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Ne vous laissez pas aveugler par la coutume, dit Montaigne

Le chapitre XLIX des Essais, livre 1, revient une fois de plus sur la relativité des choses. En l’espèce « les coutumes ». « C’est un commun vice, non du vulgaire seulement, mais quasi de tous hommes, d’avoir leur visée et leur arrêt sur le train auquel ils sont nés », observe Montaigne. L’autorité de l’usage aveugle car imiter ses semblables est irrésistible pour se sentir exister. De même, critiquer les autres et leurs coutumes « barbares » permet de s’assembler.

Ainsi j’ai entendu des voyageurs, du temps où les gens partaient (par mode), de retour des Indes, d’un certain âge et d’un certain milieu pas très ouvert, critiquer entre eux les repas, les hôtels, les transports, les guides… Ainsi ai-je entendu aussi tout récemment, du temps où les gens votaient pour un nouveau président (par coutume démocratique), d’un certain âge et d’un milieu plutôt riche et traditionnel, critiquer entre eux (et leurs médias exclusifs) les nourritures exotiques, les gourbis et casbahs, les RER de la peur et les bandes organisées et basanées des cités… « Je me plains de sa particulière légèreté, de se laisser si fort piper et aveugler à l’autorité de l’usage présent », déplore Montaigne. Voyager, c’est se transporter ailleurs et hors de soi ; accueillir moins l’immigration que les enfants et petits-enfants nés français de ces immigrés, serait-ce les vouloir d’une seule tête et d’une seule coutume, comme si la diversité n’existait pas en France ? Mais les régions n’ont-elles pas leur langue, leur chaîne télé et leurs journaux, leur gastronomie, leurs paysages et leurs coutumes ?

D’autant que par ailleurs, ces mêmes qui rappellent à son de trompe l’éternité figée de la Tradition, s’empressent « de changer d’opinion et d’avis tous les mois, s’il plaît à la coutume », notait déjà Montaigne de son temps. Du XVIe au XXIe, le Français de cour n’a pas changé : il est celui qui compte et fait l’Opinion, que ce soit dans les médias parisiens ou sur les réseaux zozios (qui piaillent et criaillent en chœur).

Or nous constatons une « continuelle variation des choses humaines », analyse Montaigne. La lecture des Anciens, l’observation des autres et les voyages permettent d’en avoir « le jugement plus éclairci et plus ferme ». Suit une interminable recension de tout ce que les Romains faisaient que le Français à l’époque de Montaigne ne faisait plus : se laver nu et entièrement, se faire frotter par l’autre sexe dans les bains publics, manger couché sur un lit, se torcher le cul avec une éponge (« il faut laisser aux femmes cette vaine superstition des paroles », se moque Montaigne de ce vocabulaire cru), pisser dans les demi-cuves disposées dans la rue, enneiger le vin pour qu’il soit froid, placer l’hôte d’honneur au milieu de la table et non pas au haut bout, porter le deuil en blanc, avoir le poil long par devant et tondu à l’arrière de la tête comme les Gaulois (la mode footeuse varie plus souvent de nos jours).

Tout cela est ondoyant et divers, en bref très humain. Pourquoi, dès lors, se dévouer à une coutume au prétexte qu’elle est celle de la mode ? C’est porter un uniforme pour être reconnu. Or ne faut-il pas penser par soi-même, se vêtir selon ses goûts, en bref être avant tout soi-même ? Ce n’est qu’à cette aune que nous serons ouverts aux autres. Qui, au contraire, n’est pas sûr de soi (comme les adolescents et les intellos des réseaux), va se conformer aux autres, à l’opinion commune, à ce qui se fait, se pense et se dit. La tyrannie démocratique peut ainsi se révéler aussi forte que la tyrannie soviétique ou chinoise : le camp, c’est l’exclusion sociale ; le goulag, c’est le woke. « Barre-toi, t’es pas d’ma bande », chantait déjà Renaud, le post-soixantuitard.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Le hasard fait souvent bien les choses, constate Montaigne

En son chapitre XXXIV de ses Essais livre 1, le philosophe rassemble les exemples de « l’inconstance du branle divers de la fortune », autrement dit le hasard. Il fait parfois justice, plus direct et mieux que les humains.

Ainsi l’empoisonneur est-il empoisonné et le fils visé sauvé ; le récemment marié au détriment d’un rival défait par ce dernier en tournoi volontaire ; le peintre agacé de ne pouvoir rendre la bave à la bouche d’un chien lance son éponge sur la toile… et réussit l’œuvre ; un soldat atteint de tumeur se lance dans la bataille pour y périr dignement mais un coup d’épée perce la tumeur et le sauve ; Isabelle reine d’Angleterre voulant repasser de Zélande avec une armée pour son fils contre son mari, est poussée par la tempête sur un autre port où elle débarque sans encombre, celui prévu étant empli d’ennemis qui l’attendaient. Le sort est-il « artiste ? Constantin, fils d’Hélène fonda l’empire de Constantinople ; et tant de siècles après, Constantin, fils d’Hélène, le finit ».

Aucun commentaire autre que ces exemples, sertis comme des merveilles dans les Essais. Parfois, le philosophe doit se retirer devant la simple réalité. Il se borne à constater et n’a pas à raisonner autrement qu’en mettant bout à bout les preuves. C’est faire œuvre d’empirisme plus que de théorie ; c’est aussi se montrer humble devant la vérité des choses. Montaigne est quelqu’un de pratique, il prend les choses telles qu’elles sont, il les observe avant de les raisonner. Une sage façon.

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Ne faites pas des enfants des ânes chargés de livres, dit Montaigne

Dans le chapitre 26 du livre 1erde ses Essais, Montaigne disserte sur « l’institution des enfants », autrement dit leur éducation. Elle est bien plus qu’un élevage car elle ne se contente pas de nourrir le corps mais aussi l’âme – nous dirions aujourd’hui le caractère et l’esprit. Le philosophe a longuement préparé son texte car il le destine à Diane de Foix, comtesse de Gurson de laquelle il est proche par lien féodal, et qui va bientôt être mère.

Après s’être excusé de n’être savant que de ce qu’il a appris dans sa vie, ce qui tient bien trois grandes pages que l’on peut passer sans dommage, il affirme tranquillement : « ce sont mes humeur et opinions ; je les donne pour ce qui est en ma croyance, non pour ce qui est à croire ». Autrement dit, prêtez-y attention, comme il se doit, puis faites ce qui vous semble bon.

Car élever un petit d’homme est plus difficile que le planter car les humains ne sont pas des bêtes. Tout ne leur vient pas du programme génétique comme les plantes, ni de leur instinct comme les animaux, mais surtout des exemples et imitations des autres, tant l’humain est un être social. Au rebours, on ne peut non plus forcer leur nature. Il faut plutôt avoir, pour qui enseigne, plus « envie d’en tirer un habile homme qu’un homme savant ». Pour cela, « lui faire goûter les choses », ne pas parler tout seul mais l’écouter aussi, « juger de son train (…) pour s’accommoder à sa force ». Il s’agit de guider plus que d’imposer, de donner envie plus que de contraindre. Rousseau reprendra cette philosophie dans son Émile.

« Qu’il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance, et qu’il juge du profit qu’il aura fait non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie. » Le par-cœur abêtit, l’assimilation élève. Pour cela, il faut des exercices, « accommodés à autant de divers sujets ». Pas de dogmes, mais un jugement personnel. « Qu’il lui fasse tout passer par l’étamine et ne loge rien en sa tête par simple autorité et à crédit ». Voilà qui est très Lumières et démocratie : ne rien tenir pour vrai que l’on en ait jugé par soi-même, ne suivre les autres que s’ils nous ont convaincus par des faits (ce qui est bien rare aujourd’hui). Pas plus la Bible qu’Aristote ou une autre doctrine ne doit être prise telle quelle pour vérité : de tout il y a à prendre et à laisser, selon son propre jugement. « Il n’y a que les fous certains et résolus ». Notons que la folie envahit notre époque. Les opinions des autres qui lui conviennent, qu’il les fasse sienne. « La vérité et la raison sont communes à un chacun, et ne sont non plus à qui les a dites premièrement, qu’à qui les dit après ». Les abeilles font ainsi leur miel des divers pollens qu’elles pillent aux fleurs, mais ce miel n’est plus fleur, il est leur.

« Le gain de notre étude, c’est en être devenu meilleur et plus sage ». En faire un homme, pas un singe savant comme en sortent trop souvent de certaines de nos écoles. Car « savoir par cœur n’est pas savoir : c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire » – pire encore  lorsqu’on dispose du net ! La mémoire est désormais moins utile mais le jugement beaucoup plus que du temps de Montaigne. Pour juger sainement, préconise le philosophe, « le commerce des hommes » et « la visite des pays étrangers » pour « frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui ». Curiosité entraîne humilité, soif de comprendre et – donc – intelligence. Seuls les ânes savent tout par seule croyance. L’actuel tropisme au repli sur soi, à l’entre-soi de la famille, de la bande et du milieu, à la régression nationale – ou même locale dans l’écologisme – n’est en faveur de l’intelligence…

Il ne faut surtout pas épargner la jeunesse, ce pour quoi les parents trop aimants sont nocifs. « Ils ne sont capables ni de châtier ses fautes, ni de le voir nourri grossièrement, comme il faut, et hasardeusement. Ils ne le sauraient souffrir revenir suant et poudreux de son exercice. » Si la philosophie roidit l’âme, l’exercice « roidit les muscles » et la douleur physique permet de devenir apte à supporter le travail et l’effort. « La course, la lutte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux et des armes », telle sont les activités que préconise Montaigne pour son temps. Nous pouvons le traduire en judo, footing, danse, musique, jeux vidéo pour l’adresse et l’attention, s’occuper d’un chien ou monter à cheval pour l’interaction avec l’animal, s’occuper de plus jeunes à l’adolescence.

À l’enfant, il lui faudra apprendre la modestie et le parler franc à bon escient dans le commerce des hommes. « Qu’on le rende délicat au choix et triage de ces raisons, et aimant la pertinence, et par conséquent la brièveté. » Il ne faut pas chercher à jouer un rôle, mais à se présenter en vérité. La vérité, d’ailleurs, faut la chercher en tout discours, « soit qu’elle naisse dans les mains de son adversaire, soit qu’elle naisse en lui-même par quelque ravissement. » Se corriger en abandonnant un mauvais parti est de qualité. « La sottise même et faiblesse d’autrui lui sera instruction ». Tout sert, toute observation des autres pour se régler soi-même.

