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Hervé Bazin, Au nom du fils

Parce qu’il est décédé en 1996 et qu’il décrit les années 50 et 60, Hervé Bazin est bien oublié aujourd’hui. Il aborde pourtant les questions cruciales de la famille et des relations humaines, ici la paternité. Il a eu sept enfants, garçons et filles, dont cinq avant la parution du roman, écrit à 48 ans. Il sait donc ce que c’est d’être père.

Daniel Astin est docteur ès lettres mais n’a pas passé l’agrégation ; il obtient cependant un poste de professeur de français au collège de Villemomble. Marié avec Gisèle, l’amour de sa vie, il ont eu deux enfants, des jumeaux, Michel et Louise. Puis est venue la mobilisation de 1939, la guerre éclair et la défaite ; Daniel est prisonnier en Allemagne jusqu’en 1945. Lorsqu’il revient, sa femme est morte dans un bombardement et sa belle-mère Mamette rescapée, handicapée des jambes ; les enfants, comme leur tante Laure, sont indemnes. Mais la famille compte un garçon de plus, Bruno, né en 1940, probablement pas de lui.

C’est donc un père veuf qui doit faire avec le destin et élever les trois enfants de 8 et 5 ans jusqu’à leur majorité. Il est aidé par Laure, leur tante qui s’est attachée à eux et qui habite juste en face avec Mamette, eux côté pair, elle côté mair comme disent les gamins. A 20 ans, elle n’a pas de vie personnelle ; elle fait la navette entre les deux maisons pour cuisiner, laver, doucher et raccommoder la nichée et le mari qui travaille. Pour les enfants, elle est leur mère d’adoption ; pour Daniel, une tante dévouée et une bonne. Car Daniel Astin n’éprouve pas pour elle d’amour, juste de l’attachement ; il aime une Marie, condisciple de faculté et prof de lettres comme lui, qu’il retrouve après-guerre dans son collège (on disait lycée à l’époque). Ils se voient souvent, finissent par coucher ensemble, elle vierge encore à 40 ans. Mais les enfants ne l’apprécient pas, pas question de se marier – quand on est père, on se doit aux enfants d’abord. Et quand il se seront envolés du nid, ce qui arrive assez vite, il sera trop tard. Daniel se mariera avec Laure – naturellement.

Le problème de Daniel Astin est le petit dernier, Bruno. Il pressent qu’il n’est pas de lui et en aura confirmation aux 17 ans du garçon, au vu de sa carte de donneur de sang – les groupes sont héréditairement incompatibles. Gisèle avait en effet travaillé comme secrétaire d’un homme politique juste avant-guerre et elle découchait souvent. A 11 ans, Bruno est insupportable, rebelle, il a de mauvaises notes en sixième. Un zéro en français fait déborder le vase : comment peut-on avoir zéro en français ? Daniel est en colère et le gamin, qui faisait sa gymnastique du matin, prend peur. « Le petit fuit devant moi, pieds nus et torse nu » – telle est la première phrase du livre. Cette vulnérabilité et cette vitalité mêlée émeuvent plus le père que les regards curieux et juges des voisins et voisines qui clabaudent. Les fuites de Bruno devant son père sont de plus en plus fréquentes. « Veux-tu donc faire croire à tout le monde que je te brutalise, que je n’aime pas mes enfants ? (…) – Tu m’aimes, bien sûr, mais tu m’aimes moins » p.17

C’est la révélation de l’inconscient pour le père. Bruno n’est pas de lui et il le délaisse, sans vraiment le vouloir ; il fait son devoir, mais sans plus. Les jumeaux aînés sont plus brillants, à 13 ans Michel est bon élève, sportif et bûcheur, sûr de lui et sans problèmes – il réussira Polytechnique ; Louise vit sa puberté comme une chatte, affective et dénudée – elle ratera trois fois son bac et deviendra mannequin à succès. Bruno se sent comme le vilain petit canard. Dès lors, cette scène primitive va changer Daniel. Cet enfant qu’il n’a pas fait, pas voulu, il va devoir l’adopter, l’apprivoiser. Cela prendra plusieurs années mais un véritable attachement naîtra entre eux, plus qu’avec les autres. Bruno sera « le » fils, celui qui a le plus besoin et dont on prend un meilleur soin. Mamette et Laure approuvent, elle trouvent que Daniel Astin est un « homme bien ». Il sait faire avec ce que le destin lui donne.

