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Tom Wolfe, Acid test

Un document ! Celui de la génération qui a eu 20 ans dans les années soixante en Californie – le laboratoire du siècle. Les États-Unis étaient à leur apogée, vainqueurs incontestés de la Seconde guerre mondiale, ayant contenu le communisme en Corée et tentant de le faire au Vietnam, première puissance militaire et industrielle de la planète. Après les Atomic boys des années cinquante, place aux hippies et aux freaks. Un mélange de mystique et de technologie unique à l’univers américain. La drogue de synthèse LSD, la musique électro et le cinéma se mêlent dans un trip d’enfer pour briser les gaines des conventions sociales et découvrir l’au-delà de la perception.

L’expérience est l’aboutissement des années d’après-guerre américaines, ce sentiment que tout est possible, que tout reste à explorer. « Il n’avaient que 15, 16 ou 17 ans, et portaient des chemises Oxford roses, style haute couture, des pantalons tirés, des ceintures étroites et souples, des chaussures de sport – avec tout ce Straight et ce V8 en poudre dans le coffre et cette splendeur de néons au-dessus. Cela rejoignait les supers-exploits technologiques des jets, de la TV, des sous-marins atomiques, des supersoniques – les banlieues américaines de l’après guerre – un monde merveilleux  ! Et merde pour les intellectuels délicats de la civilisation américaine qui dégénère… Ils ne pouvaient comprendre, à moins de lui avoir donné le jour – cette impression – ce que c’était que d’être des Super-Kids » p.43.

Tom Wolfe, décédé à 88 ans en 2018, était un essayiste inventeur du Nouveau journalisme. Il s’agissait d’écrire ses enquêtes comme un roman, tout en conservant la vérité des faits. « L’investigation est un art, laissez-nous juste être des sortes d’artistes », disait-il. Ce pourquoi Acid test est sous-titré « chronique ». « Je me suis efforcé non seulement de raconter l’histoire des Pranksters mais aussi d’en recréer l’atmosphère mentale, la réalité subjective. Je ne crois pas que l’on aurait pu, sinon, comprendre quoi que ce soit à pareille aventure. Tous les événements que je rapporte, tous les dialogues ici consignés, j’en ai été témoin » p.407.

La chronique raconte l’odyssée en 1964 des Merry Pranskters à bord d’un vieux bus scolaire peinturluré psychédélique, comme les hallucinations colorées du LSD. Le personnage principal, sans être « le chef », est l’écrivain Ken Kesey (auteur en 1962 de Vol au-dessus d’un nid de coucouqui donnera le film avec Jack Nicholson) avec sa femme Faye et leurs quatre petits blonds, ainsi que le célèbre Neal Cassady (héros de Sur la route de Jack Kerouac, bible de la Beat generation publiée en 1957). D’autres suivent, agglomérés à la suite des expériences ddu psychologue Vic Lovell sur les drogues modifiant l’état de conscience. Kesey a été volontaire et a la sensation, avec le LSD, de voir s’étendre son état de conscience. « De fait, comme tout le reste ici, cela ressortit à la même… expérience, celle du LSD. Cet autre monde auquel le LSD ouvrait votre esprit n’existait que dans l’instant – maintenant – et toute tentative de planification, de composition, d’orchestration, d’écriture, ne pouvait que vous le dérober, vous rejeter dans un monde de conditionnement et de routines où l’esprit n’était plus qu’une soupape de sûreté… » p.62.

C’est dès lors un voyage vers « l’Hailleur » (Further) en bus à travers le sud-ouest américain qui commence, dans un déluge de guitares électriques, de sons remixés et de peinture Day-Glo (fluorescente). Il s’agit de coller à l’instant pour le vivre intensément, défoncé donc sans plus aucune contrainte. Un film de quarante heures est tourné sur le vif pour montrer « juste la vie ». Les fondateurs de religion sont tous comme Kesey : tout commence par une Expérience, puis sa communication avec un rituel de chants, danses, liturgie à l’acide pour communier ensemble, donc un sentiment de communauté conduite à l’extase, les êtres synchronisés. Pour convaincre les autres, rien de mieux que le Test de l’acide (Acid test). « Les tests étaient à l’origine du style psychédélique et de pratiquement tout ce qui en était sorti. (…) Les Spectacles complets – il procédaient directement de leur combinaison de lumières, de projections cinématographiques, des stroboscopes, des bandes magnétiques, du rock’n’roll et de la lumière noire mêlée. Le Rock acide – aussi bien Sargent Peppers des Beatles que les vibratos électroniques aigus des Jefferson Airplane, des Mothers of Invention, et de tant d’autres groupes – c’étaient les Grateful Dead (traduit par les Morts reconnaissants) qui avaient tout inventé, au cours de ces Tests » p.246.

Ce voyage aboutira aux Trips festivals de San Francisco et Los Angeles en 1966 après avoir attiré les Beatles et les Hells Angels, et contribué à créer le groupe des Grateful Dead. Ken Kesey voudra « dépasser la drogue » pour aboutir à l’état de conscience augmentée sans LSD. Ce sera le mouvement psychédélique des « acid tests » où les sons et les effets de lumière, les projections d’images sur les murs et au plafond permettront la transe puis l’extase – sans extasy. Quoique… chacun arrive déjà défoncé et le FBI veille.

Une expérience, une impasse mais féconde.

Tom Wolfe, Acid test (The Electric Kool-Aid Acid Test), 1968, Points Seuil 1996, 412 pages, €8,90 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

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L’Arrangement d’Elia Kazan

Trop long, trop « lourd », surjoué, ce pensum de la fin des années 60 est devenu un film culte sur le fait d’avoir raté sa vie. Quoi de plus triste en effet que d’être le spectateur de son existence ? Eddie Anderson (Kirk Douglas), la quarantaine et publicitaire à succès pour des cigarettes qui donnent le cancer, vit dans une grande villa avec gens de maison et sa femme Florence (Deborah Kerr) dans la banlieue de Los Angeles. Il a des maîtresses, mais il n’est pas heureux. Tout lui semble formaté, casé, faux – comme les sièges sagement alignés devant sa piscine vide. C’est tout le spleen des années 60 qui aboutira au mouvement hippie et au refus de la « société de consommation ». Avoir toujours plus ne rend pas plus heureux – au contraire – l’avoir est au détriment de l’être.

Rien de plus parlant que la première scène où l’on voit le couple dormir dans des lits jumeaux identiques, se lever au même moment sur le son de la même radio, prendre chacun sa douche dans son cabinet de toilette séparé, et se mettre à table pour le petit-déjeuner en mangeant la même assiettée d’œufs tout en écoutant la même radio qui passe sempiternellement la même publicité pour les cigarettes Z – dont Eddie a fait la pub. Tout est mensonge, depuis l’amour de convention dans le couple, l’amour en apparence filial pour la fille qui s’en fout, l’amour du métier qui conduit aux mensonges publicitaires, l’amour du patron pour son collaborateur à idées qui ne voit que son intérêt en dollars.

Tout est lourd de sens, caricatural, jusqu’à la maîtresse Gwen (Faye Dunaway), sorte de joker dans l’existence bien réglée, qui se montre comme l’envers absolu de l’épouse fidèle et soumise. Elle est mystérieuse, sourit sans raison ; elle est directe et sans faux-semblant, se moque du mâle dans son rôle professionnel ; elle joue la pute à la perfection, l’excite en lui énumérant tous les mecs qui l’ont baisée dans la même soirée, avoue un bébé dont elle dit ne pas savoir qui est le père bien qu’il puisse être d’Eddie lui-même. Elle en fait trop, hystérique dans ses colères, putassière dans ses enlacements nus sur le lit ou sur le sable ; elle le quitte brusquement en déclarant vouloir vivre seule, déçue des hommes, mais lui revient sans cesse comme un moustique attiré par la chaleur mâle pour piquer la peau et pomper le sang vital.

Kirk Douglas passe d’une outrance à l’autre, Eddie provoque son accident de voiture sous un camion – symbole de la Consommation sur la route américaine – tout en se baissant quand même pour éviter d’être tué. Il manifeste par là non son désir de mort mais son désir de rupture, de recommencer à zéro. Soigné, il est muet devant sa femme, puis déclare à son patron qu’il ne reviendra pas au travail. Il passe d’un air torturé à des fous-rires nerveux de grand malade. Le psy de l’épouse, l’avocat du couple, le frère d’Eddie, se liguent pour le ramener à la « normale » mais lui renâcle. Il se met du côté de son père, vieillard dont la fin est proche, qu’il n’a pourtant jamais aimé. Il s’est construit contre lui, contre son désir de le faire entrer dès 14 ans dans « le commerce » comme le Grec qu’il était, alors que sa mère, en apparence soumise, l’a forcé à aller au collège et à suivre des études comme un bon petit Américain intégré. Eddie s’est construit contre son père mais comprend sa révolte contre les institutions et les règlements qui voudraient l’envoyer en maison de retraite. C’est d’ailleurs ce que complote sa femme avec son avocat et son psy, de l’envoyer lui dans une maison « de repos » pour qu’il « se retrouve », alors qu’il délire hors des normes. Elle lui fait signer tous les papiers pour cela : il renonce à ses biens, à son libre-arbitre.

Le film d’Elia Kazan est issu d’un livre qu’il a écrit et lui-même publié en 1967. Bien qu’il s’en défende, c’est une sorte d’autobiographie sociale, montrant le décalage des années 60 qu’il vit avec les années 50 de son enfance. Le modèle familial sain avec réussite professionnelle et reconnaissance des pairs, sinon des pères, a vécu, effondré sous les objets achetables. Mais le bonheur n’est-il pas factice si l’on n’est pas soi-même ? Jouer un rôle social suffit-il pour être heureux ? Intégré, oui, épanoui, non. Eddie et Florence n’ont pas eu d’enfant et ont dû adopter une fille. Est-ce cela l’accomplissement de son destin d’humain ?

Lorsque Eddie rencontre le bébé Andy, il mesure le décalage entre son couple factice d’adoptant avec Florence et le couple biologique qu’il forme avec Gwen. Ce choc provoque des étincelles dans le Golem qu’il est devenu. Il redevient vivant en quittant son costume social pour réendosser la peau de compagnon et peut-être de père. Est-ce son fils ? Gwen dit que non, elle a « fait les calculs ». Mais que valent les calculs contre l’humain ? Eddie se réfugie hors du monde social, chez les fous qui sont l’inverse des normaux. Il ne veut plus accumuler pour avoir, il veut seulement être. C’est là qu’il peut dire à Gwen qu’il « l’aime ». Et ce sentiment apparaît plus vrai que les fois précédentes où il l’a dit, mais où il n’était pas lui-même, seulement un rôle social – même lorsqu’il courait tout nu sur la plage avec elle, sans le costume social et le démon de sa quarantaine. Gwen la sauvageonne, semble le comprendre et cette fois l’accepter.

DVD L’Arrangement (The Arrangement), Elia Kazan, 1969, avec Kirk Douglas, Faye Dunaway, Deborah Kerr, Richard Boone, Hume Cronyn, Warner Bros Entertainment France 2006, vo st ou doublage français, 2h05, €35,00 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

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H-H Kirst, Il n’y a plus de patrie

Kirst est un journaliste allemand né en 1914 et décédé en 1989 à 74 ans, avant la chute du Mur. Fils d’un agent de police et élevé en Prusse-Orientale, il s’engage dans la Reichswehr où il deviendra adjudant-chef. La Seconde guerre mondiale le promeut lieutenant et « officier instructeur national-socialiste. » Il est dénoncé aux Américains par Franz Josef Strauss, motocycliste nazi, chef du parti conservateur de Bavière et futur ministre de la Défense de la RFA. Interné, il passe neuf mois de camp avant d’être relâché sans charges. Il deviendra célèbre avec sa trilogie 08/15 qui raconte la vie de caserne, la guerre et le retour à la vie civile de l’adjudant Ash (ou H comme Hans ou Hellmut, autrement dit lui-même).

Kirst se dit « individualiste par conviction, réaliste par expérience, socialiste sans romantisme » – donc sans plus le « national » du nazisme. Il s’opposera vigoureusement dès 1950 au réarmement de l’Allemagne voulu par les Américains car, pense-t-il, le nazisme n’est pas éradiqué dans le pays, ni par le nombre des anciens toujours en poste, ni dans les façons de penser.

Ce roman, à la fois policier et politique, nous plonge dans l’Allemagne de l’Ouest vingt ans après la guerre. Il est à la fois obsolète et inactuel. Obsolète parce que l’Allemagne n’a plus grand-chose à voir quarante ans après, avec ce qu’elle était à peine relevée de ses ruines ; inactuel parce que les manipulations politiques restent le quotidien de tous les États, y compris de Schröder l’ancien Chancelier pro-russe et de Merkel qui lui a succédé, qui a elle-même laissé son pays devenir dépendant à l’énergie de Poutine.

Industriels et politiciens s’entendent comme larrons en foire dès qu’il s’agit d’utiliser les crédits publics pour assurer leur pouvoir et leurs bénéfices. Le héros, Karl Wander (le wanderer est le nomade sans attaches) a trouvé un emploi à Bonn, alors capitale de la RFA, auprès d’un conseiller politique qui sert un probable futur ministre. Il lui est demander d’enquêter et de servir d’intermédiaire pour servir les ambitions politiques – naturellement camouflées sous le vernis du renouveau démocratique allemand et de l’efficacité de la Bundeswehr.

Wander est un idéaliste, il sera broyé. Les politiciens réalistes et cyniques sauront le manipuler à loisir, usant pour cela de tous les « dossiers » constitués contre lui depuis des années. Heureusement, il était trop jeune sous le nazisme, mais il a connu charnellement Sabine W-W, maîtresse en titre d’un important industriel de l’armement, et accessoirement maîtresse occasionnelle de Krug, le patron de Wander.

Une jeune fille, Eva, est retrouvée tabassée à la porte de l’appartement alloué à Wander ; il la sauve, la met sur son lit, appelle un docteur des Urgences – mais le médecin traitant des stars de la politique et de l’industrie survient pour l’emmener, déclarant qu’elle est sa patiente. Eva est en effet la fille adoptive de l’industriel de l’armement Morgenrot (Matin rouge) qui fournit les renseignements à Wander sur ses concurrents et leurs échecs industriels – pour mieux bénéficier de la future manne gouvernementale.

Son demi-frère Martin, qui avait voulu la sauter enfant et reste jaloux de ses amants, tabasse Wander et voudra même le tuer à l’aide d’une de ces grosses « Mercedes coffre-fort » en projetant sa voiture d’un pont. Wander, à chaque fois, se laisse faire, comme si tout lui était égal depuis que son idéal ancien a disparu et que le nouveau n’est pas près de naître.

Karl Wander se fait aider par un médecin honnête, le Dr Bergner des Urgences, par un policier honnête à figure paternelle, Kohl, par un journaliste juif américain, Sandman. Lequel mandatera un agent des services secrets, Jérôme, pour démêler la pelote. Il agit comme un chœur antique lors de chapitres intercalaires d’analyses, un peu verbeuses mais qui donnent de l’air.

Ce thriller politique est un roman sans guère de saveur, non-engagé sauf en mots, pessimiste sur la démocratie, la politique et les Allemands. « Les Allemands n’ont pas la vie facile. Mais ils aiment bien se la rendre plus difficile encore. Ils n’auraient eu qu’à ouvrir les yeux et à réfléchir un peu : tirer un trait final, vraiment déterminant, eût été, sans aucun doute, possible. Mais c’est apparemment à cela que ce peuple ne pouvait se résoudre. C’est ainsi que les Allemands continuèrent à traîner avec eux, non seulement les officiers de Hitler, mais aussi leur soi-disant ‘esprit’, avec leurs ‘expériences’ et leurs ‘principes’ (ce qu’ils ont reconnu), donc toute l’étroitesse d’esprit de ces gens, leur obéissance de cadavres, leur incurable entêtement » p.268.

Juste un jalon de l’histoire écrit assez lourdement avec le formalisme des relations et les explications décortiquées. Un roman publié en collection de poche populaire, aujourd’hui oublié et qui gagne à le rester, sauf pour les spécialistes de la mentalité allemande.

Hans-Hellmut Kirst, Il n’y a plus de patrie, 1968, J’ai lu 1971, 373 pages, €7,40

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Embrasse-moi idiot de Billy Wilder

Le titre, en américain comme en français, est la dernière réplique du film. Il se termine en happy end, comme il se doit. Entre temps, c’est le drame… désopilant. Chacun est dans son rôle et le joue jusqu’au bout – ce qui, aboutit à l’absurde. Lequel est, par son outrance, comique. Comme quoi le rire naît souvent de la caricature ; en faire trop provoque la moquerie car l’être humain présenté comme mécanique est en décalage.

