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Ne vous laissez pas aveugler par la coutume, dit Montaigne

Le chapitre XLIX des Essais, livre 1, revient une fois de plus sur la relativité des choses. En l’espèce « les coutumes ». « C’est un commun vice, non du vulgaire seulement, mais quasi de tous hommes, d’avoir leur visée et leur arrêt sur le train auquel ils sont nés », observe Montaigne. L’autorité de l’usage aveugle car imiter ses semblables est irrésistible pour se sentir exister. De même, critiquer les autres et leurs coutumes « barbares » permet de s’assembler.

Ainsi j’ai entendu des voyageurs, du temps où les gens partaient (par mode), de retour des Indes, d’un certain âge et d’un certain milieu pas très ouvert, critiquer entre eux les repas, les hôtels, les transports, les guides… Ainsi ai-je entendu aussi tout récemment, du temps où les gens votaient pour un nouveau président (par coutume démocratique), d’un certain âge et d’un milieu plutôt riche et traditionnel, critiquer entre eux (et leurs médias exclusifs) les nourritures exotiques, les gourbis et casbahs, les RER de la peur et les bandes organisées et basanées des cités… « Je me plains de sa particulière légèreté, de se laisser si fort piper et aveugler à l’autorité de l’usage présent », déplore Montaigne. Voyager, c’est se transporter ailleurs et hors de soi ; accueillir moins l’immigration que les enfants et petits-enfants nés français de ces immigrés, serait-ce les vouloir d’une seule tête et d’une seule coutume, comme si la diversité n’existait pas en France ? Mais les régions n’ont-elles pas leur langue, leur chaîne télé et leurs journaux, leur gastronomie, leurs paysages et leurs coutumes ?

D’autant que par ailleurs, ces mêmes qui rappellent à son de trompe l’éternité figée de la Tradition, s’empressent « de changer d’opinion et d’avis tous les mois, s’il plaît à la coutume », notait déjà Montaigne de son temps. Du XVIe au XXIe, le Français de cour n’a pas changé : il est celui qui compte et fait l’Opinion, que ce soit dans les médias parisiens ou sur les réseaux zozios (qui piaillent et criaillent en chœur).

Or nous constatons une « continuelle variation des choses humaines », analyse Montaigne. La lecture des Anciens, l’observation des autres et les voyages permettent d’en avoir « le jugement plus éclairci et plus ferme ». Suit une interminable recension de tout ce que les Romains faisaient que le Français à l’époque de Montaigne ne faisait plus : se laver nu et entièrement, se faire frotter par l’autre sexe dans les bains publics, manger couché sur un lit, se torcher le cul avec une éponge (« il faut laisser aux femmes cette vaine superstition des paroles », se moque Montaigne de ce vocabulaire cru), pisser dans les demi-cuves disposées dans la rue, enneiger le vin pour qu’il soit froid, placer l’hôte d’honneur au milieu de la table et non pas au haut bout, porter le deuil en blanc, avoir le poil long par devant et tondu à l’arrière de la tête comme les Gaulois (la mode footeuse varie plus souvent de nos jours).

Tout cela est ondoyant et divers, en bref très humain. Pourquoi, dès lors, se dévouer à une coutume au prétexte qu’elle est celle de la mode ? C’est porter un uniforme pour être reconnu. Or ne faut-il pas penser par soi-même, se vêtir selon ses goûts, en bref être avant tout soi-même ? Ce n’est qu’à cette aune que nous serons ouverts aux autres. Qui, au contraire, n’est pas sûr de soi (comme les adolescents et les intellos des réseaux), va se conformer aux autres, à l’opinion commune, à ce qui se fait, se pense et se dit. La tyrannie démocratique peut ainsi se révéler aussi forte que la tyrannie soviétique ou chinoise : le camp, c’est l’exclusion sociale ; le goulag, c’est le woke. « Barre-toi, t’es pas d’ma bande », chantait déjà Renaud, le post-soixantuitard.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Michel Strogoff de Carmine Gallone

C’est un film à grand spectacle dans le ton grandiloquent de l’après-guerre, avec défilés et parades de la cavalerie yougoslave. Fidèle au livre (chroniqué sur ce blog), l’histoire conte l’épopée de Michel (Curd Jürgens), capitaine des courriers du tsar et Russe de caricature (grand, fort, taiseux et habile). Avec l’amour au bout, comme il se doit, et la récompense personnelle du tsar (Louis Arbessier) qui le fait colonel.