Le meilleur sont les vacances, passées en bord de Loire à l’Emeronce, propriété qu’Hervé Bazin occupe lors de l’écriture du roman. Les enfants y sont au naturel, sans les contraintes de l’école, des transports, des copains et des vêtements. « Nymphe un peu dégoûtée et surtout soucieuse d’extorquer de l’ambre au soleil, Louise fredonne et pigeonne, sans cesse rajustant son pointu soutien-gorge. Michel, ce bel éphèbe dont le caleçon de bain n’altère pas l’éternel sérieux, accorde toute son attention aux bouées du grand chenal. (…) Bruno, quasi nu, scrute le secteur avec une attention d’Indien maigre, comme si en dépendait sa subsistance » p.87. Ils ont 16 et 13 ans. La barque chavire car tous se penchent d’un coup du même côté pour voir les barbillons. Le père laisse Michel nager, il sait très bien, Louise se dépatouiller, elle est assez grande, et attrape Bruno, le petit dernier. Pourtant, il sait un peu nager. « Il a pris le plus près », excuse Laure ; il a sauvé le coucou, pense la grand-mère. Bruno sait dès lors que son père l’aime autant et plus « moins » que les autres, comme il le disait. Il est devenu vraiment son fils. Mamette résumera un peu plus tard : « On déteste les épinards, on se force, on s’habitue, on y prend goût, on ne veut plus que ça… » p.178 Astin le narrateur dira : « En Bruno, j’ai accepté, puis découvert puis exalté un fils » p.190.

L’émotion affleure dans cette page où Daniel parle de la paternité contre M. Astin le pédagogue : « C’est mieux qu’il ne me soit rien, qu’il soit le champi, le gratuit, et en même temps ce qu’il m’est. (…) Il m’était réservé de l’être comme je le suis de toi, petit, il m’était réservé d’être cet homme qui, des années durant, s’est trouvé enceint de ta tendresse, qui, des années durant, forçant la nature, dû accoucher de toi. Non, tu n’es pas de mon sang. (…) Tu n’as pas mon sang, tu as eu plus : la filiation de la dilection. Aucun être sur terre ne m’a tant fait souffrir ni tant donné de joie. Aucun n’est plus proche de moi. Aucun, surtout, ne m’a mieux reconnu. (…) Nul n’est vraiment père que son fils n’a reconnu pour tel » p.288. Pourtant, il faudra qu’il accepte de voir ce fils se détacher de lui en passant un concours, se mariant, faisant un bébé. C’est la loi de nature. Maladroit, passionné, scrupuleux, Daniel Astin est touchant et grave.

Aujourd’hui la bâtardise n’est plus aussi socialement méprisée, les familles « recomposées » font des paternités multiples ; mais le lien demeure, plus ou moins fort selon qu’il y a besoin – ou envie. Être père n’est pas de nature, mais de culture. C’est un choix réciproque, un apprivoisement qui se transmute en affection, puis en lien filial.

Hervé Bazin, Au nom du fils, 1960, Livre de poche 1978, 381 pages, occasion €0,01

Hervé Bazin, Portraits de famille – Vipère au poing, La tête contre les murs, Qui j’ose aimer, Au nom du fils, La matrimoine, Omnibus 2011, 1184 pages, €28,00

Les romans d’Hervé Bazin déjà chroniqués sur ce blog

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Hervé Bazin, Lève-toi et marche

Trop connu comme auteur de Vipère au poing, récit romancé de sa mère toxique, Hervé Bazin mérite d’être relu pour d’autres romans sociaux, dont certains sont déjà chroniqués sur ce blog. « Lève-toi et marche » est une formule tirée de l’Évangile de Jean (5 1-13). Elle est prononcée par Jésus au paralytique professionnel qui hante la piscine à cinq portiques de Béthesda sans jamais s’y plonger. L’homme est enfermé dans son mal comme dans la tradition depuis 38 ans. Nombre symbolique qui rappelle (exprès) les années que le peuple juif a passé à la frontière de Canaan par manque de foi et de volonté d’oser. « Veux-tu être guéri ? » demande Jésus au paralytique installé dans son infirmité.

