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Ne vous laissez pas aveugler par la coutume, dit Montaigne

Le chapitre XLIX des Essais, livre 1, revient une fois de plus sur la relativité des choses. En l’espèce « les coutumes ». « C’est un commun vice, non du vulgaire seulement, mais quasi de tous hommes, d’avoir leur visée et leur arrêt sur le train auquel ils sont nés », observe Montaigne. L’autorité de l’usage aveugle car imiter ses semblables est irrésistible pour se sentir exister. De même, critiquer les autres et leurs coutumes « barbares » permet de s’assembler.

Ainsi j’ai entendu des voyageurs, du temps où les gens partaient (par mode), de retour des Indes, d’un certain âge et d’un certain milieu pas très ouvert, critiquer entre eux les repas, les hôtels, les transports, les guides… Ainsi ai-je entendu aussi tout récemment, du temps où les gens votaient pour un nouveau président (par coutume démocratique), d’un certain âge et d’un milieu plutôt riche et traditionnel, critiquer entre eux (et leurs médias exclusifs) les nourritures exotiques, les gourbis et casbahs, les RER de la peur et les bandes organisées et basanées des cités… « Je me plains de sa particulière légèreté, de se laisser si fort piper et aveugler à l’autorité de l’usage présent », déplore Montaigne. Voyager, c’est se transporter ailleurs et hors de soi ; accueillir moins l’immigration que les enfants et petits-enfants nés français de ces immigrés, serait-ce les vouloir d’une seule tête et d’une seule coutume, comme si la diversité n’existait pas en France ? Mais les régions n’ont-elles pas leur langue, leur chaîne télé et leurs journaux, leur gastronomie, leurs paysages et leurs coutumes ?

D’autant que par ailleurs, ces mêmes qui rappellent à son de trompe l’éternité figée de la Tradition, s’empressent « de changer d’opinion et d’avis tous les mois, s’il plaît à la coutume », notait déjà Montaigne de son temps. Du XVIe au XXIe, le Français de cour n’a pas changé : il est celui qui compte et fait l’Opinion, que ce soit dans les médias parisiens ou sur les réseaux zozios (qui piaillent et criaillent en chœur).

Or nous constatons une « continuelle variation des choses humaines », analyse Montaigne. La lecture des Anciens, l’observation des autres et les voyages permettent d’en avoir « le jugement plus éclairci et plus ferme ». Suit une interminable recension de tout ce que les Romains faisaient que le Français à l’époque de Montaigne ne faisait plus : se laver nu et entièrement, se faire frotter par l’autre sexe dans les bains publics, manger couché sur un lit, se torcher le cul avec une éponge (« il faut laisser aux femmes cette vaine superstition des paroles », se moque Montaigne de ce vocabulaire cru), pisser dans les demi-cuves disposées dans la rue, enneiger le vin pour qu’il soit froid, placer l’hôte d’honneur au milieu de la table et non pas au haut bout, porter le deuil en blanc, avoir le poil long par devant et tondu à l’arrière de la tête comme les Gaulois (la mode footeuse varie plus souvent de nos jours).

Tout cela est ondoyant et divers, en bref très humain. Pourquoi, dès lors, se dévouer à une coutume au prétexte qu’elle est celle de la mode ? C’est porter un uniforme pour être reconnu. Or ne faut-il pas penser par soi-même, se vêtir selon ses goûts, en bref être avant tout soi-même ? Ce n’est qu’à cette aune que nous serons ouverts aux autres. Qui, au contraire, n’est pas sûr de soi (comme les adolescents et les intellos des réseaux), va se conformer aux autres, à l’opinion commune, à ce qui se fait, se pense et se dit. La tyrannie démocratique peut ainsi se révéler aussi forte que la tyrannie soviétique ou chinoise : le camp, c’est l’exclusion sociale ; le goulag, c’est le woke. « Barre-toi, t’es pas d’ma bande », chantait déjà Renaud, le post-soixantuitard.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Humeur municipale

Bientôt les élections, les municipales dont on dit que, parmi toutes les élections de la démocratie représentative, les Français sont les plus friands avec les présidentielles. Il se trouve qu’elles ne font guère recette à ce jour : la politique ennuie autant qu’elle montre, de façon répétitive, qu’elle n’est qu’une façon de sanctionner passivement des décisions prises ailleurs par un quarteron de technocrates hors-sol.

Les jeunes (18-24 ans) s’en désintéressent massivement selon les récents sondages. Même les écolos ne suscitent pas l’engouement que leur Grande cause voudrait. C’est que cette cause est plutôt floue, entre conservatisme réactionnaire envers tout ce qui est (les fleurs, les p’tits oiseaux, la campagne, les terres agricoles, les animaux de nos campagnes – et les traditions ancrées) et gauchisme tiers-mondiste anticolonialiste et anti blanc masculin de la pire espèce. « L’écologie » n’existe pas en tant qu’idée politique : il existe autant d’écologistes que de politiciens. Ce pourquoi « les listes » estampillées écologie ne veulent rien dire.

Les partis, d’ailleurs, sont massivement rejetés. Machines à egos, engrenages à faire gagner les bureaucrates plus que les originaux, la candidature Villani contre celle de Griveaux à Paris l’a montré. Tous deux LREM, mais l’un plus en cour que l’autre, plus « proche du chef » (sans qu’on voie à quoi ça sert), plus triste bureaucrate d’appareil que mathématicien apte à penser autrement. D’où nous savons que le parti du président va perdre à Paris. Agnès Buzyn est bien gentille mais apparaît parachutée, reprenant à son compte un « programme » qu’elle n’a pas pensé et dont elle a peine à convaincre.

Restent les deux femmes ennemies : Hidalgo et Dati – rien qui puisse vraiment passionner les citoyens de la capitale, hier « la plus belle ville du monde », aujourd’hui la plus sale et la plus bordélique entre gilets manifestants, blacks blocs violents, grèves à répétitions, logements Airbnb traqués par les municipaux, transports à éclipse, travaux à n’en plus finir et anarchie des vélos, trottinettes et autres contresens sur les voies. Est-il écologique d’avoir balancé l’ancien contrat Vélib pour devoir « faire des travaux » de terrassement pour installer de nouvelles prises, cela dans une indécision qui a duré des mois sur le nouveau repreneur, conduisant les abonnés à résilier et à ne plus revenir ? Lorsque l’on observe la somme de terrassements, destructions de trottoirs, défonçages de rues pour changer d’un mois sur l’autre la signalisation, les pistes sur la voirie ou le sens d’une rue, on se dit que « l’écologie » est un prétexte électoral sans aucune portée pratique à Paris !

D’autant plus que l’élection du maire de Paris est aussi faux cul que celle du président des Etats-Unis : un électeur ne vaut pas une voix mais élit un délégué qui va s’apparenter afin de voter en bloc, etc. Où est la fameuse « démocratie » dans cet empilement de copinages et de petits arrangements en coulisses ?

Dans le reste de la France, les « grandes villes » comptent peu : ce sont plutôt les quelques 35 000 communes qui font nombre. Sur l’ensemble, un peu plus d’une centaine ne voit émerger aucun candidat, aucune liste ; il n’y aura pas d’élection mais une tutelle préfectorale avant un rattachement possible à une commune voisine. Être maire est trop prenant : bien qu’au trois-quarts bénévole, la fonction de maire d’une petite commune est assimilée à un fonctionnariat électif par les citoyens égoïstes qui ne pensent qu’à consommer leurs « droits » et à revendiquer selon leurs désirs en dépit parfois de tout bon sens (faire taire les coqs de ferme ou les cloches du village !). Le résultat sera peut-être savamment analysé par les distillateurs de tendances politiques mais ne dira pas grand-chose sur la prochaine vraie élection : la présidentielle dans deux ans.

Les Républicains pourront se gargariser ici ou là, les écolos pavoiser, les marcheurs consolider leurs position et à droite et à gauche ou le Rassemblement national faire donner le clairon, cela n’aura guère de sens. Les citoyens s’abstiennent, les votants plébiscitent le sortant s’il a donné quelque satisfaction, le vote sanction envers la politique présidentielle est quasi inexistant dans ce genre d’élection. Ce pourquoi je ne vois pas pourquoi Emmanuel Macron pousse les feux sur la réforme des retraites avant les municipales, elle aurait pu très bien passer après avec débat interminable qui aurait montré à l’envi combien l’obstruction des antidémocratiques d’extrême gauche est toxique pour le pays. Sauf que les électeurs au cuir décidément de plus en plus tendre sont un peu plus hérissés qu’avant le fameux 49-3.

Car, vous l’avez noté, la société change. Mais pas en bien. Advient le règne de la Victime, réaction de foule sentimentale vite choquée, blessée, hypersensible à son ego, indignée de profession. Tout offusque et, au lieu de rationaliser et de proposer, vite on crie au viol et au scandale, on ne veut surtout rien changer. La démoque rassie est comme le pain : elle s’émiette avec le temps. Seules comptent les tribus, qu’on s’empresse de créer ex-nihilo chez les intellos tant les anciennes font populo. « Moi aussi » est le cri de « celles et ceux » (n’oublions pas le sacro-saint féminin de tout !) qui ont subi et qui croient leur peine équivalente au talent qu’il (et elles) n’auront jamais, même en rêve. Je n’existe que par le viol, l’inceste, le tabassage marital, l’acharnement médiatique, l’injustice judiciaire, l’écrasement social – la liste n’est pas exhaustive. Gabrielle Russier a-t-elle mis fin à ses jours en 1969 pour avoir trop aimé un ado – mineur et consentant – de 16 ans ? Et voilà Gabriel Russie (Matzneff de nom de plume) cloué au pilori par une hystérique vengeresse qui l’a désirée à 13 ans et est restée avec lui quatre années durant sans se sentir alors traumatisée, ni que ses parents se manifestent. Aujourd’hui, avant même que la justice se prononce, voilà que le tribunal médiatique a jugé : il est coupable forcément coupable. Jusqu’à mandater une perquisition en Italie et dans les archives de l’IMEC près de Caen (avec déplacement de justice en bande et frais y afférents) pour des faits sans crime qui remontent à plus de trente ans. Comme si le budget de la justice n’avait pas mieux à être dépensé que pour ces histoires de cul de la génération d’avant, époque où la morale n’était pas celle d’aujourd’hui. Où est passé Padamalgam ? Ne serait-il sensible qu’aux terroristes arabes ?

Vous le constatez, les « grands sujets » d’aujourd’hui ne sont ni les programmes, ni les partis qui les portent, ni les élections municipales, ni même (et surtout !) la démocratie, mais les histoires de coucherie et la psychose du virus à bière. D’ailleurs, les semaines passant et l’épidémie devant « naturellement » se répandre (comme aurait dit Chirac), ces élections ne vont-elles pas connaître, au moins dans les grandes villes, un taux d’abstention record ? Aller dans ces lieux infestés d’électeurs venus d’on ne sait quel bouge, tripoter des papiers déjà passés entre toutes les mains potentiellement contaminées des appariteurs pour se voir postillonner de « signez là » puis de « mettez votre bulletin dans l’urne », est-ce vraiment sain ?

Nous n’avons pas fini d’entendre de savantes analyses sur ces élections aussi improbables de 2020 !

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Minuit dans les jardins du bien et du mal de Clint Eastwood

Qu’est-ce que la vérité ? Ou la justice ? Au nord ou au sud, les conceptions sont différentes et le journaliste newyorkais John Kelso (John Cusack), débarqué à Savannah en Georgie pour couvrir en cinq cents mots la réception de Noël du nouveau riche collectionneur Jim Williams (Kevin Spacey), connait un choc de culture. Car, lui dira Jim à la fin, « la vérité, comme l’art, est dans l’œil du spectateur. Vous croyez ce que vous choisissez ». Une statue de cimetière montre une jeune fille qui tient deux plateaux en balance (la Bird Girl, désormais au musée) : la vérité peut être celui de droite (nordiste, rationnelle) – ou celui de gauche (sudiste, vaudou), c’est selon. Nous sommes dans le Sud et la ville subtropicale cosmopolite, composée pour moitié de Noirs, ne connait de vérité ou de justice que relative…

Notre journaliste béjaune, qui aurait l’air moins ridicule s’il ne gardait pas si souvent la bouche ouverte comme un poisson hors d’eau, rencontre des « cas ». Un promeneur de chien mort il y a des années, mais pour 15 $ la journée ; une blonde Mandy qui n’est que « copine » avec son déclaré petit ami (Alison Eastwood) ; l’ancien universitaire prénommé Luther entouré de mouches qui porte sur lui constamment une fiole de poison pour déverser dans les réservoirs d’eau de la ville sans que personne ne s’en émeuve (Geoffrey Lewis) ; une grosse négresse vaudou, Minerva (Irma P. Hall), portant lunettes noires même en pleine nuit et qui « sait » communiquer avec les morts dans « le jardin » (qui est le cimetière) ; enfin Lady Chablis, une belle noire d’un snobisme absolu qui s’avère un travelo et qui a trouvé son nom de scène sur une étiquette de bouteille de vin… Rien de cela ne choque les habitants de Savannah. Ils forment une « communauté » avec ses diversités et chacun se mesure au regard des autres.

