exercice physique avait dompté notre pensée et l’avait mise à l’écart, ce qui était bon pour les réflexes coordonnés de l’œil et de la main.

« Libérez-vous de vous-même, laissez derrière vous tout ce que vous êtes, tout ce que vous avez, de sorte que de vous il ne reste plus rien, que l’attention sans aucun but. » Il faut détendre son esprit en vue d’être non seulement un esprit mobile, mais tout entier libre, disponible à l’incertitude originelle qui est une disposition à céder sans résistance pour mieux agir et à réagir sans réfléchir pour la meilleure efficacité opportune.

« Mais pour que réussisse d’instinct ce comportement passif, il faut à l’âme une armature interne ; elle s’acquiert en se concentrant sur l’acte de respirer. Cette concentration s’opère en pleine conscience, en y apportant une sorte de pédantisme : inspiration et expiration exécutées séparément et avec soin. »

Il s’agit de laisser pénétrer dans l’esprit ce qui apparaît ; c’est alors que l’on regarde les événements avec équanimité. Cet état détendu est proche de l’état de pré-sommeil, mais avec un sursaut de vigilance. L’esprit est omniprésent mais nul part il ne s’attache en particulier. Il est toujours prêt à agir comme une eau prête à se déverser, et sa force inépuisable vient de ce qu’il est libre, apte à s’ouvrir à toutes choses. « Toute création convenable ne peut réussir que dans l’état purement désintéressé, état dans lequel le créateur est absent en tant que lui-même. Seul l’esprit est présent en une sorte d’état de veille qui ne se colore pas précisément de l’atteinte du « moi » et qui est plus capable de pénétrer tous les espaces, toutes les profondeurs. » Notons que la traduction en français de l’allemand est toujours laborieuse, les phrases sont lourdes dans l’original.

Mais tel est l’art de la vie originelle, pénétrée du « regard de Bouddha ». L’acte pur est vide de pensée, libre et fulgurant, engageant tout l’être d’un coup comme s’il était lui-même l’arc, l’épée ou le poing.

L’adepte avancé connaît alors parfois l’état mental de satori, cet état d’éveil parfait à toutes choses. C’est une intuition qui saisit à la fois la totalité et l’individualité des choses. C’est un fait d’expérience qui outrepasse les limites de l’ego. En logique, c’est voir la synthèse de l’affirmation de la négation à la fois. En métaphysique, c’est savoir par intuition que le devenir est l’être et l’être le devenir – que rien n’est jamais absolu ni immobile mais sans cesse changeant, et qu’il faut s’y adapter.

Dans ce petit livre, l’auteur replace le jeu du tir à l’arc dans toute une philosophie japonaise bouddhiste. La voie du zen permet d’emprunter ce chemin, il est long et ardu, comme toute progression dans une voie quelconque, mais permet de sortir de soi. De quitter sa petite individualité centrée sur ses bobos particuliers et transitoires, de s’ouvrir aux autres, amis ou ennemis, comme au monde naturel qui nous entoure. Ainsi devient-on en accord avec la nature et ses rythmes cosmiques – et avec soi-même.

Eugen Herrigel, Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, 1936, Dervy 1998, 131 pages, €9.00 e-book Kindle €6.99

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Vikings réincarnés l’espace d’un été

En allant vers les animations, nous avons une belle vue de la grande halle, profilée contre le vent dominant, avec sa coque en bois gracieusement incurvée devenue grise comme le ciel avec les années. Les poutres faîtières supportent des têtes de dragon.

teinture viking Lofoten

Plus loin, au-delà de l’église venue christianiser les lieux en 1335, au bord du lac en contrebas, se tiennent les animations d’été. Le « festival » viking consiste en ateliers tenus par des locaux déguisés. Ils font des démonstrations de tir à l’arc, de lancer de hache ou de fer à cheval, de chants vikings, de simulations de combat. Ils brassent de la bière selon la tradition, forgent des fers, tournent la poterie, teignent la laine des moutons avec des décoctions de plantes, préparent des herbes sèches pour les tisanes, décoction et onguents de l’ancienne médecine. A certaines heures, les visiteurs peuvent ramer sur le snekkar amarré au ponton. Le Lofotr est une copie du navire-tombe de Gokstad de 23.3 m de long et 5 m de large, à 16 paires de rames, datant de l’an 900 et trouvé en 1880 dans la province de Vestfold. En hiver, le navire est démâté et remisé dans le hangar à bateau de bonne longueur en face du ponton.

