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Comment un taux d’intérêt peut-il devenir négatif ?

Lorsque vous prêtez de l’argent, vous prenez plusieurs risques : 1/ celui de ne pas être remboursé, 2/ celui d’immobiliser vos capitaux, 3/ celui de voir votre rémunération ou sa taxation changer d’ici l’échéance.

C’est ainsi que, si vous achetez une action, la société peut faire faillite (vous perdez tout), son cours de bourse peut ne rien faire (vos capitaux stagnent, voire régressent), un gouvernement peut décider, unilatéralement et à chaque loi de finance annuelle, d’augmenter les impôts sur les plus-values et sur les dividendes (François Hollande ne s’en est pas privé) – ou de baisser les intérêts servis sur les livrets réglementés (ex. Livret A). D’où le risque de placer son argent – et la rémunération qui en est la raisonnable contrepartie.

Mais ne voila-t-il pas que la Suisse vient d’emprunter sur le marché à des taux négatifs ? L’État confédéral a émis cette semaine un emprunt de 232 millions de CHF à 116 %, avec un taux de 1.5 % ce qui produit un rendement négatif de -0.055 %. Le pays n’est pas le seul : la France en bénéficie déjà pour son échéance à 5 ans, c’est aussi le cas pour l’Allemagne, le Danemark, la Finlande et les Pays-Bas. Voir la courbe des taux ci-dessous pour les emprunts de la zone euro (en bas les durées, en hauteur les taux servis).

courbe des taux euro AAA 2015

Ce qui signifie qu’à l’échéance (2 ans, 5 ans, 7 ans… pour l’instant – voir la courbe ci-dessus) l’investisseur récupère moins que le montant qu’il a investi. Soit en taux « réel » parce que l’inflation lui a mangé son rendement sur la période (cas le plus courant), soit en taux « nominal » (ce qui est le cas aujourd’hui).

Pourquoi donc souscrire à des emprunts pour n’être que partiellement remboursé à l’échéance ?

Il y a plusieurs raisons – toutes sont rationnelles…

  1. Tout d’abord, la perte n’est pas colossale, de quelques fragments de pourcent. Et cela en période d’inflation nulle ou elle-même négative. On peut la comparer au coût de location d’un coffre en banque (sauf que la banque peut brûler – ex. le Crédit Lyonnais – ou faire faillite – ex. Lehman Brothers), ou au coût d’assurance d’un bien (une cotisation au cas où, qu’on ne récupère pas).
  2. Ensuite, il peut y avoir bénéfice à prêter dans une devise qui n’est pas la sienne : par exemple le franc suisse qui s’est récemment envolé (économie solide, État sûr) par rapport à l’euro (qui baisse et qui peut éventuellement éjecter la Grèce, être tourmenté par l’Ukraine et connaître des turbulences).
  3. Et puis certains investisseurs – institutionnels comme les assureurs ou certaines SICAV – sont parfois obligés de détenir des titres bien notés (AAA), donc les emprunts obligataires d’États « solides » – en relatif aux autres – dans la même devise (ex. Allemagne, Pays-Bas, France). Ils sont obligés aussi de diversifier leurs placements en différentes devises (donc aussi sur l’euro), tout en n’achetant que des titres très liquides (les emprunts des grands pays cités sont bien plus liquides que les autres).
  4. Parce qu’il vaut mieux mettre sa confiance dans les États (dont on est pratiquement sûr qu’ils vont rembourser) plutôt que dans les banques – qui peuvent faire faillite. La garantie des dépôts bancaire en zone euro ne porte que sur 100 000 € par bénéficiaire et par établissement et, lorsqu’on a de grosses sommes à placer, il n’y a guère d’alternative aux emprunts d’État. On achète alors la sûreté de l’économie allemande, la solidité de la devise suisse, ou la capacité à lever l’impôt français.

Pourquoi une telle situation – rare dans l’histoire économique – survient-elle aujourd’hui ?

