Ecrire et publier sur le net, pour quoi faire ?

« Pourquoi écrivons-nous sur le net ? » s’interroge un blog suivi. La réponse qu’il apporte étant loin de me satisfaire, elle a le mérite de lancer le débat.

Ecrivons-nous pour combler l’écart que nous constatons entre le rêve et le réel, comme ce blogueur le laisse entendre ? Je ne le crois pas : ce ne sont pas des utopies ni des projets que nous écrivons, mais des analyses, des critiques, des indignations, des propositions. Nous ne sommes pas grands penseurs, ni « philosophes » estampillés ; nous ne faisons qu’exister au ras de la vie et des événements, cherchant à comprendre et à en tirer leçon. Nous pratiquons la petite philosophie de la vie bonne, pas la grande philosophie des systèmes.

Ce pourquoi ce que le blogueur ajoute, redonner sens à notre existence éclatée entre famille, travail et politique me paraît plus juste. Ecrire fait sens. Et pourquoi écrire plutôt que parler ou chanter ? Parce que l’écriture est un effort qui exige de soupeser le sens des mots et de les placer dans un ordre logique dans le but d’éclairer, voire de convaincre. La parole s’envole, l’écrit reste ; la chanson n’est que cri du cœur sans lendemain, dont on ne retient le plus souvent qu’une mélodie. Filmer, peindre ou dessiner sont des actes plus proches de l’écriture, mais avec le medium des images. Or les images font écran à la pensée car elles sont directes, plus immédiates que les mots, inhibant le recul nécessaire à toute réflexion.

gosse-et-livres

Car ce qui importe, au fond, est bien de « réfléchir ».

Réfléchir n’est pas refléter ni agir par réflexe. Non pas se poser en statue de soi comme dans les selfies, messages narcissiques qui proposent une image en situation pour les autres, quêtant avidement leurs sentiments. Non pas réfléchir en miroir, comme Trump ou Le Pen, reflétant l’opinion populaire et en se posant comme menhir : « ça, c’est moi, et je ne changerai pas ; à prendre ou à laisser ».

Non, la réflexion n’est pas ce degré zéro du sens matériel, mais l’action de soi à soi de se poser pour analyser ce qu’on est, d’où l’on vient, ce à quoi on croit. Seule l’écriture permet cette ascèse – que les gourous à la mode appellent parfois « méditation ». Descartes le classique en a écrit de célèbres en métaphysique ; Lamartine le romantique de non moins célèbres en poétique.

Pourquoi réfléchir ? Nous le constatons bien, très peu réfléchissent, se contentant « d’être d’accord » (le grand mot des commentaires de blog !) dans le fusionnel du nid des gens qui pensent comme tout le monde, ou « d’être choqués » (l’autre grand mot des commentaires) en réaction à une affirmation ou à un jeu de mots. Réfléchir ne ressort pas de ce genre de passivité flemmarde ; réfléchir implique un acte volontaire d’examen de soi. Acte de solitaire face à Dieu (Descartes) ou face à la solitude dans la nature (Lamartine), l’être qui réfléchit désire mesurer sa place dans l’univers et dans le temps. Répondre aux questions fondamentales du Qui suis-je ? D’où je viens ? Ou vais-Je ? Que sais-Je ?

Cela paraît de bien grands mots, qui passeront par-dessus la tête de la plupart. Mais point du tout ! Chacun est concerné parce qu’il réfléchit un minimum tout au long de sa journée, même s’il n’écrit pas. Il compare ses pensées avec ce qui survient, change ses plans, adapte sa conduite, examine et compare, juge. Ecrire permet seulement de rendre objectives ces réflexions fugaces, de les formuler en les déposant sur le papier ou sur l’écran pour y revenir, les polir, les corriger, les approfondir ou les éliminer.

Ecrire, sur carnet ou sur blog, est donc avant tout un acte de réflexion. Psychanalyse personnelle ou mise au point, écrire permet la distance que ne permet pas la parole ou le slogan (formats exigés par construction sur Facebook ou Twitter). N’avez-vous jamais expérimenté combien le crayon ou le clavier vont moins vite que la pensée, l’obligent à attendre la main, donc à revenir sur le pensé-trop-vite, à trouver des arguments, à étayer la logique, à soigner l’expression, à corriger les mots en affinant le sens ? Ecrire est une discipline qui formate la pensée dans un cadre qui permet son expression la plus fine.

Au détriment de la spontanéité ? Peut-être – mais RIEN ne vous empêche d’exprimer votre spontanéité AVANT de la faire suivre de votre réflexion. « S’exprimer » en cri du cœur soulage, mais ne change rien. Pour changer, il faut penser. Dire que vous êtes « indigné » de la mort d’un enfant immigrant sur une plage turque ne vous dispense pas de réfléchir au pourquoi et au comment, au possible et au nécessaire, à la politique et à la religion, au droit et au fait. Gueuler est toujours aisé, gouverner l’est moins, réfléchir toujours mieux.

Publier sur blog montre combien la réflexion désormais se raréfie, puisque que l’on en ressent le besoin.

Les livres sont vite écrits, mal pensés, vite oubliés.

Les journaux courent après l’événement sans prendre le temps de se poser.