Dans une petite ville perdue au bout du monde – et surtout loin de la grand route – Orville et Barney végètent dans leurs petites vies avec des idées de grandeur. Le premier (Ray Walston) donne des leçons de piano pour pas cher à un ado de 14 ans qui n’a aucune oreille mais qui commence à avoir la queue qui le démange. Le second (Cliff Osmond) est le garagiste station-service du village. Comme ils habitent l’un en face de l’autre, ils se réunissent pour créer des chansons. Barney compose les paroles, Orville les met en musique. Tous deux rêvent de succès, mais comment faire lorsqu’on habite un bled isolé ?

Le hasard, malicieux, va détourner le crooner de charme Dino (Dean Martin) de la route principale vers la petite route poussiéreuse et l’amener au village de Climax – dont le nom signifie ‘point culminant’ (plutôt drôle pour un bled paumé dans la grande plaine) mais aussi ‘orgasme’. Car il existe un bar à hôtesses pour routiers, le Belly Button (autrement dit le nombril), la seule chose qui les attire dans le coin. Les filles sont laides à faire peur mais exhibent leur ventre avec (pour contrer le code Hays de décence puritaine) un diamant (faux) dans le nombril. Elles servent des alcools, et plus si affinité. Celle qui a le plus de succès est Polly (Kim Novak), surnommée ‘Pistolet’ en américain pour son pouvoir de tir, et ‘Volcan’ en français, plus conforme au sens de bombe sexuelle.

Le hasard, malicieux, va détourner le crooner de charme Dino (Dean Martin) de la route principale vers la petite route poussiéreuse et l’amener au village de Climax – dont le nom signifie ‘point culminant’ (plutôt drôle pour un bled paumé dans la grande plaine) mais aussi ‘orgasme’. Car il existe un bar à hôtesses pour routiers, le Belly Button (autrement dit le nombril), la seule chose qui les attire dans le coin. Les filles sont laides à faire peur mais exhibent leur ventre avec (pour contrer le code Hays de décence puritaine) un diamant (faux) dans le nombril. Elles servent des alcools, et plus si affinité. Celle qui a le plus de succès est Polly (Kim Novak), surnommée ‘Pistolet’ en américain pour son pouvoir de tir, et ‘Volcan’ en français, plus conforme au sens de bombe sexuelle.

Barney, qui sert de l’essence dans la grosse auto blanche de l’artiste pressé qui doit rallier Los Angeles le lendemain, reconnaît sans peine la célébrité et incite Orville à lui faire la réclame de leurs chansons. Mais Dino en a vu d’autres, il est sans cesse sollicité par l’un ou par l’autre d’intervenir auprès des producteurs de radio ou des maisons de disque. La seule chose que peut le retenir est sa voiture – et Barney la sabote en coupant l’arrivée d’essence dans le carburateur – et les filles – car il ne peut passer une nuit sans décharger, au risque d’avoir la migraine le lendemain. Cette outrance sexuelle est déjà désopilante, ses conséquences psychosomatiques encore plus. Mais Barney, l’entrepreneur du duo, ne se démonte pas. Puisqu’il a pu retenir Dino à cause de sa voiture (dont il doit commander la pièce, etc.), il le confie à Orville pour l’accueillir la nuit.

Sauf qu’Orville est diablement jaloux. Sa femme Zelda (Felicia Farr) est trop belle pour lui et il n’en revient pas d’avoir pu la lever dans sa jeunesse. Après le jeune laitier (James Ward) qu’il soupçonne d’échanger des mots doux avec sa femme (lorsqu’il vérifie, il s’agit d’une commande de lait et de beurre), il a déjà molesté, arraché le tee-shirt et jeté dehors le « Lolita mâle » Johnny Mulligan (Tommy Nolan, 16 ans au tournage) qui vient d’offrir des fleurs à sa femme – à 14 ans ! Il ne veut surtout pas que Dino lui tourne autour, surtout qu’il est de notoriété publique que la star chavire les cœurs et que Zelda apprécie ses chansons. Barney décide alors Orville d’éloigner Zelda pour un jour ou deux, le temps que Dino reconnaisse le talent des compositeurs-interprètes. Mais comme Orville a annoncé qu’il va faire la connaissance de sa femme, il lui faut en trouver une à louer pour l’occasion. Deux missions désopilantes qui ne vont pas se passer comme prévu car les femmes sont autrement bâties que les hommes.

Afin d’éloigner Zelda, rien de tel qu’une bonne dispute pour l’inciter à retourner un temps chez sa mère, comme le font toutes les épouses qui en ont marre. Sauf que Zelda est toujours amoureuse de son Orville et qu’elle veut le lui prouver par une bonne baise en plein jour. Il y a urgence, Dino fait justement la sieste dans la chambre d’amis à côté. D’où un quiproquo dans la salle de bain communicante où Zelda prend Dino pour Orville et lui tapote les fesses au travers du rideau de douche. Dino est incité à en vouloir plus et Orville est forcé d’accentuer la dispute. Il critique sa femme, la mère, les souvenirs du mariage, du voyage de noces. Enfin ! Zelda prend son sac et sa voiture pour filer chez maman.

Quant à trouver une épouse de substitution, Barney a l’idée de payer la pute Polly pour jouer le rôle. Elle est bonne fille et ne crache pas sur les beaux billets, d’autant que baiser avec un Dino n’est pas donné tous les jours à tout le monde. Big Bertha la mère maquerelle accepte (une Barbara Pepper dûment choucroutée en blonde vaporeuse malgré ses formes informes). Barney enlève Polly dans sa dépanneuse pour dépanner Orville. Polly est ravie de jouer la ménagère plutôt que la serveuse, et d’exiger des égards plutôt que des avances. Dino est émoustillé et frustré, ce qui accentue son goût de rester et l’incite à prêter une oreille favorable aux chansons que lui inflige Orville. Après tout, elles ne sont pas si mal et il a besoin de rajeunir son répertoire qui commence sérieusement à battre de l’aile.

Tout va donc pour le mieux dans un climax euphorique pour tous lorsque Zelda revient plus tôt que prévu. Sa mère, une vieille bique acariâtre qui ne cesse de bavasser et de critiquer tout et tout le monde, ne cesse de lui reprocher son mariage, lui vantant tous les ex-prétendants qui, eux, ont réussi à gagner beaucoup d’argent et une position sociale. En bref, tout le discours assommant de la génération qui a vécu la guerre et qui ne comprend pas la propension à l’hédonisme et à l’individualisme des jeunes du baby boom. Nous sommes en 1964 et 1968 pointait déjà, il suffisait de humer l’air du temps.

C’est donc la catastrophe, l’écroulement des scénarios bien peaufinés, l’explosion du rêve de gloire. Zelda est outrée que son mari l’ait remplacée au pied levé par une pute. Elle quitte la maison une fois de plus mais ne peut retourner chez maman ; elle échoue donc au Belly Button, où elle se saoule consciencieusement. Big Bertha la fait porter dans la caravane de Polly, puisqu’elle n’est pas là. Dino, privé de femme parce qu’il a à peine pu sauter Polly qu’Orville revient et le fout dehors, pris de remords d’avoir exposé son épouse, va échouer lui aussi au Belly Button où il demande à un serveur s’il existe une serveuse un peu moins moche que les autres. Évidemment ! C’est Polly. D’ailleurs sa caravane est juste en face. Dino s’y rend et trouve Zelda, pas claire, qui se laisse sauter avec un certain plaisir. Il laisse en partant une grosse somme en billets.

Content, il récupère sa décapotable réparée le lendemain et file vers Los Angeles. Il va proposer les chansons des bouseux pour mettre un peu de sang neuf dans les productions. Orville a été convoqué par Zelda via Barney pour la rejoindre devant le cabinet d’un avocat pour une demande de divorce. Le trio est attiré par une vitrine où les gens sont collé aux écrans de télé qui diffusent Dino chantant. C’est justement l’une de leurs chansons ! Le rêve de gloire est arrivé puisque le crooner les cite nommément comme auteurs en public. Passe alors Polly qui, avec les 500 $ laissés à Zelda et que celle-ci lui a remis pour avoir joué son rôle, a pu s’acheter la voiture qui pourra tirer la caravane – et se tirer de ce trou ! Dérision en ultime pirouette : l’auto est une Fiat 500 minuscule et peu puissante, qui ne vaut d’occasion que 495 $, ainsi que l’indique l’étiquette collée sur le pare-brise.

De l’époux traditionnel au tombeur professionnel, de l’amoureuse ménagère à la pute au grand cœur et chaud vagin, les écarts à la norme donnent la mesure de ce qui était acceptable au milieu des années soixante du siècle dernier. La jalousie ne mène à rien, pas plus que la possession d’un soir. Un couple est une rencontre dans la durée. L’épouse comme la pute désirent et aiment ; elles peuvent interchanger leur rôle sans changer au fond. L’époux comme le tombeur désirent et aiment ; ils peuvent jouer divers rôles mais sans changer eux non plus au fond. L’american way of life de la pruderie puritaine est une stupidité que Billy Wilder conspue avec une insolence réjouissante : il s’agit avant tout d’aimer, et peu importe comment ! Quant aux médias de masse comme la radio, la télé ou le disque, ils apportent la révolution des mœurs jusque dans les campagnes perdues.

DVD Embrasse-moi, idiot (Kiss Me, Stupid), Billy Wilder, avec‎ Dean Martin, Kim Novak, Ray Walston, Felicia Farr, Cliff Osmond, Filmedia 2014, 1h59, €7,76

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Jean-Louis Curtis, La quarantaine

Louis Albert Irénée Laffitte, dit Jean-Louis Curtis, qui sera coopté à l’Académie française en 1986, a 49 ans lorsqu’il publie ce roman sur « la crise » de la quarantaine. Celle où l’homme arrivé (en ce temps-là, il ne s’agissait que de l’homme, pater familias, chef de famille) se sent vieillir. Il a consumé sa jeunesse, s’est marié comme il se doit, a fait des enfants à sa femme, les a plus ou moins élevés non sans drames à l’adolescence, et se retrouve livré à lui-même, le corps usé, les sens encore en éveil, craignant la fin et désirant la nouveauté.

L’auteur met en scène deux couples d’amis dans une petite ville assoupie de province, Sault-en-Labours, autrement dit la cambrousse. Mais les années soixante amènent l’américanisation, la consommation, la libération des mœurs. Les voitures envahissent les rues, les antennes de télévision les toits, le rock les salles des cafés. De vieilles demeures sont rachetées par des promoteurs promus pour en faire de grands immeubles « tout confort », tandis que les fermes antiques tombent en ruines jusqu’à ce qu’un club de vacances industrialisées s’y intéresse pour les transformer en camps de loisir.

Bruno et son épouse Juliette ont deux fils, Pierre qui ressemble à son père et le prend pour modèle, et Nicolas qui est physiquement plus fin et intellectuellement plus intelligent. Mais aussi pédé, l’auteur le laissera soupçonner par petites touches, sans jamais le dire, montrant un Nicolas en pleurs à 14 ans lorsque son père qui l’aime lui parle des « choses de la vie », restant en toute amitié chaste avec sa copine Catherine, puis allant étudier en Allemagne où il rejoint « un ami ». L’auteur lui-même semble ne s’être jamais marié et avoir « une sensibilité ». Bruno, à l’inverse, épouse tôt Suzy et lui enfourne un petit durant son service militaire.

André et son épouse Claire sont plus discrets et ont deux filles, Catherine qui travaille bien et ne pose aucun problème, et Suzy la sotte qui gaffe souvent et met son transistor à fond, au grand dam de son père. Qui en fait une crise cardiaque à la cinquantaine. Il a eu une liaison de quelques mois avec Béatrice, mais décevante et il rompt. Non sans que sa femme le sache puisque tout se sait dans les petites villes dont les gens n’ont que ça à faire que de s’observer, se juger et commérer.

Mais c’est Bruno qui va connaître un drame, lui qui fait tout dans l’excès. Il s’entiche d’une jeunette de 20 ans, lui qui en a plus de 50, plus ou moins attisé par un ancien condisciple qu’il fascinait et qui s’est ainsi vengé de son indifférence. Jean n’est pas du même monde bourgeois et Bruno l’a toujours snobé. Il n’a jamais voulu s’en sortir et végète comme employé de banque jusqu’à ce qu’il rencontre une fille du peuple comme lui, mais ambitieuse pour deux. Elle l’incite à voir grand à à emprunter (mot tabou chez les paysans !) pour monter une agence immobilière. La mode des résidences secondaires vient avec les années soixante et il y a de l’argent à se faire. Ce qui fut fait. Le couple a fait un fils, Michel, qui aussi peu d’affect que son père – probablement un futur requin d’affaires ou un psychopathe.

Ainsi va l’existence, dans le bouleversement du monde et des mœurs, jusque dans les coins reculés des provinces hier isolées et depuis les années soixante reliées par la route, le train et la télé. Les événements y parviennent assourdis, le premier spoutnik, les événements d’Algérie, la crise des missiles de Cuba. Avec la peur de la mort qui vient, de la décadence des corps, du grand remplacement des vieux par les jeunes – ce qui fut de tous temps. Un beau roman qui se lit bien.

Jean-Louis Curtis, La quarantaine, 1966, J’ai lu 1974, 312 pages, occasion 15,00

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Gilbert Cesbron, C’est Mozart qu’on assassine

L’époque était au divorce, fort à la mode dans le mouvement d’émancipation des femmes ; Gilbert Cesbron en saisit l’essence au travers de l’enfant, le petit Martin de 7 ans. Il est déchiré entre ses deux parents, ayant autant d’amour pour l’une comme pour l’autre, la première parce qu’elle est un nid, le second parce qu’il apprend la vie. Les années soixante d’optimisme à tout crin et d’essor de la consommation, était à l’individualisme ; le plus forcené arrivera dans les années 1980 sur le modèle trader des Yankees – qu’on se souvienne des affairistes socialistes au pouvoir sous Mitterrand ! Mais les rôles sexués des parents de Martin étaient ceux de la génération d’avant : l’homme au travail et la femme à la maison.

Agnès est gosse de riches ; elle n’a jamais eu à s’en faire pour faire quoi que ce soit, ni à compter l’argent : son père a tout fait pour elle, fille unique. Marc est fils de médecin provincial, il a commencé des études de médecine pour suivre la tradition familiale puis a secoué le joug du père par l’offre de son beau-père de l’associer à son affaire – où il a appris les règles et est devenu patron. Saisi par le démon de midi, à la quarantaine (cela commençait plus tôt en ces années soixante où l’espérance de vie était moindre), il baise avec délices une Marion qui se meurt pour lui, ce qui le flatte. Car chacun joue un rôle dans la société, chacun se met en représentation par le costume, le maquillage, l’attitude. Il n’y a que l’enfant qui soit brut de naturel – et ne comprend pas comment les adultes peuvent se changer en personnages différents.

C’est tout l’art de Cesbron de se glisser durant neuf mois dans la peau fine d’un petit garçon de 7 puis 8 ans, de voir le monde à sa hauteur et les adultes par ses yeux. Et ce n’est pas joli. Son père l’oublie, bien qu’il l’aime ; sa mère est incapable de s’occuper de lui, bien qu’elle l’ait en elle, charnellement ; son parrain préfère briller devant ses maîtresses plutôt que de s’occuper de son filleul esseulé, et se contente de lui offrir des gadgets. C’est que l’enfant n’est pas encore considéré comme une personne, ce pourquoi Françoise Dolto à son époque insistera tant dans toutes ses émissions radiophoniques sur ce sujet. L’enfant « ne peut pas comprendre » ; « l’enfant s’adapte à tout » ; « l’enfant croit ce qu’on lui dit de croire ». Il n’en est rien. L’enfant n’est pas un objet que l’on pose ici ou là ou que l’on range dans un coin : l’enfant est une personne qui demande attention et amour, protection et enseignement.

Les avocats s’amusent aux divorces, ils poussent les uns contre les autres et en font une affaire d’ego. Celui du mâle cabotine et prêche, il est retord ; celle de la femelle se raidit de féminisme et incite à aucun compromis. Il n’y a que Martin qui n’aie pas d’avocat, pas même le juge car « l’intérêt de l’enfant » n’existe pas encore dans les mentalités. La garde est donc partagée tous les trois mois avec avantage à la mère.

Mais comme celle-ci part en « cure de sommeil » sous médicaments parce que son petit ego d’épouse a été malmené et parce que c’est elle qui a demandé le divorce après avoir mandaté un détective privé pour prendre en flagrant délit son mari et sa maîtresse, elle ne peut garder Martin. On inverse alors les périodes et c’est Marc qui en a la garde en premier. Mais il est pris par ses affaires et ne peut s’occuper d’un enfant ; il le confie donc à son père, le docteur de Sérigny, qui ne sait pas trop apprivoiser un jeune garçon qu’il a très peu vu. Marin écrit donc des lettres à sa mère pour lui dire qu’il l’aime et pour lui montrer qu’il ne serait heureux qu’avec elle et son père. L’avocate, informée, fait reprendre Martin pour le placer chez l’ancienne nourrice d’Agnès. Mais elle vit dans une masure sans eau ni électricité, à la campagne, et l’école du village rejette le Parisien et le Riche, coiffé « en fille » avec ses cheveux un peu longs à la mode des années Beatles. Son père, qui vient le voir en coup de vent, s’aperçoit de l’indigence et, comme la vieille refuse la modernité qu’il est prêt à payer pour que son fils vive décemment, le reprend aussitôt – pour le confier à son parrain Alain. Lequel, célibataire, ne sait pas ce qu’est un enfant et, ancien commando qui aime l’action, n’a aucun goût de se mettre à sa portée.