Parce que l’économie européenne va mal après la crise de 2008, analogue dans son ampleur à la crise de 1929. Les politiques classiques ont été tentées (baisse des taux d’intérêt, relance par les budgets, réformes structurelles pour favoriser l’investissement et l’emploi). Or, ces politiques sont arrivées à leurs limites : les taux d’intérêts administrés (décidés par les 19 gouverneurs des Banques centrales à la BCE) sont proches de zéro, les budgets des États (sauf l’Allemagne) sont contraints par leur Dette, les réformes avancent doucement (surtout en France) parce qu’en proie aux résistances de tous ceux qui perdent un quelconque avantage et qui persistent dans le déni idéologique (il suffirait de changer le monde).

Devant cet état de fait, les Banques centrales (dont la Banque centrale européenne) ont mis en place des politiques non-conventionnelles, notamment l’assouplissement quantitatif (Quantitative Easing ou QE). Il s’agit de créer de l’argent (de faire tourner la planche à billets) en rachetant des titres sur le marché, afin d’assécher les possibilités de placements pour les banques et les gros investisseurs – et de les forcer alors à se tourner vers l’économie réelle : distribuer des crédits, acheter des actions ou des entreprises. Racheter massivement des titres (60 milliards d’€ par mois pour la BCE) a plusieurs conséquences, positives et négatives.

Côté positif :

  • baisser le coût du crédit (désormais négatif pour les grands États, proche de zéro pour les banques, très faible pour les entreprises solvables)
  • faire baisser la devise (l’euro a perdu 10% contre toutes devises, 20% contre l’US dollar), ce qui permet de meilleures exportations – moins chères – tout en contenant les importations – plus chères.
  • inciter à la consommation (les taux des rémunérations liquides, type Livret A, sont tellement bas qu’il vaut mieux dépenser l’argent ou investir dans l’action ou la pierre que le garder à ne rien faire).

Tout cela est positif. Mais le négatif existe, d’où le provisoire de ce genre de mesure et le tâtonnement pour ne pas aller trop loin :

  • Écrasement des primes de risques, donc difficultés à discerner l’investissement utile de l’investissement juste pour placer l’argent. Quand le crédit n’a pas de prix, le risque est très peu pris en compte : les détenteurs de Livret A achètent des actions – au risque de perdre éventuellement tout leur capital ; les investisseurs en capital achètent des titres de pays émergents – au risque de créer une bulle, comme la Chine en montre une désormais ; les entrepreneurs qui ont du cash se lancent dans des fusions & acquisitions – au risque de mal mesurer l’intérêt long terme de leur opération.
  • Méfiance envers les pays autres que les quelques reconnus solvables de la zone euro – dont les emprunts sont moins désirés (ex. les pays « du Club Med » : Grèce, Portugal, Espagne, Italie)
  • Handicap pour les banques, dont le produit net bancaire (les commissions) se réduit, inhibant leur capacité à prendre des risques supplémentaires en prêtant à des entreprises et à des particuliers moyennement solvables – car contraintes aussi par les ratios réglementaires dits de Bâle III.
  • Handicap pour les épargnants, mais surtout pour les retraités, dont les rentes (pensions comme produits complémentaires de placement) se réduisent – ou qui doivent prendre plus de risques en optant pour les actions. Cela alors que la génération du baby-boom arrive massivement à l’âge d’une retraite qu’elle doit financer largement par elle-même en France, tant les gouvernements de gauche (depuis Mitterrand, à l’exception de Jospin) comme de droite (sous le trop long règne inactif de Chirac) n’ont rien fait pour préparer une situation pourtant clairement inscrite depuis des décennies dans la démographie.

Les taux négatifs ne sont donc pas une aberration économique, mais ils montrent combien l’économie s’est enfoncée.

Nous pouvons donc espérer que la situation sera provisoire et que l’économie, vigoureusement relancée par cette politique de crédit gratuit dans la zone euro, amorcera la pompe du redressement auto-entretenu (crédit = investissement = emplois = salaires et taxes = consommation = investissement = emplois, etc.).

courbe des taux france 2015 2013

Mais seuls les États qui auront profité de cette manne d’intérêts drastiquement diminués (situation exceptionnelle !) pour baisser leur dette, ajuster leurs dépenses à leurs recettes, pour encourager les entreprises à investir en desserrant les carcans réglementaires et bureaucratiques, en formant leurs travailleurs tout au long de la vie et pas seulement à l’école – seuls ces États connaîtront un effet de levier lors de la reprise. S’ils s’endorment sur leurs maigres acquis (comme sous Chirac), l’huile jetée ainsi sur la braise ne se produira qu’un feu de paille…

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Spéculation

Pour la bonne conscience française, catholique et de gauche, « spéculer » c’est mal. C’est envier ce qu’on n’a pas et « gagner de l’argent en dormant » comme disait le seul président socialiste de la Ve République. Mais spéculer en politique serait « bien », tandis qu’en économie ce serait « mal » ? Où l’on observe que la morale est à géométrie variable et qu’est « bien » ce qui arrange les idéologues.