Le spectateur, à la sortie du film, ne peut s’empêcher de mettre en parallèle l’invasion tartare de la Russie de 1880 et celle des Allemands nazis en 1942. Ce sont à chaque fois des hordes dont le mouvement est la force et le nombre la volonté. Michel, avec un stratagème technique très julevernien, réussit à stopper l’assaut des Tartares sur Irkoutsk par le fleuve.

Entre-temps, la figure du Traître Ogareff (Henri Nassiet), ancien colonel russe dégradé pour manquement à l’honneur (il a triché aux cartes), vient mettre du piment dans l’aventure. Notez que Michel, coureur de jupons parce que célibataire mais fauteur d’adultère, n’est pas déshonoré par sa conduite, seulement qualifié d’indiscipliné. Baiser n’est pas une faute à l’honneur mais tricher aux cartes oui. Il faut dire qu’il faut être deux pour consommer l’adultère et qu’il n’y a ni rapt ni viol. Le colonel, mauvais militaire mais bon soldat, guide habilement les Tartares mongols dans les failles de l’armée russe plus faible en  nombre. Jusqu’à ce qu’une sorte de Julien Sorel audacieux, ce capitaine des courriers, lui mette à lui tout seul des bâtons dans les roues.

Michel joue le jeu du marchand marié et fait compagnie avec Nadia (Geneviève Page), une jeune femme qui doit rejoindre son père exilé à Irkoutsk sur ordre du tsar pour avoir critiqué le pouvoir. Deux journalistes français, Blond (Gérard Buhr) et Jolivet (Jean Parédès) sont d’aimable compagnie, repoussoirs et grosse caisse à la fois. L’un est de droite et l’autre de gauche, ils se chamaillent mais sont inséparables. Michel ruse pour avoir des chevaux de relais, se cache de sa vieille mère lorsqu’il passe en Sibérie, est fait prisonnier parce qu’une gitane observatrice, petite amie du traître (Sylva Koscina) a vu combien cette vieille femme avait reconnu son fils incognito.

La clé du roman est dans la barbarie tartare qui marque les yeux des ennemis au fer rouge avant de les tuer un peu plus tard. Michel est donc aveuglé d’un sabre chauffé de braises, puis guidé par sa compagne jusqu’à ce que le miracle (scientifique chez Jules Verne, émotionnel dans le film) se produise comme on sait.

Ce sont les femmes qui le sauvent, pour son courage et sa prestance plus que pour sa mission, comme toujours chez les femmes selon Jules Verne. La cruauté ne paie pas chez elles et elles se vengent des barbares, machos et violeurs, en aidant les hommes qui peuvent les sauver. En payant de leur personne s’il le faut.

L’aventure progresse en une suite de tableaux édifiants où l’individu est pris dans le collectif. Il lui faut savoir nager pour émerger de la foule et des batailles. Tout le roman est un hymne à la Russie plus qu’au système tsariste, le monarque étant un personnage assez falot, au contraire de ses généraux. C’est aussi un chant de solidarité européenne contre le despotisme asiatique, une valorisation de l’individu courageux face aux hordes – un grand film des années 50.

DVD Michel Strogoff, Carmine Gallone, 1956, avec Curd Jürgens, Geneviève Page, Jacques Dacqmine, Sylva Koscina, Gérard Buhr, StudioCanal 2008, 1h48, 7.00

Jules Verne, Michel Strogoff

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