Les livres complètent la société. Nous pouvons ajouter pour notre époque les films et les podcasts. « Il pratiquera, par le moyen des histoires, ces grandes âmes des meilleurs siècles ». Mais qu’il se souvienne de tirer leçon plus qu’érudition car moins importe « la date de la ruine de Carthage que les mœurs d’Hannibal et de Scipion ». Il devra voir au-delà du bout de son nez, s’élever au global : « Qui se présente, comme dans un tableau cette grande image de notre mère nature en son entière majesté (…) une si générale et constante variété (…), celui-là seul estime les choses selon leur juste grandeur ». Car seule la variété permet de mesurer et de se situer.

« Tant d’humeurs, de sectes, de jugements, d’opinions, de lois et de coutumes nous apprennent à juger sainement des nôtres » – plus encore dans une époque de guerres de religions comme Montaigne l’a connu, et nous-mêmes aujourd’hui. À partir de ces exercices concrets, « assortir tous les plus profitables discours de la philosophie », ce « que c’est que savoir et ignorer (…) vaillance, tempérance et justice (…) ambition et avarice, la servitude et la sujétion, la licence et la liberté ». C’est en observant la comédie humaine que l’on augmente sa propre sagesse. Combien, de nos jours, l’ont-ils appris ?

L’art qui nous fait libre doit être le premier enseigné. Il s’agit de la philosophie. « Commence et ose être sage », dit Horace, cité, « différer l’heure de bien vivre c’est faire comme ce paysan qui attend, pour passer le fleuve, que l’eau ait fini de couler ». Or on nous apprend à vivre quand la vie est passée, la jeunesse, « on la rend débauchée, l’en punissant avant qu’elle le soit ». La morale doit suivre les exemples, pas l’inverse.

Après le savoir qui règle les mœurs et l’entendement « à se connaître, et à savoir bien mourir et bien vivre », les autres sciences sont utiles : « logique, physique, géométrie, rhétorique ». Car la philosophie « on a grand tort de la peindre inaccessible aux enfants ». Elle « doit par sa santé, rendre sain encore le corps », faire apparaître sa tranquillité d’esprit, montrer « une gracieuse fierté, d’un maintien actif et allègre » de qui est bien dans sa tête et son cœur, qui sait qui il est et ce qu’il fait là. « La plus expresse marque de la sagesse, c’est une jouissance constante », déclare Montaigne. Ce sont les cuistres, jaloux de leur jargon qui vaut pour eux profondeur et savoir, qui font de la philosophie aigreur et contraintes. « Il lui fera cette nouvelle leçon que le prix et hauteur de la vraie vertu est en la facilité, utilité et plaisir de son exercice, si éloigné de difficultés que les enfants y peuvent comme les hommes, les simples comme les subtils. » La philo n’est pas réservée aux profs ni à l’université, mais ouverte à tous dès le berceau, qu’on se le dise !

Car la vertu n’a rien à voir avec la pruderie offensée ni le sérieux angoissé des croyants en religions, celle du Livre mais aussi les communistes et socialistes. La vertu au contraire « aime la vie, elle aime la beauté, la gloire et la santé. Mais son office propre et particulier, c’est savoir user de ces biens-là réglement (modérément), et les savoirs perdre avec constance. »

L’éducation s’effectue par une sévère douceur, pas par la force ni par le châtiment. S’il faut endurcir l’enfant, c’est au froid, au soleil, au vent, au hasard du climat et de la nature, pas à la honte ni au fouet. « Que ce ne soit pas un beau garçon et dameret (affecté comme une femme), mais un garçon vert et vigoureux ». Nous pouvons le dire aujourd’hui autant des filles, qu’elles soient moins apprêtées que directes, saines et sportives. Le collège, où Montaigne fut de 6 à 13 ans, « c’est une vraie geôle de jeunesse captive ». La situation n’a que très peu changé de nos jours ou la contrainte règne. Surtout au lycée où l’on a pourtant passé 15 ans.

Il n’y a, selon Montaigne, qu’une règle en éducation : « pourvu qu’on puisse tenir l’appétit et la volonté sous boucle, qu’on rende hardiment un jeune homme commode à toute nation et compagnie, voire au dérèglement et aux accès, si besoin est (…), qu’il puisse faire toutes choses, et n’aime à faire que les bonnes. » C’est que l’exemple qu’on lui a donné aura été bon et qu’il sait juger par lui-même des écarts de ses pairs.

Car à la fin, « le vrai miroir de nos discours est le cours de nos vies ». Quoi qu’on pense, seul l’exemple qu’on donne est le vrai de notre personnalité. « Le parler que j’aime, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche, un parler succulent et nerveux, court et serré, non tant délicat et peigné comme véhément et brusque ». Nous dirions authentique. Il ne faut parler ou écrire ni en prof, ni en prêcheur, ni en avocat, « mais plutôt soldatesque » sur l’exemple du style de César.

Quant à apprendre les langues, mieux vaut s’y frotter tout petit qu’au collège. Chacun sait bien qu’après six ans d’anglais on ne le parle que très mal si l’on n’est pas allé dans le pays. À quoi servent donc le collège et le lycée ? Une formation de trois mois dans le bain suffirait à parler correctement, les entreprises le savent bien, pas les cuistres « inspecteurs » de l’éducation. Montaigne donne l’exemple de son père qui engagea un professeur ne lui parlant que latin. Il se reconnaît pourtant l’esprit lent, le corps paresseux, l’absence de mémoire, mais « ce que je voyais, je le voyais bien », ce qui signifie avec attention et sans illusion. Son premier livre fut les Métamorphoses d’Ovide. Au collège, il tint des rôles de théâtre qui lui ont donné « une assurance de visage, et souplesse de voix et de gestes ». Ce que les formations professionnelles aujourd’hui doivent apprendre à l’âge adulte parce que le secondaire ne se focalise que sur l’intellect. Le savoir-faire est déjà tangent, le savoir-être inexistant.

Montaigne nous a brossé l’homme complet de la Renaissance, telle qu’issu des philosophes antiques. Il s’agit d’une éducation naturelle vécue plus que de principes abstraits. L’homme est en effet un être d’imitation car très social, et la sociabilité compte avant tout pour lui faire apprendre quoi que ce soit. Les devoirs à la maison sont tout aussi inutiles que le bourrage de crâne, seuls les exemples humains et les exercices permettent de véritablement connaître. Ce que dit Montaigne il y a cinq siècles est applicable encore aujourd’hui car l’être humain ne change pas, malgré l’évolution des circonstances.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

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Sylvain Tesson, La panthère des neiges

Un jour de Pâques, l’écrivain Sylvain Tesson rencontre le photographe Vincent Munier. Il l’invite à chasser les bêtes à l’affût avec lui, en commençant par un couple de blaireaux. Enthousiaste de cette façon de voir, Sylvain Tesson décide de partir avec lui traquer à l’objectif la mythique panthère des neiges, quasiment disparue au Tibet. « Comme les monitrices tyroliennes, la panthère des neiges fait l’amour dans des paysages blancs » p.23. Il ironise, cisèle ses phrases en aphorismes, mais il est conquis.

Il en tire un petit livre de voyage qui mêle le récit à la méditation, les conversations avec ses compagnons et les citations d’auteurs, l’observation des enfants tibétains et celle des yacks qu’ils gardent, ainsi que les autres bêtes, celles qui volent comme les rapaces ou celles qui chassent comme le loup ou la panthère. La solitude glacée amène aux souvenirs, et l’auteur croit voir souvent dans la panthère au loin l’image de sa mère au regard altier ou cette fille sauvage des Landes qu’il a aimé un temps sans pouvoir se fixer.

Car il va voir la panthère plusieurs fois. Une bête superbe qui se camoufle et passe son temps à dormir, le reste à chasser, comme un gros chat tacheté. L’affût à 5000 m d’altitude dans l’Himalaya n’est pas de tout repos car il fait volontiers -25°. Mais cette pratique de l’observation immobile est comme une voix du zen. « La grandeur de cet exercice partout praticable était de toujours procurer ce qu’on exigeait de lui. À la fenêtre de sa chambre, sur la terrasse d’un restaurant, dans une forêt ou sur le bord de l’eau, en société ou seul sur un banc, il suffisait d’écarquiller les yeux et d’attendre que quelque chose surgisse » 123.

C’est ce mode de vie que découvre Sylvain Tesson, lui qui était toujours assis sur des oursins, ne tenant jamais en place depuis ses 20 ans, poussé par cette neurasthénie qui lui fait fuir les humains et la civilisation. Les Français contemporains sont amoureux de ces écrivains qui chantent le désespoir, apanage hier des Allemands avec Schopenhauer, désormais passé en français avec Cioran, Michel Houellebecq et le journaliste politicien Éric Zemmour. « Fabuler d’un autre monde que le nôtre n’a aucun sens », disait Nietzsche cité avec gourmandise p.162. Sylvain Tesson préfère comme lui un monde célébré à un monde augmenté ; il préfère vénérer ce qui se tient devant lui et ne rien attendre, se souvenir beaucoup et se garder des espérances.

« L’affût commande de tenir son âme en haleine » p.183. Dans un monde pressé et superficiel, se poser et observer en profondeur choque les petits esprits évaporés en zapping permanent. Sylvain Tesson en fait une philosophie de l’existence, un élitisme à la mesure de l’époque. Moi qui connais le Tibet et ses hauts plateaux d’altitude, j’en sors encore ragaillardi. Là est l’aventure, dans un monde qui se croit fini.

Prix Renaudot 2019

Les photos de la panthère des neiges par Vincent Munier sont dans un autre livre, Tibet animal minéral, avec des poésies de Sylvain Tesson.

Sylvain Tesson, La panthère des neiges, 2019, Folio 2021, 193 pages, €7.60 e-book Kindle €7.49

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Mars Attacks ! de Tim Burton

Les soucoupes volantes bourrées de petits hommes verts ont hanté les années cinquante. Elles sont dues, on le sait aujourd’hui, à la psychose des communistes moscovites et aux expériences d’armes secrètes par l’armée américaine. La fin des années 1990, optimistes après la chute du Mur et l’effondrement soviétique, caricature avec ironie cette mode tout en raillant aussi fort les certitudes des puissants d’aujourd’hui.

Ils sont petits, verts et méchants ; ils ont une technologie avancée après huit siècles de civilisation. Pour le professeur à pipe (Pierce Brosnan), confit dans son savoir universitaire, ils doivent « donc » être pacifiques. Inférence fatale ! L’intelligence logique permet des armes et des véhicules spatiaux sophistiqués mais n’ouvre pas le cœur. Au contraire : la logique léniniste ou hitlérienne a conduit au massacre « scientifique » de millions de gens au nom de la Vérité – celle de l’Histoire ou celle de la Race luttant pour sa survie. La révérence envers la Science comme dieu (le scientisme) est une dérive rationaliste qui élimine l’humanisme, donc l’humanité.