Martin, abandonné tout un week-end, fugue. Il veut rejoindre Zélie la petite copine de son âge, dans le village de la nounou où il a été heureux d’aimer, mais se trompe de Châtillon et se perd dans Paris. Branle-bas des parents et du parrain pour le retrouver. Ce n’est que deux jours plus tard, n’ayant nulle part où aller parce qu’il ne se souvient pas des adresses, qu’il retrouve celle de la maîtresse de son père sur un papier dans sa poche. Il s’y rend et Marion l’accueille, prévient non son père mais son parrain qui vient le chercher et le rendre à sa famille. Marion a compris que l’enfant était l’Obstacle à la rupture de Marc et d’Agnès – et elle renonce. Elle ne veut pas briser Martin, qui montre son besoin de ses deux parents.

Notre époque a moins de conscience et chacun des parents, de son côté, est plus égoïste. Ce sont les enfants qui trinquent mais « ils ne peuvent pas comprendre, ils s’adaptent à tout, ils croient ce qu’on leur dit de croire ». La bonne conscience ne recule jamais devant des mensonges consolants.

Un bon roman psychologique plein d’émotion, au ras d’enfant.

Gilbert Cesbron, C’est Mozart qu’on assassine, 1966, J’ai lu 2001, 307 pages, €3,66 e-book Kindle €5,99

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Les Monstres de Dino Risi

Une série de sketches sur les malversations, les escroqueries, les malveillances des hommes. En tout 19 qui font dans la caricature, non sans humour noir. Le cynisme en noir et blanc se porte bien.

Le père dit à son gamin de frapper le premier plutôt que de défendre ou de se laisser faire ; de ne croire personne ; de profiter de toutes les occasions pour resquiller, arnaquer, voler. Ainsi mange-t-il cinq gâteaux à la pâtisserie et n’en déclare que deux ; ou se fait passer pour un invalide de guerre amputé d’une main et boiteux, pour ne pas faire la queue comme tout le monde. Le fils tuera son père lorsqu’il sera adulte.

Un pauvre de famille nombreuse se lamente de ne pouvoir faire soigner son enfant, payer le docteur, les médicaments ; puis il file à mobylette non pas pour trouver du travail mais pour… assister à un match de foot. Deux orphelins mendient à la sortie d’une église, le plus jeune, un adolescent, joue de la guitare et chante. Il est aveugle. Un médecin spécialiste passe et propose de le soigner gratuitement. Mais le filon est trop juteux et l’aîné s‘empresse de filer avec son aveugle pour garder sa poule aux œufs d’or. Tant pis pour le gamin.

Un président de chambre au Parlement vit à Rome dans un monastère lorsqu’il doit siéger. Loin de sa femme et de ses chiards, il se fait servir par de jeunes moines aux petits soins, soigneusement dressés. Un collègue vient l’enjoindre de faire cesser une enquête d’un fonctionnaire intègre qui a constaté une survalorisation des terrains vendus à l’État pour construire des HLM. Il élude. Lorsque son secrétaire le prévient qu’un général veut le voir sur le même sujet, il le reçoit dans son bureau mais se fait aussitôt appeler pour affaire urgente ; d’obligations en obligations, il sera absent toute la journée et lorsqu’il reviendra tard le soir, le général est encore là. Mais il est trop tard pour invalider le contrat. Pas trop tard au contraire pour que le vieux militaire ait un malaise et parte à l’hôpital. Le parlementaire ne voulait pas prendre partie ; sa vertu n’était que des mots, laisser faire sa règle. Tant pis pour les hommes. Il met le vieux à la retraite d’office.

Même chose pour ce couple de spectateurs, l’homme et la femme, qui regardent un film sur la guerre au cinéma. Lorsque des nazis abattent froidement des civils italiens, dont un enfant qui pleure, l’homme se penche vers son épouse pour lui dire : «  tu vois ce petit mur surmonté de tuiles, ce serait bien pour notre maison, tu ne trouves pas ? » L’indifférence à ce qui n’est pas soi, l’oubli, le monde qui commence ici et maintenant.

Tout fier de s’être enfin payé sa Fiat 500 neuve, un père de famille téléphone à sa femme qu’ils l’attendent avec les enfants pour voir la merveille. Il mettra bien une heure. C’est qu’entre temps, il va parader sur les boulevards avec une jeune pute à ses côtés, qu’il paye cher juste pour la frime. Un autre, marié, rompt avec sa maîtresse, une jeune femme amoureuse de lui qui ne réclame rien. Il se fait victime, dit que c’est pour elle, que lui souffre, avec des trémolos dans la voix. Reparti, il arrive dans un appartement où l’attend une compagne. Mais elle n’est pas sa femme, à qui il téléphone qu’il a dû rester tard au bureau ; il s’agit d’une autre maîtresse…

Égoïste, menteur, queutard, vaniteux : tel est le mâle italien des années 60 vu par Dino Risi. Une vision juste qui ne va pas sans ironie. Tel cet homme qui se fait maquiller, coiffer, manucurer avec soin – alors qu’il va lire à la télé un texte de saint François, le pauvre d’Assise, empli de vanité mais avec des fleurs dans la voix. Tels aussi ces deux plagistes caressant la même jeune femme entre eux sur le sable. Elle se lève, va se baigner, les mains des hommes couchés poursuivent leurs caressent – puis se rejoignent. Au fond, ce n’est pas la femme qui leur importe, mais leur désir. Dans « l’opium du peuple », qui concerne la télé, une jeune femme invite ses amants chez elle pour baiser, alors que son mari est présent. Mais il est tellement absorbé par le programme télé qu’il ne voit rien, n’entend rien, drogué par l’écran, entièrement plongé dans le virtuel. Le jeune amant peut aller derrière lui pieds nus et torse nu chercher un whisky – avec glaçons qui tintent – sans que le mari ne tressaille. Tout au plus dit-il « chut ! » lorsqu’un glaçon tombe à terre. Le désir encore, que cherche à susciter « la muse », une grand snob des lettres qui assure un prix à son poulain, qu’elle voudrait bien baiser mais qui s’avère pédé, un écrivaillon qui écrit comme il cause avec force fautes de grammaire et d’orthographe (pourtant l’italien est simple à écrire !). Au fond, le désir est partout, ni homme ni femme n’en ont le monopole.

Mais le désir de gagner de l’argent est plus fort chez les hommes. Un quadrille en grosse Chrysler noire enlève une petite vieille qui sort de l’église : ils ont besoin d’une vieille pour la jeter dans la piscine pour une scène du film qu’ils tournent ; la petite vieille devra refaire le plan plusieurs fois. Un soldat vient à Rome pour enterrer sa sœur, assassinée. Il a découvert son journal, où elle notait tous ses rendez-vous et « des numéros de téléphone » : 35 000, 25 000… Il se présente dans un grand journal pour dire sa découverte et qu’ils en fassent ce qu’il faut… mais pas sans contrepartie en lires. Sa sœur, il s’en fout, elle était pute et il ne s’en aperçoit pas, elle est morte ; son journal vaut de l’or, il le veut. Désir égoïste encore pour cet ancien boxeur de revenir sur la scène, via un ancien collègue champion qui se la coule douce désormais dans une guinguette de plage avec sa femme. Il l’incite à remonter sur le ring pour un tournoi afin de remporter un gros lot. S’il ne ne couche pas à la première reprise, il permettra à son ami de gagner de l’argent. Le vieux sera tout bonnement démoli par un jeune teigneux et terminera en chaise roulante, mais l’argent est gagné.

Vittorio Gassman et Ugo Tognazzi se déchaînent, jouant tous les rôles, parfois même féminins. Un égoïsme féroce qui explique combien le vote citoyen mobilise peu en Italie aujourd’hui. Individualisme d’abord, la débrouille, la resquille. Car l’homme qui veut témoigner qu’il a bien vu l’accusé dans un train se voit démonter par l’avocat : il énumère tous ses petits arrangements avec la coiffeuse, la différence de prix entre la classe de première et celle de seconde, et ainsi de suite. Le témoin, citoyen modèle, en est presque accusé de mentir à sa femme, à son employeur, de voler. Quant au père qui initiait son fils à truander, il se lamentait sur les parlementaires véreux et corrompus… Chaque pays a les dirigeants qu’il mérite !

DVD Les Monstres (I Mostri), Dino Risi, 1963, avec Vittorio Gassman, Ugo Tognazzi, Michèle Mercier, Marino Masé, Lando Buzzanca, Marisa Merlini, Opening 2009, 1h27, €9,71 blu-ray €14,99

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Hervé Bazin, Madame Ex

Chronique d’un divorce en 1965 ; il dure dix ans. Le temps pour la délaissée de bien s’enfoncer dans son aigreur, le temps pour l’envolé de refaire une vie ailleurs. Malgré – et avec – les quatre enfants dont la garde partagée fait l’objet d’une bataille de chiffonnier. Non que la mère les « aime » pour eux-mêmes, mais ils sont sa chose, issus de son ventre. Quant au père, n’en déplaise aux femmes, il aime ses enfants, les voir grandir, les embrasser : Léon 17 ans, Agathe 15 ans, Rose 13 ans et Guy 9 ans.

S’il quitte le foyer, c’est qu’il étouffe avec une épouse agressive, maladroite, qui ne travaille pas. Une « pintade ». Vingt ans avec elle, ça suffit. Louis a rencontré Odile, de vingt ans plus jeune mais nettement plus dynamique, plus moderne. L’autre, Aline, est « butée, tatillonne, exigeante, ombrageuse, toujours insatisfaite (…) décourageante au possible ». Avec des comportements de commère, de provinciale, de très petite-bourgeoise. « Bêtifiante avec ça, branchée sur le cancan, le timbre-prime, la blancheur Machin, les soucis de cabas ». Irréprochable du sexe, mais harpie. Louis est mou, évite les conflits, parfois volage. Il est artiste, il peint, tout en vendant du papier peint comme commercial d’entreprise. Il est seul à entretenir la maison, la payer, la meubler, la nourrir. Divorce-t-on par tempérament ? Ouï, sans doute, incompatibilité d’humeur est la qualification. « On ne guérit pas d’un tempérament », note l’auteur.

Aline, vexée d’être laissée, engage une guérilla sur tout : la garde des enfants, les horaires de visite, la pension, les vacances. Elle perd toujours car elle est dans son tort, mais Louis veut la paix et lui accorde trop ; elle en profite, en rajoute, rameute la famille, les voisins. Les enfants se partagent entre Papiens et Mamiens, inféodés à l’une ou à l’autre, endoctrinés surtout par elle. Car Louis, le père, a une autre vie à vivre et veut tirer un trait. Pas Aline, névrosée obsessionnelle qui n’a que son combat pour exister. Elle n’est plus Madame Davernelle mais Madame Ex.

Croyez-vous qu’elle chercherait un travail ? Pas le moins du monde. Elle se veut mère entretenue et pinaille sur les sous. Referait-elle sa vie comme certaines ? Pas le moins du monde. Elle se veut Mater dolorosa, victime, oh, surtout Victime à majuscule aux yeux de tous. A plaindre, à geindre, à feindre. Nul n’est dupe et tous se lassent, mais elle persiste. Hervé Bazin n’est pas tendre pour la mère délaissée, même s’il n’encense pas le mari. Rien de plus normal : sa propre mère était sans amour, névrosée autoritaire, une vraie Folcoche, déformée et amplifiée dans Vipère au poing.

Il décrit le divorce de ces années soixante, incongru socialement, réprouvé par l’Église, empêché de multiples façons par les loi et les procédures. Il faut sans cesse plaider, justifier, quémander – et payer : l’avocat, l’huissier, l’avoué. On ne cesse de payer pour avoir justice dans ce pays de bourgeois de robe qui ont fait la Révolution pour en profiter.

Curieusement, le couple traverse mai 68 et ses crises existentielles comme s’ils n’existaient pas. Pourtant parisien, aucun échos des « événements » ne vient troubler le face à face psychotique des deux ex. Pas même le féminisme des enragées seins nus qui revendiquent de ne plus faire la vaisselle ni de laver les chaussettes des militants mâles sur les barricades. Aucun échos non plus chez les enfants, resté bien sages en politique.

L’histoire est publiée en 1975, année où Giscard réforme le divorce par la loi n°75-617 du 11 juillet. Un roman pour le dire, pour appuyer la réforme, pour soutenir les époux qui veulent se séparer sans drame ni procédures compliquées. Dès lors, ne resteront que le consentement mutuel, la rupture de vie commune ou la faute due à une « peine infamante ». C’est plus simple, plus net, plus réaliste. C’est encore plus simple depuis la réforme du 26 mai 2004 où le consentement mutuel prime et la faute s’estompe. Jusqu’en 1975, le consentement mutuel n’était pas admis et il fallait monter sur ses ergots, envoyer des lettres d’insultes, accumuler les preuves d’agressivité. C’est toute cette absurdité que met en scène Bazin. Il montre combien ces façons de faire archaïques minent les personnalités, les enferment dans le déni, la paranoïa victimaire.

Rien que pour cela, son roman se lit aujourd’hui très bien, mordant, précis, se plaçant successivement du point de vue de chacun, enfants compris. Il faut dire qu’Hervé Bazin a divorcé trois fois et a eu sept enfants ! Il est décédé en 1996 à 84 ans ; son dernier fils avait 10 ans.

Hervé Bazin, Madame Ex, 1975, Livre de poche 1977, 351 pages, €7,99

Hervé Bazin déjà chroniqué sur ce blog

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Z est arrivé

Sans se presser. Malheureusement sans épée ni style, et à contretemps, au moment même où le dézemmour commence à sévir sévèrement avec des sondages en baisse. Ce n’est pas sa « vidéo » sur la chaine branchée qui va le rattraper.

Une mauvaise vidéo

Lisant trop vite et d’un ton monocorde, Zemmour a récité son Talmud sans élan ni nouveauté. Il n’a pas regardé les Français dans les yeux mais constamment son texte théorique, à se demander s’il ne s’y soumettait pas comme devant un Destin ou une parole de Dieu. Quand on se pose en néo de Gaulle, Napoléon ou Jeanne d’Arc, c’est un brin risible. Il évoque plutôt le vieux maréchal Pétain qui chevrote le 17 juin 40 à 84 ans.

Les images rapides à vocation subliminale des années glorieuses n’ont réussi qu’à répéter que « c’était mieux avant » en réécrivant l’histoire. Car les guerres coloniales, les attentats OAS, les morts arabes de Charonne, l’atmosphère de quasi guerre civile entre pieds-noirs et métropolitains sur la propriété d’outre-Méditerranée, les accidents de la route sur la nationale 7 en été, les curés pédophiles, les pensions tortionnaires, les petits chefs, le statut inférieur des femmes (ni pilule, ni avortement, ni carnet de chèques, ni travail sans autorisation du « chef » de famille)… tout cela est-il vraiment à regretter ? C’est son enfance que pleure Zemmour et nombre de zemmouriens avec lui (les soixantenaires et septantenaires tentés par son droitisme). Songe-t-il aussi à ses frères, les Zemour, escrocs et proxénètes juifs de Sétif qui sévissaient ces années-là, dézingués au fil des années par des « immigrés » corses ?

Mais que veut-il politiquement ?

Revenir aux années soixante étant utopique, il faut chercher du côté de la mentalité « glorieuse » de ces années-là (malgré les défaites successives en 40 face aux Allemands, en 54 face aux Viêt-Cong, en 62 face au FLN algérien). De Gaulle avait su renverser le pessimisme des faits en épopée optimiste sur « le destin de la France » : par son appel du 18 juin, sa résistance face aux anglo-saxons qui voulaient marginaliser le pays défait en 42, par son social-populisme qui a entraîné les communistes en 45, puis par l’atome et la fusée en 60 qui ont redonné du panache à la France après les humiliants retraits coloniaux.

Mais n’est pas de Gaulle qui veut. Le général parlait lent, pour que tous puissent le suivre ; le général parlait clair, sans intellectualisme ; le général regardait les Français dans les yeux, pour les faire rêver. Dans sa vidéo, Zemmour n’apparaît que comme un polémiste gonflé, pas comme un homme d’Etat.

