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Le faux coupable d’Alfred Hitchcock

Pour une fois chez Hitchcock un film psychologique réaliste, issu d’une histoire vraie de Life magazine en 1953, romancée par Maxwell Anderson dans The True Story of Christopher Emmanuel Balestrero. Il s’agit d’une tragédie : être pris pour un autre. Innocent en soi mais coupable aux yeux de tous : comment s’en dépêtrer ?

Christopher Emmanuel, dit Manny, Balestero (Henry Fonda) est musicien de contrebasse dans un orchestre de jazz. Au Stork Club de New York (réel et huppé), il est bien considéré et gagne 85 $ par semaine qu’il remet religieusement à sa femme Rose (Vera Miles), mère de famille qui n’a pas pris d’emploi. Le couple a deux petits garçons, Robert, 8 ans (Kippy Campbell) et Gregory (Robert Essen), 5 ans. Ils aiment leur père qui leur apprend à jouer du piano et de l’harmonica.

Mais ce couple de la petite classe moyenne tire le diable par la queue. Dès qu’un peu d’argent est mis de côté, il file pour une dépense imprévue. C’est cette fois le dentiste pour Rose, quatre dents de sagesse à ôter pour 350 $, soit près d’un mois de salaire de Manny. Il faut emprunter, une fois de plus. Rose n’est pas très intelligente et plutôt mauvaise ménagère ; à cette époque, les femmes étaient considérées comme inaptes à beaucoup de choses et peu éduquées. Le mari gérait tout, après le père. Rose ne sait pas compter ni épargner. Manny ne sait pas contrôler ni réfréner. Il est croyant, en témoigne son chapelet toujours dans sa poche ; il aime son épouse et ses enfants. Il croit en une vie honnête et que Dieu pourvoira au reste. C’est une naïveté dans ce pays américain où chacun se doit d’être le pionnier de soi-même et faire son trou dans la vie. Raser les murs, ne pas faire de vagues, rester obéissant ne sont pas des attitudes positives ; Il suffit d’un grain de sable… Et justement il survient !

Manny décide d’aller se renseigner à sa compagnie d’assurance-vie où il a souscrit quatre polices pour le couple et les enfants. Il est toujours prudent, Manny, aimant, obéissant au système qui le pousse (dans les publicités de presse) à assurer sa famille, à acheter une voiture, à louer un séjour… Il a déjà emprunté sur sa propre assurance, il va demander combien il pourrait obtenir sur celle de sa femme. Manny est toujours correctement habillé selon les mœurs du temps, tee-shirt de corps, chemise, costume et cravate, pardessus et le sempiternel chapeau ; il est toujours impassible, neutre, offrant un visage lisse sans émotion pour ne pas donner prise. Sauf qu’ainsi, il a l’air d’un croque-mort et peut faire peur.

C’est ce qui arrive aux employées de l’agence d’assurances, toutes des femmes, toutes émotionnelles, toutes à se monter la tête en échangeant des impressions. Ce Monsieur austère, au regard fixe, au geste appuyé lorsqu’il met la main dans sa poche de poitrine, inquiète. Ne serait-il pas celui qui a effectué un hold-up l’an dernier ici même ? Sitôt pensé, sitôt cru : bon sang, mais c’est bien sûr ! Ce ne peut être que lui.

D’où la remontée hiérarchique à Mademoiselle la cheftaine de service, qui en réfère à Monsieur le directeur de l’agence, qui en avise la police. Laquelle va attendre Manny Balestero devant chez lui, après s’être assuré par téléphone à son domicile à quelle heure il doit rentrer. C’est le fils aîné Robert, qui répond sans demander à qui. Et Manny est cueilli comme une fleur, encore la clé à la main, sans avoir pu entrer ni prévenir qu’il doit répondre aux policiers. De quoi inquiéter sa femme qui s’inquiète de tout écart aux habitudes, lui qui rentre toujours ponctuellement.

Les inspecteurs sont aimables, pas vraiment roman noir ; ils expliquent pourquoi Manny doit les suivre, pourquoi il est soupçonné, pourquoi il doit se soumettre à des tapissages. Ils l’emmènent dans des boutiques où le braqueur a fait des siennes et il doit seulement entrer, sans rien dire, marcher aller et retour, puis ressortir. Avec son air de fossoyeur et son regard fixe trop clair, il donne la chair de poule aux commerçantes et alarme les commerçants – c’est forcément lui puisqu’il a la tête de l’emploi. Un dernier test, les inspecteurs font leur métier en bons professionnels : écrire en majuscules un texte que le voleur a soumis aux employées pour qu’elles s’exécutent sans bruit. L’écriture est très proche mais, plus grave, la même faute d’orthographe est commise par Manny !