Aussi, lorsqu’il « conseille » le président des Etats-Unis (Jack Nicholson au meilleur de sa forme), il met ses préjugés humanistes en avant, sans d’abord observer ni analyser. Et lorsque les petits humanoïdes verdâtres débarquent dans le désert du Nevada, il « croit » qu’ils viennent en paix. Une grande réception a été préparée et la foule est venue en badaud pour leur souhaiter la bienvenue en ce moment historique. Lorsqu’ils paraissent, l’œil méchant, le cerveau surdimensionné et le corps réduit, leur voix métallique qui claque comme du jap ou du nazi de film sur la Seconde guerre mondiale devrait alerter. Il n’en est rien. Même s’ils répètent mécaniquement qu’ils viennent en paix selon la machine traductrice, ils le disent comme chez Orwell où « le ministère de la Paix » prépare la guerre. Et lorsqu’un hippie lâche une colombe, écolo naïf croyant au bon sauvage, l’ambassadeur martien la dégomme en flamme de son pistolet laser. Aussitôt, les paroles lénifiantes deviennent léninistes, simple ruse pour avancer masqué : les martiens éradiquent les poux humains en les faisant exploser au laser, ne laissant d’eux qu’un squelette verdi.

L’armée riposte, avec ses pauvres balles ou ses obus de char inutiles contre le blindage martien. Un suprémaciste blanc texan fana mili (Jack Black) se précipite pour dézinguer du martien mais il a oublié de charger son fusil et s’évapore dans une grande lumière laser. C’est la débandade et les martiens s’envolent.

Le président, toujours aussi mal conseillé à la fois par son communiquant (Martin Short), un bellâtre qui ne pense qu’aux apparences, sondages et popularité, et le prof à pipe qui ne pense que malentendus et humanisme, fait envoyer un message dans l’espace en regrettant ce déplorable incident.

Après une rencontre au Congrès, où tout le Législatif est pulvérisé, amadoué par des paroles lénifiantes, les martiens, qui ont enlevé quelques humains assommés ou zigouillés pour les observer et analyser, décident d’infiltrer la Maison blanche sous déguisement de plantureuse femelle désirable. Ils ont appris la faiblesse des hommes. Et cela fonctionne avec le conseiller en com’ ; comme les autres, il continue à « croire » plutôt que d’observer et d’analyser… Ladite femelle assez mal réussie avec sa coiffure en ananas (Lisa Marie) le séduit sans un mot par ses seuls attributs, de gros seins moulés dans son haut et une démarche chaloupée des hanches, les yeux faits. Puis elle le pulvérise lorsqu’il veut la baiser avant d’enlever son masque et d’introduire son commando martien. C’est le massacre au laser et les martiens gagnent ; seul le président y réchappe – et sa fille (Natalie Portman) qui erre sans comprendre.

Cette fois, c’est la guerre. Mais un peu tard, l’effet de surprise est bel et bien passé. Le président signe l’ordre d’user de la force nucléaire mais l’avancée technologique martienne rend cette arme obsolète. Une poire aspire toute l’énergie de la bombe et le martien en chef s’en sert comme fumée énergisante.

Les martiens débarquent en masse et s’amusent : ils observent les humains baiser, analysent ceux qui écoutent de la musique, arrachent les façades pour mieux observer les gens chez eux et les singer avec une ironie féroce, jouent à pulvériser tout ce qui s’élève, tours, hôtel, obélisque, Maison blanche – tous les symboles de l’orgueil yankee. Les gens fuient, paniqués. C’est un festival de cocasseries dans des cris d’orfraie, d’explosions en tous genres et de lasers en folie.

Lors d’une rencontre avec le président dans son bureau, le martien en chef pulvérise d’abord les agents du service secret puis les généraux avant d’écouter le président faire un discours politicien, plein de pathos et de menteries. L’alien consent une larme et tend la main. Mais c’est une fausse amitié ; une fois de plus la main est une arme, une fausse main qui se retourne comme un serpent et embroche le président, le crucifiant sur l’emblème des USA au sol de la Maison blanche.

Dans ce chaos, ce ne sont pas les institutions qui résistent, ni les militaires inaptes à l’initiative, mais les simples gens du commun. Un ancien boxeur noir reconverti en attraction d’hôtel sous un déguisement de pharaon (Jim Brown), Tom Jones le chanteur de charme un peu oublié, une pétasse rousse allumée qui se met en zazen devant un cristal et ouvre ses chakras (Annette Bening), un fils dédaigné (Lukas Haas), trop grand et un peu écolo qui aime sa grand-mère Alzheimer (Sylvia Sidney, née en 1910), frère du suprémaciste tombé au champ d’horreur, les deux gamins noirs du boxeur (Ray J, l’aîné à grosse chaîne dorée et Brandon Hammond le cadet) qui jouent à dézinguer les aliens avec leur propre fusil laser récupéré sur un cadavre comme dans leurs jeux vidéo favoris…

C’est justement le gai jodle de la chanson qu’écoute avec délice la grand-mère, Indian Love Call de l’antique Slim Whitman, qui leur vrille les tympans et fait exploser leur caboche dans une gelée vert pomme. Il suffit de la diffuser en masse et le garçon s’y emploie avec la radio, relayé très vite par l’armée et ses haut-parleurs. Les martiens, venus pour conquérir et asservir, s’enfuient marris lorsqu’ils le peuvent, ou se crashent en l’air, dans les déserts et les lacs lors d’un finale réjouissant.

Non, la candeur n’est pas une vertu. Le bon sauvage est une « croyance », pas une vérité efficace. L’humanisme chrétien fait des gens des moutons, à la merci de tous les prédateurs. Le peuple américain sait se défendre, au contraire de ses élites « libérales » (gauchistes) qui tendent toujours à dénier, minimiser, argumenter pour éviter l’amalgame. Avec les ennemis, qu’ils soient nazis, communistes, dictateurs arabes ou islamistes – ou vingt ans plus tard petits hommes jaunes – il faut agir en ennemi : le gros bâton avant la carotte. Ce qui est ironique est que cette mentalité yankee retrouve le fond du racisme nazi : il s’agit de défendre la « race » humaine contre les aliens venus de l’espace, sans aucune pitié. La lutte pour la vie est la règle de fond. Quand le trumpisme en germe faisait rire…

DVD Mars Attacks! Tim Burton, 1996, avec Jack Nicholson, Glenn Close, Annette Bening, Warner Bros 1998, 1h42, €6.46 blu-ray €12.76

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Marshall B. Rosenberg, Les mots sont des fenêtres (introduction à la communication non violente)

Notre société judéo-chrétienne est conduite selon les principes du Jéhovah de l’Ancien testament : Dieu macho tout-puissant, autoritaire et culpabilisant. Nous sommes soumis à la hiérarchie biologique, sociale et familiale, n’agissant que contraints entre « devoirs » et « droits », anxieux d’être jugés pour nos pensées, nos sentiments et nos actions. Intolérance et préjugés, compétition et mépris, sont le lot commun, qui éclate en colère trop souvent. Pas vraiment le moyen de vivre en harmonie, ni de comprendre les autres…

Sur ce schéma simple, le psy Rosenberg, a mis au point une méthode simple. Par tâtonnements ce docteur en psychologie clinique a quitté (à l’américaine) la théorie psychanalytique qui cherche sans cesse à « classer » les déviances à la norme pour une pratiquer l’écoute humaniste qui cherche avant tout à comprendre et à montrer à l’autre qu’on l’a compris. Dès lors, c’est magique, toute agressivité disparaît et la communication peut s’effectuer…

Sur ce schéma irénique se greffent de multiples anecdotes de la vie professionnelle et familiale, une dynamique de dialogue où le lettré reconnaîtra quelque chose de la dialectique de Socrate, revue et corrigée par un fils d’ouvrier juif de Detroit. Avec le pragmatisme efficace yankee, en quatre éléments : 1/ Observer sans juger, 2/ Exprimer ses sentiments, 3/ Identifier ses besoins, 4/ Demander ce qui contribuerait à son bien-être. Exemple : il est en colère, je reformule ses propres mots, je lui fais définir ce qu’il exige, je lui fais prendre conscience de ce qui pourrait lui convenir. Le deal est là, emballez sous un nom à la mode (la communication non violente ou CNV) – et vous avez un best-seller.

Je ne nie pas qu’écouter soit rare dans notre société, à commencer par la famille. Ni que le tropisme autoritaire, hiérarchique, centralisateur soit une nuisance dont le Covid-19 montre combien il est ravageur en France jacobine plus qu’en Allemagne des länder. Qui n’a aucune initiative mais attend les ordres, qui ne participe en rien à la solution mais se contente de critiquer, qui râle sans cesse et toujours ceux qui font tout en restant assis le cul sur sa chaise – ne peut qu’être aigri de sa vie et se méfier des autres. Mais « la méthode » apparaît comme un truc marketing plus que comme une psychothérapie de soi. C’est utile mais limité : cherchez à parler avec un caïd de banlieue armé d’un couteau et vous constaterez très vite qu’il pensera seulement que vous cherchez à l’embrouiller, pas à le comprendre. Ce dont il se fout : il ne veut qu’exprimer sa haine, pas chercher sa rédemption.

Restent des remarques de bon sens. Nous jugeons trop souvent les autres a priori (c’est rapide, facile et suffisant pour notre cerveau 1) ; nous ne considérons trop souvent les autres que comme expression de nos propres besoins et sentiments, pas des siens ; nous comparons autrui à une norme « civique » ou « morale » qui nous font évidemment mépriser les trois-quarts de ceux que nous rencontrons, déviants ou indignes ; nous refusons toute responsabilité de nos actes en les traduisant par « il faut que » plutôt que par « cela me ferait plaisir » ou « cela me serait utile car ».

Toute notre conception des relations humaines souligne le Mal en l’autre et exige le dressage éducatif et politique alors qu’observer sans évaluer permettrait de prendre les êtres comme en devenir et non comme essences figées héréditairement. « J’ai constaté à maintes reprises qu’à partir du moment où les gens parlent de leurs besoins plutôt que des torts des autres, il devient beaucoup plus facile de trouver des moyens de satisfaire tout le monde » (chap.5). L’empathie permet d’en finir avec la peur de l’autre et de comprendre nos propres besoins.

Quand nous sommes en colère, ce qui arrive, l’exprimer ne sert qu’à augmenter la violence des relations. La méthode CNV consiste à 1/ s’arrêter pour respirer, 2/ identifier les jugements qui occupent nos pensées, 3/ retrouver le contact avec nos besoins, 4/ exprimer nos sentiments et nos besoins inassouvis. Dire merci en CNV consiste de même à exprimer : 1/ voici ce que tu as fait, 2/ voici ce que je ressens, 3/ voici le besoin qui chez moi a été satisfait. Cette computing psychology pourra être aisément remplacée par une « intelligence » artificielle, si l’on y pense.