Pour le fond, il racle la marmite contre-révolutionnaire qui survit depuis le XVIIIe siècle et radote les mêmes rengaines sans aucun succès en plus de deux siècles. La société continue d’avancer, malgré les « réactionnaires » – peut-être devrait-il s’interroger ? :

  • La société serait un être vivant, d’où le rejet de l’universalisme comme de l’immigration non « assimilable » (comme en cellule, le corps étranger est assimilé ou expulsé).
  • Son unité serait menacée par la globalisation économique et par le juridisme sans contrôle de « Bruxelles ». Elle doit donc être régénérée ; souveraineté d’abord, islam dehors, hiérarchie sociale (et « biologique » ?) retrouvée – l’assimilation, qui abolit sa propre différence, est au fond une soumission au plus fort et plus intelligent.
  • Il serait nécessaire et urgent de sauver la planète France du réchauffement sexuel venu d’ailleurs, donc de « réagir » à la décadence de la société (tout changement étant vu comme dans le mauvais sens, d’où le « c’était mieux avant »). Décadence qui est économique (désindustrialisation – mais l’intelligence ne compte-t-elle pas plus que les machines ?), politique (parlotes parlementaires, corruption et délégation aux Machins internationaux, UE, CdH, ONU, OMS, OMC, ONG…), culturelle (colonisation du langage par l’américain abâtardi, de la pensée par le consumérisme Levis-Coca Cola-McDonald’s, des données et de l’identité par les GAFAM), des mœurs par le puritanisme Disney comme par le wokisme intello-gauchiste, démographique par l’immigration et les « droits » des anti-gosses (plus de 200 000 avortements de convenance par an en France, promotion des lesbiennes et des gays, de l’idéal trans ou sans genre, culpabilisation écologiste qui conduit 10% des jeunes à ne pas vouloir d’enfants, etc.).
  • Pour cette régénération, partir de la base, du « peuple ». Considéré comme sain et encore non contaminé par les modes intellos (mais de moins en moins avec le net, les séries américaines à la télé et les réseaux sociaux), « le peuple » devrait se dresser contre les élites cosmopolites contaminées par le mode de vie dominant (financier, américain, macho, « juif » – en bref Madoff, Zuckerberg, Strauss-Kahn, Epstein…).
  • Le peuple ne fait pas de « sentiments », terme maurassien que le maître assimilait au romantisme pleurard germanique et rousseauiste, en l’opposant au rationalisme « méditerranéen ». Pas de sentiments envers les immigrés, mais la froide raison du leucocyte qui détruit les virus allogènes à leur entrée dans la cellule.

Au total, beaucoup de régressif et de mythes dans l’intervention Zemmour. Rien qui fasse le début d’un programme concret pour les cinq prochaines années.

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Des pissenlits par la racine de Georges Lautner

La musique cuivrée de Georges Delerue et les dialogues tamponnés de Michel Audiard servent la brochette de grands acteurs français des années soixante pour cette adaptation enlevée du polar de Clarence Weff, Y’avait un macchabée, parue en Série noire. Mais la mise en scène de Georges Lautner, par ses effets de noir et blanc et ses angles de caméra, accentuent le comique. Durant une heure trente je pouffe, je ris, je m’esclaffe. Les années sont passées mais le rire demeure.

Dans un café de Paris relouqué formica, juke box et flipper en hommage à la puissance ricaine qui colonise toujours les esprits malgré de Gaulle, deux comédiens de théâtre et deux truands s’entretiennent séparément. Jérôme le contrebassiste de la pièce (Michel Serrault) et Jo tout juste sorti de prison (Maurice Biraud) jouent chacun un ticket de tiercé ; c’est son copain Pomme-chips (Gianni Musy) qui va jouer pour Jo et il met le ticket dans la poche de sa veste écossaise qui a rougi framboise, ringarde à souhait. Puis chacun va à ses affaires. Sauf que les duos sont liés : Jacques (Louis de Funès) est le cousin de Jérôme, gnome à casquette pied de poule ; il a piqué la môme à Pomme-chips, le copain de Jo durant son séjour en prison car, cinq ans, c’est long pour Rockie la belle blonde aux seins pommés qui aime baiser et est nommée la Braise (Mireille Darc éblouissante).

Pomme-chips, baptisé ainsi pour son amour de la patate croustillante trop grasse et trop salée à la moderne, veut se faire Jacques au couteau sinon à la bite. Celui-ci ne peut retourner chez Rockie et il suit au théâtre Jérôme et son compère acteur Pierre (Venantino Venantini), où le truand qui est sans un ne pourra pas entrer. Mais c’est compter sans la ruse de ce repris de justice qui se faufile dans les décors et traque le pauvre Jacques dans les coulisses.

La pièce se déroule comme si de rien n’était, encore que le machiniste soit surpris par les déclenchements d’orage et de neige à contretemps, dus aux ébats mortels des deux rivaux derrière le rideau. C’est la Dernière de La lune dans la bière, après cinq ans de représentations. La pièce se passe à Moscou au temps de la Grande armée et l’officier du tsar (Jérôme) jure un amour éternel à sa partenaire malgré les temps troublés.

En arrière-plan, le couteau que tend Pomme-chips sur le ventre de Jacques est détourné par celui-ci et, dans une partie de bras de fer, retourné contre lui. Il se retrouve planté dans son dos et c’est bien fait pour sa pomme. Jo lui avait en effet dit et répété « mollo » ! Mais si la chips trop raide est grillée, que faire du cadavre ? Jacques avise l’étui de contrebasse dont joue Jérôme l’officier à sa belle russe et y boucle le truand. Les manœuvres d’après scène emmèneront l’accessoire chez Jérôme, musicien avant d’être comédien. Puisqu’ils arrivent, Jacques se planque dans un coffre en osier – qui est emmené aussi.

Pierre convie les acteurs à fêter la finale dans son appartement au septième étage (avec ascenseur) de son immeuble. Ce lieu clos est objet de quiproquos et de comiques de répétition où les seins de la Braise et Dieu lui-même sont mis à contribution. Tous se retrouvent avec coffre et étui à contrebasse dans le salon où un général (Hubert Deschamps) montre des diapositives de ses vacances, des AMX 13 tout récents évoluant sur les Champs. L’arrivée de la môme seins au balcon et boa de fourrure au col fait sensation chez les vieilles bourgeoises ridées confites en convenances. Mais ils se sont trompés d’appartement : Pierre est en face. Le contraste est saisissant entre le classique ringard de la soirée générale et le jazz déhanché et criard de la soirée dernière. Jo, qui avait accompagné Rockie au théâtre avec les billets donnés par Jérôme à Jacques, a suivi mais ce barouf nouveau pour lui, exilé cinq ans à l’ombre dans ce début des années soixante qui change très vite, s’isole dans une chambre pour se faire la Braise qui ne demande que ça.

Ils se retrouvent face au coffre et à l’étui. Les ébats des deux mettent Jacques prisonnier en rage et il secoue le coffre, ce qui fait trembler l’étui (belle métaphore sexuelle subliminale), ce qui pousse la Braise à s’évanouir et le Jo à se déprendre. Il va voir, ouvre l’étui et trouve le cadavre, une Pomme-chips ratatinée dans sa veste à chier, son couteau dans le dos. Gasp ! Lui qui est en conditionnelle ne peut se faire serrer par les cognes sans en reprendre pour des années ! Il veut fuir mais à ce moment entrent d’abord le milliardaire au gros carnet de chèques (Darry Cowl) dont il se sert pour éventer la fille (le parfum du fric, même en carnet, fonctionne toujours avec les putes), puis Jérôme qui veut récupérer sa contrebasse, suivi de Pierre qui vient aux nouvelles. Le coffre bouge encore et Pierre le déverrouille, faisant surgir Jacques, ce qui assomme Pierre et fait s’éteindre une nouvelle fois la Braise… tandis qu’une vieille folle en fichu (Raymone) passe devant eux, ouvre l’étui et repart en chantant « y’a un cadavre dans la contrebasse » !

Il faut se débarrasser dudit cadavre avant que ça fasse vilain, pas de ça chez moi, dit Pierre. Jérôme, Jacques et la Douane (Raymond Meunier) un copain de Jo, se saisissent de l’étui de contrebasse pour le descendre de l’appartement. C’est alors que la police arrive et les truands sont bien marris ainsi que les comédiens. Mais les flics ne viennent pas pour eux ; quand la folle rechante sa ritournelle sur le cadavre dans la contrebasse, le flic ne percute pas, il est venu pour la remettre à l’asile, pas pour la croire.

L’étui se retrouve dans la 2CV de Jérôme, bien pratique avec son toit de toile ouvrant pour transporter de longs bagages, et Jacques à ses côtés. Direction chez la tante Olphie en banlieue ; elle va être conviée à héberger Jacques le temps de trouver une alternative à Rockie chez qui il ne peut plus loger parce que Jo a pris la place. C’est juré, le cadavre sera enterré demain dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, dans le jardin. Mais Jacques, qui n’arrive pas à dormir et énerve Jérôme dans un autre comique de répétition, pousse ce dernier à lui coller un somnifère, ce qui fait qu’ils se réveillent tous deux plus tard que prévu et… découvrent que la veste de Pomme-chips est sur le dos de la chaise et que le cadavre n’est plus dans la contrebasse ! En revanche, un autre étui est à côté dans lequel se trouve un squelette bien blanchi. L’oncle Absalon (Francis Blanche) est rentré, il travaille au Museum d’Histoire naturelle et travaille dans son atelier. Pour arrondir ses fins de mois, il traite souvent des cadavres envoyés par la Faculté de médecine afin d’en faire de beaux squelettes de démonstration. Ainsi a-t-il « fini » tout naturellement Pomme-chips, et sa femme a réparé le trou dans le dos de la veste qui peut encore servir et qu’il va désormais porter.

Tout finirait bien si Jo ne découvrait qu’il avait gagné plus d’une brique avec le tiercé dans l’ordre annoncé à la radio : 7-9-18. C’est ce qu’il a joué, sauf que le ticket est toujours dans la poche de Pomme-chips qui a disparu. Il faut donc retrouver le Jacques et lui faire dire où se trouve la veste dans la poche de laquelle est le ticket gagnant. Jo commande donc à la môme de se prostituer pour lui afin de regagner le magot. Ce qu’elle fait bien volontiers, trouvant Jérôme séduisant, qui va le conduire à Jacques, puis aux restes de Pomme-chips. Elle se fait donner des « cours de contrebasse » en soirée tardive, chez elle, dans sa chambre aux lumières tamisées, la jupe fendue jusqu’aux hanches. L’archet est la métaphore virile tandis que la contrebasse avec sa taille et sa forme est la métaphore féminine, du moins c’est ce que tente de réciter Jérôme dans sa leçon tandis que la Braise boude la théorie pour passer directement aux travaux pratiques.

Jacques est retrouvé, mais à l’hôpital où il a fait une commotion cérébrale puis une jaunisse (comique d’excès) lorsqu’il a su pour le cadavre. Il bredouille, susurre, s’agite, du vrai de Funès en folie, et la Douane comme la Braise venus à son chevet finissent par comprendre que le ticket est dans la veste et que la veste est désormais sur le dos d’Absalon. Il faut alors circonvenir le vieux savant amateur de dolichocéphales (des affiches à la gloire de Pétain ornent la chambre d’amis). Pour cela visiter le Museum, puis profiter de la fermeture lorsqu’il se change pour extirper délicatement le ticket tout en le flattant d’autre part.

Sauf que le ticket n’est pas le bon ! C’est celui qu’a joué Jérôme au même moment. Il s’est retrouvé dans la veste parce que Pomme-chips a doublé la queue au comptoir pour jouer les chiffres de son patron et que le serveur lui a donné le ticket que venait de lui tendre Jérôme. Tel est pris qui croyait prendre ! Jo, en rage d’être floué d’une brique et un peu plus, crée un faux ticket comme cinq ans auparavant, ce qui lui vaut d’être remis en tôle pour récidive. Et Jérôme s’envole depuis les Champs en Facel Véga avec le pactole et la Braise pour la côte d’Azur ; tous deux rigolent à n’en plus finir.

Le film est enlevé, le tempo des blagues asséné à répétition, nul ne peut s’ennuyer. Bien sûr, cela paraît un peu désuet aujourd’hui, mais servi avec tant de brio par la brochette d’acteurs au mieux de leur forme que ce serait dommage de bouder le noir et blanc pour se priver d’un bon divertissement à l’ironie bien française. Pouffez, riez, esclaffez-vous !

DVD Des pissenlits par la racine, Georges Lautner, 1964, avec Louis de Funès, Mireille Darc, Michel Serrault, Maurice Biraud, Francis Blanche, TF1 Vidéo, 1h36, €12.90 blu-ray €32.00

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Jim Harrison, Un bon jour pour mourir

jim harrison un bon jour pour mourir

Un pêcheur largué par sa bonne femme, un paumé de retour du Vietnam et une nana bien roulée mais au petit pois dans la tête – voilà le trio infernal de ce road-trip écologiste des années 60. Bière, whisky, cannabis, pilules d’amphétamines ne cessent de couler et de rouler, tandis que les trois foncent en bagnole à 150 km/h. Même le rock d’époque était dans le constant excès : « Merle Haggard me donnait toujours envie de me saouler à mort. Les Cream ou les Who, ou les Grateful Dead me donnaient envie d’être défoncé, tandis qu’avec Dolly Parton j’avais envoie de tomber amoureux. June Carter semblait me faire signe depuis Jackson, Mississippi, et Patsy Cline m’invitait à Nashville » (chap.11).

Le narrateur ne pense qu’à baiser la fille, Tim, copain de hasard rencontré dans un bar, ne pense qu’à faire sauter un barrage dans le Montana puisque les drogues le rendent impuissant à sauter la nana. Quant à elle, elle se contente d’allumer l’un et l’autre, jambes interminables ou seins nus, tout en refusant le plus souvent de baiser.

C’est par elle que va se nouer le drame, la bonne fille qui allume la mèche. Le pêcheur ne penserait qu’à pêcher plutôt qu’à sauter et encore moins à faire sauter. L’idée pourtant est de lui qui, bourré comme d’habitude, s’est plaint que les saumons et les truites ne puissent plus remonter les fleuves comme avant pour y pondre, à cause des barrages des fermiers pour l’irrigation.

Nous ne sommes pas dans la nature mais plutôt dans l’évasion : la société telle qu’elle va déplaît et les trois cherchent à se faire exploser la tête plutôt que de vivre autrement. De Key West en Floride (vu comme la dolce vita en société de ces années 60) à Bozeman au Montana (vu comme le paradis perdu de la forêt primaire et du fleuve à truites), Jim Harrison remonte le temps dans les fumées, jusqu’à rêver des indiens Nez percés exterminés. Ce sont eux qui, fatalistes, prononçaient cet aphorisme : « courage, c’est un bon jour pour mourir ». Tim, le destructeur de barrage, vivra comme eux au même endroit sa dernière heure.

Où est le sens de la vie dans cette dérive motorisée, alcoolisée et médicamenteuse ? Où est l’harmonie désirée avec la nature quand il ne s’agit que de prendre : chasser, pêcher, arpenter en bagnole les sentiers ? Où est l’importance du moment présent alors que les trois sont constamment défoncés – donc constamment ailleurs ?

J’avoue avoir été lassé par ces contradictions et cette pseudo-rébellion bien passée de mode. La fin des années soixante n’était ni drôle, ni optimiste, contrairement au mythe forgé depuis. Les Américains, traumatisés par la guerre du Vietnam, ne songeaient qu’à oublier et, pour cela, se détruire. Vous parlez d’un message « universel » !

Jim Harrison, Un bon jour pour mourir (A Good Day to Die), 1973, 10-18 2003, 224 pages, €6.60

Jim Harrison, Œuvres, Bouquins Robert Laffont 2010, €24.50

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Claude Simon, Le palace

claude simon le palace
Un ex-étudiant revient dans un port espagnol et revit ses souvenirs éclatés de la guerre civile en autant de bulles d’impressions plus ou moins grossies. Comme souvent chez Claude Simon, l’ensemble est plus ou moins réussi. Certaines pages captivent, malgré les phrases interminables et la ponctuation délaissée du système « nouveau roman » ; certaines pages ennuient tant qu’elles incitent à sauter des paragraphes entiers pour une lecture diagonale.

Seuls les experts se délecteront de la prose alambiquée de Claude Simon ; j’avoue qu’à de nombreux moments elle me rebute. La non-réédition de ce livre depuis 1962 – toujours disponible en « édition originale » – montre combien l’illisible est peu populaire. Écrire pour faire une œuvre ? certes, mais l’écriture expérimentale se condamne elle-même à l’impasse.

L’auteur a vécu deux semaines de la révolution espagnole lorsqu’il était jeune, à Barcelone aux mains des anarchistes, en 1936. Il ne lui reste en mémoire que des journées incohérentes, qui semblent s’exalter elles-mêmes au spectacle de leur représentation. Nous sommes déjà dans l’univers des intellos, dont les « grands principes » ne s’appliquent en rien à l’humanité exploitée ou souffrante, mais exclusivement à l’image morale que se donne leur bonne conscience. La société du spectacle commence avec les actualités filmées et les affiches de propagande.