Car chacun s’avère, au fond, d’un égoïsme effréné. Ce qui ouvre un abime impossible à combler dans chaque personnalité. La solitude est insupportable et il faut revendiquer son identité pour se faire reconnaître, séduire, être entouré, paraître et sauver les apparences. C’est Jim en collectionneur obsédé de belles choses, Jim qui aime Billy le bad boy gigolo de 20 ans (Jude Law), lequel n’aime que lui et sa Chevrolet Camaro et pour le reste se défonce en sexe, alcool et drogues les plus dures pour combler son vide intérieur ; c’est Franck, alias Lady Chablis, qui est un homme avec son « service trois pièces » mais se veut femme tout en étant inapte à connaître l’amour sexuel selon ses désirs – une drag queen qui a réellement existé sous le nom de Benjamin Edward Knox alias Brenda Dale Knox, né(e) le 11 mars 1957 à Quincy en Floride, Miss Gay World 1976 et qui joue son propre rôle dans le film ; c’est Minerva la prêtresse qui s’entoure de colifichets et énonce prédictions et sorts pour simplement exister, se posant comme voyante du bien et du mal lorsque minuit sépare la magie bénéfique de la magie démoniaque. Mais c’est aussi Luther au prénom prédestiné, qui, s’il est vexé peut fort bien empoisonner la ville ; ou Mandy qui ne sait pas si elle aime ou non son ex-avocat rayé du barreau qui se défonce tous les soirs au piano jazz et squatte une villa délaissée pour un an par son propriétaire parti en Europe.

Le film est tiré d’un roman éponyme de John Berendt publié trois ans plus tôt et fondé sur un meurtre réel qui s’est produit en mai 1981 à Savannah. Car, une fois la réception annuelle de Noël terminée, Jim tire sur Billy avec un Lüger allemand de collection ; le garçon, fou défoncé, s’était monté la tête dans l’engueulade qui avait précédé et brandissait une arme qu’il venait de saisir. Billy est retrouvé sur le tapis précieux du bureau, troué de trois balles. Mais il n’a pas de poudre sur les mains, prouvant peut-être qu’il n’aurait pas tiré. Dès lors, le procès en contradictoire sera une bataille d’avocats pour convaincre le jury composé de la diversité du coin, y compris l’homme aux mouches, que les mains de la victime n’ont pas été convenablement protégées, que la scène de crime n’a pas été gelée et n’importe qui a circulé dans la maison après le meurtre – y compris le petit chat – et donc que Jim, notable reconnu et respecté, est innocent. Même si son homosexualité fait tache, selon la Bible, encore que « Dieu l’ait créé ainsi ». La vérité est toujours d’un côté comme de l’autre, selon le point de vue d’où l’on se place.

John, venu pour trois jours afin d’écrire cinq cents mots de commande, restera six mois au moins, s’établira avec Mandy et écrira un livre – un roman non-fictionnel dans le genre true crime.

J’ai vu quatre fois ce film depuis sa sortie ; j’en découvre chaque fois un aspect différent.

DVD Minuit dans les jardins du bien et du mal (Midnight in the Garden of Good and Evil), Clint Eastwood, 1997, avec John Cusack, Kevin Spacey, Jack Thompson, Jude Law, Paul Hipp, Brenda Dale Knox dit Lady Chablis, Alison Eastwood, Anne Haney, Irma P. Hall, Warner Bros 2011, standard €11.99 blu-ray €19.29 

DVD Clint Eastwood – Coffret réalisateur, contient 8 films : Au-delà, Invictus, Gran Torino, Mystic River, Un Monde parfait, Minuit dans le jardin du bien et du mal, Sur la route de Madison, Bird, Warner Bros 2011, €29.90

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Jean d’Ormesson, Comme un chant d’espérance

Une fois de plus remettre sur le métier son ouvrage ; une fois de plus avec un titre à rallonge ; une fois de plus sur le néant, le temps, Dieu et toutes ces sortes de choses ressassées à satiété. Mais cette fois pour la maison d’édition de sa fille Héloïse. Jean d’O recycle ses fiches sur la cosmologie, il ajoute des spéculations philosophiques, convoque Flaubert pour « l’idée (…) d’un roman sur rien ». Et c’est emballé pour une centaine de pages (48 en Pléiade). C’est brillant et simple, la transmission du vieillard à l’adolescent : « Il n’y avait rien. Et ce rien était tout ».

Car le rien est « Dieu », comme tout ce dont on ne sait rien. Dieu comme mystère au-delà des capacités humaines. Dieu comme absolu de notre relatif. « En face et à la place d’un hasard aveugle et d’une nécessité qui serait surgie de nulle part, une autre hypothèse… » : Dieu évidemment ! « Si Dieu était quelque chose, ce qu’il n’est pas, il serait plutôt un silence et une absence d’une densité infinie. Ou une idée pure et sans borne qui ne renverrait qu’à elle-même ». Une idée pure, en effet. Mais si l’idée existe (dans l’esprit des hommes) cela signifie-t-il qu’elle « est » (dans la réalité) ? Le mot chien ne mord pas… avait l’habitude de susurrer Wittgenstein.

« Avec Dieu c’est tout simple : la vie des hommes est une épreuve et le monde est le théâtre… » Car le hasard, ce serait trop humiliant pour le seul être apte à penser que serait l’être humain. Oh, l’orgueil catholique qui ne peut se défaire d’être maître et possesseur de la nature – sur ordre divin ! Peut-être existe-t-il de l’intelligence ailleurs que sur la terre ? Et même chez certains animaux ? « Il me semble impossible que l’ordre de l’univers plongé dans le temps, avec ses lois et sa rigueur, soit le fruit du hasard » (p.1098 Pléiade). Et pourquoi donc, sinon par orgueil intime que l’on vaudrait mieux que cela ? La mécanique enclenchée déroule son programme tout en apprenant par essais et erreurs, comme une bonne vieille IA, l’intelligence artificielle encore balbutiante aujourd’hui mais qui avance à pas de géant : la nature le pratique, tout comme les OGM, depuis des millions d’années ! Un pauvre argument que ce pourquoi du hasard…

Un meilleur est le Message du Christ. Peu importe qu’il ait historiquement existé ou ne soit qu’un mythe construit plus d’un siècle après à partir d’exemples multiples. Son message est : « Le royaume de Dieu est au milieu de vous… Aimez-vous les uns les autres… Toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un des plus petits de mes frères, c’est à moi que vous les avez faites… (…) La doctrine de Jésus est un humanisme » p.1100. Dès lors, l’hypothèse de Dieu est-elle indispensable ? L’humanisme n’est-il pas le meilleur de l’idéal humain ? La morale bien entendue est l’entraide intelligente, le soutien moral et la relation affective : même les bêtes en sont capables, les animaux sociaux. Nous ne faisons que le pratiquer aussi dans nos bons jours – avec le mal dans les pires. S’il nous a créé, Dieu nous a fait entier et mêlé de potentialités bonnes ou mauvaises, avec une « liberté » toute relative pour véritablement choisir.

Alors où le trouver ? « Dieu se dissimule dans le monde (…) il se manifeste [par exemple dans] le temple de Karnak (…) L’Iliade et l’Odyssée (…) les fresques de Michel-Ange (…) Andromaque (…) de Racine (…) Le messie de Haendel (…) Sur l’eau de Manet (…) A Villequier de Victor Hugo, presque tout Baudelaire (…) les calanques de Porto en Corse (…) une nuit d’été sous les étoiles (…) un enfant, soudain, n’importe où… » p.1105. En bref, tout ce qu’on aime. Dieu serait-il l’autre nom de l’amour, cette adhésion spontanée à la nature, aux êtres, aux absolus ? Dès lors, pourquoi le nommer « Dieu » ? « Pour les hommes au moins, Dieu n’est rien sans les hommes » p.1100.

Sorti de huit mois d’hôpital, cet opuscule entre l’essai et le roman fut écrit d’une traite comme l’éjaculation spirituelle d’une vie. En reflet du divin, l’auteur évacue l’idée que l’absolu n’est qu’une projection de la pensée alors que tout dans l’univers apparaît relatif, peut-être même la mathématique dont il fait grand cas, mais qui n’est que la façon structurée dont le cerveau humain perçoit les relations entre les choses.

Croire n’est pas une hypothèse indispensable pour lire ce petit livre ; il apportera de quoi penser à beaucoup. Jean d’Ormesson fait son bagage sans savoir qu’il vivra encore quelques années. Il y a quelque chose d’enfantin dans cet inventaire du beau et du bien, de ce qu’il emporte dans l’île déserte de la mort d’où nul ne revient. Une glissade d’étonnements qui touche profondément.

Jean d’Ormesson, Comme un chant d’espérance, 2014, Folio 2015, 128 pages, €6.80 e-book Kindle €9.99

Jean d’Ormesson, Œuvres tome 2 (Le vagabond qui passe…, La douane de mer, Voyez comme on danse, C’est une chose étrange…, Comme un chant d’espérance, Je dirai malgré tout…), Gallimard Pléiade 2018, 1632 pages, €64.50

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Prête à tout de Gus Van Sant

L’arrivisme féminin yankee des années 1990 est ici conté avec jubilation. La blonde et sexy Suzanne Stone (Nicole Kidman) désire à tout prix exister par elle-même – ce qui veut dire, aux Etats-Unis, avoir son quart d’heure de célébrité : « En Amérique, on n’est rien si on ne passe pas à la télé », serine-t-elle.

Pour ce faire, elle doit assurer ses arrières. Elle jette son dévolu sur le jeune et velu Larry (Matt Dillon) mené par sa queue plutôt que par son cerveau, fils d’aubergiste italien prospère apte à lui garantir le gîte et le couvert contre de menus services sexuels. Suzanne, une fois « casée », peut désormais se consacrer entièrement à sa carrière. Elle initie des « vacances » en Floride où elle envoie son mari pêcher au gros en buvant des bières, tandis qu’elle-même va pêcher du fat cat en la personne d’un animateur de télévision épais venu à un congrès. Il lui explique en deux mots les ficelles : coucher, à défaut sucer.

C’est assez primaire pour être au niveau requis des compétences yankees mais assez efficace pour qu’une femme mette le pied dans la porte – première leçon des séminaires de vente. Le reste est une question d’activisme, d’initiative et de grande gueule – Suzanne ne manque de rien. C’est ainsi qu’elle entre tout en bas de l’échelle dans la province minable et la plus petite des chaînes locales qui puisse l’accepter, celle de sa ville qui ne comprend que deux animateurs : un gros et un laid. Elle qui avait préparé sa (fausse) lettre de recommandation d’un président pour annoncer qu’elle était experte en relations publiques (dont sucer), rengaine l’enveloppe.

Las, son mari, en bon Italien, est très famille et veut des gosses. Il a épousé un ventre et pas un cul. Il adore jouer avec ses neveux par alliance dans la piscine et à la bagarre en slip sur la pelouse. Mais Suzanne n’en veut pas, la grossesse est mauvaise pour son look, la maternité pour sa carrière, et les kilos inévitables qui suivent pour Hollywood. Cela ne se fait pas quand on se veut présentatrice télé aux normes standards des mâles étasuniens : 90-60-90. Nicole Kidman elle-même adoptera plutôt que d’accoucher ; ce n’est que sa carrière une fois établie qu’elle donnera naissance – à 41 ans. Même si elle ne présente que la météo locale, Suzanne réussit à en faire une émission sexy qui fait le silence dans les bars.

Mais son mari insiste, titillé par sa sœur Janice (Ileana Douglas) danseuse sur glace et sans mari à cause de sa face de grenouille, un brin jalouse de la notoriété de sa belle-sœur. Il lui propose un deal acceptable : elle fait sa télé en promouvant l’auberge et les groupes de musiciens qui viennent s’y produire et elle laisse tomber ses idées de New York et d’Hollywood. Mais Suzanne est obsédée comme une psychopathe : son mari devient un obstacle à dompter autrement qu’en le chevauchant.

Rien ne doit arrêter sa volonté conçue comme désir aveugle – et l’idée lui vient, alors qu’elle réalise un reportage sur les jeunes du coin, de se servir des plus accrochés à ses formes. La mentalité puritaine yankee fait en effet bouillir les hormones à 15 ans et les gars du bled ne sont pas futés, attendant seulement la fin de l’école obligatoire pour travailloter. Deux surtout sont obsédés de sexe, Jimmy (Joaquin Phoenix, 20 ans pour la morale au tournage) et Russel (Casey Hafleck, 19 ans)… auxquels s’agrège Lydia (Alison Folland), une amie un peu grosse tourmentée d’admiration lesbienne pour la fringante intrigante libérée. Sexy et sûre d’elle-même, Sucky Suzy s’entremet activement auprès du plus beau et suscite la rivalité du plus mûr.

Selon la leçon des médias, elle paye de sa personne et baise : dans la chambre, sur le tapis, à l’école, derrière le gymnase, dans les toilettes de la station-service – l’énumération que fait le garçon à la fin est cocasse et montre la frénésie arriviste. Arriver à quoi ? A éliminer le mari pour garder la maison, le chien et l’argent pour sa carrière qui décolle. Sur la demande du jeune baiseur circonvenu par Suzanne, la fille vole le revolver qu’a acheté sa mère après qu’un amant l’eut attouché – voire plus – lorsqu’elle avait 12 ans ; l’un des compères assomme et cambriole, l’autre tient en joue et finit par faire feu.

Evidemment, les deux apprentis en crime se vont prendre très vite parce qu’ils ont laissé trop d’indices derrière eux, mais Sucky Suzy ne les connait plus. En experte des médias où volent les coups bas, elle déjoue tous les pièges, même celui de la fausse empathie de la fille pour la faire avouer sur écoute. Elle sort juridiquement indemne de la sordide affaire et les télés nationales s’intéressent à elle. Ce qui n’était pas prévu est que le père de son mari – en bon Italien – a des liens avec la mafia et que justice est promptement faite.