Constance, atteinte d’une paralysie des jambes et qui a perdu presque toute sa famille dans un bombardement (anglais) de la guerre, a perdu aussi la foi. Mais elle est pleine d’énergie vitale et de volonté. Elle « veut », elle « en veut ». Aussi, dès le premier chapitre, le lecteur la trouve roulant dans son fauteuil à manivelle jusqu’au bord de la Marne pour s’y plonger et tenter de nager – allusion transparente à l’Évangile de Jean… Au grand dam de son copain Luc, amoureux transi depuis son adolescence normale, qui la couve et la ramène à la maison, nue et frissonnante sous sa robe légère.

Mademoiselle Orglaise n’est pas tendre avec ceux qui se laissent aller. Dont Luc le premier, enfermé dans sa routine d’amoureux éternel, d’artiste méconnu, de vivoteur à la petite semaine. Profitant d’une circulaire du lycée invitant à réunir la promotion du bac dix ans après, Constance, qui n’est pas allée au lycée de garçons, organise la réunion de sa propre initiative. Elle prend prétexte de son frère qui en faisait partie, décédé d’une tuberculose pendant la guerre, pour se donner une légitimité.

La réunion ne donne pas grand-chose, chacun ressassant les souvenirs scolaires et se regardant en chien de faïence. Certains ont réussi, profitant des trafics générés par l’Occupation, d’autre pas. Elle va dès lors les asticoter à coup de circulaires qu’elle tape et ronéote elle-même à la maison, auprès de sa tante Mathilde qui gagne sa vie par ce travail pour les commerçants en mal de publicité. Elle songe à une société d’entraide entre anciens sans trop savoir où elle va.

Mais, de visites en coups de téléphone, elle parvient à faire se rencontrer les uns et les autres, à trouver un poste à Luc, un investissement à Serge, un tournage à Catherine (en même temps qu’un amant – le septième), une mission en Afrique au pasteur Pascal, des activités au père Roquault et un bébé à Berthe, la mère indigente d’un petit garçon handicapé de 5 ans, Claude. Enfant que l’assistante sociale a confié à Constance la journée pour que la mère puisse travailler, et qu’elle a fini par aime, enfant qu’elle laissera à tante Mathilde qui, sans lui, n’aurait plus personne après la mort de Constance, enfant que sa propre mère abandonne car elle se marie avec un mâle qui ne veut pas de « l’avorton ».

Car Constance se meurt, bout par bout, atteinte de syringomyélie, ou cavités dans la moelle épinière Les extrémités deviennent insensibles, les articulations s’enflamment, les doigts se nécrosent, la paralysie gagne peu à peu tout le corps – jusqu’à l’asphyxie mortelle. Mais Constance aura vécu, elle ne se sera pas laissée faire par la maladie, le destin ou par ce Dieu qui n’existe semble-t-il que pour les forts et les bien-portants. Elle n’a pas besoin des prêches du pasteur pour aller vers les autres et insister à les faire sortir d’eux-mêmes, de leur routine, de leur frilosité. Même lui, homme de Dieu, en est remué, confit jusque-là dans le fonctionnariat de la religion, lisant des prêches tout faits, prononçant sans cœur les formules de circonstance, officiant selon les rites mais sans ferveur.

Comme quoi l’orgueil personnel d’être peut se conjuguer à la générosité pour les autres tant, sur cette terre, tout est mêlé de « bien » et de « mal ». Car seul l’esprit biblique sépare les deux comme s’ils étaient des essences platoniciennes. Le miracle est un mythe pour bonnes femmes ; la volonté est à la portée de chacun. « Aide-toi, le Ciel t’aidera » est une autre maxime de la religion qui récupère tout ce qui peut servir.