A vous de tester…

Marshall B. Rosenberg, Les mots sont des fenêtres (ou bien ils sont des murs), 1999, La Découverte 2016, 320 pages, €19.50 e-book Kindle €14.99 CD audio €21.90

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Haruki Murakami, Le meurtre du Commandeur 2

Le tome 1 a déjà été chroniqué sur ce blog.

Après Une Idée apparaît, La Métaphore se déplace. Les titres ne sont pas neutres chez Murakami. L’Idée, c’est le Commandeur, un personnage de soixante centimètres de haut apparu au narrateur après l’ouverture de la fosse cylindrique dans le tome 1. Une idée est une sorte de concept rationnel qui se manifeste hors du réel, dans une dimension parallèle issue peut-être de l’imagination de celui qui la perçoit. L’auteur en laisse libre l’interprétation, acceptant le fait subjectif tel qu’il est. La Métaphore est en revanche une image-miroir, transposition du concret à l’abstrait souvent néfaste et puissante lorsqu’il s’agit de Double Métaphore, telle l’homme à la Subaru, figure effrayante de macho violent évoquée dans le premier volume et qui dort probablement comme un monstre « nazi » en chacun. L’auteur met en place ces notions puis les laisse vivre – et cela crée une histoire. Je la trouve pour ma part passionnante.

Elle est pourtant inscrite dans la banalité des jours qui passent sur cette montagne non loin d’Idowara au sud de Tokyo, dans la semi-solitude du narrateur. Il est peintre et s’est isolé après la séparation d’avec sa femme, qui l’a demandée. Il a renvoyé les papiers de divorce à son avocat et considère que sa vie doit changer. Il ne peint plus de portraits sur commande, lucratifs mais sans âme ; il peint pour lui-même, dont un portrait de Menshiki, son voisin riche et méticuleux qui vit en solitaire sur le versant d’en face et conduit une Jaguar V8 d’argent étincelant. Comme l’auto, Menshiki est une belle mécanique, soignée et puissante, qui consomme beaucoup. Le narrateur se contente d’une Toyota Corolla achetée d’occasion et qu’il laisse toute poussiéreuse.

Le portrait révèle Menshiki à lui-même, jusqu’à un certain point, mais surtout au narrateur. Devant un verre de whisky occidental de marque, le voisin avoue qu’il est peut-être le père d’une fillette de 13 ans, Marié (prononcez Malié), que la mère a peut-être conçue avec lui lors d’une baise torride de séparation dans le bureau de Tokyo. Curieusement, le narrateur possède sexuellement en rêve Yuzu son épouse, dont il est séparé, en déversant dans son vagin endormi des litres de sperme – avant que son ami des Beaux-Arts Masahiko lui dise que Yuzu est enceinte… Le narrateur s’est-il transporté en puissance vitale pour ensemencer en songe son épouse ? Ou celle-ci est-elle enceinte de son nouveau petit ami, qu’elle quitte d’ailleurs aussitôt ? Comme Menshiki, le narrateur doute et reste dans l’entre-deux. Ce sera une fille et elle s’appellera Muro (qui veut dire caverne) tout comme la grotte dans lequel le narrateur à 13 ans a emmené sa petite sœur avant que celle-ci ne meure. Tout est lié, tout fait lien.

Car Menshiki demande au peintre de faire le portrait de Marié, façon pour lui de passer « par hasard » et de lier connaissance avec sa peut-être fille. Marié est une enfant qui aborde l’adolescence avec la crainte que ses seins ne poussent pas et avec une faculté aigüe d’observation des adultes. Ce pourquoi toute éducation doit être amour mais surtout exemple ! Elle s’entend bien avec le narrateur car lui aussi sait observer – c’est son métier – et ne juge pas socialement les gens ; il se contente de les dessiner tels qu’il les perçoit intuitivement dans la globalité de leurs facettes. Lui est un homme sans qualités qui s’imbibe de ses semblables pour les exprimer.

La fosse derrière la maison ouverte est refermée mais elle a relâché dans le présent des forces qui se manifestent et influent sur les comportements. « Mêlant leurs racines au sein de l‘obscurité, mes pensées et celles de la fosse semblaient échanger leur sève entre elles », observe le narrateur p.64. Dans le bouddhisme zen, rien n’arrive jamais par hasard mais par enchaînement des causes et des conséquences ; chacun crée son propre karma (destin) par ses actes durant ses réincarnations successives. Le destin du narrateur s’est lié avec celui de Menshiki via son portrait et son aide pour la fosse, tandis qu’il est lié avec le peintre nihonga Tomohioko Amada qui se meurt de sénilité via son fils ami Masahiko et surtout via la peinture qu’il a découverte au grenier de la maison, un tableau soigneusement emballé caché là pour raisons personnelles : Le meurtre du Commandeur. Lequel semble avoir été peint sous l’emprise d’une forte une émotion après les événements de la Vienne nazie, Amada ayant été entraîné par amour dans un acte de résistance qui s’est mal terminé pour sa petite amie. Cette aura maléfique émane aussi de l’homme à la Subaru, entrevu par le narrateur lors de son périple initial pour se remettre de la séparation d’avec sa femme, qu’il a voulu peindre sans oser achever le tableau pour ne pas faire surgir des forces mauvaises. Tout est lié, tout fait lien.

Il serait trop long de narrer les aventures des personnages pris dans les rets de leur destin, mais le narrateur finit par sauver Marié qui a disparue par une sorte d’accouchement conceptuel dans le monde des Métaphores, en lien avec la grotte où sa petite sœur se sentait bien enfant. Dans le réel, la grotte est une vaste demeure où Marié s’est piégée elle-même, poussée par la curiosité comme la petite sœur du narrateur jadis. Ce mouvement de curiosité a été engendré par l’attention que porte Menshiki à la fillette sous couvert de se lier intimement avec sa tante qui l’élève depuis que sa mère biologique est morte de piqûres de guêpes. Qui engendre qui ? Tout est lié, tout fait lien.

Murakami a l’art de faire que, de la banalité des choses ordinaires, surgissent des choses extraordinaires. Vous saurez tout sur ce que mange le narrateur et la façon dont il le prépare ; comment est vêtu Menshiki, la fillette Marié et la tante Shoko ; quelle voiture conduit chacun selon son caractère : la Corolla pour le narrateur, la Prius hybride pour Shoko, la Jaguar puissante et racée pour Menshiki, la Volvo antique carrée de Masahiko, l’utilitaire Subaru Forester du macho effrayant. Mais de ce réalisme aigu (issu de la névrose obsessionnelle japonaise) surgit un surréalisme fantastique comme une irruption de la dimension cachée des êtres et des choses (issue du shinto et du bouddhisme zen). « Personne ne sait comment sont les choses réelles (…). Tout ce que l’on voit avec les yeux résulte en fin de compte uniquement de la relation entre des choses et des phénomènes » p.325. L’existence en devient passionnante – et le roman aussi, décalé, étrange, issu du tréfonds de la culture japonaise.

« Le juste rapport se crée à mesure que je progresse », observe le narrateur p.370. Tout comme une œuvre peinte, un livre qu’on écrit, une existence que l’on vit. Le rapport doit se créer personnellement entre le rien et l’être, les rails du destin et les actes personnels. C’est cela qui fait l’histoire – et ce pourquoi le portrait de Marié est inachevé.

Haruki Murakami, Le meurtre du Commandeur 2 – La métaphore se déplace, 2017, 10-18 2019, 550 pages, €9.60

Les livres de Haruki Murakami déjà chroniqués sur ce blog

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Martin-Pêcheur

Les livres lus enfant vous marquent pour la vie. Je me souviens entre autres des « romans des bêtes » édités par Flammarion dans la collection du Père Castor pour enfants de 6 à 10 ans. Ecrit par Lida en 1938, réédité en 1956, Martin-Pêcheur est illustré par Rojankovski.

Martin est un oiseau de nos rivières. Lida conte le petit ruisseau près du moulin où elle regarde passer les saisons. C’est toute la vie des bêtes de l’eau qui nous est contée ainsi. La grenouille laisse ses traces de petites pattes, la loutre celle de sa queue, la tache humide ovale d’un rat d’eau – et puis la plume saphir d’un oiseau. « Holà ! Martin-Pêcheur ! Vous perdez vos bijoux ! »

Le ton est donné, léger et précis – pédagogique et poétique. La découverte au fil des pages fait rencontrer successivement la truite, la grenouille, la poule d’eau, les écrevisses. Puis deux loutres sur un îlot, les civelles qui remontent le courant avant de donner de belles anguilles. Enfin « l’éclair bleu », un « oiseau plus bleu que le ciel, plus brillant que la soie » : Martin lui-même qui fait du vallon son territoire de pêche. Penché sur une branche, immobile, il guette les poissons qui nagent dans le courant et plonge pour les happer d’un coup de bec.

Voilà l’occasion de parler de ces poissons qui peuplent nos eaux douces (avant la pollution industrielle) : les barbillons, les chevesnes, les carpes, le poisson-chat, l’épinoche, les perches, les gardons.

Et Martin se marie, le couple est très fidèle et construit un nid en tunnel sous la berge, tapissé d’arêtes de poissons. Ils y élèvent leurs petits. Martin va pêcher le poisson tandis que Martine couve, puis c’est au tour des deux oiseaux de happer libellules et mouches pour nourrir les becquées.

Ainsi va la vie au fil des saisons, des années. Martin affaibli fini par mourir et Martine la suit, fidèlement attachée. « Tels sont l’amour et la fidélité des martins-pêcheurs que, si l’un meurt, l’autre ne peut lui survivre ». Le territoire est libre pour un autre couple d’oiseaux bleus, peut-être parmi les fils et filles de Martin et Martine.

Telle était la nature contée aux enfants à la génération d’avant. Elle faisait de l’écologie sans le savoir, des « leçons de chose » in situ dans la forêt, au bord du ruisseau. Pour ceux qui n’habitaient pas les villes, évidemment – mais ils allaient en vacances à la campagne plutôt qu’à Djerba ou Phuket. Comme les écolos d’aujourd’hui paraissent intellos niais en comparaison, endives urbaines nourries d’abstraction et d’utopisme !

Ils rugissent mais s’enfilent homards et grands crus pour mieux se faire enfiler par les lobbies plus industriels les uns que les autres.

Ils font de la « politique » – au lieu de faire les naturalistes.

Ils répandent la terreur de l’Apocalypse – au lieu de faire observer la vie qui va, à ras de l’eau, parmi les forêts, les vallons et les milieux humides – observer, donc respecter..

Ils écrivent de lourds pensums idéologiques – au lieu de la vie simple du Martin-Pêcheur.