Mais tout le charme du film est dans la présentation du désir monstrueux et la performance d’actrice. Le découpage juxtapose les points de vue, justifie a posteriori les faits, expose certaines scènes au présent, fait parler les acteurs. Il s’attarde aussi sur la chair du désir, la tentation des cuisses nues croisées haut sous la robe courte lorsque Suzanne s’adresse aux adolescents en classe, juchée sur le bureau ; le torse en émoi du jeune homme vigoureusement pompé, allongé sur le lit conjugal en l’absence du mari ; le déhanchement rythmé des danses de séduction réciproques de Suzanne et Joaquin. La bonne musique de ces années-là donne un air irrésistiblement adolescent à ces rituels sérieux.

Être prête à tout ôte toute humanité. Si exister ne consiste qu’à se faire voir, égoïsme et narcissisme submergent tout sentiment et l’intelligence est mise tout entière au service du Mal. Le titre américain, To die for « mourir pour », dit l’essentiel, tiré du roman de Joyce Maynard inspiré de l’affaire Pamela Smart qui avait séduit un garçon de 15 ans pour qu’il assassine son mari. C’est, au fond, ce que serine la Bible depuis Eve : sortir de sa condition et vouloir connaître sont de vilains défauts. Outre la comédie de mœurs jubilatoire, nous retiendrons surtout, nous les mâles, la performance d’une Nicole Kidman de 28 ans au sommet de sa forme et de ses formes.

DVD Prête à tout, Gus Van Sant, 1995, avec Nicole Kidman, , Joaquin Phoenix, Matt Dillon, Casey Affleck, Illeana Douglas, MEP vidéo 2010, 1h43, à partir de €10.00

ou StudioCanal 2004, Coffret Nicole Kidman : Les Autres / Prête à tout, €24.12

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Vladimir Nabokov, La vraie vie de Sebastian Knight

Un écrivain crée le personnage d’un écrivain pour écrire la biographie d’un écrivain.

Premier roman d’un russe écrit en anglais, en France, il fait phosphorer les spécialistes par ses mises en abyme. Car Sebastian Knight est un peu l’auteur, né la même année 1899, ayant connu le même amour à la datcha quand il avait 16 ans, éprouvé la même passion pour une Russe en 1937. Et le narrateur, dont on croit possible qu’il s’appelle Victor, le demi-frère de Sebastian né du même père, est un peu Vladimir lui aussi (qui a failli se prénommer Victor) ; Nabokov reproduit les relations compliquées qu’il a eues avec Sergueï, son frère cadet de dix mois plus jeune, musicien et homosexuel.

Et puis il est russe, comme lui : « Je suis né dans un pays où l’idée de liberté, la notion du droit, la pratique de la bonté humaine étaient choses froidement méprisées et brutalement proscrites. (…) Tout homme, dans ce pays, était un esclave s’il n’était un tyran ; et comme on y déniait à l’homme une âme et tout ce qui s’y rapporte, on en était venu à considérer qu’il suffisait d’infliger une douleur physique pour gouverner et diriger la nature humaine » p.406 Pléiade. Tant qu’il existera des Mélenchon et des Poutine, cette phrase restera d’actualité.

Sebastian est mort, d’une crise cardiaque, maladie héréditaire qui lui vient de sa mère. Plus âgé de dix ans que le narrateur, celui-ci l’a toujours admiré comme un grand frère mais n’a jamais osé lui déclarer, restant timidement à l’écart. Il aurait voulu se comporter en proche, mais il le fit trop tard, Sebastian était déjà mort – on dit toujours trop tard qu’on l’aime à quelqu’un. Non seulement nul ne fait jamais ce qu’il veut, faute de savoir justement son vrai vouloir, mais nul ne peut non plus connaître vraiment un autre, fut-il son frère. Chacun est seul et le reste. « La note dominante de la vie de Sebastian a été la solitude, et plus le destin essayait avec gentillesse de faire qu’il se sentit dans son élément, contrefaisant admirablement les choses qu’il pensait vouloir, plus nettement Sebastian se rendait compte qu’il n’était pas fait pour cadrer dans le tableau – dans aucun tableau » p.420. Sebastian, comme le saint, sera toujours percé de flèches pour sa différence. La connaissance intime comme la biographie vraie sont impossibles.

Dès lors, ce qui commence comme un récit recomposé de vie se transforme en un récit présent d’enquête sur une vie. Comme en physique, éclairer une particule la change, faire la lumière sur la vie d’un auteur n’éclaire qu’une facette du personnage – ce pourquoi toutes les biographies ont quelque chose de vrai, celle du pompeux et insipide Mr Goodman comme celle du narrateur. Nulle n’est vraie, chacune est vraisemblable.

Même « le sexe » n’explique pas tout, n’en déplaise à Freud et aux freudiens, que Vladimir Nabokov n’a jamais porté dans son cœur. « Laisser l’idée de ‘sexualité’, en admettant que la chose existe, tout envahir et s’en servir pour ‘expliquer’ tout le reste, est une grave erreur de raisonnement » p.469. L’auteur en sait quelque chose, qui est tombé amoureux d’Irina alors qu’il avait épousé Vera. Mais cette vague qui s’est brisée ne peut expliquer la mer tout entière, fait-il écrire Sebastian, cité par son demi-frère narrateur. « Les femmes de mœurs légères ont l’esprit lourd », se plaît-il à ajouter p.505. Ce qui est une vérité, je l’ai souvent constaté.

Même l’empathie la plus grande est au risque de passer à côté. Sebastian croit voir l’ombre de sa mère dans l’hôtel de Roquebrune où elle était descendue jadis – mais il s’est trompé de Roquebrune. Le narrateur, à la dernière heure, croit communiquer avec l’âme de Sebastian endormi qui respire dans la chambre d’hôpital à Saint-Damier – mais c’est un autre malade que le gardien peu lettré et endormi a indiqué.

Seule la recréation est légitime. D’où plusieurs textes et plusieurs personnages dans ce roman, beaucoup de masques, comme ce loup sur le visage que met un moment Sebastian pour lire son œuvre. Le vrai n’est qu’approché, il n’est que multiplication d’images plausibles et de faits vérifiés.

Mais pourquoi écrire sur la vie d’un autre ? Pour se couler en lui ou pour exister plus intensément soi ? Le désir est un manque-à-être disait Lacan.

Au total, pour un lecteur sans intention d’exégèse littéraire, le roman est séduisant. Il reprend des éléments « vrais » dans la vie de Nabokov et imagine des personnages différents qu’il est difficile de mettre en images. Sébastien est cet officier fléché pour sa foi différente – et soigné par les femmes ; Knight est le cavalier du jeu d’échecs qui se déplace en L en changeant de couleur de case mais reste une pièce mineure proche du fou. Comme tout est pensé chez Nabokov, le lecteur devra prendre cela en considération afin d’en tirer plaisir.

Vladimir Nabokov, La vraie vie de Sebastian Knight, écrit en 1939, publié en 1941 et revu en 1969, Gallimard Folio 1979, 320 pages, €8.30

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 2, Gallimard Pléiade 2010, édition de Maurice couturier, 1755 pages, €76.50 https://ww

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Droit et morale

Le droit est une consécration des Lumières, un triomphe de la raison sur le bon plaisir et sur les passions. Le droit n’est pas la morale. Ni droit du plus fort, ni loi de Lynch, « le » droit est au-dessus des personnes. Il est appliqué par un Etat au-dessus des individus, il exerce seule la puissance légitime. Certes, les individus et les groupes peuvent contester l’Etat, mais c’est en général pour l’investir : ils chassent le clan au pouvoir pour l’occuper eux-mêmes. Sans Etat comme instrument social, pas de droit applicable – ni droit national, ni droit « universel », ni droit sans limite.

D’une part, aucune anarchie ne crée de droit ; les façons de faire sont des coutumes admises, qui changent au gré des gens, une morale versatile selon « ce qui se fait », la mode, les mœurs, le goût – pas de « droit » au-dessus d’eux. C’est ainsi que l’autogouvernement ou les chartes éthiques des entreprises ne sont que des cahiers des charges que l’on promet de respecter – mais rien ni personne ne peut en sanctionner les écarts.

D’autre part, il n’y a pas de société universelle, il n’y a que des sociétés particulières. Le paradoxe des Lumières, mais aussi sa tension créatrice, est que certaines sociétés particulières d’Occident attribuent des droits universels à leurs membres. Mais leur réalisation passe obligatoirement par les sociétés elles-mêmes. L’universel est donc réduit à la communauté de pensée et aux accords internationaux.

Enfin, les Lumières ont élaboré un droit abstrait pour que l’individu puisse s’arracher à ses déterminismes – mais pas sans limites. Toute revendication n’est pas un droit, la loi doit faire l’objet d’un débat contradictoire et être emportée par une majorité qualifiée. Il ne suffit pas de naître pour faire ce qu’on veut, tous les « droits » sont accordés par les sociétés et leurs frontières définies par elles.

Cette révérence au droit au-dessus des intérêts particuliers et des passions politiques collectives est un trait occidental, notamment anglais et français, les deux premières nations à avoir créé des parlements modernes. Elle s’oppose pour les Anglais à l’absolutisme royal d’essence catholique, calqué sur la hiérarchie papale ; pour les Français aux lettres de cachet et aux privilèges de l’Ancien régime (mais aussi ou oukases du régime jacobin de la Terreur).

Malgré la résistance réactionnaire du romantisme, où instincts et passions définissent l’appartenance et l’action de chacun plus que la raison, cette conception abstraite de la loi et « du » droit est restée jusqu’à nos jours.

Jusqu’à ce que l’on extrémise « le » droit issu de la majorité en « droits pour tous » qui font de multiples exceptions pour chaque minorité biologique (le genre), sexuelle (gai, bi, trans, lesbien), sentimentale (contre la corrida, contre la viande, contre les OGM, contre etc…), régionale (Catalogne, Corse, Ecosse, Bretagne…), communautaire ou religieuse (islamistes, juifs, témoins de Jéhovah, etc.). Le droit quitte alors le domaine de la raison pour entrer dans celui des passions ou des instincts bruts. La société se diffracte en ses multiples composantes, on ne « fait » plus société en admettant une loi commune, on revendique chacun pour soi – tout en croyant naïvement que la majorité démocratique va accepter poliment sa remise en cause.

En Occident, « j’ai le droit » remplace « le droit », l’égoïsme personnel la référence collective. En Orient, la morale remplace le droit, la coutume ou la volonté du parti la référence au-dessus de tous.

En Chine, le Parti communiste ne connait pas d’appareil judiciaire indépendant. Il profère des injonctions morales en prenant pour référence la philosophie de Confucius – mais déformée par l’État pour l’accommoder aux besoins du Parti. Condamner un responsable « corrompu » vise à éradiquer un opposant politique tout en se parant de vertu dans les médias (tiens ! ces mœurs réapparaissent en France sous les socialistes avec « l’affaire » Fillon… mais Cahuzac est oublié). Il s’agit de faire un exemple pour que tous suivent « le droit » – réduit à la ligne du Parti.

Depuis le milieu des années 90, la direction politique chinoise craint une dérive idéologique vers les concepts occidentaux d’indépendance des militaires à l’égard du Parti. La référence au droit dans les armées permet de corriger l’absence de discipline, d’idéologie, d’idéal et de foi dans le métier. Il s’agit, pour les dirigeants communistes, d’« éradiquer le mal » – la loyauté aux dirigeants du Parti étant le seul critère du « Bien ».

C’est la même chose en Russie, où les pratiques de l’ex-URSS sont revenues avec Poutine, gamin des rues sauvé par l’armée et formé par le KGB. Le « droit », il s’assoit dessus, seule compte la force d’imposer les vues de son clan et la vertu patriotique de rendre la Russie grande puissance. Les arrestations, procès et jugements ne sont là que pour l’édification des foules qui seraient tentées d’imiter les dissidents et de contester le dirigeant. Plus efficace, mais uniquement lorsqu’il y a urgence ou aucune preuve juridique, l’assassinat ciblé est pratiqué. Le « droit » est ainsi celui du plus fort…

Droit de contrainte morale ou droit de contrainte physique, peut-on encore parler de droit ? Il s’agirait plutôt d’obligations, comme en Chine celles des grands parents à qui l’on confie les petits-enfants, ou les responsabilités des enfants envers leurs parents. Bien que « garantis par la constitution » pour l’affichage international, les droits fondamentaux des citoyens restent soumis à la discrétion du Parti qui gouverne et ne sont pas fonction des individus. Les priorités de sécurité, de cohésion et de stabilité sociale l’emportent sur le confort individuel des minorités ou des personnes. Liang Huixing, chercheur à l’Académie des Sciences Sociales, prévient depuis des années que l’inscription des droits individuels dans la loi conduirait inévitablement à une révolution pareille à celles des anciens pays de l’URSS. Mettre le droit au-dessus des partis remplacerait le clanisme par la démocratie…

Même Confucius, maître de morale en Chine, fait obligation d’une justice qui doit tempérer l’exercice du pouvoir ; il insiste sur le devoir moral des intellectuels à critiquer les erreurs du souverain et de s’opposer à ses abus, même au prix de leur vie. Avant le droit, Confucius croyait à la vertu. Elle aussi s’impose à tous, mais de l’intérieur ; elle est inculquée dès l’enfance par l’éducation et seuls les vertueux peuvent gouverner, sous peine de voir s’effilocher la confiance du peuple, ressort même de l’État ; quand cette confiance se perd, le pays est condamné. L’important, pour Confucius, n’est pas d’accumuler de l’information, du savoir-faire technique, ni d’acquérir une compétence spécialisée, mais de développer son humanité générale. L’éducation ne relève pas du domaine de l’avoir, mais de l’être. Ainsi le droit rejoint-il la vertu pour imposer la raison aux bas instincts égoïstes et aux passions sans limites.