bateau viking Lofoten

Nous assistons à la forge d’une pointe de flèche en fer, selon un fourneau utilisé en Scandinavie dès 600 de notre ère et  inspiré des fouilles de Rødsmoen dans l’Østerdalen. Le fer était fabriqué à partir de minerai extrait des marais, puis calciné en oxyde de fer dans un feu ouvert avant d’être transformé en fer pur dans le fourneau à 800°. Le métal était enfin travaillé dans la forge.

forge viking Lofoten

Le brassage de la bière d’orge aromatisée aux branches de genièvre en guise de houblon retient ensuite notre attention. Une Mexicaine parlant norvégien, anglais et français nous explique que c’est « le chef » qui fait la bière. Il s’agit d’un berger des environs dont la fille de douze ans passe en tunique, blonde comme une walkyrie, les pieds nus dans l’herbe mouillée. Un vrai désir sensuel. Le père se présente, robuste, barbu, en tunique bleue et marteau de Thor pendu au cou. C’est un paysan tradi, fier de sa lignée et de sa débrouille sur les terres.

viking Lofoten

Un autre berger vend du fromage de chèvre maison aux orties et du saucisson de bique très sec, longuement pendu au-dessus des feux d’hiver. Une femme très avenante nous propose de goûter de la « crêpe au sang ». Oui, elle a bien dit blood en anglais, malgré son accent norvégien. Nous lui faisons répéter, un peu effarés. « Du sang de mauvais voisin », précise-t-elle, malicieuse. Tête d’une fille, vaguement dégoûtée, devenue d’un coup végétarienne acharnée ! C’est en fait de la crêpe de boudin, où le lait de la pâte est remplacé par du sang de porc. La femme l’assaisonne au beurre et à la confiture d’airelles et nous l’offre à goûter. Ce n’est, ma foi, pas dégoûtant. Ils sont bons, les mauvais voisins ! Ont été ajoutés à la pâte clou de girofle, gingembre et poivre pour donner ce goût de pain d’épices.

duel gamins vikings Lofoten

D’autres vendent de l’artisanat, épées de bois, boucliers de cuir, saucisses de chèvre, fromage aux herbes, crêpes de sarrasin. Le folklore est bon enfant, d’autant que les jeunes adolescents et les gamins participent aussi, en tunique et pieds nus. Il fait 12°C et le ciel est couvert. Deux petits blonds qui miment un duel à la lourde épée franque (en bois) sont craquants en tunique échancrée au col et bijoux d’époque. D’autres se mesurent au sac de chiffon, posés en équilibre sur un tronc d’arbre. Un barde en longue tunique noire souffle dans une trompe pour appeler au récitatif d’une saga. Mais c’est en norvégien et nous n’y comprendrons rien. Passent et repassent garçonnets et fillettes aux cheveux blonds, portant arc et épée, courant d’un endroit à l’autre pour se battre ou s’exercer.

gamins blonds vikings Lofoten

Une fille a choisi le lancer de hache, pour lequel les gamins de dix ans sont bien meilleurs qu’elle, mais ils sont vikings, élevés tout petits à s’entraîner. Je réussis mieux au tir à l’arc, bien que ma première flèche passe au-dessus de la cible. Ce n’est pas le cas des suivantes et les ados initiateurs apprécient ma tension de l’arc. Le 13 ans en tunique bleue nous répète les consignes : « empennage rouge vers soi, talon de la flèche dans l’encoche de la corde, index au-dessus, majeur et annulaire en-dessous, viser rapidement en tendant, surtout ne pas retenir la flèche pour ne pas trembler… » C’est en anglais et une fille ne comprend pas tout malgré son usage assidu du « aïe »Phone.

Nous allons ensuite dans la grange face au lac, qui doit servir l’hiver à remiser les bateaux. Un groupe de jeunes hommes prépare un récital de chants vikings, bien virils et guerriers. Les voix mâles subjuguent garçons prépubères et filles de tous âges, le silence religieux en témoigne.

fillette viking Lofoten

Ce sont ensuite des démonstrations de combat viking devant le snekkar, face au lac où le vent empêche de tester les rames. Un bon vente de force 7 qui fait se cacher les cochons et rentrer les vaches. Il enlève bien 2° à la température. Duel à la hache et au bouclier, à la lance, deux contre deux.

bagarre viking Lofoten

Je suis heureux de cette parenthèse culturelle dans un séjour plutôt bourrin où marcher semble l’alpha et l’oméga du guide et la polarisation du groupe. J’aime voir les gens du pays vivre et s’amuser, en plus de la nature sauvage. C’est mieux épicé que les ail-phones.