Il est donc écroué. Effondrement de la famille. Rose désespérée ne sait évidemment que faire, elle qui n’a jamais rien fait. Elle appelle sa mère, qui appelle le beau-frère, lequel conseille un avocat. Maître Frank O’Connor (Anthony Quayle) voit le problème. La solution ? Un, réunir la caution de 7500 $ pour que Manny soit libéré en attente du procès puisqu’il n’est pas fiché et n’a jamais eu affaire à la justice ; deux, trouver des témoignages pour les jours des hold-up qui disculpent Manny. La caution est prêtée par une amie de la famille. Puis le couple se souvient, difficilement, avoir séjourné dans un hôtel l’un des jours en question et s’y rend. Les patrons ne se rappellent pas vraiment mais le registre fait foi. Les partenaires aux cartes pourraient apporter leurs témoignages mais, sur les trois, deux sont morts entre temps. Reste le troisième, un boxeur, mais il est introuvable.

Rose se sent coupable d’avoir eu besoin de ces 350 $ qui ont tout déclenchés. Si Manny n’était pas allé à l’agence d’assurance, il n’aurait pas été faussement reconnu. Pourquoi n’y est-elle pas allée elle-même ? De toutes façons, c’était sa police, elle devait signer. Mais la nunuche a l’habitude de se laisser faire, elle s’en veut. Elle s’accuse aussi de n’avoir pas su gérer habilement les revenus du ménage et de laisser filer l’argent. Manny l’aime mais elle se laisse aimer. Très vite, elle déprime, devient folle, croyant au complot – atteinte d’un délire de persécution, comme toutes les névrosées qui n’ont jamais travaillé. Elle est internée en maison spécialisée : encore des dépenses imprévues.

Lors du procès, l’avocat de la défense n’a rien à se mettre sous la dent, que des témoignages secondaires. Le procureur a en revanche tous les témoins qui jurent qu’ils et surtout elles ont bel et bien reconnu le braqueur. Il ne peut que jouer la procédure : en interrogeant l’une des témoins de façon très pointilleuse, il finit par agacer un juré qui se lève et demande à quoi tout cela sert. L’avocat peut alors invoquer le vice de forme car ce n’est pas aux jurés de contester la façon dont se déroulent les débats. Le procès est ajourné, ce qui permet de gagner du temps.

Et justement, le temps joue en la faveur de l’accusé. Manny a prié Jésus de le sortir de là et le Dieu catholique semble l’exaucer car le braqueur a recommencé. Affublé d’un pardessus et coiffé d’un chapeau, le même visage impassible et le regard fixe, le sosie tente de braquer une épicerie mais la tenancière ne se laisse pas faire et le mari ceinture le bonhomme (qui ne résiste pas vraiment, nous ne sommes pas dans les années violentes). La police recommence les tapissage – et tous les témoins (en particulier les témouines !) « reconnaissent » formellement ce second accusé. Comme quoi les « impressions » sont aussi loin que possible de la raison – donc de la vérité.

Manny est donc sauvé, relâché. Mais, avant de partir couler des jours heureux avec son épouse et ses garçons en Floride – ce paradis rêvé des Yankees (alors qu’il est infesté de crocodiles et d’ultra-conservateurs dangereux), il doit laisser passer le temps que Rose se remette de son séjour psychiatrique – pas moins de deux ans ! Il est bien méritant, le père Manny, de se dépêtrer dans ce monde immoral.

Car l’accusé fait fonction de catharsis dans la société, le rôle d’accusé permet de projeter sa propre noirceur sur un autre. En revanche, l’homme accusé ne peut rien s’il est innocent, il se trouve harcelé et vilipendé sans pouvoir riposter tant les témoignages humains sont fragiles (les réseaux sociaux ont amplifié le phénomène à un point inégalé) et la justice procédurière. La vérité judiciaire n’est en effet pas toujours la vérité vécue, mais celle probable, reconstituée à partir de faits avérés partiels. Henry Fonda n’est pas sympathique au spectateur, d’où son ambiguïté foncière : à la fois bon travailleur, bon père, bon époux et bon citoyen, mais un air trop sévère et contraint qui en fait un coupable a priori.