Sur ces mauvais exemples russes, chinois, turcs, arabes et autres, il semble que nos sociétés éteignent de plus en plus les Lumières pour en revenir à l’obscurantisme de « l’avant ».

Le droit ne serait plus le même pour tous, pas plus que la vérité selon des critères scientifiques ne serait plus « la » vérité. Chacun veut n’exister que pour lui-même et jouir de tout ce qu’il peut ; il fait de tous ses désirs « des » droits, au rebours « du » droit commun à tous. L’Occident perd donc sa vertu, qui est de raison, au profit d’un retour aux instincts et aux passions – qui sont proprement réactionnaires.

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Ecrire et publier sur le net, pour quoi faire ?

« Pourquoi écrivons-nous sur le net ? » s’interroge un blog suivi. La réponse qu’il apporte étant loin de me satisfaire, elle a le mérite de lancer le débat.

Ecrivons-nous pour combler l’écart que nous constatons entre le rêve et le réel, comme ce blogueur le laisse entendre ? Je ne le crois pas : ce ne sont pas des utopies ni des projets que nous écrivons, mais des analyses, des critiques, des indignations, des propositions. Nous ne sommes pas grands penseurs, ni « philosophes » estampillés ; nous ne faisons qu’exister au ras de la vie et des événements, cherchant à comprendre et à en tirer leçon. Nous pratiquons la petite philosophie de la vie bonne, pas la grande philosophie des systèmes.

Ce pourquoi ce que le blogueur ajoute, redonner sens à notre existence éclatée entre famille, travail et politique me paraît plus juste. Ecrire fait sens. Et pourquoi écrire plutôt que parler ou chanter ? Parce que l’écriture est un effort qui exige de soupeser le sens des mots et de les placer dans un ordre logique dans le but d’éclairer, voire de convaincre. La parole s’envole, l’écrit reste ; la chanson n’est que cri du cœur sans lendemain, dont on ne retient le plus souvent qu’une mélodie. Filmer, peindre ou dessiner sont des actes plus proches de l’écriture, mais avec le medium des images. Or les images font écran à la pensée car elles sont directes, plus immédiates que les mots, inhibant le recul nécessaire à toute réflexion.

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Car ce qui importe, au fond, est bien de « réfléchir ».

Réfléchir n’est pas refléter ni agir par réflexe. Non pas se poser en statue de soi comme dans les selfies, messages narcissiques qui proposent une image en situation pour les autres, quêtant avidement leurs sentiments. Non pas réfléchir en miroir, comme Trump ou Le Pen, reflétant l’opinion populaire et en se posant comme menhir : « ça, c’est moi, et je ne changerai pas ; à prendre ou à laisser ».

Non, la réflexion n’est pas ce degré zéro du sens matériel, mais l’action de soi à soi de se poser pour analyser ce qu’on est, d’où l’on vient, ce à quoi on croit. Seule l’écriture permet cette ascèse – que les gourous à la mode appellent parfois « méditation ». Descartes le classique en a écrit de célèbres en métaphysique ; Lamartine le romantique de non moins célèbres en poétique.

Pourquoi réfléchir ? Nous le constatons bien, très peu réfléchissent, se contentant « d’être d’accord » (le grand mot des commentaires de blog !) dans le fusionnel du nid des gens qui pensent comme tout le monde, ou « d’être choqués » (l’autre grand mot des commentaires) en réaction à une affirmation ou à un jeu de mots. Réfléchir ne ressort pas de ce genre de passivité flemmarde ; réfléchir implique un acte volontaire d’examen de soi. Acte de solitaire face à Dieu (Descartes) ou face à la solitude dans la nature (Lamartine), l’être qui réfléchit désire mesurer sa place dans l’univers et dans le temps. Répondre aux questions fondamentales du Qui suis-je ? D’où je viens ? Ou vais-Je ? Que sais-Je ?

Cela paraît de bien grands mots, qui passeront par-dessus la tête de la plupart. Mais point du tout ! Chacun est concerné parce qu’il réfléchit un minimum tout au long de sa journée, même s’il n’écrit pas. Il compare ses pensées avec ce qui survient, change ses plans, adapte sa conduite, examine et compare, juge. Ecrire permet seulement de rendre objectives ces réflexions fugaces, de les formuler en les déposant sur le papier ou sur l’écran pour y revenir, les polir, les corriger, les approfondir ou les éliminer.

Ecrire, sur carnet ou sur blog, est donc avant tout un acte de réflexion. Psychanalyse personnelle ou mise au point, écrire permet la distance que ne permet pas la parole ou le slogan (formats exigés par construction sur Facebook ou Twitter). N’avez-vous jamais expérimenté combien le crayon ou le clavier vont moins vite que la pensée, l’obligent à attendre la main, donc à revenir sur le pensé-trop-vite, à trouver des arguments, à étayer la logique, à soigner l’expression, à corriger les mots en affinant le sens ? Ecrire est une discipline qui formate la pensée dans un cadre qui permet son expression la plus fine.

Au détriment de la spontanéité ? Peut-être – mais RIEN ne vous empêche d’exprimer votre spontanéité AVANT de la faire suivre de votre réflexion. « S’exprimer » en cri du cœur soulage, mais ne change rien. Pour changer, il faut penser. Dire que vous êtes « indigné » de la mort d’un enfant immigrant sur une plage turque ne vous dispense pas de réfléchir au pourquoi et au comment, au possible et au nécessaire, à la politique et à la religion, au droit et au fait. Gueuler est toujours aisé, gouverner l’est moins, réfléchir toujours mieux.

Publier sur blog montre combien la réflexion désormais se raréfie, puisque que l’on en ressent le besoin.

Les livres sont vite écrits, mal pensés, vite oubliés.

Les journaux courent après l’événement sans prendre le temps de se poser.

Les médias radiodiffusés sont écartelés entre l’immédiat émotif et la cuistrerie bobo, BFM-TV et France culture pour faire bref, où le pire l’emporte trop souvent sur le meilleur. Seul le choc compte pour la télé, seule la pose (en général de gauche, « mainstream ») et les révérences (envers les intellos et les « zartistes ») comptent pour la radio (après 68 cul, après 86 culte, après Trump/Poutine/Erdogan/Le Pen culturiste ?).

Quant aux réseaux sociaux, les images ou slogans chocs ou mièvres « partagés » montrent combien chacun cherche plus le miroir que le stimulant, plus l’entre-soi que la remise en cause. Ce fut criant lors de la campagne présidentielle américaine.

Ecrire pour exister, pour poser sa pensée avant qu’elle n’aille plus loin et pour éviter qu’elle se fourvoie n’importe où ; écrire pour rassembler en soi nos existences éclatées, pour proposer à d’autres de faire de même et de participer à l’écriture collective de notre histoire… Il y a de tout cela dans le fait d’écrire sur le net.

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Eugenio de Luigi Comencini

comencini eugenio dvd
Luigi Comencini sait comprendre et faire jouer les enfants. Il a montré combien un père pouvait se méprendre sur son fils dans L’Incompris (1967) ; il a reconstitué la Venise corrompue du XVIIIe siècle par les yeux de l’innocent Casanova, un adolescent à Venise (1969) ; il a donné un conte moral avec Les Aventures de Pinocchio (1972) où l’alternance de laxisme et de sévérité ne font pas un modèle pour se construire ; il montre avec Eugenio en 1980 l’Italie moderne des années 1970.

Il constate que l’enfant n’a plus sa place dans la société qui advient après mai 68. Bâton de vieillesse, héritier, progéniture, aucun de ces termes ne correspond plus à la réalité du temps. L’enfant est devenu une charge, une gêne, un handicap : il faut lui trouver une place – à la maison, en crèche, à l’école, à table, dans les études, et plus tard un travail. Il a besoin d’une famille, d’un foyer, d’attention et d’éducation pour se reconnaître et se forger. Comme tout cela est contraignant et gênant ! La société ne prévoit rien pour lui : ni espace de jeu au bas des HLM, ni chambre séparée pour les petits loyers. Les nouvelles générations hédonistes et individualistes ont balayé tout ce qui peut ressembler au « devoir », jetant le bébé avec l’eau du bain, ces oripeaux du vieux monde : paternité ou maternité sonnent archaïques et bourgeois. La liberté personnelle veut le plaisir immédiat, l’égoïsme du moment, la pulsion aussitôt assouvie. On se marie, on se querelle, on se quitte ; on se remet, on cherche ailleurs des aventures, on se soumet à l’inspiration artistique.

eugenio entre ses parents

L’enfant dans tout cela ? Venu par hasard, gardé par défaut ou dans un moment d’euphorie (« il sera l’enfant de la révolution »), il est vite oublié encore bébé dans le train. A dix ans, personne ne le veut dans les pattes, ni les grands-parents qui, d’un côté émigrent en Australie, de l’autre préfèrent le standing ; ni ses parents, la mère (Dalila di Lazzarro) en Espagne, le père (Saverio Marconi) projetant d’aller à Londres. Ballotté, renvoyé de main en main, le petit Eugenio (Francesco Bonelli) subit cet éclatement familial comme une indifférence à son égard : on ne le désire pas, on en a marre de le voir.

Il se fait alors une philosophie de « l’être inutile » qui le conduira, en toute innocence, à fermer le robinet d’oxygène qui maintenait le grand-père cacochyme (Renato Malavasi) en survie végétative… Il est « chéri » en apparence, devant les autres, mais il gêne en réalité lorsqu’on se lâche entre soi : comment s’en débarrasser ? A l’enfant tous les adultes mentent sans vergogne, tous lui cachent sa situation avec hypocrisie. « Pourquoi êtes-vous tous si méchants avec moi ?! » s’exclame Eugenio, désespéré. Seuls les animaux et les pauvres ne mentent pas dans le film.

eugenio francesco bonelli

Laissé par les humains, le garçon s’occupe des lapins, de canards ; il les caresse, il les nourrit – autant que lui voudrait l’être. Plus tard, il rêve de compenser sa frustration affective en devenant vétérinaire, soigneur d’animaux vivants – à l’inverse de son père qui répare des appareils électroniques.

Il lie aussi amitié avec un garçon du peuple à l’existence plus dure que la sienne mais incomparablement plus claire : le père promet une raclée au gosse s’il ne ramène pas quotidiennement un salaire minimum. Pas d’amour mais le sentiment d’avoir sa place dans une famille, d’être utile aux siens. Eugenio rêve d’être pareil, parfois…

Les idées de l’époque passent en filigrane. Le féminisme contre la maternité, les conquêtes contre la paternité, sont pour ces adolescents prolongés que sont les « nouveaux parents » les seules alternatives proposées par l’époque « engagée » aux rôles traditionnels de la femme à la cuisine et de l’homme qui se fait servir. Un bout de vie commune, tenté après un héritage, est retombé dans cette ornière du passé. Or chacun veut exister, crispé sur son petit moi avide de plaisirs égoïstes. L’enfant n’est qu’un jouet dont on ne peut accepter qu’il puisse lui aussi avoir des préférences ou des désirs personnels : la mère découvrira un cahier de poèmes… pour s’en moquer ; le père apprendra… par un autre qu’Eugenio veut devenir vétérinaire.

eugenio et sa mere au lit

Sur l’exemple de ses parents, le gamin apprend qu’exister, aux yeux des autres, veut dire gueuler assez fort pour forcer l’attention. Art d’époque du happening, qui deviendra la com’ : il agace suffisamment l’ami de son père qui l’emmène à l’aéroport – pourtant humoriste ! – pour que celui-ci le dépose au bord de la route et le laisse ; il bat sa mère qui ne veut pas l’emmener à la corrida ; une fois sur les gradins, il exige de voir le spectacle jusqu’au bout et fait rasseoir sa mère de force – l’obligeant à subir (enfin) la réalité choquante devant ses yeux ; il résiste à tous les projets successifs de « l’emmener », de le « reprendre », pour montrer qu’il a retenu la leçon de ses quatre ans où, juché sur les épaules de son père, il a vu défiler sa mère en criant des slogans. Puisque la violence paie, puisqu’il faut manifester en hurlant pour que les adultes cèdent, Eugenio manifeste et hurle. Il a raison.

Abandonné une nouvelle fois, il reste introuvable un jour et une nuit. Il passe ce temps dans une ferme à regarder naître un petit veau. Même exploité dans les étables industrielles, ce petit veau lui apparaît comme plus « heureux » que lui, l’enfant : sa mère le léchera, lui donnera à téter, son propriétaire le soignera, changera sa litière, lui donnera des nourritures plus consistantes adaptées à son âge. Tout ce que ne fait pas le nouveau couple humain pour ses propres enfants. Durant sa fugue involontaire, tout le monde s’est mis à la recherche d’Eugenio. Il n’en a pas conscience, ce serait bien la première fois qu’on se préoccuperait de son sort !