Ce pourquoi le récit met en scène quatre hommes sans nom, désignés uniquement ès qualité : l’Américain (cynique mais adulte), l’Italien (qui n’est mâle qu’avec son fusil), le Maître d’école (apparatchik parfait bureaucrate sans âme), et le Chauve (qui n’existe que par son uniforme). Le narrateur est « l’Étudiant », autrement dit personne : un naïf venu apprendre.

Il ne retient rien de sensé mais seulement des sensations, rien de raisonnable mais la folie du conducteur la nuit dans les rues de la ville, rien de logique mais l’anarchie des anarchistes, grandes gueules et piètres organisateurs d’une « révolution » qui reprend avec eux son sens premier : le retour à la même place.

hotel colon barcelone 1936

Au centre se place le chapitre sur les funérailles (grandioses) d’un capitaine révolutionnaire (depuis longtemps oublié). Avant et après, deux chapitres d’assassinats, l’un raconté, l’autre soupçonné (comme pour étayer ce néant par leur inanité). Enfin le chapitre premier descriptif et le chapitre dernier symbolique.

Cette construction fait tourbillon ; en émanent des sensations mais le tout manque de souffle, comme si la trame en était trop légère. L’auteur colle sa loupe de temps à autre sur un objet ou une réalité, décrivant de la façon maniaque propre au « nouveau roman » par volonté de ne pas nommer. Est-on aux racines du déni – propre aux intellectuels français – dans ce style années 60 ? Nommer serait bloquer, « pas d’amalgame » ! crient les impuissants de la pensée quand ils ne savent pas quoi dire. Car, pour la révolution, tout est déjà vu et le récit éclaté se coule simplement dans le cours éclaté des choses. L’auteur revient à son point de départ comme les révolutionnaires replantent un régime autoritaire.

La mémoire sollicitée ici est visuelle, sensorielle, obsessionnelle. Telle cette femme entraperçue nue à la fenêtre de l’hôtel, entre deux rideaux qu’elle ferme ; femme fragmentaire, sans logique, uniquement constituée d’un bras, sein, d’une jambe, d’un pubis, sans vue d’ensemble. Ou cette affiche de propagande d’un homme nu saisi au nombril, brandissant un fusil, des chaînes brisées à chaque poignet, le torse musclé émacié, image sur laquelle l’auteur revient maintes fois comme si elle devait signifier.

Mais personne ne fait l’histoire, chacun n’en a que des impressions ; elles-mêmes ne restent que par bouffées du sensible dans la mémoire. C’est ce que veut traduire l’auteur de façon biscornue et impressionniste. Comme l’on se demande où est Dieu dans la profusion détaillée d’un retable baroque, on peut se demander où est la révolution dans ces détails grossis. La réponse apparaît claire : nulle part. Dieu est ailleurs et la révolution une illusion. Le rêve anarchiste avorte car comment un anarchiste peut-il organiser un État ?

Un roman somptueux et illisible…

Claude Simon, Le palace, 1962, éditions de Minuit, 230 pages, €17.25
Claude Simon, Œuvres 1, Pléiade Gallimard 2006, 1583 pages, €63.50
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Route cubaine historique

Au petit village de Nagreta, tout au bord de la mer, le chauffeur engage le bus dans un chemin sableux « pour chercher un copain ». Il ne manque pas de s’enliser des quatre roues en tentant un demi-tour. Les femmes, les gosses, les hommes, sont là et palabrent. Chacun donne son avis, c’est la démocratie révolutionnaire en pleine action. Enfin, un vieux plus avisé que les autres prend seul l’initiative de faire creuser à la pelle le sable mou sous les roues, puis engager des pierres et une planche pour fabriquer un chemin de roulement solide. Il a dû faire l’armée. Les roues du bus retrouvent leur adhérence. Les gosses sont à la fête, aidant à pousser de leurs minuscules forces. Ils sont tous demi-nus, cuivrés de soleil, mais certains sont plus pâles de peau, les traits moins écrasés. L’un d’eux s’est fait une plaie profonde à la hanche droite. La plaie n’a pas été emballée mais désinfectée et séchée au permanganate. Cela lui trace une peinture de guerre. Il en est fier, et la montre à tout le monde. Cela suscite l’intérêt : « qu’est-ce que tu t’es fait ? – je suis tombé ». Nous n’en saurons pas plus.

garçon cuba

Il est 17h et le soleil descend déjà. Nous reprenons la route. Les montagnes se font plus escarpées ; l’asphalte serpente dans ses plis. Sergio nous apprends que nous empruntons la fameuse route au travers de la Farro, qui rejoint la partie nord de l’île. C’est une fierté cubaine, les grands travaux socialistes de génie civil pour désenclaver – et contrôler – la région, entrepris en 1964 après l’échec de l’invasion de la baie des Cochons. Certaines portions de la route sont carrément suspendues sur pilotis à flanc de montagne. Sergio est enthousiaste quand il en parle, on le sent vibrer.

famille de pecheurs cuba

La société de tourisme qui l’emploie est une émanation de l’armée. Comme en Chine, au Pakistan, en Égypte, l’armée a ses entreprises pour soulager le budget et – peut-être – préparer comme là-bas un avenir économique civil à certains hauts gradés dans l’après-castrisme. Pour le moment – comme au Pakistan – c’est une brigade militaire qui est chargée de l’entretien de cette route. On voit bien qu’elle est « stratégique » et pas uniquement à vertu de développement. Aux abords, des jeunes vendent du cocorocho, une pâte de noix de coco écrasée avec du miel, des bananes séchées ou tout autre fruit. La pâte est contenue dans des cornets de feuilles séchées. Nous en goûtons : c’est très sucré et cela tient au corps.

Partout au bord de la route, sur les rochers, sur les murs des maisons, sur les parapets des ponts, sont peints des slogans. Ce sont de grands mots vides qui clament dans le désert : « les paysans sont des combattants », « vive le socialisme et la révolution », « la patrie ou la mort », « combattons pour la justice sociale »… Philippe pense que ce pays est un conservatoire des années 60. Le temps s’est arrêté à cette époque et les dirigeants d’aujourd’hui revivent sans arrêt leur jeunesse. Si cela est vrai, seule l’usure biologique renouvellera la classe dirigeante, donc les façons de penser, comme dans l’URSS de Brejnev. La génération des 80 ans y a brusquement cédé la place à la génération des 50 ans parce que la mort est intervenue pour remplacer la démocratie défaillante.

Che guevara noir et blanc

Pour voir cette route « historique », véritable « monument national », à la « gloire de la révolution », nous nous sentons obligés de grimper sur un promontoire où un belvédère branlant a été installé, 420 mètres au-dessus de la mer. Le tenancier du bar volant au bord de la route nous demande 50 centavos (convertibles) par personne pour y accéder. On ne sait de tel droit. Est-ce lui qui a bâti ce mirador ? Touche-t-il ce droit pour le reverser aux œuvres révolutionnaires ? Le met-il tout simplement dans sa poche ? Comme il ne délivre aucun ticket, c’est sans doute la dernière hypothèse qui est la bonne. Tout est bon pour « faire du dollar ». D’en haut, on voit la végétation changer d’un versant à l’autre. Le climat du nord est moins sec, les bananiers et les mandariniers sont garnis de fruits. Des fougères commencent à peupler les talus. Les planches pour monter au belvédère se détachent partiellement et le gaz, en dessous, est impressionnant. Françoise en perd ses piles d’appareil photo (on se demande toujours comment elle réussit de tels exploits !) et Philippe se sent obligé de faire de l’acrobatie au-dessus du vide pour aller les récupérer là où elles sont tombées. « C’est comme pour attraper un edelweiss », dit-il, « toujours un peu plus loin ».

carte cuba baracoa

En bas, sous un slogan toujours aussi vide, « nous faisons avancer l’histoire en combattant pour le 26 », la curiosité a attiré deux filles, un jeune homme et un petit garçon. Ils se sont alignés pour regarder les touristes. Les filles sont un peu épaisses, moulées dans leurs débardeurs et bermudas. Le jeune homme peut avoir seize ans. Il est en pantalon, torse nu, une médaille brille sur sa poitrine au bout d’une longue chaîne. Il est baraqué, fier de son corps et agréable à voir. C’est un fauve au repos qui déplie ses muscles, saute avec agilité sur ses jambes et disparaît dans le sentier pentu, les omoplates dansant un moment entre les buissons. Il rejoint la route en contrebas où roule un chevichana, petit chariot local bâti de broc, fait de planches et de roues dont les roulements à billes sont récupérés. Les locaux utilisent ces chariots pour transporter l’eau par les sentiers raides, de la rivière en bas aux maisons du bord de route. On les garnit d’un bidon de pétrole vide, récupéré lui aussi.

jeune homme muscle de cuba

La nuit tombe, brusquement, comme toujours sous les tropiques. Le chauffeur ralentit. Les derniers 27 km sont très longs ; nous mettons plus d’une heure pour les franchir. Les phares éclairent rapidement les silhouettes en palabre au bord des maisons, ou en marche le long de la route. L’air est tiède, moite, la nuit détend les corps. Nous arrivons à la ville.

Baracoa était une ville « autrefois » isolée, avant le percement de la route. Elle a été fondée par les Français venus d’Haïti au 18ème siècle avec leurs esclaves noirs, fuyant la révolte. Restée enclavée, Baracoa est demeurée originale, nous dit-on. Elle nous attend. Pour l’instant, nous n’aspirons qu’à la chambre.

torse nu cuba

L’hôtel Porto Santo (le premier nom de la ville), en bord de mer, nous accueille avec artifice. Poignée de main du patron, cocktail de bienvenue, discours commercial pour vanter son spectacle à 21h… Nous n’en avons cure, après tant d’heures de voyage, nous préférons dormir. Les chambres sont spacieuses et bien achalandées. Le dîner est correct mais l’animation imposée saoule vite les atteints du décalage horaire. Trois musiciens viennent gratter de la guitare, agiter des maracas ou taper sur des tambours au ras de nos oreilles, tout en chantant Hasta siempre, Che Guevara. La révolution devenue une scie commerciale, on aura tout vu. Mais les Français aiment ça ; ex du Parti ou anciens révolutionnaires en chambre, ils ont « la nostalgie ». Pire encore : le patron fait défiler ses danseuses et ses danseurs, à peine vêtus, comme des bêtes de foire. Il en vante la viande, sans pudeur, comme un maquignon. Les petites sont toutes fières de se faire admirer la taille et les nichons. Elles sont fines et souples, les garçons fort minets, tous Noirs – car plus sensibles aux rythmes ? Cet étalage putassier me déplaît.

Nous dînons d’une soupe aux pâtes et au poisson, de bœuf en ragoût au riz et aux frites de plantains. Le biscuit au blanc d’œuf du final ne me séduit pas. L’animation vespérale annoncée attire les autres un quart d’heure au bord de la piscine. Les jeunes acteurs se trémoussent en rythme et ouvrent la bouche en play-back. Il ne s’agit que d’admirer les corps – peut-être peut-on les acheter pour une heure ? Fort heureusement, cette animation s’arrête à 22h car les chambres ne sont pas insonorisées. Nous avons du sommeil à rattraper et nous ne tardons pas à nous coucher après avoir défait nos affaires pour la première fois depuis Paris. Nous devons rester trois jours dans cet hôtel.

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James Ballard, Millenium People

ballard millenium people

James Graham Ballard tire de son enfance aventureuse une propension à agiter le confort social et à mettre en doute les idées reçues qui est fort réjouissante. Rappelez-vous qu’à 11 ans il s’est retrouvé arraché à ses parents et à sa villa de Shanghai pour être interné trois ans dans un camp japonais. Il en a tiré cet hymne à la vie qu’est Empire du soleil où l’accroche quotidienne à l’existence se mêle à l’éveil de l’adolescence. Steven Spielberg en a tiré un film superbe avec John Malkovitch en salaud égoïste et le jeune Christian Bale en préado irradiant de vitalité.

A 73 ans, J.G. Ballard examine avec son œil anglais la société de consommation des années 60 mûrie par la crise des années 70 et aigrie par l’écart social croissant des années 90. Cela donne Millenium people, les gens de l’an 2000, publié en 2003 et disponible en français chez Folio. Les nouveaux « prolétaires » seraient de vrais bourgeois. Ils ont fait des études, grimpé dans la hiérarchie, se sont installés dans le confort et scolarisent leurs enfants dans le privé. Brusquement, une hausse des taxes de leur résidence cossue de « la Marina de Chelsea » dans le tout-proche Londres, les fait basculer dans la révolte. A quoi sert l’abondance, au fond, sinon à tourner indéfiniment et sans but dans la cage, comme l’écureuil ?

Le cocasse est la reprise des slogans et autres happenings de la fin des années 60, dans ces années 2000 si peu faites pour ça. La page 68 (ça ne s’invente pas !) pose les acteurs : « tous les protestataires étaient les membres bon enfant de la classe moyenne – étudiants pondérés et professionnels de la santé, veuves de médecins et grand-mères fréquentant l’université du troisième âge. » En face, les forces de l’ordre : « Moroses et imprévisibles, les flics avaient une crainte paranoïaque du moindre défi à leur autorité. » Au milieu (et ravis du scoop permanent) les « reporters de la télé (qui) n’étaient guère que des agents provocateurs qui s’efforçaient sans cesse de précipiter les manifestations pacifiques dans l’action violente. » Vous avez la névrose des repus, la psychose des gardiens et la perversion des médias qui veulent à toutes forces « créer » l’événement, surtout lorsqu’il est insignifiant.

Existe-t-elle vraiment, la « révolte des classes moyennes » ? Rien n’est moins sûr. Il s’agit surtout de mouvements d’humeur comme l’enfant qui casse ses jouets… avant d’en racheter d’autres. Il suffira d’ailleurs d’une « baisse de l’immobilier » pour que tout, dans le roman, rentre dans l’ordre. C’est pourquoi il peine à démarrer.

Lotus Elan 1966

Heureusement, le fil conducteur est donné par l’enquête d’un psychiatre sur un attentat à Heathrow qui a tué sa première femme. Cet acte gratuit gidien le turlupine et il n’aura de cesse de s’informer auprès des trublions, de s’infiltrer (sans aucun mandat officiel) auprès des meneurs de la révolte, pour comprendre. Une enquête quasi policière démarre et donne de la vie à ce roman qui n’est pas « prophétique » comme l’écrit sans réfléchir la quatrième de couverture, mais tristement « actuel ». Il tient au sens de la vie dans une société d’abondance, pas à l’abondance elle-même ; à l’insignifiance des êtres empêtrés dans leurs névroses et dont les actes sont tout sauf « gratuits » ; aux mensonges du discours.

Là où l’auteur ne saurait être français est qu’aucun de ses acteurs ne croit un seul instant à ce qu’il accomplit. Pas d’idéologie dans les attentats symboliques, ni de « mission » dans les harangues aux foules, uniquement du pratique et du concret : comment rassembler autour de soi les résidents, comment toucher les médias pour qu’ils en parlent, comment frapper l’opinion pour se faire entendre des officiels. C’est ce ton décalé par rapport à l’incurable « sérieux » du militantisme français qui donne sa légèreté au roman. Un militant est un militaire dont l’uniforme est à l’intérieur, disait à peu près Ambrose Bierce. J.G. Ballard reste foncièrement anarchiste, sa prime adolescence livrée aux Japonais en Orient l’a définitivement éloigné de toute croyance en une quelconque idéologie, comme de toute confiance envers un État bienveillant…

475 pages à dévorer au soleil.

James Ballard, Millenium People, 2005, Folio 2006, 480 pages, €8.46

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Jacqueline Merville, Jusqu’à ma petite

jacqueline merville jusqu a ma petite
L’auteur est femme et ne compte pas en sortir ; contrairement à Beauvoir, elle ne l’est pas « devenue », cela lui est tombé dessus comme un destin. Mais elle a pu choisir d’être ou non conforme à la représentation sociale de son enfance – les années 60. Elle a donc refusé d’être copine, enseignante, mère. Elle aspire au contraire à se libérer des carcans culturels et sociaux, du « ce qui se fait » comme être vertueuse, obéissante, passer un concours, avoir la sécurité, le métier, le foyer, les enfants… Cette régression de la libido sur le moi, Freud l’appelle une « psychose ». Lacan ajoute la forclusion symbolique du Nom-du-Père. Tous des psy mâles, qui utilisent « la science » pour justifier leurs a priori. Mais cette science là n’est qu' »humaine », pas « exacte ». Exister, c’est donc se déclarer contre elle, au moins en-dehors d’elle.