Le bus, aux Lofoten, est manifestement voué au service des gens. Rien de cette conduite administrative de la station obligatoire, de l’horaire à la minute, du j’veux pas l’savoir qu’on peut connaître en France. Le bus va lentement, s’arrête longuement, conduit une petite vieille à cabas sur 200 m, lâche un petit de 8 ou 9 ans près de chez lui… Quelques touristes complètent le public d’été : une femme allée en courses et revenant avec deux sacs pleins, quatre gamins allés chez un copain, deux ados montés en ville traîner.

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Thorgal 27, Le barbare

Thorgal 27 1 couverture

Le barbare, c’est lui, Thorgal, vendu comme esclave avec toute sa famille et le couple de jouvenceaux venus des étoiles, puis avec eux dans le désert.

Cet album reprend un peu laborieusement la saga intéressante du Viking errant, après l’ornière de l’album précédent, le pire de la série.

Cet album-ci ne manque pas de clichés ou de redites, mais l’histoire avance et accroche.

Thorgal 27 2 femme sein nu

Parmi les scies vues et revues, la réduction à l’état d’esclave et le chantage à la famille pour dompter Thorgal, le fouet pour ceux qui n’obéissent pas, la sempiternelle case pédago sur « on a toujours une chance », le fils de gouverneur cruel et mal élevé, les puissants parfois sages, les « pouvoirs » de Jolan à désintégrer les objets (sous le coup d’une émotion) et de Louve à parler aux animaux (surtout animés de mauvaises intentions), la faiblesse de Jolan qui ne peut faire sur commande ce qu’il devrait, le énième concours de tir à l’arc, la liberté pour enjeu, les basses vengeances…

Thorgal 27 on a toujours une chance

Mais quelques originalités quand même, qui rendent l’histoire attachante. Thorgal sait mener sa barque (normal pour un Viking…), il rassemble sa famille autour de lui malgré leur état d’esclaves. Il guide la jeunesse, celle de Tiago, 17 ans fluet mais courageux, venu des étoiles ; celle des enfants nobles à peine pubères à qui il apprend l’art du tir à l’arc. Il rejoue Guillaume Tell délivrant de ses liens à coups de flèches l’adolescent attaché presque nu, dans une pose piquée dans un ancien album d’Alix. Il se méfie des cadeaux empoisonnés du fils de gouverneur, à qui il a pourtant laissé la vie – sauf du dernier.

Thorgal 27 tiago torse nu en alix enchaine

Nous sommes dans la noblesse, la fierté, la juste riposte aux ennemis. L’amour pour les siens et pour les amis, mais le tragique de l’existence. Tiago et sa sœur Ileniya sont aimables, mais de trop pour la suite : ils seront éliminés sans pitié. C’est leur destin. Thorgal, d’ailleurs, termine très mal en point, si l’on en croit les dernières pages – mais je ne vais pas déflorer l’aventure.

Thorgal 27 famille reunie

L’Afrique du nord post-romaine est une contrée où les vices comme les vertus se vivent en vase clos. Il faut s’en extraire pour briller et c’est ce que tout le monde veut faire. Mais rien n’est simple, la vie est une lutte et exige qu’on se décarcasse. Pas une mauvaise leçon aux gamins du nouveau millénaire.

Rosinski & Van Hamme, Thorgal 27 – Le barbare, 2002, éditions Le Lombard, 48 pages, €11.40

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Thorgal 22, Géants

Thorgal 22 geants

Jolan a sauvé sa mère et sa sœur dans l’album précédent et les auteurs le laissent récupérer. Au tour de Thorgal de s’évader de sa prison. Sans mémoire, on ne vit que l’instant. On se fait donc manipuler par quiconque vous raconte une histoire.

Kriss de Valnor, amoureuse tragique, a enserré le beau Viking dans ses rets pour servir son pouvoir. Richesse et puissance ne sont en effet que dans l’instant ; ils peuvent basculer à tout moment, soit qu’on les perde, soit qu’ils ne servent plus à rien parce que le cœur est ailleurs. Cet album pour adonaissants est donc une leçon de philosophie à la Bergson : le temps nous constitue humains parce qu’il nous donne une histoire, donc des valeurs et des attachements.

Thorgal kriss amour haine

Pour Kriss, qui n’a lu de Nietzsche que la lettre, « il n’y a que deux races d’hommes sur terre : les puissants et ceux qui les servent ». Ce pourquoi elle joue avec la vie d’un enfant au tir à l’arc dans la toute première page. Le gamin à peine vêtu malgré le climat doit obéir, il risque à tout moment d’être embroché, mais Thorgal évite cette extrémité sans s’en rendre compte par son expertise à l’arc comme Guillaume Tell. Dans le présent, on n’a aucun sentiment sauf les primaires : bouffer, baiser, se protéger. Qu’importent les petits et les faibles ! La banlieue le sait bien. La mémoire rend humain, et la mémoire, ce sont des noms, un langage, une richesse pour décrire le monde et les émotions.