D’ailleurs, dès que la famille au grand complet le retrouve, c’est pour s’extasier sur le petit veau sans plus regarder l’enfant. Et l’humoriste – peut-être l’adulte le plus honnête, en tout cas le plus lucide – fait signe à Eugenio de filer à nouveau. Lorsqu’il s’en va sans se retourner, nul ne s’en avise. Seul le suit un petit chien.

eugenio torse nu

Décidément l’enfant n’a pas sa place dans la nouvelle stratégie de vie narcissique et hédoniste de la génération immature post-68. Reste à prouver que les caricatures de gauchistes que sont les parents du film sont bien les parents moyens de la société. Heureusement, avec le recul, rien n’était moins sûr en 1980. Certains milieux urbains et intellos, notamment sous Mitterrand en France, ont été ce genre de parents démissionnaires, semant un gosse comme un pond une idée, le laissant en déshérence affective – littéralement à l’abandon malgré l’appart’ bourgeois, les fringues branchées et les disques à la mode (pour se faire pardonner).

Comencini a été de suite à l’extrême, peut-être pour mieux dénoncer. S’il touche souvent juste en ce film, c’est qu’il n’a pas entièrement tort. Ce qu’il fustige n’apparaît cependant que comme une tendance – et c’est heureux ! – pas comme une généralité. Pour moi, qui suis devenu adulte après 68, ce « possible » égoïste irresponsable n’a pas été ma voie, ni celle de mes amis (mais qui se ressemble s’assemble). Reste un beau film émouvant où l’enfance nue fait pitié.

DVD Luigi Comencini, Eugenio, 1980, Gaumont 2015, €8.99

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Yves Bonnefoy, grand poète

yves bonnefoy photo

Rares sont les poètes, surtout en France. Yves Bonnefoy est un ex-poète vivant, il s’est éteint le 1er juillet à 93 ans. J’avais abordé tard sa poésie, dans les années 1990, pourtant il a écrit dès 1953. C’est qu’il n’est pas simple de pénétrer son univers, intemporel de mathématicien philosophe, critique d’art et professeur au Collège de France. Il ne faut pas l’aborder trop tôt, sous peine de passer à côté.

Bonnefoy est le poète de la présence au monde. Il veut que la terre soit cet endroit habitable où tout fait sens, comme en enfance, où le concept n’a pas encore détruit le mot.

                « Le jour se penche sur le fleuve du passé,

                Il cherche à ressaisir

                Les armes tôt perdues,

                Les joyaux de la mort enfantine profonde.

Il n’ose pas savoir

S’il est vraiment le jour

Et s’il a droit d’aimer cette parole d’aube

Qui a troué pour lui la muraille du jour… » (Hier régnant, p.131)

Le poète est le passeur de la présence réelle, aimant comme il dit passer sur l’autre rive pour relier l’hier et l’aujourd’hui, l’abstrait et le concret, la présence et l’absence.

« Visage séparé de ses branches premières,

Beauté toute d’alarme par ciel bas,

En quel âtre dresser le feu de ton visage

O ménade saisie jetée la tête en bas ? » (Art poétique, Du mouvement p.78).

Ou l’image et le désir, comme sur une Pietà de Tintoret :

                « Ici,

                Un grand espoir fut peintre. Oh, qui est le plus réel

                Du chagrin désirant ou de l’image peinte ?

                Le désir déchira le voile de l’image,

                L’image donna vie à l’exsangue désir » (Pierre écrite, p.247)

Il lui faut être en intimité avec ce monde – car il n’en existe pas d’autre.

                « Dieu qui n’es pas, pose ta main sur notre épaule,

                Ébauche notre corps du poids de ton retour,

                Achève de mêler à nos âmes ces astres,

                Ces bois, ces cris d’oiseaux, ces ombres et ces jours.

Renonce-toi en nous comme un fruit se déchire,

Efface-nous en toi. Découvre-nous

Le sens mystérieux de ce qui n’est que simple

Et fut tombé sans feu dans des mots sans amour. » (Pierre écrite, p.233)

Être pierre et vie, passer sans dommage le feu, relier les éléments : telle est la salamandre.

                « Son regard n’était qu’une pierre,

                Mais je voyais son cœur battre éternel.

                O ma complice et ma pensée, allégorie

                De tout ce qui est pur,

                Que j’aime qui resserre ainsi dans son silence

                La seule force de joie.

                Que j’aime qui s’accorde aux astres par l’inerte

                Masse de tout son corps,

                Que j’aime qui attend l’heure de sa victoire,

                Et qui retient son souffle et tient au sol. » (Du mouvement, p.111)

Des lieux et des saisons, Delphes, Florence, Trieste, l’été, le printemps…

                « Dans ce rêve de mai

                L’éternité montait parmi les fruits de l’arbre

                Sans angoisse ni mort, d’un monde partagé » (Pierre écrite, p.186)

Il faut qu’on nomme pour exister, être en relation signifie appeler qui et quoi par son nom. Toute mémoire a besoin de mots pour perdurer et l’enfant qui ne sait encore parler n’a pas de souvenir.

                « Pourquoi des mots ? Par confiance

                Et pour qu’un lieu retraverse

                La voix d’Œdipe sauvé. » (Hier régnant, p.175)

Qui ne dit mot ne consent pas au monde. Qui n’a pas les mots pour le dire reste au-dehors, absent.

                « Il désirait, sans connaître,

                Il a péri, sans avoir.

                Arbres, fumées,

                Toutes lignes de vent et de déception

                Furent son gîte.

Infiniment

                Il n’a étreint que sa mort » (Pierre écrite, p.204)

yves bonnefoy poemes

Retrouver l’enfance où le monde était évidence même, retrouver l’esprit d’enfance avec toute la puissance d’esprit de l’adulte. Pour voir le monde tel qu’il est, « la divinité d’une herbe sèche », accueillir la terre sans les voiles de l’apparence puisqu’elle excède le désir, sans illusion, sans écran rose ou noir, telle « l’eau qui veut la pente dans les pierres », ou « l’élan de l’agneau, fait de joie pure », comme « l’enfant qui joue sans limite sur le seuil » (p.312).

                « O terre, terre,

                Pourquoi la perfection du fruit, lorsque le sens

                Comme une barque à peine pressentie

                Se dérobe de la couleur et de la forme,

                Et d’où ce souvenir qui serre le cœur

                De la barque d’un autre été au ras des herbes ?

                D’où, oui, tant d’évidence à travers tant

                D’énigme, et tant de certitude encore, et même

                Tant de joie, préservée ? Et pourquoi l’image

                Qui n’est pas l’apparence, qui n’est pas

                Même le rêve trouble, insiste-t-elle

En dépit du déni de l’être ? Jours profonds,

Un dieu jeune passait à gué le fleuve,

Le berger s’éloignait dans la poussière,

Des enfants jouaient haut dans le feuillage,

Rires, batailles dans la paix, les bruits du soir,

Et l’esprit avait là son souffle, égal… » (Dans le leurre, p.255)

Le poète est le berger de l’être, disait Heidegger un dieu jeune qui passe à gué le fleuve…

            « Retrouvons-nous, prenons

            À poignées notre pure présence nue » (Dans le leurre, p.290).

Yves Bonnefoy, Poèmes : Anti-Platon, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, Hier régnant désert, Dévotion, Pierre écrite, Dans le leurre du seuil, collection Poésie Gallimard 1985, 346 pages, €9.90

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Jean d’Ormesson, Histoire du Juif errant

jean d ormesson histoire du juif errant
Le Juif en tant que peuple existe, il a toujours fait parler de lui.

Évadé d’Égypte, « seul » peuple à se croire élu par le « seul » vrai Dieu unique et jaloux (selon la légende), il a conquis la Palestine par destinée, a été exilé à Babylone, s’est révolté contre les Romains, a été chassé par les Arabes dès qu’ils furent musulmans, a été persécuté en Russie puis en URSS, déporté et gazé par les nazis, établi un lobby efficace dans les hautes sphères intellectuelles et politiques aux États-Unis, au Royaume-Uni et en France, réinstallé par la force du droit international ONU en Palestine, d’où il mène une guerre de cent ans contre les menées arabes alentour.

Le Juif errant n’existe pas, il est un mythe chrétien.

Ahasvérus a été maudit (selon la légende) pour avoir refusé un verre d’eau à Jésus lorsqu’il portait sa croix, le jour de la crucifixion ; cela à cause d’une femme, Marie-Madeleine la putain, qui s’était refusée à lui tandis qu’elle tombait énamourée du Christ annonçant le Royaume. Il a été condamné à marcher jusqu’à la fin des temps, changeant d’identité au fil des pays – car son nom est Légion – sans jamais avoir le bonheur de mourir, remâchant sans cesse cette unique et fatale fois où il a trahi l’Homme, le Fils de l’homme, en bref Dieu.

Après avoir conté l’épopée de lui-même, puis celle de l’empire et de la famille, enfin celle de Dieu, Jean d’Ormesson conte celle de la religion. Comme toutes les religions, la chrétienne et catholique est intolérante à qui ne croit pas comme elle. Elle aspire au Vrai, au Beau, au Bien, toutes choses qui – évidemment – ne sont pas de ce monde dans leur absolu ; ici-bas n’existent que des vérités relatives, de la beauté éphémère et du bon à l’usage plutôt que du Bien en soi. Aussi, dans l’attente qu’un « autre monde est possible » (cette expression ne vous dit-elle rien ?), tout ce qui ne va pas est « la faute à ». La faute à qui ne pense pas comme la horde, la faute aux déviants, saltimbanques sans foi ni loi, homosexuels invertis, femmes cycliquement lunatiques – et cet Autre absolu de la religion qu’est le Juif. « Sûr de lui-même et dominateur », disait de lui de Gaulle, avatar du Malin disait Rome de ce peuple déicide.

Jean d’Ormesson s’amuse, d’un ton léger, à arpenter l’histoire du monde autour de la Méditerranée, dont il fait le centre jusqu’en 1492 où un Juif génois appelé Colomb découvrit ce que Dieu avait mis là depuis l’origine des temps : l’Amérique. C’est donc une vaste fresque, contée à petites touches, montée en séquences mosaïques comme un film, qui se déroule à la lecture. Comme d’habitude d’Ormesson en fait trop, comme d’habitude il déploie une vaste érudition, comme d’habitude le lecteur est emporté par le charme de sa phrase. Les indigestions de pédantisme sur le temps, l’histoire ou le zéro ne durent jamais.

Il aime le Juif parce qu’il est l’Histoire, parce qu’il en a tant vu, tant subi, sans jamais périr mais renaissant sans cesse de ses cendres, comme le phénix. Et puis, « le Juif » est un thème porteur en ce début des années 1990 où l’antisémitisme renaît, à bas bruit, dans les banlieues de l’islam. Ce pourquoi le livre a eu beaucoup de succès. Pas seulement pour cela, car le Juif est présenté comme toujours à la recherche du bonheur, comme l’auteur, comme tout un chacun (donc les camps nazis sont évacués de l’histoire). Un peuple et une culture indestructibles. Ce qui tient de la malignité et, en même temps, du « plaisir de Dieu ». Car Dieu serait-il Dieu s’il n’était pas partout, derrière tout, y compris le mal apparent ? L’auteur aime à s’en accommoder, selon sa devise que « tout est bien ».

Ce pourquoi ces mille et un récits (je n’ai pas compté les paragraphes, mais l’impression est là…) emporte au galop, de la Crucifixion à l’assaut d’Entebbe – où les Juifs se rachètent, anti-traîtres positifs de la traitrise gauchiste des terroristes aidés par le bouffon Dada (Idi Amin). « Je pourrais, pendant des heures, vous parler de la trahison : c’est un beau et grand sujet. La fidélité, par quelque lien obscur, est liée à la mort. En me privant de ma mort, l’autre m’a jeté à jamais dans l’incertitude fluctuante de l’histoire et du temps. Tout ce qui existe dans l’histoire, tout ce qui existe dans le temps, est contraint au changement. Changer est une trahison. Exister est une trahison. Dieu n’existe pas puisqu’il est l’Éternel. Moi, j’existe et je change » p.1243 Pléiade.

Entre deux, certaines anecdotes historiques reprises de la Gloire de l’empire, comme cet égorgement des voisins après un banquet d’ennemis, ou le détournement d’un fleuve pour ensevelir un roi mort. Il y a de l’allégresse dans ces pages, des aventures entre deux coïts, la recherche de la sagesse et une curiosité sans cesse aiguillonnée. Contradictions ? Tension plutôt, qui fait haleter le lecteur entre deux séquences. Car l’auteur vise à distraire, on imagine très bien une série télé aux multiples épisodes en plusieurs saisons.

Malgré cela, Jean d’Ormesson ne manque pas de comparer Athènes à Jérusalem : « Avec les Grecs et les Juifs, vous referiez tout un monde sans avoir besoin de personne (…) A tous les deux, les Grecs et les Juifs, ils sont plus forts que tout les autres » p.1408 Pléiade. Mais il choisi son camp. S’il conte le Juif, il a ce cri de l’âme : « Pensez aux délices d’Athènes et de l’Antiquité classique, où l’homosexualité [pris comme exemple de déviance du politiquement correct – d’Ormesson est clairement hétéro] régnait sans la moindre contrainte, où l’idée de péché n’existait pas encore et où personne ne craignait ni sida, ni syphilis, et à peine le cancer – peut-être parce qu’on mourait trop tôt. C’était le bon temps. Et c’est, je crois, pour cette raison-là, beaucoup plus que pour toutes les autres, vous savez, les colonnes, les tragédies, les statues de jeunes filles et de lanceurs de disque, les vases peinturlurés, que la Grèce et Rome sont des âges de légende » p.1185 Pléiade.