Spéculer est justifié

Pourtant, l’Évangile de Matthieu évoque la parabole des talents (Mt 25.32), tout comme Luc celle des mines (12.19). Talents et mines sont des monnaies antiques qui valent cher. Aux serviteurs qui ont fait fructifier leurs talents confiés par le maître, ce dernier dit le bien qu’il pense d’eux. Au serviteur qui a enfoui dans la terre le talent à lui confié, pour le rendre intact à la fin de la période, il dit :  » Serviteur mauvais et paresseux ! (…) tu aurais du placer mon argent chez les banquiers, et à mon retour j’aurai recouvré mon bien avec un intérêt. Enlevez-lui donc son talent et donnez-le à celui qui a les dix talents » (Mt).

Le terme spéculer vient de miroir en latin, lui-même dérivé du verbe observer. Les savants du temps ont commencé à observer les entrailles des bêtes sacrifiées et les astres, pour en tirer des pronostics sur l’avenir. Déjà les clercs avaient fait ériger des alignements, à Carnac, Stonehenge et ailleurs, pour spéculer sur les saisons en fonction des étoiles. La spéculation est donc une réflexion, base de la démarche philosophique, politique et même scientifique. Il s’agit de pré-voir. De discerner dans le présent ce qui peut préfigurer l’avenir. Gouverner, c’est prévoir. Gérer son entreprise aussi, ou l’avenir de ses enfants : pourquoi les forcer à aller à l’école sinon pour spéculer sur leurs chances dans la vie ?

Les opérations financières et commerciales ne sont pas différentes : spéculer, c’est prendre un risque pour investir aujourd’hui et gagner (ou perdre) demain. Le sens actuel du mot est né des billets à ordres du XVIIIe siècle. Il n’y a que les administrations qui ne spéculent jamais : elles se contentent de gérer ce qui existe déjà, ne pouvant se développer que grâce à « plus de moyens ». Qui veut bâtir, inventer, innover, créer, doit sortir des administrations (dont ce n’est pas le rôle) et de l’esprit administratif (qui n’a jamais rien créé) : il doit spéculer.

L’ignorance économique

Chacun son métier, et la fonction crée son idéologie : loin de moi l’idée que l’administration ne sert à rien, ni que les fonctionnaires soient indignes. Laissons-les cependant à leur place d’État, et ne faisons pas de leur conception du monde une conception universelle. Encore moins du fonctionnement administratif la règle de l’économie ! Il suffit d’observer aujourd’hui comment les Chinois, pourtant confits en communisme et formatés deux générations durant par la propagande égalitaire, ont su rejeter les bureaux pour générer un capitalisme sauvage que même les Texans n’osent rêver. Que les fonctionnaires fonctionnent, la société a besoin de règles et de personnel intègre pour les appliquer à tous. Qu’ils ne spéculent pas en bourse ni en affaires, ni ne disent la morale, ils n’y connaissent rien.

On peut d’ailleurs se poser la question de la compétence professionnelle des trésoriers des hôpitaux, communes et autres collectivités territoriales qui ont souscrit des emprunts toxiques : ces spécialistes ont-ils vraiment souscrit sans rien comprendre ? Auquel cas, était-ce bien raisonnable et responsable de spéculer quand on gère l’intérêt public ? Le dernier mammouth sorti de l’ENA et Inspecteur des finances qui s’y s’est aventuré, Jean-Yves Haberer, a conduit le Crédit Lyonnais à la faillite… et c’est le contribuable qui a payé. L’auteur a été condamné à très peu de chose, malgré son incompétence.