Qu’ils sont donc ridicules, ceux de la génération d’aujourd’hui qui croient que le savoir est né avec leur siècle et « la science » avec eux ! Qu’ils connaissent mieux que tout le monde ce qu’il faut à tout le monde ! Autant j’aime la nature, étant tombé dedans petit, autant je déteste « les écologistes », urbains hors sol devenus par engouement de caste fanatiques de la dernière religion à la mode.

Lida, Martin-Pêcheur, dessins de Rojankovsky, 1937, Flammarion albums du Père Castor 2016, 36 pages, €9.90

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Montaigne éducateur

Le projet éducatif est le révélateur d’une philosophie de l’existence. En son livre I des Essais, dans son chapitre 25 « Du pédantisme » et 26 « De l’institution des enfants », Montaigne se livre tout entier. L’éducation qu’il prône est celle du gentilhomme apte à juger pour commander à une époque, la Renaissance, où l’on redécouvre la vertu antique faite de rigueur et d’harmonie.

Il faut enseigner le discernement et la modération par de bons maîtres armés d’une sévère douceur qui font observer l’élève et exercent son jugement par l’exemple, exercent son corps et l’aguerrissent, tout en lui apprenant la civilité et la modestie.

Pourquoi apprendre ? Montaigne répond : pour se connaître, devenir meilleur, être libre. Comment apprendre ? Comme un homme doué de la faculté de discerner, non comme un perroquet qui n’est que mémoire stérile. « De vrai, le soin et la dépense de nos pères ne visent qu’à nous meubler la tête de science ; du jugement et de la vertu, peu de nouvelles. » « Nous ne travaillons qu’à remplir la mémoire, et laissons l’entendement et la conscience vides. » L’entendement, c’est la raison, la faculté pensante, l’outil logique qui permet de comprendre et connaître, le mécanisme qui règle la pensée. La conscience est la faculté qu’a l’homme de connaître sa propre réalité, de la juger, donc de se connaître lui-même et de s’améliorer. La science se doit de servir la conscience car « que nous sert-il d’avoir la panse pleine de viande si elle ne se digère ? Si elle ne se transforme en nous ? Si elle ne nous augmente et fortifie ? » Retenir « un peu de chaque chose et rien du tout (à fond), à la française », est de peu d’utilité. Car « le gain de notre étude, c’est en être devenu meilleur et plus sage. » « Savoir par cœur n’est pas savoir : c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire. » Aussi, pour le bien de l’élève, « il me semble que les premiers discours de quoi on lui doive abreuver l’entendement, ce doivent être ce qui règle ses mœurs, qui lui apprennent à se connaître, et à savoir bien mourir et bien vivre. Entre les arts libéraux, commençons par l’art qui nous fait libre. »

Pour cela, il faut de bons maîtres. Ils doivent être dignes, pédagogues et d’une sévère douceur. Aujourd’hui comme hier ils sont rares et confondent souvent les paroles et l’action. « Le paysan et le cordonnier parlent de ce qu’ils savent, les pédants il leur échappe de belles paroles (…) ils savent la théorique de toutes choses, cherchez qui la mettent en pratique. » Le paysan et le cordonnier, s’ils se fourvoient, la nature et la matière sanctionnent leurs erreurs ; pas les pédants, qui peuvent disserter à l’infini et retomber dans leurs discours sur un semblant de cohérence. C’est pourquoi il faut être attentif à la personnalité de qui enseigne. « La science (…) n’est pas pour donner jour à l’âme qui n’en a point. » Aussi, « ayant plutôt envie d’en tirer un habile homme qu’un homme savant, je voudrais aussi qu’on fût soigneux de lui choisir un conducteur qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine, et qu’on n’y requit tous les deux, mais plus les mœurs et l’entendement que la science. » Où Montaigne, abreuvé aux mêmes mamelles, fait écho à Rabelais pour qui « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

La méthode d’enseignement se doit d’être, comme la conduite que l’on veut enseigner, opiniâtre et modérée. « Cette institution se doit conduire par sévère douceur, non comme il se fait. » La discipline de l’esprit se règle sur celle du corps. « Ôtez-moi la violence et la force ; il n’est rien à mon avis qui abâtardissement si fort une nature bien née. Si vous avez envie qu’il craigne la honte et le châtiment, ne l’y endurcissez pas. Endurcissez-le à la sueur et au froid, au vent, au soleil et aux hasards qu’il lui faut mépriser ; ôtez-lui toute mollesse et délicatesse au vêtir et au coucher, au manger et au boire ; accoutumez-le à tout. Que ce ne soit pas un beau garçon et dameret, mais un garçon vert et vigoureux. » Tel il sera de physique et de caractère, tel il sera à l’étude. La constance, la tempérance, l’effort, s’apprennent par le corps ; il discipline l’esprit aussi bien. Le maître doit habituer l’enfant à tout, au physique, au moral, comme au savoir.

Car le meilleur apprentissage se fait par l’exemple, mais aussi par les exemples.

Lycurgue, comme les Perses, fournissait aux prime-adolescents des maîtres de vaillance, de sagesse et de justice. Aucune mention n’était faite du savoir livresque. « La façon de leur discipline, c’était leur faire des questions sur le jugement des hommes et de leurs actions ; et s’ils condamnaient et louaient ou ce personnage ou ce fait, il fallait raisonner leur dire et, par ce moyen, ils aiguisaient ensemble leur entendement et apprenaient le droit. » Un enfant n’est pas une page blanche et, selon Montaigne, « il est difficile de forcer les propensions naturelles. » Mais le pédagogue doit faire confiance à son élève et, afin de le faire s’épanouir au mieux de ce qu’il est, de « l’acheminer toujours aux meilleures choses et plus profitables. » À lui de doser l’effort et d’exciter la curiosité de son élève ; à lui de le guider, de proche en proche, dans sa réflexion par une démarche adaptée.

Il est souhaitable que « selon la portée de l’âme qu’il a en main, il commence à la mettre sur la monture, lui faisant goûter les choses, les choisir et les discerner d’elle-même ; quelquefois lui ouvrant chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir. Je ne veux pas qu’il invente et parle seul, je veux qu’il écoute son disciple parler à son tour (…). Il est bon qu’il le fasse trotter devant lui pour juger de son train, et juger jusqu’à quel point il se doit ravaler pour s’accommoder à sa force. À faute de cette proportion nous gâtons tous ; et de la savoir choisir, et s’y conduire bien mesurément, c’est l’une des plus ardues besognes que je sache. » Notons les mots de Montaigne : goûter, écouter, proportion – l’expérience, le dialogue, la mesure. Toute éducation se fait dans la vie, sur le tas, au réel ; elle ne peut rendre meilleur que s’il y a dialectique entre le maître et l’élève, écoute mutuelle dans le respect l’un de l’autre ; mais le maître a la compétence du chemin, à lui de doser l’enseignement, la réflexion et l’expérience. Ce qui compte est le sens de la leçon, non les mots, « qu’il juge du profit qu’il en aura fait non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie. »

Ce qui compte, dans l’enseignement, est la formation de la personnalité : « qu’il lui fasse tout passer par l’étamine et ne loge rien en sa tête par simple autorité et à crédit. (…) Qu’on lui propose cette diversité de jugement : il choisira s’il peut, sinon il en demeurera en doute. Il n’y a que les fous certains et résolus. » La soif de certitude, propre à l’adolescence, doit ainsi être contrée par un entraînement au doute, cette modestie du jugement de tous les instants. Nombre des exemples de la vie quotidienne a ce rôle et « à cet apprentissage, tout ce qui se présente à nos yeux sert de livre suffisant : la malice d’un page, la sottise d’un valet, un propos de table, ce sont autant de nouvelles matières. À cette cause, le commerce des hommes y est merveilleusement propre, et la visite des pays étrangers. »

Montaigne critique tout aussitôt un travers français qui a perduré jusqu’à nos jours : la pédanterie plutôt que la curiosité, la légèreté à justification culturelle qui fait encore le fonds des hordes de touristes plutôt que la curiosité humaine. « La visite des pays étrangers », donc, « non pour en rapporter seulement, à la mode de notre noblesse française, combien de pas a Santa Rotonda (…), mais pour en rapporter principalement les humeurs de ces nations et leurs façons, et pour frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui. » Bien au contraire, « on l’avertira, étant en compagnie, d’avoir les yeux partout. (…) Il sondera la portée d’un chacun : un bouvier, un maçon, un passant ; il faut tout mettre en besogne et emprunter chacun selon sa marchandise, car tous sert en ménage ; la sottise même et faiblesse d’autrui lui sera instruction. » Pour apprendre, il faut observer, et la fonction du pédagogue est de susciter le désir d’observation : « qu’on lui mette en fantaisie une honnête curiosité de s’enquérir de toutes choses ; tout ce qu’il y aura de singulier autour de lui, il le verra : un bâtiment, une fontaine, un homme, le lieu d’une bataille ancienne. » Et l’homme en société est éclairant : « il se tire une merveilleuse clarté, pour le jugement humain, de la fréquentation du monde. (…) C’est le miroir où il nous faut regarder pour nous connaître de bons biais. »

Tous ces exemples pris dans la maisonnée, dans la vie de tous les jours, lors des voyages, du commerce des hommes, de la fréquentation de la société, « tant d’humeurs, de sectes, de jugements, d’opinions, de lois et de coutumes, nous apprennent à juger sainement des nôtres, et apprennent notre jugement à reconnaître son imperfection et sa naturelle faiblesse. » Comparaison, sens du relatif, modestie, entraînent à juger en raison et avec modération. Avec ce détachement nécessaire à l’exercice de la réflexion.

À ce stade, et dans son prolongement, vient le commerce des livres : « en cette pratique des hommes, j’entends y comprendre, et principalement, ceux qui ne vivent qu’en la mémoire des livres. Il pratiquera, par le moyen des histoires, ces grandes âmes des meilleurs siècles. (…) Qu’il ne lui apprenne pas tant les histoires qu’à en juger. » Là encore, point de respect pour l’apparence : bouvier ou grand seigneur, l’élève doit l’observer pareillement, l’écouter et en tirer profit. Même démarche pour la chose écrite, l’élève ne retiendra « pas tant les histoires qu’à en juger. » « Car s’il embrasse les opinions de Xénophon et de Platon par son propre discours, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes. (…) Il faut qu’il s’imprègne de leurs humeurs, non qu’il apprenne leurs préceptes. Et qu’il oublie hardiment, s’il veut, d’où il les tient, mais qu’il se les sache approprier. »

L’esprit cependant n’est pas tout, mais le corps et le caractère participent de l’éducation : « ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps qu’on dresse, c’est un homme » ! « Ce n’est pas assez de lui roidir l’âme, il faut aussi lui roidir les muscles. » « Les jeux mêmes et les exercices seront une bonne partie de l’étude : la course, la lutte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux et des armes. Je veux que la bienséance extérieure, et l’entregent, et l’élégance de la personne, se façonnent en même temps que l’âme. » L’un retentit sur l’autre comme déclaraient les anciens : un esprit sain dans un corps sain. On ne forme pas un intellect mais un gentilhomme, que diable !