Jean d’Ormesson, Histoire du Juif errant, 1990, Folio 1993, 621 pages, €9.50
Jean d’Ormesson, Œuvres, Gallimard Pléiade 2015, 1662 pages, €55.00

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Yukio Mishima, Le Pavillon d’or

mishima le pavillon d or

Construit en 1397, brûlé en 1950, refait entièrement en 1955 et rénové en 1987, le Kinkaku ji – temple d’or – est inscrit depuis 1974 au Patrimoine mondial de l’humanité de l’UNESCO. Il est prétexte au roman de Mishima, publié en 1956. C’est l’œuvre la plus célèbre de l’écrivain, parce que culturelle, parce que mettant en scène Kyoto, l’ancienne capitale jumelée avec Paris, épargnée par les bombardements américains sur l’ordre exprès de Mac Arthur durant la Seconde guerre mondiale.

Ce n’est pourtant pas l’œuvre que je préfère, trop bavarde, un rien datée, parfois à la limite de la vraisemblance. A qui n’a jamais lu Mishima et voudrait aborder son œuvre, je conseille plutôt de commencer par Le tumulte des flots, bien plus sec, tragique et vraisemblable, d’une pureté très japonaise, le meilleur de Mishima.

Le Pavillon d’or est cependant un symbole : celui du Japon traditionnel, confronté à l’occupation yankee après la défaite des militaristes. Donc celui de Mishima, écrivain très japonais mais aussi largement influencé par les œuvres occidentales. N’écrit-il pas ici son Crime et châtiment sur le modèle de Dostoïevski ? Détruire le Pavillon d’or, n’est-ce pas, pour Mishima, tenter d’exister par lui-même comme on « tue » le père ? Il fait du Pavillon d’or et de son reflet dans l’étang une vision philosophique à la Platon, auteur du mythe de la caverne. La beauté « idéale » écrase ; elle empêche de vivre. Seule la sensualité, dans le présent, permet d’exister. Détruire la Beauté-en-soi, symbolisée par le Pavillon d’or, c’est enfin être individu, ici et maintenant, sans référence métaphysique. Ce pourquoi le personnage principal fume à la dernière page une cigarette, tandis que fume le Pavillon d’or qu’il vient d’incendier.

L’écrivain se met dans la peau du bègue, laid, pauvre et orphelin Mizoguchi, empli de solitude et de ressentiment (l’accumulation des tares, n’est-ce pas un peu trop ?). L’adolescent de 17 ans qui entre au temple fait une fixation obsessionnelle sur ce que révérait son père, le Pavillon d’or comme essence du religieux au Japon. Mishima lui-même, à 45 ans, détruira son propre temple, le corps siège de son âme, par suicide traditionnel seppuku. Pris sous l’aile du prieur du temple d’or, le jeune homme se lie d’amitié avec deux personnages contrastés – ses extrêmes possibles. Tsurukawa est empli de lumière, mais noire, parce que son optimisme apparent dissimule une sensibilité aux autres qui va le pousser au suicide. Kashiwagi, à l’inverse, est un cynique fini, qui exploite les sentiments des autres pour se pousser dans la société, par ressentiment contre son pied bot. Mishima, dans sa vie personnelle, est tiraillé entre les deux : sensible mais fluet, attiré par le cynisme mais incapable de l’accomplir, il devient écrivain pour évacuer ces contradictions. Il fait donc du novice incendiaire – qui a réellement existé – une sorte de double personnel, adolescent attardé qui se cherche, désirant exister sans trouver en lui-même les forces nécessaires. Si le Beau lui est barré, explorer le Mal serait-il la solution ?

Kyoto pavillon d or photo argoul

Photo Argoul 2004

Le Pavillon d’or, avec son triple style de l’art japonais, est l’essence même de la japonité. Une tradition qui s’impose, dont on doit se rendre digne, malgré la cuisante défaite de la guerre. Comment réinventer le Japon sans que le passé pèse ? Le novice incendiaire a 21 ans lorsqu’il commet son forfait ; Mishima en a 25 la même année. De style Heian au rez-de-chaussée, samouraï au premier étage, temple zen au second, c’est tout le Japon d’un coup qui se dresse, face à l’étang qui le renvoie en miroir – le Miroir d’eau. Il resplendit, tout d’or vêtu, il élève l’âme et la contraint par ses formes. Mais, tel est le message de Mishima : la libération réside au Japon même, dans l’application de la doctrine bouddhiste. « Oui, c’était la première ligne du passage fameux du chapitre de l’Éclairement populaire, dans le Rinzairoku (…) : ‘Si tu croise le Bouddha, tue le Bouddha ! Si tu croises ton ancêtre, tue ton ancêtre ! (…) Alors seulement tu trouveras la Délivrance. Alors seulement tu esquiveras l’entrave des choses, et tu seras libre’… » p.371.

A lire de retour de Kyoto, ou après avoir déjà abordé Mishima. Tout premier lecteur sans préparation risque d’être déçu car il faut connaître la tradition japonaise et la vie de Yukio Mishima avant de bien saisir ce qui fait le sel de ce roman, au fond moins japonais qu’occidental.

Yukio Mishima, Le Pavillon d’or (Kinkakuji), 1956, traduit du japonais par Marc Mécréant, Folio 1975, 375 pages, €7.32

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Nietzsche et les poètes

Dans la seconde partie de Zarathoustra, le chapitre « Des poètes » intervient après « Des savants » et avant « Des grands événements ». Nietzsche aimait les poètes, leur nom vient du grec ‘poien’, faire. Ils sont, comme les prophètes, des créateurs de monde. Or, que sont les poètes devenus ? Nous sommes au 19ème siècle et les poètes sont « toujours attirés vers le pays des nuages ». Ils se veulent médiateurs, mais « les poètes croient toujours que la nature elle-même est amoureuse d’eux. » Superficiels, sciemment hermétiques, vaniteux et fumeux, les poètes sont des « menteurs ». « Un peu de volupté et un peu d’ennui : c’est ce qu’il y a encore de meilleur dans leurs méditations. »

« Et puisque nous savons peu de choses, nous aimons de tout notre cœur les pauvres d’esprit, surtout quand ce sont de jeunes femmes ! » Nietzsche mêle ici astucieusement la référence à la religion (« mixture empoisonnée ») et la galanterie (prédilection poétique pour l’Hâmour comme aurait dit Flaubert). « Heureux les pauvres d’esprit, parce que le Royaume des cieux est à eux », s’écrie l’Évangile, privilégiant ainsi la foi aveugle et obéissante au questionnement de la raison. Nietzsche s’élève contre cette aliénation qui mêle peur de l’au-delà et ressentiment envers l’ici-bas. L’« Esprit » détaché de la matière est une fumeuse illusion – ce n’est pas parce qu’on peut faire un nom d’un mot dans la langue allemande qu’il en devient chose réelle par cela même ! « Depuis que je connais mieux le corps – disait Zarathoustra à l’un de ses disciples – l’esprit n’est plus pour moi esprit que dans une certaine mesure ; et tout ce qui est « impérissable » n’est que symbole. » L’homme n’est pas dieu et ce qu’il pense ne saurait être l’alpha et l’oméga ; la « vérité » n’est toujours que partielle et d’époque… « Dans une certaine mesure ».

Ce que confirme Zarathoustra par cette phrase-clé : « Il y a longtemps que j’ai vécu les raisons de mes opinions. » Les trois mots de la subordonnée sont fondamentaux dans la philosophie nietzschéenne – surtout dans leur subordination. L’homme commence non par « être » (tel un dieu qui n’a ni commencement ni fin), mais par « vivre » (avec un début, une fin et une histoire entre les deux). Tout ce qu’il pense vient donc de sa « vie » : ce qui signifie son existence ici-bas et maintenant, entouré de sa famille et dans son milieu, intégré dans une société particulière et une histoire contingente. Ses « raisons » ne sauraient donc être ni « absolues » ni « éternelles » ; ses raisons sont plutôt « vécues ». Les causes de sa pensée résident dans l’existence que l’homme a menée. Ses « opinions » (l’état actuel de sa pensée) ne sont donc qu’une conséquence d’exister ici-bas dans le maintenant et d’une personnalité particulière. Les opinions sont dans le temps historique – pas dans l’éternité. Elles changent, ce qui est normal pour un être humain puisque sa condition change. Zarathoustra : « J’ai déjà trop de peine à garder mes opinions ; et beaucoup d’oiseaux s’envolent. »

Ce pourquoi « Zarathoustra lui aussi est un poète » : comme tous les poètes (et prophète), il ment. « Nous savons trop peu de choses et nous apprenons trop mal : il faut donc que nous mentions. » Le mensonge n’est pas la volonté de nuire, mais l’illusion que chacun se donne à lui-même. Le poète est le contraire du savant qui – « dressé pour la connaissance » – remet en cause à tout moment « sa » vérité par la méthode expérimentale. Oh, certes, cette « méthode » n’est qu’humaine, donc faillible et partielle ; elle ne donne pas « la » vérité puisque nous savons bien que la science avance toujours et que les théories les mieux établies ne résistent guère à la succession des tests. Mais la méthode est la seule lanterne qui éclaire la nuit humaine. Par approximations et corrections, l’homme parvient à s’en sortir et à rendre utiles ses connaissances.

Les poètes, eux, se contentent de « baudruches multicolores » et ils les appellent « Dieux et Surhommes ». Où l’on voit que Nietzsche se moque de lui-même en plaçant le surhomme à l’égal des dieux de fiction. Le surhomme n’est qu’un symbole du désir d’aller plus loin, de poursuivre l’évolution humaine dans l’avenir. « Je suis d’aujourd’hui et de jadis ; mais il y a quelque chose en moi qui est de demain, et d’après-demain, et de l’avenir. »

Or quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. « L’esprit du poète veut des spectateurs » ; il ne vise pas à susciter le désir de se dépasser ou à entraîner, mais se complait dans l’histrionisme (notre ‘société du spectacle’). « En vérité, leur esprit lui-même est le plus paon d’entre tous les paons et une mer de vanité ! »

  1. Donc ne pas être croyant : « la foi ne sauve pas. »
  2. Pas d’intellectualisme scientiste : « l’esprit n’est plus pour moi esprit que dans une certaine mesure ».
  3. Être à l’écoute de ce qu’il y a de seul ‘éternel’ en chaque homme, son désir vital qui le pousse à vivre, à grandir et à se reproduire pour aller toujours plus loin : « il y a quelque chose en moi qui est de demain, et d’après-demain, et de l’avenir. »
  4. Ne pas se croire supérieur, la vie terrestre, animale, est la même pour tous : « Le buffle (…) son âme est tout près du sable, plus près encore du fourré, mais le plus près du marécage. Que lui importe la beauté et la mer et la splendeur du paon ! Tel est le symbole que je dédie aux poètes. »
  5. Vivre, puisque tel est notre destinée, mais pleinement – ici-bas, tendu vers l’avenir, plein de curiosité pour explorer le présent : « Il y a longtemps que j’ai vécu les raisons de mes opinions. »

Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, Folio 1985, traduction Maurice de Gandillac, 504 pages, €9.12

Les citations de Nietzsche sont ici reprises de la traduction d’Henri Albert en collection Bouquins.

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Jonathan Coe, La vie très privée de Mr Sim

Il est assez rare qu’un romancier se renouvelle ; eh bien, avec Jonathan Coe, le lecteur n’est jamais déçu ! Cet Anglais de 50 ans a une capacité adolescente d’imaginer des histoires à chaque fois autres. Ancrées dans sa génération, celle qui a vécu sa jeunesse après 1968 et son âge mûr sous Lady Thatcher et Sir Blair. La satire de ses semblables n’est jamais loin, le tempérament porté à l’humour non plus. Mais l’invention est reine.

Imaginez : d’une rencontre improbable (une Chinoise et sa fille complices au jeu de cartes), en un moment unique (un soir en Australie en attendant l’avion de Londres après avoir revu son père pour la première fois depuis 25 ans), le héros défile au gré de ses rencontres son existence de loser né de loser – et se sent renaître par ses propres forces… jusqu’à la boucle finale dont je ne vous dirai rien !

Exister est un éternel recommencement : telle est la tragédie humaine. L’éternel retour du même disait Nietzsche, la personnalité façonné par les complexes familiaux avant 6 ans disait Freud, l’attraction du mimétique disait René Girard – toute tentative d’épuisement d’une explication est bonne – mais il reste le vif du Sujet. Dépressif après que sa femme l’ait quitté en emmenant sa fille, Maxwell (au prénom de marque de café…) va retrouver son père exilé à Sydney après la mort de sa propre femme, 25 ans auparavant. Il porte le nom de Sim, comme le comique mais surtout comme la carte dont la puce permet de communiquer dans notre ère numérique. Rien n’est hasard chez Coe : prénom commercial et nom TIC (technologies de l’information et de la communication) – nous sommes en plein XXIème siècle.

Or la communication de masse et les messages constants du marketing ne servent pas aux meilleures relations. Au contraire ! la massification isole, la technologie dépersonnalise, le rapport humain prend un mode artificiel de marchandise ou d’optimisme industrieux. Les Américains repus et gaspilleurs sont-ils plus heureux que le populo des banlieues de Londres ? Pas vraiment. Ce pourquoi Mister Sim parle à son GPS (eh oui ! Mr signifie Mister et pas Monsieur, qui s’écrit M. en français…). La voix féminine et raisonnable du GPS est bientôt baptisée Emma (comme la Bovary ?) et permet de rêver à une compagne qui ne juge jamais, qui dit toujours comment il faut aller.