Hervé Bazin, Lève-toi et marche, 1952, Livre de poche 1990, 319 pages, occasion €3,00 ou broché €1ç?90 e-book Kindle €4,99

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Hervé Bazin, Madame Ex

Chronique d’un divorce en 1965 ; il dure dix ans. Le temps pour la délaissée de bien s’enfoncer dans son aigreur, le temps pour l’envolé de refaire une vie ailleurs. Malgré – et avec – les quatre enfants dont la garde partagée fait l’objet d’une bataille de chiffonnier. Non que la mère les « aime » pour eux-mêmes, mais ils sont sa chose, issus de son ventre. Quant au père, n’en déplaise aux femmes, il aime ses enfants, les voir grandir, les embrasser : Léon 17 ans, Agathe 15 ans, Rose 13 ans et Guy 9 ans.

S’il quitte le foyer, c’est qu’il étouffe avec une épouse agressive, maladroite, qui ne travaille pas. Une « pintade ». Vingt ans avec elle, ça suffit. Louis a rencontré Odile, de vingt ans plus jeune mais nettement plus dynamique, plus moderne. L’autre, Aline, est « butée, tatillonne, exigeante, ombrageuse, toujours insatisfaite (…) décourageante au possible ». Avec des comportements de commère, de provinciale, de très petite-bourgeoise. « Bêtifiante avec ça, branchée sur le cancan, le timbre-prime, la blancheur Machin, les soucis de cabas ». Irréprochable du sexe, mais harpie. Louis est mou, évite les conflits, parfois volage. Il est artiste, il peint, tout en vendant du papier peint comme commercial d’entreprise. Il est seul à entretenir la maison, la payer, la meubler, la nourrir. Divorce-t-on par tempérament ? Ouï, sans doute, incompatibilité d’humeur est la qualification. « On ne guérit pas d’un tempérament », note l’auteur.

Aline, vexée d’être laissée, engage une guérilla sur tout : la garde des enfants, les horaires de visite, la pension, les vacances. Elle perd toujours car elle est dans son tort, mais Louis veut la paix et lui accorde trop ; elle en profite, en rajoute, rameute la famille, les voisins. Les enfants se partagent entre Papiens et Mamiens, inféodés à l’une ou à l’autre, endoctrinés surtout par elle. Car Louis, le père, a une autre vie à vivre et veut tirer un trait. Pas Aline, névrosée obsessionnelle qui n’a que son combat pour exister. Elle n’est plus Madame Davernelle mais Madame Ex.

Croyez-vous qu’elle chercherait un travail ? Pas le moins du monde. Elle se veut mère entretenue et pinaille sur les sous. Referait-elle sa vie comme certaines ? Pas le moins du monde. Elle se veut Mater dolorosa, victime, oh, surtout Victime à majuscule aux yeux de tous. A plaindre, à geindre, à feindre. Nul n’est dupe et tous se lassent, mais elle persiste. Hervé Bazin n’est pas tendre pour la mère délaissée, même s’il n’encense pas le mari. Rien de plus normal : sa propre mère était sans amour, névrosée autoritaire, une vraie Folcoche, déformée et amplifiée dans Vipère au poing.

Il décrit le divorce de ces années soixante, incongru socialement, réprouvé par l’Église, empêché de multiples façons par les loi et les procédures. Il faut sans cesse plaider, justifier, quémander – et payer : l’avocat, l’huissier, l’avoué. On ne cesse de payer pour avoir justice dans ce pays de bourgeois de robe qui ont fait la Révolution pour en profiter.

Curieusement, le couple traverse mai 68 et ses crises existentielles comme s’ils n’existaient pas. Pourtant parisien, aucun échos des « événements » ne vient troubler le face à face psychotique des deux ex. Pas même le féminisme des enragées seins nus qui revendiquent de ne plus faire la vaisselle ni de laver les chaussettes des militants mâles sur les barricades. Aucun échos non plus chez les enfants, resté bien sages en politique.