La spéculation est un métier, que ce soit celui des astrologues antiques ou des savants d’aujourd’hui. Spéculer n’est ni bien ni mal, regarder l’avenir est toujours aussi utile. En revanche, et j’en suis bien d’accord, spéculer peut être bon ou mauvais. Bon pour soi ou pour les autres ; mauvais de même. Lorsque le trader Kerviel spécule hors limites, il met en danger non seulement son petit ego et sa carrière, mais toute la banque et ses milliers de salariés, sans compter des clients épargnants, voire les contribuables qui auraient à renflouer. Lorsque Lehman Brothers spécule sur les crédits immobiliers irremboursables (subprimes), en refilant le mistigri du risque à tout le monde via la titrisation, son action est mauvaise non seulement pour ses clients et pour lui-même mais aussi pour le système financier des États-Unis et du monde entier. La banque a été mise en faillite.

Aux politiciens de faire leur métier

Les peuples, via les procédures démocratiques, sont parfaitement en droit d’exiger des limites légales – et des contrôles particuliers – sur ces actions de spéculation qui mettent en danger la société, même sans le vouloir.

Je suis ainsi, à titre personnel, ferme partisan de l’interdiction pure et simple des ventes à découvert. Car le monde a changé ; les règles doivent suivre. La mondialisation et l’Internet, les capitaux à gogo en raison des politiques laxistes des banques centrales, surtout la Fed, ont créé un terrain de jeu exponentiel avec des billes sans compter. Cette accélération sans conscience a conduit au château de cartes qui a explosé en 2007. Tout a été trop vite et, hormis les spécialistes, personne n’a compris.

Encore faut-il que les représentants d’État fassent leur métier : dire les règles et contrôler leur application. A voir fonctionner la SEC américaine ou l’AMF française, à voir réagir les politiciens européens sur la crise grecque et les politiciens américains au Congrès sur l’endettement public, on reste dubitatif… Au lieu de faire la morale aux financiers, les politiciens ne pourraient-ils commencer à se la faire à eux-mêmes ? Ne pourraient-il pas, pour une fois, ne plus se défausser en « responsables mais pas coupables », et remplir enfin la fonction qui est la leur ? Si « les marchés » spéculent sur la faillite d’un État, n’est-ce pas parce que des politiciens laxistes ont joué de la démagogie dépensière et clientéliste « sans compter » ? Il n’y a guère que les Islandais qui demandent des comptes à leurs politiciens. Leur exemple devrait faire école. Mais ce n’est pas en France, où parler compte plus que faire, que des citoyens lambdas campent devant la bourse… c’est aux États-Unis, pays de la libre entreprise. Alors, si les spéculateurs dérivent, les citoyens ne les laissent-ils pas faire ?

Lorsque vous empruntez pour acheter une maison, vous devenez propriétaire de quelque chose qui ne vous appartient pas, jusqu’à ce que vous ayez remboursé entièrement le crédit. L’intérêt du prêt est le prix du temps et du risque associé. Il est justifié économiquement. Même chose lorsqu’un État emprunte pour construire un TGV ou financer la recherche. Mais lorsque vous vendez à découvert (sans avoir les titres) pour profiter des écarts à la baisse, vous n’êtes ni propriétaire des actions (que vous n’avez pas), ni du gain que vous faites quand vous rachetez plus bas ces mêmes actions (que vous n’avez jamais eues). Vous êtes un pur « spéculateur » qui joue sur un risque abstrait. Même chose lorsqu’un État emprunte pour payer les salaires de ses fonctionnaires et les pensions de ses retraités : il rejette la charge de la dette sur les générations futures ; il se sent prêt à spolier, en cas de défaut de sa part, les prêteurs qui lui ont fait confiance. Tout comme il est interdit de prendre ce qui ne vous appartient pas, il devrait être interdit purement et simplement de jouer sur ce qu’on ne possède à aucun moment, ni à l’achat, ni à la vente. Billy the Kid a été pris par le shérif parce qu’il braquait les banques : qu’attendent les shérifs contemporains pour faire de même en finance ?