DVD Le faux coupable (The Wrong Man), Alfred Hitchcock, 1956, avec Henry Fonda, Vera Miles, Anthony Quayle, Harold J. Stone, Warner Bros Entertainment France 2005, 1h41, €24,20

DVD Alfred Hitchcock – La Collection 6 Films : Le Grand alibi, Le Crime était presque parfait, La Loi du silence, La Mort aux trousses, L’Inconnu du Nord-Express, Le Faux coupable, Warner Bros. Entertainment France 2012, 10h27, €29,99

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Pour l’Europe

Je suis profondément POUR l’Europe. Contrairement aux démagogues des extrêmes, réactionnaires xénophobes ou populistes jacobins, je crois que l’union des pays européens est bénéfique pour les peuples et pour leur place dans le monde. Ce n’est pas ce processus d’union qui est en cause, à mon avis, dans les doutes nés depuis quelques années sur l’Europe : c’est son absence de limites, son absence de projet et sa lourdeur bureaucratique.

L’Europe est loin d’être une idée neuve.

Elle a commencé sous l’empire romain qui a unifié le droit, le commerce et une grande part des mœurs dans un creuset de civilisation commun.

Contrairement à l’imagerie des xénophobes du XIXe que les profs perroquettent (qui ont abouti à cette merveilleuse guerre de 14 que nos élites zélotes s’empressent de glorifier faute de savoir enchanter le présent), les « barbares » qui ont fondé le royaume Franc n’étaient pas des incultes, mais des Germains romanisés. La transition s’est faite en douceur, avec les siècles. Et Charlemagne (le premier grand Charles), a créé la seconde Europe de l’histoire, dont le latin était la langue commune et le réseau de juristes la première administration.

Mais l’Église devenait trop puissante, portée au césarisme latin et à la théocratie byzantine. Ce fut le grand schisme de la Réforme qui a coupé l’Europe en deux, un cœur franco-hispano-italien et des marges germaniques et saxonnes. Napoléon a créé la troisième Europe en libérant les peuples des dynasties archaïques avec ses 134 départements français et ses pays satellites dirigés par des rois de sa famille.

union europeenne carte

La quatrième Europe est née des décombres des deux guerres mondiales, de la seconde surtout qui a montré qu’aucun peuple ne pouvait s’imposer aux autres à l’intérieur du continent. Lorsqu’on ne peut pas dominer, et que l’on est menacé par deux blocs, autant négocier. L’alliance atlantique a précédé la Communauté charbon acier puis la Communauté économique européenne, mais cette dernière a accouché d’une Union.

Si elle reste bancale, la faute en est à la France, qui a refusé la CED, Communauté européenne de défense. Ce pourquoi « nos » soldats interviennent seuls en Afrique, les autres pays ne voyant pas leur intérêt à rejouer le colonialisme, même sur demande, même pour la « bonne » cause.

Si l’Union est lourde à bouger, la faute en est à la France, qui a insisté pour intégrer très vite les ex pays de l’est après la chute du mur de Berlin, ne créant la monnaie unique qu’en contrepartie de son feu vert à la réunification allemande. Tout s’est fait dans la précipitation, avec l’idée un peu stupide qu’il suffit d’y aller pour bâtir en marchant. Sauf que l’Union à 28 est trop disparate pour créer quoi que ce soit d’autre qu’un grand marché. Et que la monnaie à 18 est trop écartelée entre économies différentes pour ne pas observer tensions et fissures quand le vélo croissance ne roule plus.

Les reproches que l’on peut faire à l’Europe, ce sont à « nos » politiciens qu’il faut les faire : à Chirac le grand Fout-rien qui n’a jamais cru à l’Union, à Jospin qui ne se préoccupait que de « socialisme » et pas des peuples, à Hollande qui doit se dépêtrer d’une situation fragile où il espère que la baisse de la dette ira plus vite que la révolte des socialistes nationaux et des jacobins socialistes. Il n’y a que Sarkozy, il faut le reconnaître, qui a su galvaniser les autres pays européens par trois fois lors de la crise bancaire de 2008, lors de la quasi-faillite grecque puis durant l’attaque sur l’euro. Le récent accord sur le mécanisme de sauvetage des banques en est la suite. Insuffisant mais important.

zone euro carte 18 pays au 1 janvier 2014

Reste que les peuples ayant vécu une génération entière à crédit comme les Grecs, les Portugais, les Italiens et les Espagnols – et les Français – croient que seul le triptyque dévaluation, protection, inflation les sauvera – alors qu’il leur faudrait productivité, innovation, compétitivité… Ce que proposent les politiciens français n’est pas à la hauteur : ignorance, démagogie, égoïsme sont les beaux sentiments soulevés par les tribuns pour appeler à « sortir de l’Europe ».