L’histoire est publiée en 1975, année où Giscard réforme le divorce par la loi n°75-617 du 11 juillet. Un roman pour le dire, pour appuyer la réforme, pour soutenir les époux qui veulent se séparer sans drame ni procédures compliquées. Dès lors, ne resteront que le consentement mutuel, la rupture de vie commune ou la faute due à une « peine infamante ». C’est plus simple, plus net, plus réaliste. C’est encore plus simple depuis la réforme du 26 mai 2004 où le consentement mutuel prime et la faute s’estompe. Jusqu’en 1975, le consentement mutuel n’était pas admis et il fallait monter sur ses ergots, envoyer des lettres d’insultes, accumuler les preuves d’agressivité. C’est toute cette absurdité que met en scène Bazin. Il montre combien ces façons de faire archaïques minent les personnalités, les enferment dans le déni, la paranoïa victimaire.

Rien que pour cela, son roman se lit aujourd’hui très bien, mordant, précis, se plaçant successivement du point de vue de chacun, enfants compris. Il faut dire qu’Hervé Bazin a divorcé trois fois et a eu sept enfants ! Il est décédé en 1996 à 84 ans ; son dernier fils avait 10 ans.

Hervé Bazin, Madame Ex, 1975, Livre de poche 1977, 351 pages, €7,99

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Hervé Bazin, La tête contre les murs

C’est fou… L’auteur, pour le second roman de sa carrière, se lance dans la peinture de la folie. Un garçon qui lui ressemble un peu, Arthur, cambriole son père après avoir fui de chez lui à 18 ans. Il n’a plus le sou, reste instable et en veut à « la famille ». Mais il est le perdant-type, pas plus avisé qu’une taupe. En volant sans permis la voiture de son père (une Peugeot des années trente), il emboutit un arbre qui gisait par hasard sur la route. Plus bête que lui, tu meurs.

Il se retrouve à l’hôpital, mais surtout à l’asile. Car son juge de père ne peut accepter « le scandale » social d’avoir un fils délinquant et jugé. Arthur ne songera dès lors qu’à s’évader. Il le fera trois fois, à chaque fois repris et son aliénation confirmée. Il n’est guère plus « fou » que vous et moi (enfin, pour vous, je crois), mais « la société » se défend contre ses fils rebelles. C’était ainsi dans les années 1930 à 1960.

L’auteur décrit donc le quotidien d’asile, où les gens ne se prennent pas toujours pour Napoléon, ni ne bavent la gueule ouverte mais paraissent tout à fait « normaux » jusqu’à ce qu’un événement déclenche une crise. Un pédéraste renseigne les matons avant de violer un co-enfermé, un ex-chef d’entreprise se prend pour Dieu (est-ce vraiment folie ?), un ancien maire fait des siennes. Arthur, c’est les jambes : elles le démangent de s’enfuir.

Ainsi réussit-il la seconde fois à biaiser les surveillants, à gagner Paris et la turne d’un ex copain de taule, à piquer le fric d’un cambriolage par lui réalisé chez une antiquaire (juive, cible favorite des années 30) et à vivre (ma foi fort bien) jusqu’à épuisement de la somme. Lorsqu’il échoue dans un bled de l’est, sans plus d’essence dans sa moto, il se loue en ferme et épouse une vachère wallonne, belle de corps et obstinément fidèle de cœur. Le mariage, acte officiel, fait débarquer les gendarmes, oh juste pour vérifier que la période militaire a bien été faite. C’est le cas mais l’Arthur panique et il fuit, d’où enquête, d’où récupération du fuyard et internement d’office. Tant qu’un psy assermenté n’a pas jugé que vous être autrement que fou, vous restez à vie dans l’institution.

Verrières près de Nantes, Vaucluse à Sainte-Geneviève-des-Bois, Sainte-Anne, Villejuif, Arthur aura exploré les différentes sortes d’asiles, de la province bon enfant où l’on vous oublie au centre de sécurité renforcé moderne d’où l’on ne s’échappe pas. Et pourtant si : grâce à la guerre de 40 et aux Allemands qui font fuir toute la région parisienne. Profitant de l’effectif réduit des matons et d’une révolte des fous soigneusement orchestrée par lui, Arthur fait le double mur et se retrouve dans le flot de l’exode.