Si Jacqueline Merville évoque l’autre sexe, c’est pour le déplorer : père macho qui ne pense qu’à la chasse, amis machos du père qui ne pensent qu’à la drague « cochonne », collégiens du même âge qui méprisent les filles ou voient en elles des choses inconnues qui font peur, jeune amant fragile mais qui veut absolument un enfant, psychiatre voyeur… Les hommes sont des purges qu’il faudrait ignorer, sauf dans un monde meilleur peut-être. Symptomatique est ce jeune frère dont on ne connait pas le nom, dont on ne sait s’il imite le père par mimétisme en grandissant, ou s’il aime se faire câliner par ses sœurs. Les mâles sont anonymes, poussés par leurs pulsions égoïstes, anti-féminins.

Hantée par la mémoire inscrite dans le corps, jusqu’au délire parfois, jusqu’à l’invalidité administrative en tout cas, le roman (est-ce un roman ?) remonte vers l’enfance. Ou plutôt vers la prime adolescence où le déclic s’est produit. Un collégien tout juste rapatrié d’Afrique du nord, où son père s’était fait égorger dans sa ferme par les fellaghas, écrit à l’encre bleue sur page de cahier d’écolier une lettre à la narratrice. Elle a 13 ans ; lui doit en avoir 14 puisqu’il monte une mobylette. Il lui propose de le rejoindre un samedi à 17h. Pour quoi faire ? Quoi lui dire ? On ne sait pas. La petite prend peur, elle découvre un monde hors de la maison familiale, une culture au-delà de « la vallée » près du Rhône, que d’autres mâles existent que le père, ses copains et son petit frère. Comment faire face avec l’éducation donnée ? « Je viens de la masse, cette forme endormie qui sursaute parfois, comme prise d’un souffle réprobateur et réclamant son dû, sa vie, sa beauté ou se glissant comme un seul corps dans la brutalité. (…) Ce n’est ni la foule, ni une communauté » p.15.

ado 14 ans

Le collégien disparaît après ce rendez-vous manqué et elle en est hantée. Jusqu’à reproduire onze ans plus tard en 4L avec un jeune amant le « voyage » qui aurait pu avoir lieu, les caresses des corps, l’exil en Algérie jusqu’au bord du désert. « Ma gosse » va devenir « ma folle » et brutalement s’effondrer « comme un tas de nouilles » un jour d’octobre dans le couloir de l’école où elle enseigne aux primaires. Elle devient vite « un dossier » avant d’être une définitive étiquette : « invalide, radiée du corps enseignant ». Son corps physique a refusé le corps social, malgré la bonne volonté du concours. Elle n’est bien qu’ailleurs, durant ses voyages, y compris par l’écriture et le dessin, qui sont des voyages aussi mais intérieurs. Malgré le manque de tout au Maroc, « moi je n’y voyais que la haute vie, une escale pour combler un vilain fossé m’appartenant, une douleur, un manque de nature céleste et terrestre. (…) Un manque de nantie » p.184.

Une exilée essentielle, comme Rimbaud, mais qui ne s’est pas convertie comme lui au réel des affaires, préférant rester en poésie.

Ce livre autobiographique, qui n’est intitulé ni roman ni récit, est écrit de façon incantatoire, venu du profond de soi. Ce qui ne va pas sans particularismes de langue, comme cette « ma petite » qui fait le titre du livre. Parler de soi ou de ses interlocuteurs à la troisième personne est plus latin que français, ce qui désoriente.

Ce huitième « roman » de Jacqueline Merville (classement d’éditeur) est aussi un discret hommage à « la Grande Dame » éditrice à Paris, Antoinette Fouque qui vient de disparaître. « Elle m’avait reçue dans son bureau, elle souriait » p.198. Le début d’une longue rédemption qui s’affine avec ce livre. Retrouver soi-même passe par la mémoire.

Jacqueline Merville, Jusqu’à ma petite, mars 2014, éditions des Femmes, 207 pages, €13.30

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Yukio Mishima, Une matinée d’amour pur

yukio mishima une matinee d amour pur

Sept nouvelles sur vingt ans, la première écrite à 20 ans justement. Toutes tournent autour de l’amour – où plutôt (puisque le français amalgame toute la gamme d’un seul mot) – du sexe et du sentiment. La plus belle est probablement la première, la plus subtile la dernière. Entre deux, de bizarres histoires de jalousie, de cruauté, de domination, de gigolo, un pastiche de Médée.

Une histoire sur un promontoire, mise en premier à cause de l’ordre chronologique, sans que l’usage de donner son nom au recueil soit retenu pour le choix français, est une histoire de prime adolescent. Le gamin de 11 ans solitaire et rêveur, qui répugne aux sports, au soleil et à apprendre à nager, a tout de l’auteur. Il a notamment son extrême sensibilité, étonnante pour les mœurs japonaises, qui en fait un marginal irréversible dans cette société rude et hiérarchique, confite en codes et tradition. Akichan découvre l’amour. Non pas le sien, en rapport avec son corps qui commence à se transformer, mais celui d’un jeune couple. Le mythe Mishima est déjà né : tous deux très jeunes, très beaux, plein de santé – mais avec une destinée tragique qui les isole et leur donne comme un halo. Qu’a vu le gamin au pied des falaises, dans le soleil brûlant, face à la mer aveuglante de bleu et le ciel infini ? Ce n’est que suggéré, mais « quelque chose d’incomparablement grand » p.49. La réalisation de l’amour pur, sans aucun doute, invivable, non viable, appelé par l’éternité. Je laisse le lecteur intéressé découvrir cette nouvelle pure et sensuelle comme un texte de Le Clézio. Mishima, comme lui, a bien décrit les émois des jeunes garçons.

Une matinée d’amour pur, qui clôt le recueil, est écrite 5 ans avant son suicide, en pleine maturité. Mishima met en scène deux parties : un couple romantique qui s’est connu à 20 ans et dont l’amour dure encore à 50, et un couple réaliste de mauvais garçon et coucheuse garçe des années 60. Le choc des civilisations joue à plein : idéalisme et matérialisme, délicatesse et rudesse, civilisation et sauvagerie, années 40 et années 60. Qui est le plus dans le vrai de la passion, de ceux qui jouent ou de ceux qui font ? de ceux qui manipulent un théâtre ou ceux qui subissent et usent de leur plastique physique ?

Les autres nouvelles sont inégales, difficile d’en goûter le sel sans connaître Mishima en ses romans. L’écrivain a le chic pour se mettre à la place des personnages, pour jouer leur rôle en en rajoutant un peu, histoire de voir jusqu’où la psychologie peut aller. Ses nouvelles tiennent plus du théâtre que du roman. La palette est diverse et chatoyante. Mes deux préférées restent cependant la première et la dernière du recueil choisi par les traducteurs et mises en français directement du japonais sans passer pour une fois par l’anglais.

Yukio Mishima, Une matinée d’amour pur (nouvelles), 1946-1965, traduit du japonais par Ryôji Nakamura et René de Ceccaty , Folio 2005, 295 pages, €7.79

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Peter Robinson, L’amie du diable

2007 Peter Robinson L amie du diable

Avec Peter Robinson, nous sommes toujours dans le Yorkshire, patrie du pudding qui va avec le rôti bouilli du dimanche. La petite ville d’Eastvale s’assoupit entre son château médiéval, son quartier bobo et ses immeubles populaires agités. Il n’y a pas grand-chose à faire dans une petite ville anglaise. Donc, le samedi soir, les pubs sont pleins. Chacun, de 16 à 78 ans s’y alcoolise à plaisir (en cachant son âge à 16 ans, « tout le monde l’a fait »).

C’est ainsi qu’une fille émancipée, qui adore s’exhiber à moitié nue entre jupe mini et haut très décolleté, décide alors qu’elle a bien bu, d’aller « pisser » (c’est le terme dru qu’elle emploie) dans la ruelle. Elle n’y rencontre pas l’opinel de Renaud, mais bien pire… Dans la journée, c’est une autre femme, malade tétraplégique, qui a été sortie de sa maison médicalisée et emmenée « en promenade ». Elle finira égorgée en haut de la falaise.

Finalement, Eastvale n’est pas si calme. Y rôdent les souvenir des tueurs en série qui adoraient taillader longuement les seins et les pubis après le viol, avant d’enterrer vivantes les victimes à la cave. C’était dans un précédent roman, ce qui aide l’auteur quand son imagination faiblit.

Mais l’essentiel du plaisir de lecture n’est pas là. Peter Robinson est bien originaire du Yorkshire mais cela fait belle lurette qu’il n’y réside plus. Il est au Canada, ce qui permet à son imagination de prendre son essor sans les barrières de la triste réalité. Ce qu’on aime, dans ses écrits, est l’ambiance humaine. Ses flics ont les travers des autres : une enfance difficile, une paternité mouvementée, des amours impossibles.

C’est le cas de l’inspecteur Banks, de l’inspectrice Annie, comme du major Templeton et de la constable Winsome. Ils vivent leur vie durant l’enquête, malgré les horreurs du métier. Chacun ses qualités et ses défauts. Banks adore le vieux whisky et les musiques des années 60. Annie se fait un petit jeune alors qu’elle est bourrée et se retrouve piégée par des photos de portable qui peuvent se retrouver sur fesses-bouc ou YouTube. Templeton est raide devant Winsome, la Noire sexy de Jamaïque, mais celle-ci n’aime pas son genre rentre-dedans. Jusqu’à la commissaire Gervaise qui se met à faire de l’humour salace devant une bière !

En bref, on ne s’ennuie jamais à suivre les personnages et cela fait avaler les 500 pages comme rien. Car il se passe des choses lorsque l’enquête progresse. Les apparences ne sont jamais ce qu’elles ont l’air et enquêter reste aussi passionnant que fastidieux. Pas de dimanche pour les flics, pas de sursis pour les truands. Où le sperme et l’alcool se marient au tabac et au rock pour enfumer le lecteur. Je ne sais combien de pintes, de verres de vin et de godets de whisky sont éclusés dans ce roman, mais il donne soif !

Tout se mettra miraculeusement en place sur la fin, in extremis, et ce ne sera pas beau à voir. Il y a un ton d’observateur désabusé de la condition humaine chez Peter Robinson. Et la petite musique des bonheurs immédiats, profondément humains, à prendre avec reconnaissance quand ils surviennent. Toutes ces petites humanités frustrées, névrosées, mal épanouies… Entre le brouillard et les labyrinthes antiques à la Jack l’Éventreur, l’Angleterre reste bien en elle-même telle que l’éternité la change.

Beauté fatale

Reste Sophia. Ah, Sophia ! « Les conversations se tarirent, les hommes restèrent bouche bée tandis que les femmes se raidissaien» (p.335). C’est curieux, j’aurais écrit l’inverse – mais c’est l’humour anglais. « Ses cheveux bruns étaient lâchement attachés sur sa longue nuque, sa peau olivâtre était lisse et sans défaut. Elle portait un haut vert jade juste assez décolleté pour révéler la promesse d’un buste parfait sans indécence, et un médaillon pendu au bout d’une fine chaîne en argent à son cou qu’elle effleurait de temps en temps du pouce ou de l’index. Ses lèvres étaient pulpeuses et ses yeux, les plus enjôleurs du monde » (p.339). C’est tellement bien dit qu’il faut s’arrêter là. Qui voudra en savoir plus lira ce livre. Il le savourera.

Peter Robinson, L’amie du diable (Friend of the Devil), 2007, Livre de poche, 503 pages, €7.22

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Ian McEwan, Sur la plage de Chesil

ian mcewan sur la plage de chesilSe marier était obligé au début des années 60 pour avoir des relations sexuelles autorisées. Donc on se marie – sans savoir à quoi on s’expose, même s’il est dit qu’on se donne « corps et âme » par le pasteur et « pour le meilleur comme pour le pire » par le maire. Edward et Florence s’aiment, incontestablement : mais l’amour suffit-il à construire un « mariage » ?

Manifestement non. Le roman s’ouvre sur une plage du Dorset, avant la nuit de noce. Edward, jeune historien qui va peut-être se lancer dans les affaires et Florence, violoniste de quatuor très sensible à Beethoven et Mozart, chipotent leurs assiettes de melon cerise confite et de rôti de bœuf sauce brune. Ils appréhendent. C’est pour eux la première fois, malgré leur vingtaine entamée.

Très vite, avec des retours en arrière, le lecteur apprend que l’amour reste éthéré pour la fille, tandis qu’il est surtout physique pour le garçon. Incompatibilité de désirs… Inhibition, répulsion, émotions vont gâcher le plaisir. La nuit n’aura pas lieu et le mariage sera « dissout pour non consommation ». Le simple contact du sperme a rendu hystérique Florence, tandis que le simple contact de la main de sa femme sur ses couilles a fait gicler Edward. S’aimer serait donc une affaire de peau ?

McEwan se met dans le rôle de ses personnages, il leur offre tour à tour la parole, pénètre en eux pour les comprendre. Il distille avec art l’ambigüité de ces années 60 encore victorienne, expliquant l’explosion 1968 de sexe et de tout-est-permis. William Boyd avait déjà abordé la nuit de noce des victoriens coincés, mais sur quelques pages ; Ian McEwan en fait tout un roman. Cette société pudibonde était mortifère. « Qu’est-ce qui les arrêtait donc ? Leur personnalité et leur passé, leur ignorance et leur peur, leur timidité, leur pruderie, leur manque d’aisance, d’expérience ou de naturel, vestiges des interdits religieux, leur anglicité, leur classe sociale, et même le poids de l’Histoire. Trois fois rien » p.108. McEwan sait garder son humour en pointant les tares de son peuple.

Ni Edward ni Florence, nés trop tôt, ne profiteront des années de baise, vingt ans après les années de braise. Ils resteront chacun solitaires, leur amour enfoui mais intact, le sexe impossible. « C’était encore l’époque – elle se terminerait vers la fin de cette illustre décennie – où le fait d’être jeune représentait un handicap social, une preuve d’insignifiance, une maladie vaguement honteuse dont le mariage était le premier remède » p.14.

Ne rions pas trop : cette époque revient au grand galop avec le vieillissement général et la crispation sur les religions. Si même les gais & lesbiens veulent le mariage, c’est que leur jeunesse (insouciante, volage, sensuelle) s’est enfuie ; ils désirent désormais la sécurité comme de petits vieux. La Florence du roman était frigide mais pas barjot ; nous conjuguons aujourd’hui les deux…

Ian McEwan, Sur la plage de Chesil (On Chesil Beach), 2007, Folio 2012, 181 pages, €6.18

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Peter Robinson, Le coup au cœur

2006 Peter Robinson Le coup au coeur

A 55 ans, l’auteur d’origine anglaise s’éclate dans la nostalgie. Il avait 19 ans à la fin de ces années 60 du peace and love ou, plus réaliste, du sexe, drogue et rock’n roll. Lui est passé à côté, plus sage que la moyenne. La jeunesse 69 se rebellait contre la rigidité morale des vainqueurs du nazisme et prônait – contre la vertu du travail, de la famille et des comptes du samedi – l’hédonisme, l’amour libre et l’austérité du partage. Le proverbe dit que si vous vous souvenez des années 60, c’est parce que vous ne les avez pas vécues. En effet, les autres, ceux qui les ont vraiment vécues, ont constamment plané : dans le ventre des filles, les fumées de la marie (juana) et l’acid trip des riffs musicaux.

Cette nouvelle enquête de l’inspecteur Banks, du Yorkshire, entremêle 1969 et 2005. Deux crimes ont été commis qui pourraient être liés. Le premier, jadis, d’une jeune fille férue de méditation et de concerts pop, assassinée au couteau à cran d’arrêt dans un bois alors que jouait Led Zeppelin. Le second, aujourd’hui, d’un jeune homme en journaliste, massacré à coups de tisonnier dans son cottage loué pour une enquête. Au milieu, ce mystérieux groupe pop des Mad Hatters, en référence à cette expression anglaise ‘mad as a hatter’ qu’on croirait sortie d’Alice au pays des merveilles et qui signifie tout simplement : fou à lier.

rock Gibson Les Paul

C’est l’occasion, pour Robinson, de se documenter sur ces années musicales d’une Angleterre qui changeait de monde avec l’irruption à l’âge adulte des baby-boomers. L’occasion aussi de confronter deux inspecteurs, le Chadwick de 1969 et le Banks de 2005, et leurs méthodes d’intuition humaine. On était plus rude en 69, jugeant sévèrement cette ‘année érotique’ qui voyait surtout les garçons profiter des filles, attirées par leur spectacle au micro. Mais 2005 marque l’arrivée de nouveaux ambitieux égoïstes tels la commissaire nouvellement nommée Gervaise et le néo-major Templeton. Ils sont selfish, brutaux et efficaces. Années 2000 névrotiques, bien loin du caporalisme années 60, mais aussi de l’humanisme années 80 de Banks.