Les médias radiodiffusés sont écartelés entre l’immédiat émotif et la cuistrerie bobo, BFM-TV et France culture pour faire bref, où le pire l’emporte trop souvent sur le meilleur. Seul le choc compte pour la télé, seule la pose (en général de gauche, « mainstream ») et les révérences (envers les intellos et les « zartistes ») comptent pour la radio (après 68 cul, après 86 culte, après Trump/Poutine/Erdogan/Le Pen culturiste ?).

Quant aux réseaux sociaux, les images ou slogans chocs ou mièvres « partagés » montrent combien chacun cherche plus le miroir que le stimulant, plus l’entre-soi que la remise en cause. Ce fut criant lors de la campagne présidentielle américaine.

Ecrire pour exister, pour poser sa pensée avant qu’elle n’aille plus loin et pour éviter qu’elle se fourvoie n’importe où ; écrire pour rassembler en soi nos existences éclatées, pour proposer à d’autres de faire de même et de participer à l’écriture collective de notre histoire… Il y a de tout cela dans le fait d’écrire sur le net.


En savoir plus sur argoul

Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.

Catégories : Société | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Navigation des articles

6 réflexions sur “Ecrire et publier sur le net, pour quoi faire ?

  1. Baudrillard, paysan monté à Normale sup et passé par la sociologie à Nanterre vers 68, adore jargonner. Il se perd parfois (et les lecteurs avec) dans le tournis des mots, tordant leur sens commun pour faire genre.
    Ce qu’il dit au fond est que la société capitaliste, humaniste, libérale, ne s’attache qu’au matériel, sans aucune transcendance (ce qu’il appelle le symbolique). Tout ce qui conteste une telle société est considéré comme déviant, menaçant, terroriste. D’où la reproduction des clones, et la tristesse de ceux-ci après l’orgie (de consommation, de sexe, de divertissement).
    Une fois ce message transmis, il semble s’arrêter là. Il n’est pas Heidegger, bien qu’il en suive la voie profonde. Mais il ne propose rien de positif qu’une sorte de rébellion permanente de « la singularité » contre le système.
    Si vous voulez approfondir, Chantal de Gournay est accessible : http://www.persee.fr/docAsPDF/reso_0751-7971_1990_num_8_41_1761.pdf

    J’aime

  2. Moi c la critique de Jean Baudrillard qui titre le clone triste que j’ai pas compris.

    J’aime

  3. Le blog n’est pas forcément de publication « immédiate ». Contrairement à Tweeter (c’est criant) ou à Facebook (un peu plus en recul), le blog est un outil de journalisme amateur, de réflexion, donc de recul. c’est du moins ainsi que je conçois cette machinerie d’écriture, de mise en page, d’illustration – et de publication qui peut être programmée. J’écris pour ma part rarement pour publier de suite ; seule l’actualité parfois oblige – et ne donne pas les meilleurs billets.
    Quant à l’image, si elle est traduite en mots, elle n’est plus image, mais support de réflexion. Son immédiateté disparaît, même si elle continue son « impression ». Mais l’image, qu’elle soit fixe ou animée, photo ou dessinée, « fige » la pensée par ses formes et ses couleurs. Elle peut susciter des mots et d’autres images mais, contrairement aux mots, elle canalise et met en forme. Le verbe, à l’inverse, laisse libre l’imagination (la mise en image par la pensée) car, même si le mot peut être très précis, il n’est que concept, pas objet.

    J’aime

  4. Écrire permet aussi de reprendre prise sur le temps. L’écriture rompt avec l’agitation creuse du monde, L’écriture est rupture créative, interruption nécessaire, pour sonder notre for intérieur. Écrire relève totalement de l’intime, et pour cela, sans doute, devons-nous user tant de mots pour approcher l’indicible. A un moment, la plume se lève et nous poursuivons en nous, sans extériorisation, immobile, la quête d’une réflexion profonde, qui n’appartient qu’à nous, réfractaire à toute verbalisation écrite ou orale. L’exercice est vain de vouloir suivre ses pensées et d’en transcrire la teneur. Mais l’écriture permet de se focaliser sur une idée et d’en exprimer le suc. Quand j’écris, je ne vois pas le temps passer et j’ai passé un bon moment.
    Deux points encore.
    1/ Le blog ne procure-t-il pas la jouissance d’une publication immédiate des propos conçus en chambre et instantanément soumis au regard de l’autre.
    2/ Les images inhibent le recul. Certes, mais elles n’excluent pas une réflexion verbalisée ou écrite une fois dissipé les sensations ressenties à la vision d’une peinture ou d’un film. L’émoi éteint, les mots viennent.
    Comme joliment écrit par Jacqueline Kelen :
    « Chacun a en soi une mélodie particulière qu’il peut étouffer ou développer. »

    J’aime

  5. Lire, oui. Mais je n’ai pas très bien compris votre remarque sur le clone triste.

    J’aime

  6. Beau débat en effet. Lire donc. … puisque j’ai un tout petit clavier. La transparence du mal de SM Jean. G linké sur mon espace au pif et suis tombé sur : le clone triste. Mieux vaut lire le bouquin et se rappeller qu’ il a bientôt 70 ans. Et quelle vue… en le refermant.

    J’aime