Mais il ne peut s’empêcher de revenir chez sa femme au lieu de tout quitter et de se faire un nom ailleurs. Il ne peut s’empêcher de gueuler et de tout casser dans l’appart, faisant sortir la voisine – qui le dénonce. Les flics vont le cueillir à nouveau et il s’échappe par les toits… jusqu’à ce qu’une bonne crie au secours et le fasse chuter. Il est repris, une fois de plus. Ses droits ? Aucuns – la psychiatrie est toute-puissante, bien plus que la justice !

Ce roman qui se lit bien est un brin obsolète, datant d’avant les médicaments psychotropes et la surpopulation des asiles. La folie aujourd’hui est bien plus dangereuse et étiquetée de noms savants qui font peur : psychose paranoïaque, névrose obsessionnelle, perversion narcissique, psychopathe tueur… Le tort de l’auteur, à mon avis, est d’avoir insisté sur les antécédents d’hérédité d’Arthur : un grand-père fou, une mère internée, une sœur devenue folle. Les gènes expliquent peu, voire rien du tout. Etait-ce l’époque ? Le post-pétainisme voyait la défaite partout et la décadence au sein même des corps.

Hervé Bazin, La tête contre les murs, 1949, Livre de poche 1976, 432 pages, €1.90 e-book Kindle €5.49

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Hervé Bazin, Le bureau des mariages

L’art de la nouvelle est un art à part entière. Il ne suffit pas d’écrire une histoire courte pour créer une nouvelle ; il lui faut aussi une chute, comme une leçon ou un choc au lecteur. Le « grand romancier » français des années 1950, alors très populaire, y excelle.

Ces neufs nouvelles paraîtront bien surannées aujourd’hui car elles évoquent leur époque. Mais leurs leçons sont éternelles. Elles disent que l’humanité reste bien la même, soumise aux mêmes passions et tombant dans les mêmes travers. Mais « le destin » est souvent le nom de sa propre conduite : on ne récolte que ce que l’on a semé, dit la sagesse paysanne ; le karma est l’ultime conséquence de tous les actes accomplis, dit le Bouddha.

Louise, vieille fille qui vit avec un demi-frère célibataire comme elle, rêve d’un mari et passe une petite annonce. Elle ne sait pas à quoi elle s’engage car la correspondance est toujours plus belle que la réalité. Le grand jour venu de la rencontre, elle a une sacrée surprise !

Des gamins de 8 à 13 ans jouent aux indiens, à la guerre. Mais l’excitation des hormones qui commencent à se diffuser chez le plus grand, le chef, pousse les jeux trop loin. Le petit souffre-douleur de 8 ans, est poursuivi par la meute car il veut quitter la bande. Il se réfugie dans un blockhaus. La lutte pour le déloger sera terrible.

Quand un filou trouve un portefeuille bien garni sur le trottoir, chacun pense qu’il va le rafler. Mais, après quelques pernods, il décide d’aller le rendre, espérant une récompense. Sauf que le mari étourdi y logeait de l’argent destiné à sa maitresse qu’il serait mal venu d’étaler devant sa femme. Le filou vertueux se retrouve le bec dans l’eau, à moins que son instinct ne reprenne le dessus…

Un vieux paysan expert en champignons est doté d’une épouse grognon et autoritaire : quoi de mieux que de s’en débarrasser par un bon petit plat de la mycologie ? La gourmande, ayant englouti l’assiette aux deux-tiers, additionnée d’une salade bien vinaigrée pour faire bon poids, se plaint très vite de maux de ventre. Sauf que le docteur diagnostique tout autre chose qu’un poison. Quel expert a raison ?

Durant l’Occupation, la livraison de quatre otages emprisonnés destinés à être fusillés en représailles au déraillement d’un train, sont désignés. Le comptable détenu doit apurer leurs comptes et leur faire rendre leurs effets. Mais il a un sursaut de patriotisme et va ruser comme il se doit.

Un vieux couple de retraités regarde par la fenêtre le temps passer. Il n’arrive jamais rien. Aussi, lorsque le tirage au sort leur fait toucher le lot d’un bon au porteur, pour une valeur importante, ils ne savent plus quoi faire. Trop engoncés dans la routine des jours, ils préfèrent le rêve à ce qu’ils pourraient réaliser : changer la salle à manger, faire un voyage à Rome.