Thorgal kriss maitre esclaves

Ce pourquoi, quand le soudard à la solde de Kriss ramène le revenu de la vente des esclaves et un prince qui n’a pas pu payer, le passé resurgit. Galathorn de Brek Zarith (Thorgal 6) lui rappelle son nom, ses liens parentaux et sa bonté. Malgré les manigances de Kriss, il réussit à savoir – et décide donc de quitter l’amoureuse fusionnelle qui veut enfermer son homme pour servir son plaisir. Autre leçon, en passant : un couple n’est pas une domination mais un compagnonnage d’égaux. La réponse ne se trouve pas dans les caresses d’une poupée ou d’un toy-boy, toujours au présent, mais dans une histoire commune.

Thorgal tire sur le gamin guillaume tell

Évidemment, l’évasion ne se passe pas comme prévu et la déesse Frigg est obligée d’intervenir, elle s’attache à ceux qu’elle sauve, comme Athéna dans l’Iliade. Ce qui nous donne, d’une page double à l’autre (d’une semaine à l’autre dans l’hebdomadaire) ce contraste entre la sombre forteresse battue des vents de Kriss et le jardin lumineux peuplé de fleurs et d’oiseaux de Frigg.

Thorgal chateau sombre de kriss demeure lumineuse des dieux

La déesse est la mémoire longue, ici pas d’immédiat, pas même autre chose que le flirt avec une walkyrie sexy en tunique très légère, le sein nu et des fleurs dans les cheveux blond blanc. La grâce d’un cygne, apparence qu’elle prend d’ailleurs lorsqu’elle se rend chez les humains.

Thorgal et walkyrie sein nu

Asgard n’est pas Mitgard, chacun son domaine. Le premier, celui des dieux, est l’infini du temps, les walkyries y ramènent les guerriers valeureux morts au combat. Le second, celui des hommes, est la mémoire courte, l’histoire que l’on se crée par ses œuvres et ses enfants. Un existentialisme contre un essentialisme.

Mais il est un autre monde dans la mythologie nordique, celui des confins, où ont été refoulés les géants vaincus provisoirement par les dieux – jusqu’au Ragnaröck, la grande bataille finale qui verra le crépuscule des dieux (et le début d’un nouveau cycle). Thorgal est missionné pour aller récupérer Draupnir, le bracelet d’Odin, que le roi des géants porte en anneau pendentif – taille oblige. Aucun dieu ne peut pénétrer chez les géants mais un humain le peut. A ce prix, Odin consentira peut-être à réinscrire son nom sur la dalle du temps, que Thorgal a effacé volontairement à la fin de La Forteresse invisible (tome 19), croyant ainsi se faire oublier des dieux.

Thorgal gremlins gardiens

Tombé de Charybde en Scylla, Thorgal va donc affronter les gardiens des confins, qui ont l’apparence de gentilles horreurs Gremlins (à la méchanceté sans état d’âme). Il sera capturé par deux gamins dénicheurs d’oiseaux, fils du roi géant, qui vont offrir le lilliputien Thorgal à leur sœur dont c’est l’anniversaire. Notre héros devra ruser pour ne pas demeurer en cage une fois de plus…

Thorgal roi des geant et fille rabelaisiens

Les géants sont tout instinct, bâfreurs, ivrognes, crédules, méchants, égoïstes. Ils ont des gueules gargantuesques à la Rabelais. Thorgal va jouer de toute la palette des sciences humaines pour embobiner le roi, se faire poupée de la fille, échapper au chat jaloux Furfur (fourrure-fourrure en français). Il lui faudra ruser comme Ulysse, se battre contre les monstres (rat, chat, faucon) comme Gulliver ou Tintin, pour enfin réussir.

Thorgal retrouve sa memoire

Son plus grand exploit est de pouvoir plaquer sa main à nouveau sur la pierre des destins. Car qui a un destin est enfin « libre », comme il le clame à Kriss du haut de la tour où il se retrouve comme devant. Sauf que la walkyrie en cygne le recueille et le dépose, comme Nils Holgersson sur son oie, là où il a donné rendez-vous à Galathorn pour fuir.

Thorgal is a lonesome sailor

La dernière case est à la Lucky Luke, I’m a poor lonesome sailor… Beaucoup de références littéraires dans cette BD pour gamins. De la culture en concentré ludique, de bonnes leçons pour les têtes blondes, trop brûlées d’exploits imaginaires.

Rosinski & Van Hamme, Thorgal 22 – Géants, 1996, éditions le Lombard, 48 pages, €11.40

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