Les Anglais savent même inventer des métiers loufoques comme l’étudiante Poppy, chargée d’enregistrer les annonces des aéroports pour les louer comme service aux maris infidèles. Bien plus fort que le marketing de Lindsay sur les brosses à dent qui consiste à faire partir simultanément quatre commerciaux du siège social pour joindre les quatre points cardinaux les plus éloignés du Royaume en Toyota Prius (énergie hybride), afin de proposer des nettoie crocs à manche en bois fabriqué local et tête amovibles (développement durable) ! Toute la misère de celui qui veut bien faire pour les humains et la planète, mais sombre dans la dernière idéologie à la mode (recyclage du gauchisme 68 et de l’adulation de Mao, Castro et autres…).

Mr Sim opère une quête de l’andropause (il a 48 ans – comme l’auteur). Il apprend qu’il est né par hasard, parce que son père a confondu deux pubs (bars) du même nom, rencontrant par là même une fille au lieu d’un garçon… Lui-même s’est marié par hasard avec n’importe qui, parce que sa petite copine a surpris son père à se branler sur une photo pliée en deux sur laquelle est était en maillot de bain… à moins que ce ne soit pour son frère Chris, quasi nu lui aussi, de l’autre côté de la photo. Mr Sim a fait une fille mais ne sait pas l’aimer, il est inattentif à ses métamorphoses et désirs, il ne sait pas répondre aux questions des enfants. Il pousse même dans les orties le gamin de 8 ans torse nu et jambes nues de son meilleur ami – par dépit, par vengeance, par désir ? Il est fasciné par le destin de Donald Crowhurst, navigateur parti faire le tour du monde à la voile en même temps que Moitessier en 1969 – et qui a triché en fabriquant un faux carnet de bord pour rester à croiser dans l’Atlantique sud au lieu de passer les caps. C’était au bon vieux temps d’avant la technique qui voit tout, qui sait tout, qui traque tout…

Il se sent inadapté, Maxwell Sim, mal aimé (mère morte, père absent, meilleur ami fâché, femme partie, fille méprisante). La pression d’époque (marketing et communications) le pousse dans ses retranchements et lui renvoie à tout moment sa faiblesse. Il est un loser de la génération baby-boom, un perdant de la compétition, un raté social. Et pourtant humain.

Jeté dans ce monde sans que personne ne l’ait voulu, traversé de désirs inhibés et de messages mal traduits à cause d’une société déboussolée, lent et timide en relations faute de parents à la hauteur. Il est un peu nous et un peu ceux que nous côtoyons sans toujours les voir, encore moins les comprendre. Il est de notre époque, qui ne favorise pas les contacts humains et préfère la médiation technique ; de notre époque coincée qui croit s’être « libérée » en 68 tout en conservant les préjugés sur le sexe, les relations adulte-enfant, le toucher, la conversation.

Un beau roman doux-amer comme les Anglais savent en faire, grave aussi car il parle de ce que nous sommes devenus.

Jonathan Coe, La vie très privée de Mr Sim (The Terrible Privacy of Maxwell Sim), 2010, traduit de l’anglais par Josée Kamoun, Folio Gallimard février 2012, 467 pages, €7.69 

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Le Clézio, Terra Amata

Article repris par le blog Chaoui40

La littérature, la vie, c’est le même combat quotidien, dérisoire, contre le hasard absurde du temps. Dans ce roman lourd à lire, de cette prose années 60 qui se délecte des « choses » et déchiquette les « actes », le message est pesant. Sur la terre au hasard, je suis né, j’ai grandi, joué à tous les jeux, aimé, parlé tous les langages, dans une région qui ressemblait à l’enfer, j’ai peuplé la terre pour vaincre le silence, j’ai vécu l’immensité de la conscience, puis j’ai fui, j’ai vieilli, je suis mort, et enterré. Fin du plan.

Terra Amata est ce site préhistorique de Nice où, sur une plage fossile, ont été découverts des restes très anciens. Des hommes avaient vécu là, s’étaient parlés, aimés, s’étaient reproduits, avaient vécu l’immensité de leur conscience puis avaient fuis, vieillis, morts. Le personnage principal du roman s’appelle Chancelade, autre homme préhistorique de Charente, humain générique, restes pour musée. La tentative littéraire d’embrasser ainsi l’histoire du monde des hommes au travers des sensations, des états de conscience et des mots – est vaine. Peu lisible aujourd’hui, profondément ennuyeuse. Elle date.

Le lecteur trouve cependant quelques traces de ce qu’il aime chez Le Clézio, des expressions, des scènes, des images. Ainsi sur la beauté, reflet du tragique d’exister : « On ne s’échappe pas. On ne s’en va jamais. Sans cesse, venant de partout à la fois, on est accablé par les coups de la beauté, de la grande beauté cruelle et jouissable. (…) La beauté vous y retrouve toujours et vient doucement, sans pitié, vous arracher pour vous replonger dans le tourbillon vivant » p.19. Le « on » anonyme, de rigueur dans l’écriture des années 60, donne le sentiment d’être agi, rouage dans l’engrenage du destin, microbe absurde jeté là par le hasard. On vit, et seule la beauté peut accrocher à la vie. Qu’est-ce que cette beauté, sinon ce lien entre soi et le monde ? Il suffit de quelques mots pour s’y plonger : « Le petit garçon qui s’appelait Chancelade était assis au soleil, devant la vieille maison. Il était vêtu d’un pantalon de toile et d’une chemise rouge, il avait les pieds nus » p.21. Soleil, maison, pieds nus, petit garçon, ne nous voilà-t-il pas en sympathie toute leclézienne ?

Sauf que le gamin Adrien (le prénom surgit p.63), 4 ans, a la cruauté innocente de cet âge. Il fait un grand massacre de doryphores, tel un dieu tout puissant. Surgit alors l’évidence : « Le destin, l’ignoble destin qui prépare les choses, avait choisi la marche vers ce crime, pour rien, simplement pour que cet acte soit accompli » p.30. Plus tard, à 12 ans, étendu nu sur les galets, il se sentira soi : « Les yeux fermés, sourd aux bruits qui venaient de la plage et de la mer, le petit garçon vivait entièrement dans sa peau révélée par le soleil » p.43. On ne se sent exister que par les sensations. Surtout quand on découvre l’autre. Adrien rencontre une petite fille et ils s’étreignent, se chatouillent, encore innocents, sans désirs autres que vagues, tout à leurs sensations.

Adulte, il subira le vertige de la conscience sans commencement ni fin, celle qui effrayait tant Pascal qu’il lui donnait le nom de Dieu. Le Clézio l’apostrophe sous le nom de « Jacques Loubet » pour la rendre plus présente. « Aussi loin qu’il regarde, il n’y a que son regard qui se répercute dans le vide et revient sur lui-même. Corps et esprit, tout est tendu à la limite du possible, pris par le vertige de la conscience. Paralysé, vidé, anéanti. Et pourtant, dans tout ce royaume désert dont il est le centre, le regard vit et se nourrit de lui-même. Il n’y a rien à faire pour oublier ou pour se libérer » p.81. Le silence des sphères est infini, nul ne percera jamais le rempart de l’inconnu. « Tout ce qui était, était là. Il fallait jouer, bouger, penser sans cesse, avec toutes ses forces délirantes et contradictoires. Il fallait continuer l’aventure commencée un jour, sans le vouloir, dans la douleur du déchirement. Donner son nom à chaque chose, signer chaque événement, chaque passage, avec toute la haine et tout l’amour dont on était capable » p.87.

Reste le jouir. Et l’enfant vient comme conséquence, qui vous ressemble et vous pousse vers la mort, avide à son tour d’agripper la vie par la beauté. Machine de l’existence, tout comme cette foule qui pense pour vous et vous avale dans son bruit et sa fureur. « Oui, quelque part, il y avait cette espèce de conscience totale, qui travaillait ainsi pour personne, et qui ne reflétait plus les choses, mais était les choses elles-mêmes ; le monde en train de vivre, sans heurts, sans morts, continuellement, année après année, siècle après siècle, jamais né, jamais finissant » p.154. Et c’est ainsi qu’on fait l’amour (p.178). Chaque personnalité participe au grand tout comme rouage. « Chacun avait sa place, et jouait au jeu sérieux de la vie et de la mort, pour essayer de comprendre l’immense mensonge qui déferlait » p.185 Le livre continue l’auteur après sa mort, « la pensée, l’acte, demeurent » p.270. Même si vous ne comprenez pas le sens de tout ça, vivre, aimer, écrire. « Je ne suis qu’un acteur qui ne sait pas ce qu’il joue » p.271.

Vieux, Chancelade ‘comprend’ le sens de l’existence ; il le livre à une jeune femme de hasard, à l’arrêt de bus : « Je vais vous dire, pendant qu’il est encore temps… Vivez chaque seconde, ne perdez rien de tout ça. Jamais vous n’aurez rien d’autre, jamais vous – Il hésita un peu : Jamais vous ne recommencerez ça… Faites tout… Ne perdez pas une minute, pas une seconde, dépêchez-vous, réveillez-vous… » p.239 Carpe diem !

Jean Marie Gustave Le Clézio, Terra Amata, 1967, Gallimard collection L’Imaginaire 2006, 273 pages, €9.02

Les livres de Le Clézio chroniqués sur ce blog

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Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit

« Ca a débuté comme ça » est la première phrase du roman. Elle vous dit tout sur le reste : le fil de l’eau qu’est la vie, « voyage dans l’hiver et dans la nuit », le destin qu’est le « ça » contre lequel on ne peut rien, le style populaire qui véhicule l’émotion avant la raison. « Ça a débuté comme ça », par la guerre, la grande, l’absurde – stupidement célébrée ces dernières années ; puis l’arrière et ses fumiers profiteurs et ses poules avides de sexe ; puis la colonie où l’on envoie les ratés, les vicieux, les petits maîtres ; puis l’Amérique, ce rêve de modernité où la machine va plus vite mais n’a pas plus de cœur ; enfin la banlieue, autour de Paris, la « zone » où survivent les pauvres, les petits, les sans grades, dans la boue, le voisinage haineux et la peur de manquer. Et toujours Robinson, le double caricatural de Céline, solitaire et démerde comme le naufragé de Defoe. « Ça a débuté comme ça » et ça finit par un remorqueur sur la Seine, qui emporte tout, « qu’on n’en parle plus ». C’est la dernière phrase du livre.

Mais entre temps, on en a parlé, sur 504 pages Pléiade. Avec crudité et fine observation, avec cynisme et moments d’émotion, avec amertume et rire. La vie, quoi. Le ‘Voyage’ est l’Odyssée moderne avec la guerre industrielle comme Iliade, qui dissout les héros dans la crasse et les puces. Céline n’est pas un voyeur misérabiliste qui jouit de l’indigence des autres en se croyant au-dessus. Céline n’est pas Zola. Il en est, lui, de ce peuple petit pauvre, issu d’un couple d’employé subalterne aux assurances et d’une boutiquière en mode du passage Choiseul. Céline s’est arrêté au certificat d’études, à 12 ans. Il n’a repris l’école qu’après la guerre, passant un bac oral – light – pour anciens combattants et parce qu’on manquait cruellement d’instruits après les millions de morts. Il a fait l’école de médecine, la voie de l’enseignement professionnel, avant de finir son diplôme en faculté. Il n’a jamais soigné que les pauvres, Céline, et quelques mois les ratés de Sigmaringen. Le peuple, il connaît : il en est. Peut-être est-ce justement parce qu’il n’est pas un intello bourgeois intégré au « milieu » littéraire avec plein de copains médiatiques qu’il a raté le prix Goncourt en 1932 pour ‘Voyage’. La mode l’a attribué à un écrivaillon dont on s’est empressé d’oublier jusqu’au nom, tant les prix récompensent rarement le talent mais plutôt la lèche. On lit encore ‘Voyage au bout de la nuit’, il y a belle lurette qu’on a oublié ‘Les loups’, prix Goncourt 1932 !

Le populo, Louis-Ferdinand Céline le sait par cœur. « Ils ne seraient dans un autre quartier ni moins rapaces, ni moins bouchés, ni moins lâches que ceux d’ici. Le même pinard, le même cinoche, les mêmes ragots sportifs, la même soumission enthousiaste aux besoins naturels, de la gueule et du cul, en referaient là-bas comme ici la même horde lourde, bouseuse, titubante, d’un bobard à l’autre, hâblarde toujours, trafiqueuse, malveillante, agressive entre deux paniques » p.346.

Ils habitent loin du centre, où c’est pas cher et où on dépense rien pour eux. « Les ébauches des rues qu’il y a par là, des rues aux lampadaires pas encore peints, entre les longues façades suintantes, aux fenêtres bariolées des cent petits chiffons pendant, les chemises des pauvres, à entendre le bruit du graillon qui crépite à midi, orage des mauvaises graisses. Dans le grand abandon mou qui entoure la ville, là où le mensonge de son luxe vient suinter et finir en pourriture, la ville montre à qui veut le voir son grand derrière en boites à ordures » p.95. En métropole ou aux colonies, même combat : « La négrerie pue sa misère, ses vanités interminables, ses résignations immondes ; en somme tout comme les pauvres de chez nous mais avec plus d’enfants et encore moins de linge sale et moins de vin rouge autour » p.142.

Toute leur vie, leur énergie, leurs désirs, sont brimés par les maîtres et leur condition vile. « Presque tous les désirs du pauvre sont punis de prison » p.200. Ils sont dressés dès l’enfance, les pauvres. « Ils ne savent pas encore ces mignons que tout se paye. Ils croient que c’est par gentillesse que les grandes personnes derrière les comptoirs enluminés incitent les clients à s’offrir les merveilles qu’ils amassent et dominent et défendent avec des vociférants sourires. Ils ne connaissent pas la loi, les enfants. C’est à coup de gifles que les parents la leur apprennent la loi et les défendent contre les plaisirs » p.312. Alors ils se vengent dès qu’ils peuvent, les pauvres, sur les autres qu’ils jalousent, sur les plus faibles qu’eux surtout. Comme aux colonies.