Mère-Michel est un homme, un bedeau secrétaire de Mairie, dont le nom, Michel Lemaire, a suscité ce sobriquet. De plus il est bancal et il se venge de la vie en tourmentant ses voisins sans en avoir l’air, tout sucre au-dehors, toute rage dedans. A l’image des chats dont il s’entoure, uniquement des mâles castrés, comme lui qui n’a su trouver chaussure à son pied. Mais lorsqu’il entreprend une ultime vilenie au lendemain de Noël, il trouve le bon Dieu plus cauteleux que lui.

Les deux dernières nouvelles sont d’un cru moins réussi, mais l’ensemble édifie sur la nature humaine.

Hervé Bazin, Le bureau des mariages (nouvelles), 1951, Livre de poche 1976, 158 pages, occasion €0.65 ou e-book Kindle €7.99

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Hervé Bazin, La mort du petit cheval

Après avoir conté son enfance dans le célèbre Vipère au poing, Hervé Bazin conte son entrée dans la vie adulte sous l’apparence de Jean Rezeau, dit Brasse-Bouillon. D’adolescence, point : quelques années de pension catholique insipides pour décrocher « le bachot » comme on disait alors, puis une inscription en Droit à 30 km de chez lui, qu’il double à l’insu de ses parents d’une inscription en Lettres. Car il ne veut pas aller sur les traces de son père, magistrat malgré lui, mais devenir journaliste et, pourquoi pas, écrivain comme « l’oncle » (René Bazin, dont le roman le plus connu reste Les Oberlé).

Sa mère, magnifiquement incarnée par Alice Sapritch en 1971 dans le téléfilm de Pierre Cardinal, vieillit mais reste égale à elle-même, aigrie, frustrée, haineuse des fils (sauf le dernier, le lecteur saura pourquoi dans ce roman). Sa vengeance contre la gent mâle prend des proportions mythiques et, après avoir dominé son mari comme une mante religieuse, dressé ses fils avec sadisme dont le plus rebelle, Jean, est celui qui lui ressemble le plus, elle n’a de cesse que de le calomnier et de détruire tout ce qu’il entreprend. Cette femme est suicidaire en se haïssant chez son rejeton. Confite en bourgeoisie, elle en épouse les rancœurs comme les prétentions, les deux étant liées, bien entendu. Car les Rezeau étaient une famille prospère, possédant des terres et des rentes, lui docteur en droit et professeur à l’université de Hanoï. Elle était fille de sénateur. Mais la guerre imbécile de 14-18 a ruiné les rentes par l’inflation et la perte sèche des emprunts russes, et la terre rend moins, vaut moins. Seule la morgue permet de « tenir son rang » en rognant sur toutes choses. L’avarice bourgeoise, valeur quotidienne, rencontre ici l’arrogance aristocratique, valeur rêvée, pour rendre la vie impossible.

Le père Ladourd, dont le nom paysan sonne balourd, dirige comme associé la Santina, « fabrique » de bondieuseries de la famille, qui périclite avec la déchristianisation des campagnes. Jean est cependant accueilli par sa portée de filles (avec un seul garçon) lorsqu’il entreprend ses études. Car il ne sera majeur qu’à 21 ans et « ses parents » (de fait sa seule mère) tient à tout surveiller, tout contrôler, tout décider. Jean tombe-t-il vaguement amoureux de Micou, l’une des filles ? « Les parents » décident aussitôt de résilier la chambre en ville et de le forcer à l’internat : pas question de mésalliance !

Pas d’ami, une passade sexuelle à 15 ans avec une paysanne et une très vague complicité de chiourme avec ses frères, Jean est seul et il se fait tout seul. « Je suis toujours celui qui n’a eu d’intimité qu’avec lui-même. Vous le savez, je n’ai pas eu de mère, je n’ai eu qu’une Folcoche » p.18. Folle et cochonne était le surnom attribué à la harpie qui les harcelait, par les trois fils : Chiffe, Brasse-Bouillon et Cropette, par ordre d’apparition dans l’existence. L’aîné Ferdinand est flemmard et mou, il s’engagera comme matelot dans la marine et sortira au bout de trois ans sans même une ficelle. Le benjamin Marcel, né plus tard et présenté déjà grand à ses frères, est « le petit » (cropette en patois local) ; il est le préféré de sa mère et porte un prénom qui n’est pas de tradition dans la famille ; il obtient des mentions et devient polytechnicien. Quant à Jean, il décide de son indépendance au bout de la première année de fac, lorsque ses parents lui enjoignent de rompre avec Micou : il part de lui-même à Paris pour obtenir sa licence ès lettres.