Ce ne sont pas que des mots ; remuer la fange finit par sentir mauvais. Les pays en déficit doivent emprunter. Qui voudra leur prêter s’il n’est pas sûr d’être remboursé ? Qui voudra accepter des taux d’intérêt aussi bas que ceux de l’Allemagne s’il craint pour la solvabilité de l’État à qui il prête dans le futur ? Ce pourquoi les agences de notation ont dégradé les notes de certains pays européens et de l’Union elle-même pour ses emprunts en commun. Seuls six États ont encore la meilleure note AAA : Allemagne, Danemark, Finlande, Luxembourg, Royaume-Uni, Suède. Ce sont tous des pays qui ont eu le courage des réformes – et pas seulement d’augmenter les impôts.

Les négociations sur le budget pluriannuel de l’UE ont nécessité deux sommets de chefs d’État, fin 2012 puis début 2013 et des heures de négociations : le soutien à l’Union de la part de certains États membres faiblit. Depuis 2007 et le début de la crise financière, la contribution des États notés AAA au budget de l’UE a été divisée par deux à 31,6%.

  • Le Royaume-Uni rêve de rester une île, liée aux États-Unis et au grand large, avec pour terrain de jeu l’Europe du seul marché – Turquie incluse.
  • L’Allemagne fait comme la Chine : tache d’huile, sa puissance douce lui suffisant pour imposer ses vues aux pays limitrophes, sans volonté de puissance.
  • La France voudrait une Europe pays, une sorte de France aux 400 départements, centralisée à Strasbourg et codirigée par un aréopage hiérarchique de type impérial.
  • Les « petits » pays rêvent plutôt d’une grande Suisse…

Rien de tout cela ne se fera. Si la conjonction des bêtises populistes xénophobes ne la détruit pas de l’intérieur, appelant d’autres barbaries comme jadis la chute de Rome ou celle de Napoléon, l’Union se poursuivra lentement, pas après pas, n’avançant que par crise ou parce qu’un ennemi extérieur la pousse aux fesses. Les mentalités sont lentes à changer : la glorification du patriotisme de 14-18 et le rappel rituel de la Shoah sont là pour montrer que l’Union est certes un peu dans l’économie, mais vraiment pas encore dans les têtes.

Surtout pas celle de nos dirigeants. Ils ne savent ni définir des frontières de civilisation (oui à l’Ukraine mais non à la Russie et à la Turquie), ni construire un projet fédéral cohérent (les socialistes français n’ont RIEN répondu aux avances allemandes il y a 2 ans), ni compenser la bureaucratie proliférante par des contrepouvoirs politiques (comme les élections d’un Parlement unique le même jour dans tous les pays de l’Union, un sénat des pays et une assemblée des partis, la disparition du Conseil au profit de la Commission).

Mais je crois pourtant à l’Europe, cette belle idée de civilisation commune, cette entité économique et politique à construire dans un monde désormais globalisé.

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Spéculation

Pour la bonne conscience française, catholique et de gauche, « spéculer » c’est mal. C’est envier ce qu’on n’a pas et « gagner de l’argent en dormant » comme disait le seul président socialiste de la Ve République. Mais spéculer en politique serait « bien », tandis qu’en économie ce serait « mal » ? Où l’on observe que la morale est à géométrie variable et qu’est « bien » ce qui arrange les idéologues.

Spéculer est justifié

Pourtant, l’Évangile de Matthieu évoque la parabole des talents (Mt 25.32), tout comme Luc celle des mines (12.19). Talents et mines sont des monnaies antiques qui valent cher. Aux serviteurs qui ont fait fructifier leurs talents confiés par le maître, ce dernier dit le bien qu’il pense d’eux. Au serviteur qui a enfoui dans la terre le talent à lui confié, pour le rendre intact à la fin de la période, il dit :  » Serviteur mauvais et paresseux ! (…) tu aurais du placer mon argent chez les banquiers, et à mon retour j’aurai recouvré mon bien avec un intérêt. Enlevez-lui donc son talent et donnez-le à celui qui a les dix talents » (Mt).