Tous ces télescopages font un roman dense, qui explore en profondeur les changements vécus en une génération. Alan Banks contemple son fils Brian qui a fondé un groupe rock et sa nouvelle copine actrice Emilia ; il compare avec les Mad Hatters et leurs groupies vite prises, vite larguées, le tout dans les brumes du LSD. Il se demande comment l’inspecteur Chadwick a mené l’enquête en 1969 et comment il a réussi à trouver un coupable, comment son équipe va le faire aujourd’hui.

Le récit se lit bien, en fragments alternant d’une époque à l’autre, qui s’éclairent mutuellement et donnent du relief à une histoire qui n’en fait au fond qu’une. Voilà un grand Peter Robinson.

Peter Robinson, Le coup au cœur (Peace of my Heart), 2006, Livre de poche 2009, 501 pages, €7.22

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Peter Robinson, L’été qui ne s’achève jamais

2003 Peter Robinson L ete qui ne s acheve jamais

Cette enquête de l’inspecteur principal Banks est la troisième qui fut traduite en français, début 2004. C’est par elle que je me suis introduit dans l’univers de Peter Robinson et que j’ai eu envie de lire les autres. L’été qui ne s’achève jamais est un plus beau titre en français que le titre anglais, banal (Close to home, près de chez soi). Il fait référence à un vers d’une chanson pop d’un auteur tourmenté, inventé par l’auteur, ‘The Summer that Never Was’, que l’on pourrait traduire aussi par ‘la maturité qui jamais n’est venue’. Dans ce roman policier, en effet, meurent deux adolescents de 14 et 15 ans, juste entre l’enfance et la maturité. C’est le ressort de l’intrigue, le mouvement qui permet de saisir une société qui change et qui demeure, l’avidité adolescente à devenir grand et l’égoïsme adulte, identique au travers des diverses modes et idéologies…

Un squelette de jeune homme est découvert au bord d’une route où se bâtit un centre commercial. Un jeune homme au même moment ne reparaît pas chez lui. Le premier était un ami d’adolescence de Banks, le second fils d’un chanteur pop suicidé et d’un top model remariée à un footeux agressif. Le rapport entre eux ? Peut-être aucun, peut-être quelqu’un, « deux enfants perdus dans un monde d’adultes où les désirs et les sentiments étaient plus grands que les leurs, plus forts et plus complexes qu’ils ne pouvaient l’imaginer » p.430.

L’adolescence est fragile, période où la personnalité se construit et se mesure. La société permissive des années 60 engouffrait par camions entiers les magazines porno, le cannabis et les disques vinyles dans les bacs. Années sexe, drogue et rock’n roll que Banks a vécues fasciné, gardant encore en lui les airs de ce temps là. Son fils Bryan vient de quitter ses études pour monter un groupe, avec un succès naissant ; son ami tué, Graham, était coiffé à la Beatles, ce qui était rare pour l’année 1965 restée autoritaire ; l’éphèbe en noir, disparu de chez lui, avait pour père un sosie de Jeff Buckley, drogué et suicidé après avoir abandonné son fils bébé.

guitare ado nb

Malgré les grands mots sur l’État-providence, la fraternité, la protection de l’enfance et autres billevesées, la société n’est pas tendre avec les ados. Trop lâche pour les discipliner, trop bureaucratique pour les guider, trop névrotique pour accepter les liens adultes-enfants autres que ceux consacrés par l’Eglise, la tradition et la loi. Les parents se trompent toujours sur leurs enfants, les adultes ont toujours tendance à les exploiter et leurs pairs ne voient jamais rien, toujours englués dans leurs propres questions. Chacun vit en aveugle et les « amitiés » adolescentes ne résistent que rarement au temps qui passe. Banks en fait l’expérience.

Les deux enquêtes progressent, entrelacées, avec Banks pour seul lien. Ses relations affectives se compliquent, les relations hiérarchiques dans la police en prennent un coup, mais il réussit à prouver à ses propres parents que tout policier n’est pas un valet des dominants.

L’univers tout entier de Peter Robinson est dans ces quelques images. Son flic l’inspecteur Banks est père de famille, époux divorcé, amant occasionnel de collègues. Il aime les gens, la musique et les livres, outre le whisky Laphroaig et les cigarettes, dont il fait une consommation agacée. Il est de sa génération, qui est aussi la nôtre ; il se débat entre les modes et les vices, le système éducatif et les hormones, la vocation policière et les intérêts des uns et des autres. Rien de ce qui est humain ne lui est étranger.

Outre l’intrigue, un beau roman sur la génération ado dans les années 60.

Peter Robinson, L’été qui ne s’achève jamais (Close to home) 2003, Livre de Poche, 540 pages, €7.22

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Oriane Oringer, Brigitte Bardot – A la rencontre de B.B.

Après Anne Sinclair, Claude François et Jean-Paul Belmondo, la journaliste people Oriane Oringer livre un dossier sur le sex-symbol de la France des années 60 : B.B. Prononcez bébé à la française ou bibi à l’anglo-saxonne. C’est une guerrière que cette femme issue d’un milieu petit-bourgeois et découverte à 15 ans par un cinéaste sur un quai de gare. « Libre, sensuelle, insolente, consacrée en Marianne, canonisée par Vadim, Gainsbourg, Godard, Clouzot… Elle est la star absolue » p.134. Les geeks internautes ont même inventé un pseudo en hommage pour leurs happenings : Frigide Barjot. C’est dire la célébrité de celle qui incarna la France des années de Gaulle, la France du baby-boom, la France des Trente glorieuses ! Celle que certains regrettent aujourd’hui…

On peut aimer ou non les idées de la star, lorgnant volontiers sur celles de Marine Le Pen. Elle est de droite, c’est sûr, mais préfère surtout les animaux aux hommes. Blessée dans sa sensibilité, abhorrant l’hypocrisie de la comédie humaine et le machisme de ses maris successifs, elle est absurdement condamnée pour ses propos « racistes ». Est-ce « raciste » de dire que les animaux égorgés souffrent encore pendant plusieurs minutes après l’opération rituelle et qu’il serait « humain » de les étourdir avant ? Qu’une religion demeure archaïque si elle garde des pratiques barbares ? Il y a dans l’antiracisme forcené, idéologique, d’une part des bien-pensants, branchés et bien au chaud dans leurs convictions d’être la Vérité en marche vers le Progrès, une sorte de « racisme » ordinaire, inconscient, qui exclut de fait tous ceux qui ne pensent pas comme eux.

C’est ainsi que l’on déplore le martelage des tombeaux de saints musulmans à Tombouctou – mais qu’on ne veut pas voir la statue de Voltaire voilée depuis fin 2005 dans la cour de la Pyramide au Louvre… Hypocrisie de droite sous Chirac comme de gauche sous Delanoë : Voltaire, auteur du ‘Mahomet’ qui fut un pamphlet contre les Jésuites et contre tous les fanatismes, est mis sous le tapis pour ne pas fâcher les intégristes musulmans. Ces derniers sont à l’islam ce que l’Inquisition est à la chrétienté, c’est-à-dire une dérive sectaire – absolument pas la majorité des Musulmans ! Mais le dire est mal vu. Les bobos qui ne veulent pas d’ennui ni de prise de tête, aiment à se lamenter sur ce qui se passe au loin, sans se rappeler que les révolutionnaires de 1793 ont profané la sépulture des rois de France et coupé la tête aux statues de Notre-Dame – exactement comme les maoïstes idolâtrés par la gauche intello des années 70 et, plus proches, les talibans afghans et les Ansardines maliens. Les bobos aiment à se fâcher dans leur fauteuil – surtout sans rien faire de concret – tandis que leur propre culture est martelée tout autant par les résultats dérisoires au bac (donné chaque année à 8 élèves sur 10 pour ne pas les stigmatiser) que par l’abandon de l’histoire en Terminale (qui n’a dit-on aucune « utilité ») et par l’abandon de l’épreuve de culture générale à Science Po (pour ne pas stigmatiser ceux qui parlent mal le français). Il y a décidément une « bêtise » d’époque, au sens de Flaubert…

Le dossier Oringer sur Brigitte Bardot comprend quatre parties, comme tous les ouvrages de la Collection Privée de l’éditeur (Steve Jobs a été chroniqué sur ce blog). La première est une biographie résumée mais qui se lit très bien, au galop. La suite est un dossier de presse reproduisant des interviews donnée par BB, son thème astrologique (!), enfin des annexes sous forme de phrases culte, d’opinions sur elle, filmographie, discographie, tableau d’honneurs, et bibliographie. Sans oublier un cahier central de photos. Un livre imprimé gros pour les yeux du troisième âge et qui se lira à la plage pour se remémorer cette folle époque.

Oriane Oringer, Brigitte Bardot – A la rencontre de B.B., éditions Exclusif, juin 2012, 255 pages, €19.00 

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Le Clézio, Terra Amata

Article repris par le blog Chaoui40

La littérature, la vie, c’est le même combat quotidien, dérisoire, contre le hasard absurde du temps. Dans ce roman lourd à lire, de cette prose années 60 qui se délecte des « choses » et déchiquette les « actes », le message est pesant. Sur la terre au hasard, je suis né, j’ai grandi, joué à tous les jeux, aimé, parlé tous les langages, dans une région qui ressemblait à l’enfer, j’ai peuplé la terre pour vaincre le silence, j’ai vécu l’immensité de la conscience, puis j’ai fui, j’ai vieilli, je suis mort, et enterré. Fin du plan.

Terra Amata est ce site préhistorique de Nice où, sur une plage fossile, ont été découverts des restes très anciens. Des hommes avaient vécu là, s’étaient parlés, aimés, s’étaient reproduits, avaient vécu l’immensité de leur conscience puis avaient fuis, vieillis, morts. Le personnage principal du roman s’appelle Chancelade, autre homme préhistorique de Charente, humain générique, restes pour musée. La tentative littéraire d’embrasser ainsi l’histoire du monde des hommes au travers des sensations, des états de conscience et des mots – est vaine. Peu lisible aujourd’hui, profondément ennuyeuse. Elle date.

Le lecteur trouve cependant quelques traces de ce qu’il aime chez Le Clézio, des expressions, des scènes, des images. Ainsi sur la beauté, reflet du tragique d’exister : « On ne s’échappe pas. On ne s’en va jamais. Sans cesse, venant de partout à la fois, on est accablé par les coups de la beauté, de la grande beauté cruelle et jouissable. (…) La beauté vous y retrouve toujours et vient doucement, sans pitié, vous arracher pour vous replonger dans le tourbillon vivant » p.19. Le « on » anonyme, de rigueur dans l’écriture des années 60, donne le sentiment d’être agi, rouage dans l’engrenage du destin, microbe absurde jeté là par le hasard. On vit, et seule la beauté peut accrocher à la vie. Qu’est-ce que cette beauté, sinon ce lien entre soi et le monde ? Il suffit de quelques mots pour s’y plonger : « Le petit garçon qui s’appelait Chancelade était assis au soleil, devant la vieille maison. Il était vêtu d’un pantalon de toile et d’une chemise rouge, il avait les pieds nus » p.21. Soleil, maison, pieds nus, petit garçon, ne nous voilà-t-il pas en sympathie toute leclézienne ?

Sauf que le gamin Adrien (le prénom surgit p.63), 4 ans, a la cruauté innocente de cet âge. Il fait un grand massacre de doryphores, tel un dieu tout puissant. Surgit alors l’évidence : « Le destin, l’ignoble destin qui prépare les choses, avait choisi la marche vers ce crime, pour rien, simplement pour que cet acte soit accompli » p.30. Plus tard, à 12 ans, étendu nu sur les galets, il se sentira soi : « Les yeux fermés, sourd aux bruits qui venaient de la plage et de la mer, le petit garçon vivait entièrement dans sa peau révélée par le soleil » p.43. On ne se sent exister que par les sensations. Surtout quand on découvre l’autre. Adrien rencontre une petite fille et ils s’étreignent, se chatouillent, encore innocents, sans désirs autres que vagues, tout à leurs sensations.

Adulte, il subira le vertige de la conscience sans commencement ni fin, celle qui effrayait tant Pascal qu’il lui donnait le nom de Dieu. Le Clézio l’apostrophe sous le nom de « Jacques Loubet » pour la rendre plus présente. « Aussi loin qu’il regarde, il n’y a que son regard qui se répercute dans le vide et revient sur lui-même. Corps et esprit, tout est tendu à la limite du possible, pris par le vertige de la conscience. Paralysé, vidé, anéanti. Et pourtant, dans tout ce royaume désert dont il est le centre, le regard vit et se nourrit de lui-même. Il n’y a rien à faire pour oublier ou pour se libérer » p.81. Le silence des sphères est infini, nul ne percera jamais le rempart de l’inconnu. « Tout ce qui était, était là. Il fallait jouer, bouger, penser sans cesse, avec toutes ses forces délirantes et contradictoires. Il fallait continuer l’aventure commencée un jour, sans le vouloir, dans la douleur du déchirement. Donner son nom à chaque chose, signer chaque événement, chaque passage, avec toute la haine et tout l’amour dont on était capable » p.87.

Reste le jouir. Et l’enfant vient comme conséquence, qui vous ressemble et vous pousse vers la mort, avide à son tour d’agripper la vie par la beauté. Machine de l’existence, tout comme cette foule qui pense pour vous et vous avale dans son bruit et sa fureur. « Oui, quelque part, il y avait cette espèce de conscience totale, qui travaillait ainsi pour personne, et qui ne reflétait plus les choses, mais était les choses elles-mêmes ; le monde en train de vivre, sans heurts, sans morts, continuellement, année après année, siècle après siècle, jamais né, jamais finissant » p.154. Et c’est ainsi qu’on fait l’amour (p.178). Chaque personnalité participe au grand tout comme rouage. « Chacun avait sa place, et jouait au jeu sérieux de la vie et de la mort, pour essayer de comprendre l’immense mensonge qui déferlait » p.185 Le livre continue l’auteur après sa mort, « la pensée, l’acte, demeurent » p.270. Même si vous ne comprenez pas le sens de tout ça, vivre, aimer, écrire. « Je ne suis qu’un acteur qui ne sait pas ce qu’il joue » p.271.

Vieux, Chancelade ‘comprend’ le sens de l’existence ; il le livre à une jeune femme de hasard, à l’arrêt de bus : « Je vais vous dire, pendant qu’il est encore temps… Vivez chaque seconde, ne perdez rien de tout ça. Jamais vous n’aurez rien d’autre, jamais vous – Il hésita un peu : Jamais vous ne recommencerez ça… Faites tout… Ne perdez pas une minute, pas une seconde, dépêchez-vous, réveillez-vous… » p.239 Carpe diem !

Jean Marie Gustave Le Clézio, Terra Amata, 1967, Gallimard collection L’Imaginaire 2006, 273 pages, €9.02

Les livres de Le Clézio chroniqués sur ce blog

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Le Clézio, Le procès-verbal

A 23 ans Le Clézio entrait en littérature avec le prix Renaudot et l’ambition de se situer dans le Nouveau Roman. Les descriptions des ‘choses’ à la Robbe-Grillet y abondent (p.69, 72). Il était de son époque, bien revenue de l’idéalisme de la Résistance, hantée par la Bombe et tourmentée par les dernières braises des guerres coloniales. Ce pourquoi son personnage – qui est une version de lui-même – erre entre l’absurde comme L’Etranger de Camus, l’embrigadement social du Procès de Kafka et le Néant théorisé de Sartre.

Le titre complet paraît p.219 : « Procès-Verbal d’une catastrophe chez les fourmis ». Le Larousse 1959 apprend qu’un procès-verbal est une « pièce établie par un fonctionnaire, un agent assermenté, et constatant un fait, un délit. » Tout Le Clézio est là, pour son œuvre entière : à cette société qui révère la Connaissance et s’y enferme, à ces hommes qui aménagent volontairement leur propre univers formaté fonctionnaire, mécanique et télé, à cette existence vouée à la répétition et au futile – l’auteur est irrémédiablement étranger. « Nous sommes tous les mêmes, camarades. Nous avons inventé des monstres – des monstres, oui. Comme ces postes de télévision ou ces machines à faire les glaces à l’italienne, mais nous sommes restés dans les limites de notre nature » p.244.

Adam est son personnage, premier et dernier homme. Premier parce qu’il se met à l’écart pour renaître et dernier parce qu’il est bien le seul à le désirer. Il a la tentation du prophète, méditant sur les bêtes avant d’aller prêcher aux hommes qui se moqueront de lui. Mais nous sommes un siècle plus tard et l’organisation sociale a le maillage bien plus fin et plus solide que du temps de Nietzsche. Il sera plutôt « Adam Pollo, martyr » comme il signe ses cahiers d’écolier p.228. La France des années 1960 est un matelas mou que même le bouillonnement de mai 68 ne suffira pas à changer. Adam porte le nom saugrenu de Pollo – le poulet en espagnol – peut-être une référence à l’anglais ‘chicken’ qui signifie couard. Le Clézio parle très bien ces deux langues.