L’esprit vif, le jugement réfléchi, vont avec un maintien gracieux, un corps agile et fort, une maîtrise de soi et une civilité élégante. Car on respectera l’autre sans chercher à le changer. « On dressera cet enfant à être épargnant et ménager de sa suffisance, quand il l’aura acquise ; à ne se formaliser point des sottises et fables qui se diront en sa présence, car c’est d’une incivile importunité de choquer tout ce qui n’est pas de notre appétit. Qu’il se contente de se corriger soi-même, et ne semble pas reprocher à autrui tout ce qu’il refuse à faire, ni contrevenir aux mœurs publiques. »

Le guide suprême reste la vérité. On peut composer avec le monde, respecter les autres et accepter leurs sottises ; on gardera son quant-à-soi et son jugement. Mais « qu’on l’instruise surtout à se rendre et à quitter les armes à la vérité, tout aussitôt qu’il l’apercevra ; soit qu’elle naisse dans les mains de son adversaire, soit qu’elle naisse en lui-même par quelque raisonnement. » L’objectif du savoir est la philosophie, qui est méthode de sagesse et permet de bien vivre et de bien mourir. Sa formation achevée, l’élève aura les moyens de l’aborder, de la goûter : « que sa conscience et sa vertu reluisent en son parler, et n’aient que la raison pour guide. »

La philosophie n’apparaît revêche que par le pédantisme. Or, « elle ne prêche que fête et bon temps. Une mine triste et transie montre que ce n’est pas là son gîte. » La philosophie rend heureux car elle est harmonie. « L’âme qui loge la philosophie doit, par sa santé, rendre sain encore le corps. Elle doit faire luire jusqu’au dehors son repos et son aise, doit former à son moule le port extérieur, et l’armer par conséquent d’une gracieuse fierté, d’un maintien actif et allègre, et d’une contenance contente et débonnaire. La plus expresse marque de la sagesse, c’est une éjouissance constante ; son état est comme des choses au-dessus de la Lune : toujours serein. » Santé, aisance, grâce et fierté, allégresse, bonté – tels sont les bienfaits de l’équilibre : une juste réflexion, la civilité des relations, la tempérance du corps. L’élève bien éduqué vivra la philosophie : « on verra s’il y a de la prudence en ses entreprises, s’il a de la bonté et de la justice en ses déportement, s’il a du jugement et de la grâce en son parler, de la vigueur en ses maladies, de la modestie en ses jeux, de la tempérance en ses voluptés, de l’indifférence en son goût, soit chair, poisson, vin ou eau, de l’ordre en son économie. »

La philosophie est règle de vie. « Le prix et hauteur de la vraie vertu est en la facilité, utilité et plaisir de son exercice, si éloigné de difficulté que les enfants y peuvent comme les hommes, les simples comme les subtils. Le règlement (la modération), c’est son outil, non pas la force. (…) C’est la mère nourrice des plaisirs humains. En les rendant justes, elle les rend sûrs et purs. Les modérant, elle les tient en haleine et en goût. Retranchant ceux qu’elle refuse, elle nous aiguise vers ceux qu’elle nous laisse ; et nous laisse abondamment tous ceux que veut nature, et jusqu’à satiété, maternellement, sinon jusqu’à la lassitude. »

Toute l’Antiquité est là, dans cet accord profond que Montaigne fait sien entre la nature et l’homme. Ce qui est plaisir est voulu par la nature, donc bienfaisant. La philosophie aussi participe de cette abondance, de cet accord religieux de l’homme et du monde. La vraie vertu « aime la vie, elle aime la beauté et la gloire et la santé. Mais son office propre et particulier, c’est savoir user de ses biens-là règlément, et les savoir perdre avec constance. »

Ayant acquis cela, l’enfant est devenu un homme, armé pour l’existence. Y a-t-il aujourd’hui une ligne à changer à ce projet éducatif ?

Michel de Montaigne, Les Essais (en français moderne), Gallimard Quarto 2009, 1376 pages, €32.00

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Messires chats

Ces animaux de compagnie ont accepté les humains. Félins un jour, félins toujours, ils gardent une grâce de prédateur, sans cesse à s’étirer pour avoir les pattes opérationnelles. Si les chiens finissent peu à peu à ressembler à leur maître (ce qui est rarement à l’avantage de ce dernier), les chats gardent leur quant à soi. Ils sont eux-mêmes, à nous de nous adapter à ce qu’ils sont. Dès lors ils vous adoptent, sinon ils vous ignorent.

Je parle bien entendu des vrais chats, ceux qui vivent hors appartement et savent explorer et goûter les fruits de la nature : souris, mulots, passereaux, insectes… Les chats sont des animaux « parfaits », en ce sens que l’évolution les a fait pour chasser à l’aube et au crépuscule, lorsque les petits rongeurs sortent pour se nourrir ou pour boire. Les fauves sont à l’affût, même gavés de croquettes et autres pâtées délicieuses selon le marketing.

Messires chats observent sans juger, les yeux ronds, impassibles. Ils aiment par habitude, d’un attachement routinier qui leur rappelle leur mère. Ils quémandent pitance et caresses, mais point trop. Ils sont aptes à chasser par eux-mêmes – et même à rapporter à leur « maître » le mulot escoffié lorsqu’ils n’ont pas faim. Manière de montrer qu’ils savent se nourrir, et en même temps partager le produit de leur habileté. Les humains sont des parents pour eux. Pas trop près, jamais trop loin.

Contrairement au chien, trop miroir, le chat oblige. Dans leurs yeux passent on ne sait quel jugement qui exige de vous une certaine classe. Ne pas crier, rester posé, agir selon les habitudes et ne point changer sans précaution. Quand le chat est heureux, il vous détend et vous êtes heureux aussi. Quand le chat est malheureux, il le manifeste par son crachement sur le moment mais surtout en allant chier ou pisser dans les endroits que vous aimez. Juste pour dire, comme un enfant boudeur, que vous l’avez vexé.

A vous de vous rattraper, ce qui n’est pas trop difficile car le chat n’a guère de rancune. La routine retrouvée est tout ce qu’il désire. La voix fait beaucoup pour le bonheur du chat – et vous vous surprenez à lui parler de façon égale comme à un petit qu’on apaise.

Avoir plusieurs chats ensemble est une félicité. En fait plusieurs chattes mais un seul mâle. Car ces fauves sont territoriaux et le matou ne tolère aucune intrusion dans le périmètre qu’il a marqué en pissant dans tous les coins stratégiques.

Les observer vous comble. Vous pouvez voir que les chats sont amoureux. Pas seulement à la saison du sexe, mais d’un véritable amour qui se manifeste comme chez les humains par des caresses, une présence constante à l’autre, des lècheries, coucher ensemble. Un chat et une chatte sont fidèles, même si ledit chat a changé de copine une fois. Les deux se tiennent épaule contre épaule et se frottent en marchant, queues enroulées l’une l’autre. Ou bien ils se lèchent mutuellement la tête. Ou encore, le plus souvent, dorment ensemble dans un bassin surélevé ou sur un fauteuil. Il suffit que le chat ait faim pour que la chatte le suive. La précédente copine réclamait même pour eux tous. Il lui suffisait de miauler en vous regardant droit dans les yeux pour se faire comprendre.

Une fois le couple formé, les autres chattes gravitent autour. C’est parfois toute une horde qui rentre en même temps dans la maison, précédée du matou. Là où il se couche dehors, là les autres se mettent, plus ou moins loin.

Les anciens frères mâles ne sont pas tolérés et, s’ils viennent encore à l’aube et au début de la nuit chercher quelques croquettes dans les gamelles habituelles, ils se gardent bien d’y aller de jour. Les mauvaises rencontres existent cependant et ce sont feulement et modulations de gorge pour menacer l’intrus, allant jusqu’aux coups de griffes bien ajustés.

Ce qui est facétieux est que le chat de la maison était le dernier de sa portée, le plus chétif. Il est resté le plus longtemps avec sa mère, pubère moins vite. Ce pourquoi il a occupé le terrain et le défend désormais comme s’il était le sien. Les autres se sont taillés des domaines proches, mais n’hésitent pas à braver matou pour venir quand même chaparder quelque nourriture. Comme il y en a pour tout le monde…

Qui aime les gens aime le chat plus que le chien. Ce dernier doit se dresser car il est animal hiérarchique. Donner des ordres, dès lors, influe sur vos relations humaines…

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Spéculation

Pour la bonne conscience française, catholique et de gauche, « spéculer » c’est mal. C’est envier ce qu’on n’a pas et « gagner de l’argent en dormant » comme disait le seul président socialiste de la Ve République. Mais spéculer en politique serait « bien », tandis qu’en économie ce serait « mal » ? Où l’on observe que la morale est à géométrie variable et qu’est « bien » ce qui arrange les idéologues.

Spéculer est justifié

Pourtant, l’Évangile de Matthieu évoque la parabole des talents (Mt 25.32), tout comme Luc celle des mines (12.19). Talents et mines sont des monnaies antiques qui valent cher. Aux serviteurs qui ont fait fructifier leurs talents confiés par le maître, ce dernier dit le bien qu’il pense d’eux. Au serviteur qui a enfoui dans la terre le talent à lui confié, pour le rendre intact à la fin de la période, il dit :  » Serviteur mauvais et paresseux ! (…) tu aurais du placer mon argent chez les banquiers, et à mon retour j’aurai recouvré mon bien avec un intérêt. Enlevez-lui donc son talent et donnez-le à celui qui a les dix talents » (Mt).

Le terme spéculer vient de miroir en latin, lui-même dérivé du verbe observer. Les savants du temps ont commencé à observer les entrailles des bêtes sacrifiées et les astres, pour en tirer des pronostics sur l’avenir. Déjà les clercs avaient fait ériger des alignements, à Carnac, Stonehenge et ailleurs, pour spéculer sur les saisons en fonction des étoiles. La spéculation est donc une réflexion, base de la démarche philosophique, politique et même scientifique. Il s’agit de pré-voir. De discerner dans le présent ce qui peut préfigurer l’avenir. Gouverner, c’est prévoir. Gérer son entreprise aussi, ou l’avenir de ses enfants : pourquoi les forcer à aller à l’école sinon pour spéculer sur leurs chances dans la vie ?