Le terme spéculer vient de miroir en latin, lui-même dérivé du verbe observer. Les savants du temps ont commencé à observer les entrailles des bêtes sacrifiées et les astres, pour en tirer des pronostics sur l’avenir. Déjà les clercs avaient fait ériger des alignements, à Carnac, Stonehenge et ailleurs, pour spéculer sur les saisons en fonction des étoiles. La spéculation est donc une réflexion, base de la démarche philosophique, politique et même scientifique. Il s’agit de pré-voir. De discerner dans le présent ce qui peut préfigurer l’avenir. Gouverner, c’est prévoir. Gérer son entreprise aussi, ou l’avenir de ses enfants : pourquoi les forcer à aller à l’école sinon pour spéculer sur leurs chances dans la vie ?

Les opérations financières et commerciales ne sont pas différentes : spéculer, c’est prendre un risque pour investir aujourd’hui et gagner (ou perdre) demain. Le sens actuel du mot est né des billets à ordres du XVIIIe siècle. Il n’y a que les administrations qui ne spéculent jamais : elles se contentent de gérer ce qui existe déjà, ne pouvant se développer que grâce à « plus de moyens ». Qui veut bâtir, inventer, innover, créer, doit sortir des administrations (dont ce n’est pas le rôle) et de l’esprit administratif (qui n’a jamais rien créé) : il doit spéculer.

L’ignorance économique

Chacun son métier, et la fonction crée son idéologie : loin de moi l’idée que l’administration ne sert à rien, ni que les fonctionnaires soient indignes. Laissons-les cependant à leur place d’État, et ne faisons pas de leur conception du monde une conception universelle. Encore moins du fonctionnement administratif la règle de l’économie ! Il suffit d’observer aujourd’hui comment les Chinois, pourtant confits en communisme et formatés deux générations durant par la propagande égalitaire, ont su rejeter les bureaux pour générer un capitalisme sauvage que même les Texans n’osent rêver. Que les fonctionnaires fonctionnent, la société a besoin de règles et de personnel intègre pour les appliquer à tous. Qu’ils ne spéculent pas en bourse ni en affaires, ni ne disent la morale, ils n’y connaissent rien.

On peut d’ailleurs se poser la question de la compétence professionnelle des trésoriers des hôpitaux, communes et autres collectivités territoriales qui ont souscrit des emprunts toxiques : ces spécialistes ont-ils vraiment souscrit sans rien comprendre ? Auquel cas, était-ce bien raisonnable et responsable de spéculer quand on gère l’intérêt public ? Le dernier mammouth sorti de l’ENA et Inspecteur des finances qui s’y s’est aventuré, Jean-Yves Haberer, a conduit le Crédit Lyonnais à la faillite… et c’est le contribuable qui a payé. L’auteur a été condamné à très peu de chose, malgré son incompétence.

La spéculation est un métier, que ce soit celui des astrologues antiques ou des savants d’aujourd’hui. Spéculer n’est ni bien ni mal, regarder l’avenir est toujours aussi utile. En revanche, et j’en suis bien d’accord, spéculer peut être bon ou mauvais. Bon pour soi ou pour les autres ; mauvais de même. Lorsque le trader Kerviel spécule hors limites, il met en danger non seulement son petit ego et sa carrière, mais toute la banque et ses milliers de salariés, sans compter des clients épargnants, voire les contribuables qui auraient à renflouer. Lorsque Lehman Brothers spécule sur les crédits immobiliers irremboursables (subprimes), en refilant le mistigri du risque à tout le monde via la titrisation, son action est mauvaise non seulement pour ses clients et pour lui-même mais aussi pour le système financier des États-Unis et du monde entier. La banque a été mise en faillite.

Aux politiciens de faire leur métier

Les peuples, via les procédures démocratiques, sont parfaitement en droit d’exiger des limites légales – et des contrôles particuliers – sur ces actions de spéculation qui mettent en danger la société, même sans le vouloir.

Je suis ainsi, à titre personnel, ferme partisan de l’interdiction pure et simple des ventes à découvert. Car le monde a changé ; les règles doivent suivre. La mondialisation et l’Internet, les capitaux à gogo en raison des politiques laxistes des banques centrales, surtout la Fed, ont créé un terrain de jeu exponentiel avec des billes sans compter. Cette accélération sans conscience a conduit au château de cartes qui a explosé en 2007. Tout a été trop vite et, hormis les spécialistes, personne n’a compris.