Dans ce premier roman paraît son frère, ici nommé Philippe, lui tout à fait dans les normes sociales, qui disparaîtra ensuite de l’œuvre (par exemple dans ‘Onitsha’). En 18 chapitres de A à R, Le Clézio campe le personnage du « fou », celui qui sort du service militaire (p.235) conçu comme l’embrigadement social extrême. Vivant autrement que tout le monde – « violation de domicile, vagabondage, attentat à la pudeur » (p.256) – il est hué par la populace qui hait ce qu’elle ne comprend pas. Cette populace, il la décrit férocement : « Innocents et ignominieux à la fois, les deux yeux brillaient follement au fond de leurs trous, pris par la folie multiple comme des billes dans un filet de ficelle. Voilà qu’ils avaient composé, eux tous, un agglomérat de chair et de sueur humaines, d’aspect indissoluble, où plus rien de ce qui était compris ne pouvait exister. » p.253

L’univers leclézien est autre, il court toute son œuvre future, et il est résumé magistralement p.17 de ce premier roman : « C’est drôle. Je suis sans arrêt comme ça, au soleil, presque nu, & quelquefois nu, à regarder soigneusement le ciel et la mer. » On notera l’afféterie du ‘&’, maniérisme de jeune auteur années 60 à la propension pagineuse et verbeuse. Le Clézio se corrigera très vite de cette mode Lacan. « Pour quelqu’un dans la situation d’Adam et suffisamment habitué à réfléchir par des années universitaires et une vie consacrée à la lecture, il n’y avait rien à faire, en dehors de, penser à ces choses, et éviter la neurasthénie » p.22 (la ponctuation très particulière de l’auteur est ici respectée). La société collet-monté exige d’être boutonné – tout le contraire de Le Clézio qui préfère le dépoitraillé garçon et la nudité d’enfance : « je n’aime pas les boutons » p.277.

La douleur adulte de la sensation est aussi un thème leclézien récurrent : « et lui, et chaque sensation de son corps exaspéré, qui amplifiait les détails, faisait de son être un objet monstrueux, tout de douleur, où la connaissance de la vie n’est que la connaissance nerveuse de la matière ». Tout le contraire des gamins qui vivent le présent comme il vient, tout entier et à fond : « Leurs enfants n’avaient pas cette mollesse. Ils étaient au contraire petits, nains, sérieux ; ils se groupaient au bord de l’eau et, laissés à eux-mêmes, s’organisaient pour bâtir et racler le gravier » p.31 Une société en réduction, affairée et conviviale, qui ne se pose pas de question. Les enfants justement, l’auteur y revient à la fin, dans les explications embrouillées de son personnage aux étudiants de psychiatrie : « Oui, c’est vrai, ils sont assez sociables. Mais en même temps ils recherchent une certaine – comment dire ? – une certaine communicabilité avec la nature. Je pense – ils veulent – ils cèdent facilement à des besoins d’ordre purement égocentrique – anthropomorphique. Ils cherchent un moyen de s’introduire dans les choses, parce qu’ils ont peur de leur propre personnalité » p.279.

Les adultes sociaux des années d’État-providence ont en revanche la maladie de la logique, de la domination au carré du monde : de la mise en cage des fauves et des déviants (p. 90 sur le zoo) ; l’idéal fonctionnaire de la fourmi (le mot figure p.219). Les non-conformes sont médicalement redressés, habillé de pyjamas rayés comme des bagnards ou des déportés, relégués en camps de travail où ils doivent faire le ménage, le jardin, et être les objets d’expérience des étudiants en psy – ingénieurs sociaux des âmes.

La pièce de l’asile où il est enfermé a « un aspect familier, assez familial, pour tout dire soulageant. C’était profond, et dur, et austère. Tout particulièrement les murs avaient un relief froid et réel. (…) Il y avait un jeu implicitement engagé : un jeu où il fallait que ce fût lui qui s’adaptât, lui qui se pliât, et non point les choses » p.261. Un lieu de clôture (p.262), mathématisé, où chaque angle a sa place comme les raies sur le pyjama (p.264), où l’existence est une règle (p.266). La métaphore monte d’elle-même p.282 : « Compte tenu de l’inconfort, que pouvait procurer, en cette société, un pyjama rayé, des cheveux trop courts, presque rasés, et l’air général de froidure qui régnait dans l’infirmerie, Adam ne s’en sortait pas trop mal. »

Nous sommes entre Orwell et Treblinka. La ponctuation – mal placée – est au rythme du souffle : la plupart des fragments de phrases sont des moitiés d’alexandrins. Le littérateur veut faire entrer le lecteur en sympathie par le rythme, les mots, les descriptions empathiques de sensations. L’écriture Le Clézio est cela : la minutie hors des carcans classiques, la peinture toute nue des choses, des affects et des êtres, pour travailler la réalité sans complaisance. Écrire, c’est communiquer, pas sortir une thèse philosophico-politique (tellement à la mode dans le monde « engagé » des années 60 !). « On croit toujours qu’il faut illustrer l’idée abstraite avec un exemple du dernier cru, un peu à la mode, ordurier si possible, et surtout – et surtout n’ayant aucun rapport avec la question. Bon Dieu, que tout ça est faux ! Ça pue la fausse poésie, le souvenir, l’enfance, la psychanalyse, les vertes années et l’histoire du Christianisme. On fait des romans à deux sous, avec des trucs de masturbation, de pédérastie, de Vaudois, de comportements sexuels en Mélanésie, quand ce ne sont pas les poèmes d’Ossian, Saint-Amant ou les canzonettes mises en tabulatures par Francesco da Milano » p.303.

Le Clézio hait les psy et le faux savoir qu’est pour lui la psychanalyse (tellement à la mode dans le monde freudo-lacanien des années 60 !). « C’est ce que je n’aime pas avec vous. Vous voulez toujours introduire partout vos satanés systèmes d’analyses, vos trucs de psychologie. Vous avez adopté une fois pour toutes un certain système de valeurs psychologiques. Propres à l’analyse. Mais vous ne voyez pas, vous ne voyez pas que je suis en train d’essayer de vous faire penser – à un système beaucoup plus grand. Quelque chose qui dépasse la psychologie » p.300. Est-ce expérience personnelle ? Lui se verrait un peu schizophrène, comme son personnage, alors que le psy assène doctement « délire paranoïde systématisé » p.287. Avec les inévitables et freudiennes « anomalies de la sexualité » pour faire bonne mesure. Le Clézio se moque de ces abstracteurs de quinte essence aussi nuls que les médecins de Molière.

Dans ses œuvres futures, il ne changera pas d’avis. D’où cette remarque qui en dit long sur la société française des années 60 : « Il va dormir vaguement dans le monde qu’on lui donne ; en face de la lucarne, comme pour répondre aux six croix gammées des barreaux, une seule et unique croix pendille au mur, en nacre et en rose. Il est dans l’huître et l’huître au fond de la mer » p.314. Le monde est quadrillé, les âmes formatées, la société organisée – et les psys sont comme les flics et les profs : des gardiens de la Norme sociale. Dormez, bonnes gens, le fascisme fonctionnaire de l’État-providence veille sur vous !

Ce Procès est lisible, un peu ennuyeux parfois, d’un nihilisme daté qui n’a pas l’universel de Kafka, avec des préciosités de jeune auteur. Mais toute l’œuvre du futur prix Nobel  s’en trouve enclose, ce qui vaut le détour !

Le Clézio, Le procès-verbal, 1963, Folio 1991, 315 pages, €6.93

Les livres de Le Clézio chroniqués sur ce blog

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Simone de Beauvoir il y a 25 ans

C’était au temps de l’ordre et des « vraies jeunes filles ». Simone naquit en 1908 et conte à l’âge de 50 ans son histoire. « Je suis née à 4 h du matin » le 9 janvier : début de siècle, début d’année, début de jour. Avec elle commence son existant : elle se crée. « On ne naît pas femme, on le devient », dira-t-elle plus tard en paraphrasant Érasme. L’existentialisme définit l’être humain par l’action. Simone doit s’extirper de son milieu – bourgeois – pour acquérir une liberté d’intellectuelle en pensant par elle-même, en même temps qu’une liberté économique en travaillant – un temps – comme professeur de philosophie.

« Mémoire d’une jeune fille rangée » a fait jaser. En ces années où la femme française dépendait de son mari – Napoléon l’avait voulu ainsi dans le Code Civil 1803, être célibataire, salariée, intellectuelle et amante libre avait tout du sulfureux ! Curieusement, c’est « Le deuxième sexe » qui rendra Simone célèbre, plus que le sillage de Sartre. Et, ruse de l’histoire, ce n’est pas pour ce pamphlet besogneux de féministe qu’on la lit encore. « Le deuxième sexe » est pesant, épais, et déjà furieusement daté. En revanche, tous les livres de mémoires restent de grand intérêt. L’auteur y apparaît vivante, intellectuelle mais plus accessible que Sartre, amoureuse mais ayant beaucoup les pieds sur terre.

Simone passe sa petite enfance entre une mère lointaine et un père souvent absent. Un peu plus grande, « une abondante famille me garantissait mon importance » p.14 A 3 ou 4 ans, elle a des crises de rage, courantes chez les petites filles. Mais, sur le retour, elle les surdétermine pour bâtir son personnage : « en partie par une vitalité fougueuse et par un extrémisme auquel je n’ai jamais tout à fait renoncé » p.18 Elle dit son père déclassé, persuadé d’être aristocrate mais ruiné par les emprunts russes. Simone n’est pas un garçon mais a réagi contre son père comme si elle en était un. Elle en prend systématiquement le contrepied : anti-frivole, vouée aux études, méprisant les « affaires » et le « paraître » social, ignorant la maternité et la famille. Elle méprise un peu sa mère, qu’elle dit être une pieuse bourgeoise élevée aux « Oiseaux » (fameux couvent parisien). Mais sa génitrice a laissé son austérité à sa fille : « Toute mon éducation m’assurait que la vertu et la culture comptent plus que la fortune » p.67 Simone a une sœur cadette, sur laquelle elle est heureuse d’« avoir une prise réelle » p.63 en jouant à la maîtresse. Névrose classique d’époque autoritaire : Simone se fantasme en sainte Blandine, se pâmant la tunique déchirée aux pieds du maître brute qui pardonne…

Heureusement, la lecture était là. « Les livres me rassuraient : ils parlaient et ne me dissimulaient rien ; en mon absence, ils se taisaient ; je les ouvrais, et alors ils disaient exactement ce qu’ils disaient » p.70 Phrase étonnante, phrase d’intellectuelle, phrase d’époque. Qui le comprend aujourd’hui ? Et pourtant… Les livres étaient la Raison, le contrepied de la campagne que Simone adorait avec sensualité : « le réveil des prairies », « les rumeurs de l’été », « le parfum des fleurs », « l’odeur du regain », « de la paille et du foin ». On ne parle pas du corps – pas convenable – mais évoquer les parfums est poétique et permis. Jusqu’à 16 ans, elle reste « une oie blanche » mais tombe amoureuse à 10 ans d’une Zaza de son âge, spontanée, audacieuse et naturelle – tout ce qu’elle voudrait être. Pied de nez à l’histoire, ce coup de foudre l’a révolutionné en octobre 1917 !

Un jour, elle ne croit plus en Dieu et se le dit « sans grand étonnement » p.190. Elle découvre sans angoisse la solitude « au milieu de l’éther aveugle » p.192 La littérature l’attire, afin d’être sa propre cause et sa propre fin, mais surtout la réflexion – donc la philosophie. Elle y rencontre Sartre par la bande en 1929 – année de la Grande Dépression. Herbaud, copain de Sartre lui trouve un surnom : Castor. Beauvoir est en effet ‘beaver’ en anglais, animaux qui « vont en bande et (qui) ont l’esprit constructeur ». Les Normaliens la fascinent : « ils dégonflaient impitoyablement tous les idéalismes, ils tournaient en dérision les belles âmes, les âmes nobles, toutes les âmes et les états d’âme, la vie intérieure, le merveilleux, le mystère, les élites ; en toute occasion » p.470 Avec Sartre, Simone se trouve. « C’était la première fois de ma vie que je me sentais intellectuellement dominée par quelqu’un »p.480 Et elle aime ça, on ne le dit pas assez… Elle en souffrira, ce qu’elle décrira dans « L’invitée » (1943) : jalouse, soucieuse de reconnaissance, souffrant des passions bien humaines.

C’est cette rectitude à se voir telle qu’elle est qui la rend sympathique. Simone n’a pas tout dit, mais assez pour apparaître « authentique ». Bourgeoise déclassée compensant par des études universitaires une fortune qu’elle n’héritait plus ; passionnément intellectuelle jusqu’à cautionner des paranoïas politiques comme le communisme après 1956 (l’écrasement par les chars soviétiques de la révolte de Budapest) ; mais sans cesse entraînée à penser, tirée par Sartre qui s’est beaucoup trompé – avec conviction – mais qui « s’intéressait à tout et ne prenait jamais rien pour accordé ». J’ai lu Simone bien après Sartre, mais la statue du Maître m’a lassé tandis que la vitalité de sa compagne continue d’irriguer mes pensées.

Simone de Beauvoir, née il y a 103 ans, morte il y a exactement 25 ans, mémoires :

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Brice Pelman, Attention les fauves

Article repris dans Medium4You.

Pierre Ponsard a toujours eu peur des enfants. C’est pourquoi peut-être il a pris le pseudonyme de Brice Pelman pour dire du mal d’eux dans des romans policiers populaires. Courts, secs, aux caractères tranchés, ses romans se lisent d’un trait, entre deux trains. Ce sont des romans de gare. Il en a écrit au moins 63 en quelques quarante ans. Ce Niçois né à Casablanca est considéré comme une star du polar des années 1970.

Il met en scène des personnages de caricature, ancrés dans leur statut « éternel » de la France d’alors. Un pays qui n’a pas bougé depuis l’origine de la République, peut-être. Il y a le gendarme qui roule les rrr et aspire à son pastis bien frais du soir ; la grenouille de bénitier au doux nom de Josepha qui surveille tous ses voisins et les racole pour l’église ; l’instituteur en blouse grise et aux mains de craie qui aime les enfants qui lui sont confiés tout en étant sévère sur l’accord des participes ; le riche entrepreneur qui s’est fait tout seul, sanguin et brute ; l’épouse frigide qui a toujours « la migraine » quand il s’agit de faire la chose ; la mère veuve, qui traduit des romans pour Paris, et que le petit monde de province juge « indigne » et aux « idées avancées ». Et puis il y a les enfants.

Ce sont deux onze ans, garçon et fille, faux jumeaux. Ils sont dans leur monde et ce qu’ils ne veulent surtout pas, c’est aller en pension. La nostalgie des ‘Choristes’ ne tient pas face à la réalité des collèges fermés gardés par de vieilles filles confites en religion – les « vrais » collèges de la réalité des années 1970. Les enfants sont capables de tout, croit l’auteur, surtout après 1968 où ils se sont « émancipés », dit-on. Face d’ange et âme de démon. Ou plutôt d’indifférence, comme la société d’alors figée en statuts et en représentations, qui ne voit que l’apparence.

Tout le roman est donc fondé sur l’apparence. Du voisin venu parler de la départementale au faux amour qui devient viol meurtrier, de la découverte par les enfants du corps étranglé jusqu’à leur décision de ne rien dire à personne, de l’angine inventée de la mère à son départ en voyage, des adultes menés en bateau ou dans un puits. La respectabilité craque, chacun se révèle tel qu’il est : des mains d’étrangleur, une obstination de vieille bique, la haine de tante qui croit avoir des droits, l’homme pressé polytechnicien qui se débarrasse des enfants en les appelant ses « anges ».

Les caractères sont sommaires, l’écriture basique, la construction au fil de la plume. Ces enfants sont-ils de vrais enfants ? Leur absence de sentiments et leur jeu de rôle apparaît bien fabriqué, mais qui sait… Son public d’auteur est primaire et il le sait, son succès d’époque vient de là. Il est oublié aujourd’hui. Fallait-il le rééditer ? La collection ‘Noir rétro’ est faite pour ça, qui reprend les succès de ‘Fleuve noir’. Mais Brice Pelman écrit en série comme sortent les autos des chaînes ou les appartements de béton de ces années là. Nous replongeons dans une France archaïque, celle des fameuses Trente glorieuses tant regrettées, dit-on. Et nous ne sommes finalement pas mécontents d’avoir évolué…

Reste que l’on ne s’ennuie pas à lire cette courte série qui ne dépasse guère les 180 pages imprimées gros. L’impression de lire un roman d’adolescent : de l’action, presqu’aucune description, pas de psychologie sauf à la serpe et une intrigue intrigante. Pour les nostalgiques qui voudraient savoir ce qu’étaient la France et les Français il y a trente ans seulement.

Brice Pelman, Attention les fauves, 1981, Noir rétro Fleuve noir Plon, 2010, 180 pages, €8.55

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