Les opérations financières et commerciales ne sont pas différentes : spéculer, c’est prendre un risque pour investir aujourd’hui et gagner (ou perdre) demain. Le sens actuel du mot est né des billets à ordres du XVIIIe siècle. Il n’y a que les administrations qui ne spéculent jamais : elles se contentent de gérer ce qui existe déjà, ne pouvant se développer que grâce à « plus de moyens ». Qui veut bâtir, inventer, innover, créer, doit sortir des administrations (dont ce n’est pas le rôle) et de l’esprit administratif (qui n’a jamais rien créé) : il doit spéculer.

L’ignorance économique

Chacun son métier, et la fonction crée son idéologie : loin de moi l’idée que l’administration ne sert à rien, ni que les fonctionnaires soient indignes. Laissons-les cependant à leur place d’État, et ne faisons pas de leur conception du monde une conception universelle. Encore moins du fonctionnement administratif la règle de l’économie ! Il suffit d’observer aujourd’hui comment les Chinois, pourtant confits en communisme et formatés deux générations durant par la propagande égalitaire, ont su rejeter les bureaux pour générer un capitalisme sauvage que même les Texans n’osent rêver. Que les fonctionnaires fonctionnent, la société a besoin de règles et de personnel intègre pour les appliquer à tous. Qu’ils ne spéculent pas en bourse ni en affaires, ni ne disent la morale, ils n’y connaissent rien.

On peut d’ailleurs se poser la question de la compétence professionnelle des trésoriers des hôpitaux, communes et autres collectivités territoriales qui ont souscrit des emprunts toxiques : ces spécialistes ont-ils vraiment souscrit sans rien comprendre ? Auquel cas, était-ce bien raisonnable et responsable de spéculer quand on gère l’intérêt public ? Le dernier mammouth sorti de l’ENA et Inspecteur des finances qui s’y s’est aventuré, Jean-Yves Haberer, a conduit le Crédit Lyonnais à la faillite… et c’est le contribuable qui a payé. L’auteur a été condamné à très peu de chose, malgré son incompétence.

La spéculation est un métier, que ce soit celui des astrologues antiques ou des savants d’aujourd’hui. Spéculer n’est ni bien ni mal, regarder l’avenir est toujours aussi utile. En revanche, et j’en suis bien d’accord, spéculer peut être bon ou mauvais. Bon pour soi ou pour les autres ; mauvais de même. Lorsque le trader Kerviel spécule hors limites, il met en danger non seulement son petit ego et sa carrière, mais toute la banque et ses milliers de salariés, sans compter des clients épargnants, voire les contribuables qui auraient à renflouer. Lorsque Lehman Brothers spécule sur les crédits immobiliers irremboursables (subprimes), en refilant le mistigri du risque à tout le monde via la titrisation, son action est mauvaise non seulement pour ses clients et pour lui-même mais aussi pour le système financier des États-Unis et du monde entier. La banque a été mise en faillite.

Aux politiciens de faire leur métier

Les peuples, via les procédures démocratiques, sont parfaitement en droit d’exiger des limites légales – et des contrôles particuliers – sur ces actions de spéculation qui mettent en danger la société, même sans le vouloir.

Je suis ainsi, à titre personnel, ferme partisan de l’interdiction pure et simple des ventes à découvert. Car le monde a changé ; les règles doivent suivre. La mondialisation et l’Internet, les capitaux à gogo en raison des politiques laxistes des banques centrales, surtout la Fed, ont créé un terrain de jeu exponentiel avec des billes sans compter. Cette accélération sans conscience a conduit au château de cartes qui a explosé en 2007. Tout a été trop vite et, hormis les spécialistes, personne n’a compris.

Encore faut-il que les représentants d’État fassent leur métier : dire les règles et contrôler leur application. A voir fonctionner la SEC américaine ou l’AMF française, à voir réagir les politiciens européens sur la crise grecque et les politiciens américains au Congrès sur l’endettement public, on reste dubitatif… Au lieu de faire la morale aux financiers, les politiciens ne pourraient-ils commencer à se la faire à eux-mêmes ? Ne pourraient-il pas, pour une fois, ne plus se défausser en « responsables mais pas coupables », et remplir enfin la fonction qui est la leur ? Si « les marchés » spéculent sur la faillite d’un État, n’est-ce pas parce que des politiciens laxistes ont joué de la démagogie dépensière et clientéliste « sans compter » ? Il n’y a guère que les Islandais qui demandent des comptes à leurs politiciens. Leur exemple devrait faire école. Mais ce n’est pas en France, où parler compte plus que faire, que des citoyens lambdas campent devant la bourse… c’est aux États-Unis, pays de la libre entreprise. Alors, si les spéculateurs dérivent, les citoyens ne les laissent-ils pas faire ?

Lorsque vous empruntez pour acheter une maison, vous devenez propriétaire de quelque chose qui ne vous appartient pas, jusqu’à ce que vous ayez remboursé entièrement le crédit. L’intérêt du prêt est le prix du temps et du risque associé. Il est justifié économiquement. Même chose lorsqu’un État emprunte pour construire un TGV ou financer la recherche. Mais lorsque vous vendez à découvert (sans avoir les titres) pour profiter des écarts à la baisse, vous n’êtes ni propriétaire des actions (que vous n’avez pas), ni du gain que vous faites quand vous rachetez plus bas ces mêmes actions (que vous n’avez jamais eues). Vous êtes un pur « spéculateur » qui joue sur un risque abstrait. Même chose lorsqu’un État emprunte pour payer les salaires de ses fonctionnaires et les pensions de ses retraités : il rejette la charge de la dette sur les générations futures ; il se sent prêt à spolier, en cas de défaut de sa part, les prêteurs qui lui ont fait confiance. Tout comme il est interdit de prendre ce qui ne vous appartient pas, il devrait être interdit purement et simplement de jouer sur ce qu’on ne possède à aucun moment, ni à l’achat, ni à la vente. Billy the Kid a été pris par le shérif parce qu’il braquait les banques : qu’attendent les shérifs contemporains pour faire de même en finance ?

Les traders se moquent du monde, il peut bien crouler, ce qui leur importe est de profiter des écarts de cours. Ils sont maxima quand les gens ont peur : tout monte et baisse très vite (volatilité), c’est là le jeu du trading à haute fréquence (25 000 opérations automatiques par seconde, pour profiter des écarts minimes de cours)… C’est le contraire même de la spéculation financière à la Warren Buffet (milliardaire américain parti comme simple analyste il y a 50 ans) où il s’agit d’observer puis de s’asseoir sur son investissement. Car c’est bien « en dormant » que l’on gagne à long terme, bien loin de ce mépris politicien ignorant de toute économie : c’est en restant confiant dans les capacités d’une entreprise sur la durée que l’on gagne avec elle, en l’accompagnant par ses capitaux prêtés, qu’elle fait fructifier dans des investissements réels. De même qu’on ne spécule pas à court terme sur la dette d’État, mais qu’on soutient les investissements pour le futur jusqu’à l’échéance des emprunts.

Ce n’est surtout pas en faisant des « coups » financiers de courte durée, comme Jean-Marie Messier – autre énarque Inspecteur des finances – qui a changé Vivendi, réputée pour sa gestion de l’eau, en une société de casino sur les nouvelles technologies sans actifs, sans bénéfices et sans clients ! Ce capitalisme « hors la loi », selon le mot de Marc Roche, correspondant économique du ‘Monde’ à Londres, a été précipité par la gauche et par les fonctionnaires « convertis » dans la finance – c’est dire le paradoxe de la situation actuelle.

Non, spéculer n’est pas « mal », ce sont les ouvriers ignares qui usent de cet outil qu’ils ne connaissent pas qui sont mauvais. Et les politiciens démagogues, ignorant des réalités économiques, qui en font un argument « moral ». Qu’ils relisent déjà les Évangiles, cela manque à leur culture économique !

Pour prolonger :

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Les filles dans Alix

Alix le Gaulois romanisé est un héros mâle initialement pour les garçons. Créé en 1948 dans une société restée autoritaire, hiérarchique et militaire, il devait inciter la jeunesse à être bon collaborateur, scout débrouillard et vertueux écolier. Mais l’irruption d’un jeune compagnon Enak à protéger, l’explosion sociale de mai 1968 qui a libéré les publications destinées à la jeunesse du carcan juridique et moral du patriarcat catholique, enfin l’extension du lectorat aux filles, ont rendu Alix plus sensible à l’élément féminin dans les albums.

Il faut distinguer trois parties chronologiques dans l’oeuvre :

  1. avant 1968 où la loi restrictive pour la presse de jeunesse inhibait le dessin de filles,
  2. de 1969 à 1996 où Jacques Martin écrivait et dessinait seul ses albums,
  3. après 1996 où le dessin lui échappe en raison d’une macula aux yeux puis, progressivement, le scénario qui est repris, revu et réinterprété par divers scénaristes.

Jacques Martin avec sa femme et ses deux enfants en 1966.

Avant 1968, les filles sont vues soit comme mère autoritaire castratrice (Athéna dans le cauchemar d’Alix, Adrea reine du Dernier Spartiate), soit comme une alliance politique et bourgeoise (Lidia nièce de César dans Le tombeau étrusque).

De 1969 à 1996, on assiste à une explosion des filles dans les aventures d’Alix et d’Enak. On ne compte plus les amoureuses déçues d’Alix : Héra dans Le dieu sauvage, Ariela dans Iorix le grand, Saïs dans Le prince du Nil tandis qu’Enak joue la pute torse nu sur la fourrure devant pharaon…

Il y a encore Sabina dans Le fils de Spartacus, Samthô dans Le spectre de Carthage, Malua dans Les proies du volcan, Archeola (qui se révèle le garçon Archeoloüs) dans L’enfant grec, Marah dans La tour de Babel, Yang dans L’empereur de Chine, Cléopâtre dans Ô Alexandrie.

Enak est alors trop jeune pour qu’on tombe amoureux de lui ; il est en revanche le prétexte tout trouvé pour que le héros ne s’encombre pas d’une fiancée, encore moins d’une épouse. Un preux chevalier reste chaste dans l’imaginaire scout dont Jacques Martin est issu. Il ne connait de l’amour que l’élévation de l’âme, le plus haut degré selon Platon, pour qui la beauté d’un corps devait conduire à aimer la beauté en soi, puis vouloir le Bien absolu universel.

Après le retrait de Jacques Martin du dessin, puis progressivement du scénario (il en avait préparé quelques dizaines, mais certains plus précisément que d’autres, restés à l’état d’idées), l’élément féminin se diversifie pour coller de plus près à la réalité de notre siècle – pour le meilleur et pour le pire !

Apparaissent les intrigantes (Julia dans La chute d’Icare, Cléopâtre qui veut marier Enak), les divertissantes (les danseuses des Barbares puis du Démon du Pharos, les filles de bain du Fleuve de Jade et de C’était à Khorsabad), la druidesse Folamour de La cité engloutie.