Les traders se moquent du monde, il peut bien crouler, ce qui leur importe est de profiter des écarts de cours. Ils sont maxima quand les gens ont peur : tout monte et baisse très vite (volatilité), c’est là le jeu du trading à haute fréquence (25 000 opérations automatiques par seconde, pour profiter des écarts minimes de cours)… C’est le contraire même de la spéculation financière à la Warren Buffet (milliardaire américain parti comme simple analyste il y a 50 ans) où il s’agit d’observer puis de s’asseoir sur son investissement. Car c’est bien « en dormant » que l’on gagne à long terme, bien loin de ce mépris politicien ignorant de toute économie : c’est en restant confiant dans les capacités d’une entreprise sur la durée que l’on gagne avec elle, en l’accompagnant par ses capitaux prêtés, qu’elle fait fructifier dans des investissements réels. De même qu’on ne spécule pas à court terme sur la dette d’État, mais qu’on soutient les investissements pour le futur jusqu’à l’échéance des emprunts.

Ce n’est surtout pas en faisant des « coups » financiers de courte durée, comme Jean-Marie Messier – autre énarque Inspecteur des finances – qui a changé Vivendi, réputée pour sa gestion de l’eau, en une société de casino sur les nouvelles technologies sans actifs, sans bénéfices et sans clients ! Ce capitalisme « hors la loi », selon le mot de Marc Roche, correspondant économique du ‘Monde’ à Londres, a été précipité par la gauche et par les fonctionnaires « convertis » dans la finance – c’est dire le paradoxe de la situation actuelle.

Non, spéculer n’est pas « mal », ce sont les ouvriers ignares qui usent de cet outil qu’ils ne connaissent pas qui sont mauvais. Et les politiciens démagogues, ignorant des réalités économiques, qui en font un argument « moral ». Qu’ils relisent déjà les Évangiles, cela manque à leur culture économique !

Pour prolonger :

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Clearstream révèle l’inceste politico-industriel français

Le nouveau procès de l’affaire Clearstream est débarrassé des enjeux politiques des protagonistes puisque Villepin a échoué à déstabiliser Sarkozy. Il est devenu président et n’est plus plaignant. La justice dira si Dominique de Villepin a profité des circonstances pour manipuler l’affaire des listings, directement ou indirectement. Mais c’est un détail de l’histoire, un leurre qui brille pour attirer les médias ailleurs que là où ça fait mal.

Car la vérité est que cette affaire montre les relations incestueuses du pouvoir et de la politique. Dans un État centralisé comme la France, tenu par une caste très restreinte de gransécolâtres, l’industrie attire la politique parce que là est l’argent. Le livre de Dudouet et Grémont sur ‘Les grands patrons en France’, paru en 2010, étudie ce microcosme avec sérieux.

On l’avait vu jadis avec l’affaire du Crédit Lyonnais, où un énarque de gauche avait fait perdre 16 milliards d’euros aux contribuables avec son petit jeu de lego dans la communication. Les moralistes vertueux parlent de faire rendre gorge aux affreux capitalistes mais, quand il s’agit d’un inspecteur des finances socialiste, il n’est condamné qu’à 59 000€ d’amende et toutes les grandes orgues morales s’empressent de se taire pour passer à autre chose.

On l’a vu avec l’affaire Elf où des sommes issues de surfacturations réapparaissaient dans les comptes des partis politiques. Encore avec Luchaire, et le raid mené en 1987 contre la Société générale par le pouvoir politique pour la renationaliser discrètement…

On le voit aujourd’hui avec l’affaire Renault où un service de sécurité monte des affaires de toutes pièces pour justifier son budget, jouant sur la paranoïa des « services » français assez ignares en économie…

La résurgence du listing truqué Clearstream n’est que la énième révélation de la corruption rampante que connaît la France entre ses fonctionnaires et l’argent. Monsieur de Villepin a vendu la mèche, avec cette naïveté antipolitique qui est souvent la sienne. Dans une « Note à Messieurs les juges D’Huy et Pons sur l’affaire Clearstream », qu’il a rendue publique en 2007, il se défend comme un beau diable plongé par malveillance dans un bassin d’eau bénite.

Il décrit surtout la cascade des « affaires industrielles » qui naissent inévitablement de la relation incestueuse de l’économie et du pouvoir d’État. Quand les entreprises dépendent, les jeux de pouvoir ne sont pas loin. Et quand le pouvoir excite, quelle puissance est mieux à même de le servir que l’argent ? Peut-être la « déviation politique de cette affaire n’est-elle qu’un leurre », comme l’affirme M. de Villepin. Elle masque une plus vaste affaire de corruption et d’ego qui se servent de l’État pour leur profit personnel. Pour cela cette « Note », au-delà du personnage de l’ex-Premier ministre, est de salubrité républicaine.