Encore faut-il que les représentants d’État fassent leur métier : dire les règles et contrôler leur application. A voir fonctionner la SEC américaine ou l’AMF française, à voir réagir les politiciens européens sur la crise grecque et les politiciens américains au Congrès sur l’endettement public, on reste dubitatif… Au lieu de faire la morale aux financiers, les politiciens ne pourraient-ils commencer à se la faire à eux-mêmes ? Ne pourraient-il pas, pour une fois, ne plus se défausser en « responsables mais pas coupables », et remplir enfin la fonction qui est la leur ? Si « les marchés » spéculent sur la faillite d’un État, n’est-ce pas parce que des politiciens laxistes ont joué de la démagogie dépensière et clientéliste « sans compter » ? Il n’y a guère que les Islandais qui demandent des comptes à leurs politiciens. Leur exemple devrait faire école. Mais ce n’est pas en France, où parler compte plus que faire, que des citoyens lambdas campent devant la bourse… c’est aux États-Unis, pays de la libre entreprise. Alors, si les spéculateurs dérivent, les citoyens ne les laissent-ils pas faire ?

Lorsque vous empruntez pour acheter une maison, vous devenez propriétaire de quelque chose qui ne vous appartient pas, jusqu’à ce que vous ayez remboursé entièrement le crédit. L’intérêt du prêt est le prix du temps et du risque associé. Il est justifié économiquement. Même chose lorsqu’un État emprunte pour construire un TGV ou financer la recherche. Mais lorsque vous vendez à découvert (sans avoir les titres) pour profiter des écarts à la baisse, vous n’êtes ni propriétaire des actions (que vous n’avez pas), ni du gain que vous faites quand vous rachetez plus bas ces mêmes actions (que vous n’avez jamais eues). Vous êtes un pur « spéculateur » qui joue sur un risque abstrait. Même chose lorsqu’un État emprunte pour payer les salaires de ses fonctionnaires et les pensions de ses retraités : il rejette la charge de la dette sur les générations futures ; il se sent prêt à spolier, en cas de défaut de sa part, les prêteurs qui lui ont fait confiance. Tout comme il est interdit de prendre ce qui ne vous appartient pas, il devrait être interdit purement et simplement de jouer sur ce qu’on ne possède à aucun moment, ni à l’achat, ni à la vente. Billy the Kid a été pris par le shérif parce qu’il braquait les banques : qu’attendent les shérifs contemporains pour faire de même en finance ?

Les traders se moquent du monde, il peut bien crouler, ce qui leur importe est de profiter des écarts de cours. Ils sont maxima quand les gens ont peur : tout monte et baisse très vite (volatilité), c’est là le jeu du trading à haute fréquence (25 000 opérations automatiques par seconde, pour profiter des écarts minimes de cours)… C’est le contraire même de la spéculation financière à la Warren Buffet (milliardaire américain parti comme simple analyste il y a 50 ans) où il s’agit d’observer puis de s’asseoir sur son investissement. Car c’est bien « en dormant » que l’on gagne à long terme, bien loin de ce mépris politicien ignorant de toute économie : c’est en restant confiant dans les capacités d’une entreprise sur la durée que l’on gagne avec elle, en l’accompagnant par ses capitaux prêtés, qu’elle fait fructifier dans des investissements réels. De même qu’on ne spécule pas à court terme sur la dette d’État, mais qu’on soutient les investissements pour le futur jusqu’à l’échéance des emprunts.

Ce n’est surtout pas en faisant des « coups » financiers de courte durée, comme Jean-Marie Messier – autre énarque Inspecteur des finances – qui a changé Vivendi, réputée pour sa gestion de l’eau, en une société de casino sur les nouvelles technologies sans actifs, sans bénéfices et sans clients ! Ce capitalisme « hors la loi », selon le mot de Marc Roche, correspondant économique du ‘Monde’ à Londres, a été précipité par la gauche et par les fonctionnaires « convertis » dans la finance – c’est dire le paradoxe de la situation actuelle.

Non, spéculer n’est pas « mal », ce sont les ouvriers ignares qui usent de cet outil qu’ils ne connaissent pas qui sont mauvais. Et les politiciens démagogues, ignorant des réalités économiques, qui en font un argument « moral ». Qu’ils relisent déjà les Évangiles, cela manque à leur culture économique !

Pour prolonger :

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