La philosophie du pauvre est le destin, le renoncement. « Sa formidable résignation l’accablait, cette qualité de base qui rend les pauvres gens de l’armée ou d’ailleurs aussi faciles à tuer qu’à faire vivre. Jamais, ou presque, ils ne demanderont le pourquoi les petits, de tout ce qu’ils supportent » p.151. Ceux qui ont les moyens, sur cette terre, sont des demi-dieux. « Les riches n’ont pas besoin de tuer eux-mêmes pour bouffer. Ils les font travailler les gens comme ils disent. Ils ne font pas le mal eux-mêmes, les riches. Ils payent. On fait tout pour leur plaire et tout le monde est bien content. (…) Les femmes des riches bien nourries, bien menties, bien reposées elles, deviennent jolies. Ca c’est vrai. Après tout ça suffit peut-être. On ne sait pas. Ca serait au moins une raison pour exister » p.332.

D’où le divorce entre la cucuterie d’idéal pour les riches et la condition réelle du peuple : « Pour Lola, la France demeurait une sorte d’entité chevaleresque, aux contours peu définis dans l’espace et le temps, mais en ce moment dangereusement blessée et à cause de cela même très excitante. Moi, quand on me parlait de la France, je pensais irrésistiblement à mes tripes, alors forcément, j’étais beaucoup plus réservé pour ce qui concerne l’enthousiasme » p.52. Quelle çonnerie, la guerre ! disait l’autre. Le peuple est réaliste, naturel, il ne se grise pas de mots. « L’esprit est content avec des phrases, le corps c’est pas pareil, il est plus difficile lui, il lui faut des muscles. C’est quelque chose de toujours vrai un corps » p.272. Céline est matérialiste, pas idéaliste ! « L’âme, c’est la vanité et le plaisir du corps tant qu’il est bien portant, mais c’est aussi l’envie d’en sortir du corps dès qu’il est malade ou que les choses tournent mal » p.52

La vérité est dans la matière et l’amour « vrai » veut toucher, peloter, baiser. Telle Sophie la Slovaque : « Élastique ! Nerveuse ! Étonnante au possible ! Elle n’était diminuée cette beauté par aucune de ces fausses ou véritables pudeurs qui gênent tant les conversations trop occidentales. (…) L’ère de ces joies vivantes, des grandes harmonies indéniables, physiologiques, comparatives est encore à venir… (…) Permission d’abord de la Mort et des Mots… Que de chichis puants ! C’est barbouillé d’une crasse épaisse de symboles, et capitonné jusqu’au trognon d’excréments artistiques que l’homme distingué va tirer son coup… » p.472. La nature est vigoureuse et saine, le naturel est beau et désirable. Les nègres musclés et leurs femmes aux seins nus sont « tout juste issus de la nature si vigoureuse et si proche » p.150. En Afrique, la nature a plus de force qu’ailleurs, racine de la fascination de Céline pour le biologisme nazi. « La végétation bouffie des jardins tenait à grand-peine, agressive, farouche, entre les palissades, éclatantes frondaisons formant laitues en délire autour de chaque maison » p.143 « L’infinie forêt, moutonnante de cimes jaunes et rouges et vertes, peuplant, pressurant monts et vallées, monstrueusement abondante comme le ciel et l’eau » p.163. Éternel retour pour ces « bestioles du bled qui se coursent pour s’enfiler ou se bouffer, j’en sais rien » p.164.

L’amour romantique est l’opium du pauvre, le film des pulsions, la guimauve commerciale. Les pauvres piquent ça aux bourgeois, selon la « civilisation des mœurs » du haut vers le bas, chère à Norbert Elias. « Les trucs aux sentiments que tu veux faire, veux-tu que je te dise à quoi ça ressemble, moi ? Ca ressemble à faire l’amour dans les chiottes ! » p.493. L’Hamour, disait Flaubert par dérision, « l’amour, c’est l’infini mis à la portée des caniches » dit Céline p.8. Montherlant écrira ses ‘Jeunes filles’ pour dire pareil et Matzneff ses ‘Lèvres menteuses’.

Bien sûr, l’émotion existe sous les oripeaux idéalisés. Les mots ne disent pas le vrai. Le film n’est pas la réalité. La vacherie est première mais parfois l’être se révèle. « Je l’avais bien senti, bien des fois, l’amour en réserve. Y en a énormément. On peut pas dire le contraire. Seulement c’est malheureux s’ils demeurent si vaches avec tant d’amour en réserve, les gens. Ça sort pas, voilà tout. C’est pris en dedans, ça reste en dedans, ça leur sert à rien. Ils en crèvent en dedans, d’amour » p.395. « Moi (…) un Ferdinand bien véritable auquel il manquait ce qui ferait un homme plus grand que sa simple vie, l’amour de la vie des autres » p.496. Ce qu’ont Alcide le sergent colonial qui trafique pour payer la pension chez les sœurs d’une nièce de dix ans ; et Molly la pute américaine, qui entretient les amants auxquels elle tient.

Malgré le ton et le cynisme, il y a du rire chez Céline. Rien que les noms donnés aux bateaux ou lieux-dits des colonies valent leur pesant de sexe. Il est partout présent, depuis le bateau Amiral Bragueton (braguette) suivi du Papaoutah (empapaouter), de la compagnie Pordurière (amalgame de portuaire et ordurière), jusqu’à San Tapeta (tapette), lieu d’où il est embarqué sur la galère Infanta Combitta (con-bite)… Le boy noir est « lascif comme un chat » (p.143), les petits nègres aiment à se faire caresser sous la culotte (p.167) – tout comme Bébert, neveu de concierge du Raincy, sept ans, qui « se touche » : « C’est pas vrai, c’est le môme Gagat qui m’a proposé… » p.244. Gaga, bien sûr, c’est comme ça que ça rend, l’astiquage de tige. Céline appellera son chat Bébert, du nom du môme qu’est crevé d’une mauvaise typhoïde, en 1944. Il y a encore le curé Protiste, au nom d’unicellulaire ou le chercheur biologiste russe Parapine… Saint Antoine, alias San Antonio, le patron des cochons, s’en est inspiré. Lire encore la description en Amérique du dieu Dollar (p.193) auquel on va rendre ses dévotions à mi-voix devant un minuscule guichet, comme au confessionnal. Avant d’aller déféquer dans les cathédrales à merde, en sous-sol, où chacun attend son tour à la queue pour se déculotter.

C’est un moment d’humanité carabinée que ce Céline là.

Louis-Ferdinand Céline, Romans 1 – Voyage au bout de la nuit – Mort à crédit, édition  Henri Godard, Pléiade Gallimard 1981, 1582 pages, €54.63

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932, Folio plus classiques, 614 pages, €8.93

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Réussir sa vie

Lorsque j’appris à jouer au tennis, dans un mien village où je passais l’adolescence, j’avais un partenaire plus jeune de quelques années. Il avait comme condisciple un garçon qu’il n’aimait guère, le trouvant un peu pédant. Comme je ne veux pas le blesser et que j’aimais bien ces enfants, je le nommerai Guy. Les années qui sont un fossé durant l’enfance réduisent à proportion qu’on avance dans l’existence et, aujourd’hui, son âge et le mien ne sont pas si éloignés que nous nous trouvions quasi de la même génération. Je l’ai vu sur un réseau social où il affiche publiquement sa position.

Dans l’école de ce village plutôt populaire, il se sentait égaré. Ses deux parents enseignaient dans le supérieur après agrégation et thèse. La famille respirait cet ascenseur social républicain dû à la méritocratie. Guy avait une sœur aînée obstinée et entièrement vouée aux études ce qui fait que, seul garçon et petit dernier, il en rajoutait pour s’affirmer. Je me souviens de lui fringant, vers ses douze ans, dribblant son ballon dans la rue, en face de chez lui, en short blanc et lunettes noires. Solitaire – au grand jamais il n’aurait joué au foot avec les autres. Il était mince et musclé, le teint ivoire, avec la touchante fierté du petit mâle.

Il a désormais quarante ans et expose sur le réseau le bilan de sa vie. Contrairement à beaucoup de cette génération, il donne de nombreux détails, somme toute assez content de lui. Comme ses parents il est professeur, comme ses parents il a deux enfants aujourd’hui prime adolescents, et dans le même ordre, une fille et un garçon. Mais à la différence de ses parents, il n’est ni agrégé ni n’a fait de thèse, passant directement de l’université à l’IUFM. A la différence de ses parents, il a divorcé et habite un appartement en ville plutôt qu’une villa en banlieue verte.

Le parcours professionnel qu’il détaille montre qu’il a changé d’établissement chaque année sauf les dernières, incapable de rester deux rentrées de suite dans le même. A cause d’élèves difficiles pour sa matière peut-être, ou parce qu’il lui est malaisé de s’entendre avec ses collègues et de s’intégrer à une équipe pédagogique. En primaire déjà, il ne voulait pas frayer avec le commun des élèves ; il a changé de collège et de lycée tous les deux ans, redoublant une fois. Je vois dans cette instabilité une conséquence de son milieu familial, involontaire car il était aimé. Moi-même je l’aimais bien, même si nos relations sont restées distantes parce que nous n’avons jamais joué au tennis ni pagayé sur la rivière, ni fait du ski, tout ce que j’ai fait avec l’autre garçon. Mais l’on garde un faible pour qui l’on a connu en ses enfances, vulnérable et en devenir.

Guy me semble être resté de ces albatros baudelairiens, vastes oiseaux des mers que ses ailes de géant empêchent de marcher. Ces ailes sont l’illusion qui lui était donnée de faire encore mieux que ses parents, de réussir une carrière. Père et mère imposants, sœur trop brillante, le garçon a tenté d’exister autrement. Délaissant l’école ado pour qu’on s’intéresse à lui, il a opté pour la voie des lettres qui était celle de sa mère plutôt que pour la voie des sciences qui était celle de son père et de sa sœur. Son statut social actuel ne correspond pas à celui rêvé en son enfance, ce pourquoi on le sent déclassé. Devant se loger et payer une pension alimentaire, il lui reste peu de moyens d’un salaire de professeur déjà maigre ; il vend sur e-Bay ses raquettes de tennis et ses enceintes hifi. Ses loisirs ressortent alors de cette distinction sociale analysée par Bourdieu : la lecture alors que de moins en moins de gens lisent, la musique classique alors que la majorité aime la chanson ou le rock, voire le rap. Il a peu d’amis sur le réseau, dispersés dans toute la France. Les sports qu’il pratique sont ou individualiste, l’escalade où l’on se prouve tout seul sa puissance, ou élitiste, le ski où il emmène ses enfants – probablement dans le chalet de ses parents. Il n’a surtout pas la télé, « beurk ! » commente-t-il.

S’il sacrifie à la doxa prof « contre » le capitalisme (sans savoir ce que c’est), c’est parce ce tropisme de caste protégée rencontre les valeurs catholiques et universitaires familiales. « J’aime le Maroc, d’où je reviens, l’envers du capitalisme… » Sait-il que le Maroc est une monarchie féodale qui se revendique de droit divin et n’a rien d’une oligarchie fondée sur le capital ? Sait-il que le capitalisme est une technique d’efficacité économique née à la Renaissance dans les villes italiennes commerçantes, et pas une loi sociale de l’Histoire selon saint Marx ? « Beaucoup de gens pauvres, beaucoup de sourires », remarque-t-il à la Victor Hugo. Peut-être lui faudrait-il quitter le XIXème siècle où la bourgeoisie ne jurait que par le service d’État pour s’élever, en regardant avec un attendrissement romantique tout ce qui était social. Mais ne parle-t-il pas surtout de lui dans ces analyses ? Certes, l’argent ne fait pas le bonheur, mais la « pauvreté » heureuse est une consolation lorsqu’on a peu de moyens soi-même.

Cette insistance à affirmer, à écrire et à montrer qu’il est heureux dans son existence présente a quelque chose qui sonne faux à mes oreilles. Il affiche sur le réseau une trentaine de photos mettant en scène ses enfants, le ski, et lui-même en situation. Pas de groupe ni d’amis hors du noyau familial alors qu’il est dans le staff d’un groupe d’escalade. Il se présente en photo de tête torse nu dans l’effort, accroché à une aiguille terminale en plein ciel. Deux photos prises par lui à bout de bras au téléphone mobile le montrent au ski, torse nu encore, dans la neige.

Malgré ses quarante ans, l’acmé d’une vie, Guy affiche ce côté adolescent qu’on trouve sur les Skyblogs. Un tantinet narcissique et perpétuellement instable, il semble comparer toujours le réel à l’idéal, en lutte pour exister. Pourquoi donc s’afficher ainsi ? L’ayant connu petit, je trouve qu’il n’a pas si mal réussi sa vie durant l’époque de bouleversements que nous avons vécue. Mieux que son condisciple qui fut mon partenaire de tennis par exemple. Les idéaux de ses parents n’ont pas à être les siens, il devrait l’accepter, car le monde actuel n’est plus le monde où eux-mêmes ont grandi.

Cette fiche d’informations sur le réseau social, et son appel à « retrouver » des gens connus hier sans qu’il ait réussi à se les attacher m’ont touché. Mais que peut-on contre la psyché de chacun ?

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