Dès le préambule, la succession des « affaires » est évoquée :

  •  « les frégates de Taiwan dont le problème des rétro-commissions pour un montant de plusieurs centaines de millions d’euros n’est toujours pas élucidé,
  • « le système Clearstream » connu depuis 2001 comme pouvant favoriser le blanchiment : le livre ’Révélations’ par Denis Robert, journaliste d’investigation auquel la cour de Cassation a reconnu en février dernier le bienfait de contrepouvoir nécessaire en démocratie
  • « les rivalités industrielles EADS/Airbus et plus largement au sein des industries de l’armement français, avec en toile de fond le conflit Thomson/Lagardère des années 1990. »

A la page 7 de la note, l’enchevêtrement des « intérêts » du privé et de l’État est présenté comme « normal » dans la République. Ne s’agit-il pas de « défense nationale » ? Les ministres deviennent alors des décideurs industriels, certains ont une influence personnelle sur les groupes privés, des personnes, organismes ou partis bénéficient sans vergogne de « rétro-commissions », les uns instrumentent les autres pour servir leurs rivalités au sein des entreprises… La « Note » évoque des « clans » et du « meccano industriel ».

L’Annexe 4, « retranscription lettre de Jean-louis Gergorin à mon intention (…) 15 novembre 2004 » est à cet égard effarante ! S’en dégage l’impression que la seule distraction des hauts fonctionnaires dans les palais de la République est de faire et défaire les rois et chambellans dans les grandes entreprises françaises ! Alain Bauer, observateur de la délinquance et accessoirement ancien Maître maçon du Grand Orient de France, est « ami de Gergorin mais prestataire de service pour Airbus » p.9. Voire « un ami de Philippe Delmas et un proche de Nicolas Sarkozy » p.13.

Quant à M. Gergorin, il est présenté comme « agité » p.17, fabulateur p.18, « manipulateur » note 9, « obsessionnel », « obsédé du complot », « très intelligent et fort convaincant » note 13 – en bref carrément paranoïaque. L’Express du 13 décembre 2004, sous la plume du très informé journaliste d’investigation Jean-Marie Pontaut, le décrit ainsi : « Âgé de 58 ans, cet ancien élève de l’X et de l’ENA, à l’intelligence fulgurante et imaginative, a notamment été chef du Centre d’analyse et de prévision du Quai d’Orsay de 1979 à 1984, date à laquelle il intègre le groupe Matra. Devenu rapidement l’un des chouchous de Lagardère, une sorte de fils spirituel, Gergorin participe à l’essor du groupe. Avec, chevillée au corps, une ambition permanente: défendre coûte que coûte les intérêts de son entreprise. Ce qui le conduira à ferrailler violemment contre Alain Gomez, à l’origine, selon lui, de toutes les tentatives de déstabilisation du groupe Lagardère. »

Et c’est à ce genre de personnage que « le système » de notre République offre un boulevard pour manipuler et déstabiliser toute une industrie !

Les déboires qu’a connus Airbus ne sont pas uniquement industriels : l’intervention politicienne y est aussi largement pour quelque chose ! De telles turpitudes de fonctionnaires en mal d’ego viennent sans cesse interférer avec l’objet social, faute de contrepouvoir.

La France est-elle meilleure que ces dictatures arabes à qui elle donne des leçons ? Une élite minuscule, contente et sûre d’elle-même, ne fait-elle pas comme le clan Ben Ali ou Kadhafi avec les bijoux de l’industrie nationale ?

Le Corruption Index de l’organisation Transparency International place la France au 25ème rang mondial, derrière la Suède (4ème), le Canada (6ème), la Suisse (8ème), l’Allemagne (15ème), le Japon (17ème), le Royaume-Uni (20ème) et les Etats-Unis (22ème)

Le rapport 2010 Transparency International 

Voir aussi Denis Robert, Clearstream l’enquête, 2006, éditions les Arènes, €18.81

Denis Robert, L’affaire des affaires, t.1, 2009 Dargaud, en bande dessinée, €20.90, L’enquête, t.2, €20.90

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