Innovation : comme Enak a atteint désormais non seulement la puberté mais aussi l’âge légal actuel d’être sexuellement actif (15 ans), l’histoire fait tomber amoureuses les filles : Markha n’est pas preneuse dans Le fleuve de jade, ce qui est réciproque, mais Sirva veut l’entraîner dans C’était à Khorsabad. Il résiste.

Tandis que le garçon, pas encore mûr, préfère observer en voyeur un couple dans L’Ibère, les ombres lui fouaillent le torse, façon allusive de dessiner son excitation !

Ou encore les convives des banquets seins nus de Cléopâtre (réminiscence du Banquet de Platon…) et les danseuses dévoilées du Démon du Pharos.

Femme ou fille, c’était l’interdit dans la société patriarcale traditionnelle catholique romaine. Athéna ou Adrea étaient des maîtresses femmes, déesse ou reine, qui disaient ce qu’il faut faire. Cet interdit a sauté en 1968, mais renaît avec la mode banlieue depuis une dizaine d’années, ce qui s’observe en 2007 dans L’Ibère où l’Espagnol (forcément un peu arabe dans l’imaginaire) fait un sort à sa sœur pour l’honneur. La compagne de Vercingétorix, dans l’album du même nom, est réduite elle aussi dès 1985 à l’état de mère qui suit son mâle, mais Jacques Martin n’a jamais aimé les Gaulois, leur vanité, leurs fanfaronnades et leurs archaïsmes.

Les filles sont introduites comme compagnes acceptables dès 1969 avec Kora enfant amoureuse du héros dans Le dieu sauvage (qui saute dans le sable torse nu avec les garçons), pendant d’Héra jalouse veut dompter Alix. Mais Alix a déjà deux compagnons, dont le petit Héraklion est à éclipse en raison de son jeune âge, il ne peut s’adjoindre une fille en plus.

Ce serait rejeter Enak qui n’est pas son petit frère mais un filleul adopté, son compagnon de toujours, auquel s’identifient le plus ses lecteurs (filles comme garçons). Qu’on ne croie pas que les filles lisant Alix aimeraient qu’Enak soit une fille ! Elles préfèrent être garçonnes et que les combats, épreuves et tortures physiques des garçons aient lieu, plutôt que de tordre la réalité historique.

Les filles acceptables pour les lecteurs et lectrices sont les amoureuses éphémères (Ariela, Saïs, Samthô, Malua, Yang), les ambitieuses ou putains (Maïa et sa mère, Archeoloüs, Cléopâtre, Archeola), les filles soignantes qui aident Alix pour Enak (Yang en Vierge Marie dans la crèche où Enak git) ou les petites à protéger comme on protège les enfants (Kora, Marah).

L’impossibilité du couple est posée dès Le dernier Spartiate par Alix à la reine Adrea : « Sache que je ne suis venu ici que pour délivrer mes compagnons de voyage, et surtout le plus jeune, mon ami Enak ». Elle est renforcée par Iorix qui déclare à Ariela, amoureuse : « son seul compagnon est ce garçon qu’il dorlote dans son chariot ». Elle est rationalisée par un Enak grandi et jaloux dans Les proies du volcan, lorsqu’il dissuade Alix de prendre Malua (les seins nus provocants) sur le radeau qui les fait s’évader de l’île.

Elle est clairement dessinée dans ce contraste des couples entre Ollovia et Vercingétorix tenant l’enfant mouillé, et Alix et Enak presque nus qui leur tournent le dos.

Elle est relativisée en « passes » admises entre Alix et qui le veut, s’il accepte, comme avec Cléopâtre qui le viole (après l’avoir vu crucifié avec son petit ami) dans Ô Alexandrie, puis le baise une fois encore dans Le fleuve de Jade.

Une allusion sexuelle est faite par la servante de Cléopâtre dans Ô Alexandrie : « ils reviennent sans rien d’autre que de petits sacs !… Peu de choses !… » Rien dans la culotte, quoi.

Les garçons ont la main devant le sexe mais ils ne tiennent pas leurs bijoux de famille : seulement les gemmes précieuses ramassées par l’économe Enak dans le désert. Ce qui va les faire pardonner par l’avide Cléo – qui va remercier Alix en nature en le mettant dans le bain.

Mais Alix refuse Julia qui veut baiser dans le bateau devant Enak endormi, dans La chute d’Icare. En revanche il « s’égare » avec Lidia, nièce de César, qu’il veut forcer dans le bassin de la villa, la nuit dans Roma Roma – un très mauvais album tant pour le dessin que pour la morale.

Quant à la druidesse qui sonne la fin du monde (le sien) dans La cité engloutie, elle est Méduse, la sorcière diabolique, mère nationaliste castratrice. Mais ce n’était plus Jacques Martin aux commandes et la cohérence comme la vertu s’en ressentent !

Les 20 albums scénarisés et dessinés par Jacques Martin seul chez Castermann :

1 Alix l’intrépide
2 Le sphinx d’or
3 L’île maudite
4 La tiare d’Oribal
5 La griffe noire
6 Les légions perdues
7 Le dernier spartiate
8 Le tombeau étrusque
9 Le dieu sauvage
10 Iorix le grand
11 Le prince du Nil
12 Le fils de Spartacus
13 Le spectre de Carthage
14 Les proies du volcan
15 L’enfant grec
16 La tour de Babel
17 L’empereur de Chine
18 Vercingétorix
19 Le cheval de Troie
20 Ô Alexandrie

Avec Alix, l’univers de Jacques Martin, Castermann, 288 pages, 2002, €33.25
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Céline et les bons trucs pour vivre en société

Dans son premier roman, Céline donne sa philosophie de l’existence. Il a déjà 38 ans et acquis une expérience humaine au travers des écoles, de l’apprentissage, de l’armée, de l’arrière, des colonies, de l’Amérique et de la banlieue parisienne. Le peuple, dont il sort, n’est armé que de sa débrouille, il n’a pas fait d’études et n’a pas l’usage familial de la bonne société. Donc il observe, il note, il retient ce qui marche.

Par exemple le culot. Quand on ne sait pas, on affirme. L’énergie développée en société entraîne les autres et vous voilà reconnu, suivi. « Pour qu’on vous croye raisonnable, rien de tel que de posséder un sacré culot. Quand on a un bon culot, ça suffit, presque tout alors vous est permis, absolument tout, on a la majorité pour soi et c’est la majorité qui décrète de ce qui est fou et de ce qui ne l’est pas » p.61.

Pour bien s’entendre avec les autres, il faut savoir se taire et écouter. Ce n’est pas gueuler plus fort ni montrer qu’on a la plus grosse qui compte, mais faire parler et acquiescer. « Ce qu’il faut au fond pour obtenir une sorte de paix avec les hommes, officiers ou non, armistices fragiles il est vrai, mais précieux quand même, c’est leur permettre en toutes circonstances de s’étaler, de se vautrer parmi les vantardises niaises. Il n’y a pas de vanité intelligente. C’est un instinct » p.122.

Aimer est dangereux, on ne sait pas où on met les pieds. « Tant qu’il faut aimer quelque chose, on risque moins avec les enfants qu’avec les hommes, on a au moins l’excuse d’espérer qu’ils seront moins carnes que nous autres plus tard. On ne savait pas » p.242. Ainsi Bébert, le môme de sept ans qui mourra comme le gamin de Camus dans ‘La peste’, absurde. Céline donnera le nom à son chat, douze ans plus tard, pour en perpétuer le souvenir.

Se faire aimer n’est pas difficile au fond, il suffit de se montrer vulnérable et bien gentil. Les femmes n’y résistent pas, mais (c’est moins connu) les patrons non plus. « Un patron se trouve toujours un peu rassuré par l’ignominie de son personnel. L’esclave doit être coûte que coûte un peu et même beaucoup méprisable. Un ensemble de petites tares chroniques morales et physiques justifie le sort qui l’accable. La terre tourne mieux ainsi puisque chacun se trouve dessus à sa place méritée » p.428.

Pour régner, deux méthodes de la « civilisation ». Il y a la classique et la moderne. « A Topo en somme, tout minuscule que fut l’endroit, il y avait quand même place pour deux systèmes de civilisation, celle du lieutenant Grappa, plutôt à la romaine, qui fouettait le soumis pour en extraire simplement le tribut, (…) et puis le système Alcide proprement dit, plus compliqué, dans lequel se discernait déjà les signes du second stade civilisateur, la naissance dans chaque tirailleur d’un client, combinaison commercialo-militaire en somme, beaucoup plus moderne, plus hypocrite, la nôtre » p.156.

Quelqu’un vous impressionne ? Vous êtes tétanisé devant lui, bredouillant et incapable de penser ? Ôtez donc les oripeaux du prestige social pour voir l’homme nu. C’est ce que font les ados de nos jours en se prenant en plus simple appareil au bout de leur téléphone portable et s’exhiber sur leur fesses-book. Il fallait y penser, Céline était un précurseur ! « Et puis je me l’imaginais, pour m’amuser, tout nu devant son autel [le curé]… C’est ainsi qu’il faut s’habituer à transposer dès le premier abord les hommes qui viennent vous rendre visite, on les comprend bien plus vite après ça, on discerne tout de suite dans n’importe quel personnage sa réalité d’énorme et d’avide asticot. C’est un bon truc d’imagination. Son sale prestige se dissipe, s’évapore. Tout nu, il ne reste plus devant vous en somme qu’une pauvre besace prétentieuse et vantarde qui s’évertue à bafouiller futilement dans un genre ou un autre » p.336.

Les passions sont comme les orages, aveugles et sourds. Pour remettre les idées en place, rien de tel qu’un choc. « Depuis toujours l’envie me prenait de claquer une tête ainsi possédée par la colère pour voir comment elles tournent les têtes en colère dans ces cas-là. Ça ou un beau chèque, c’est ce qu’il faut pour voir d’un seul coup virer d’un bond toutes les passions qui sont à louvoyer dans une tête » p.470. On aura noté que la violence n’est pas seulement physique : agir sur les bas instincts de la possession et de l’avarice – par « un beau chèque » – fonctionne tout aussi bien. La carotte plutôt que le bâton, mais les deux méthodes ont le même résultat de ramener à la raison.

Il est malin, Céline, comme le peuple n’est pas fort il est malin. Ce pourquoi le ‘Voyage’ est comme ‘l’Odyssée’ avec un rusé Ulysse en quête de sens.

Louis-Ferdinand Céline, Romans 1 – Voyage au bout de la nuit – Mort à crédit, édition  Henri Godard, Pléiade Gallimard 1981, 1582 pages, €54.63

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932, Folio plus classiques, 614 pages, €8.93

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