Il devra survivre de petits boulots en pleine crise des années trente car sa mère lui coupe les vivres et le fait surveiller comme mineur par la police. Jean, de fort tempérament, baise ici ou là mais ne peut s’attacher, il a trop de haine en lui et méprise plus ou moins  les femmes. Une Paule plus âgée, qui porte le prénom de sa mère, va cependant l’apaiser et lui faire découvrir que le bonheur existe (définition p.224). Elle s’efface avec noblesse devant Monique, une jeune secrétaire orpheline qui aspire au bonheur. Jean la mariera dès qu’il aura sa majorité et lui fera un fils. S’il hait la famille, il s’agit de celle qui fut la sienne en son enfance ; il découvre qu’une mère peut être aimante, une épouse attentive et joyeuse et que la famille qu’on crée est à sa propre image. « La femme a racheté la mère et l’enfant de l’amour a racheté l’enfant de la haine », écrit-il p.228. Avec sa licence et quelques piges qui lui font une réputation, il commence à émerger à la vie adulte.

Dès lors, Folcoche n’est plus l’unique objet de son ressentiment et le ressentiment même s’éloigne avec le bonheur familial naissant. La vieille fait plutôt pitié, gardant son acidité de vipère et son avarice après la mort du père. Mais Jean s’en moque : il ne court pas après l’argent mais après le bien–être d’une vie en accord avec soi-même. Car « ce n’est pas s’embourgeoiser que d’accepter ce qu’il y a d’humain (et cela seulement) dans l’ordre bourgeois » p.224. Hervé Bazin, l’auteur, se mariera quatre fois et divorcera trois, il aura sept enfants, dont le dernier à 75 ans : « famille, je vous ai », écrira-t-il en 1977 dans Ce que je crois.

Le titre, incongru, vient de la bouche même de Paule Rezeau dite Folcoche : « c’est la mort du petit cheval » signifie c’est la fin des haricots ou la course à l’abîme. Elle l’applique au fils rebelle par méthode Coué en voyant qu’il s’en sort tout seul malgré ses efforts pour l’entraver. L’expression vient du jeu des petits chevaux au casino, vite interdit pour tricheries systématiques qui entraînaient la ruine des joueurs. C’est une scie des années trente, manière de montrer combien la vieille épousait les préjugés de son temps.

Hervé Bazin, La mort du petit cheval, 1950, Livre de poche 1972, 320 pages, €5.90 e-book Kindle €4.49

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Hervé Bazin, Qui j’ose aimer ?

La réponse à ce titre provocateur est simple : le mari de ma mère.

Nous sommes en 1956 dans la Bretagne nantaise et quatre femmes vivent dans une maison nommée la Fouve, au bord de l’Erdre, dans une région de marais. Ce matriarcat a vu passer les hommes – tous morts : le grand-père à la guerre (la première), un autre de faiblesse, jusqu’au dernier qui a divorcé pour épouser en Algérie. Car « l’Algérie c’est la France ! » dit à la même époque un certain « socialiste » venu de la droite royaliste qui deviendra président – par pure ambition – en 1981.

Isabelle, fille d’Isabelle, est une rouquine (comme Judas chez les cathos) que l’auteur nous présente nue au premier chapitre ; elle va piller un casier posté dans la rivière par la maison d’en face. Dans laquelle vivent le ténor et le ténorino, deux avocats père et fils, d’où leurs surnoms. Le plus jeune vient d’épouser la mère d’Isabelle prénommée elle aussi Isabelle. Le pays est en émoi : catholique, rural, et dans la France patriarcale des années cinquante, cela ne se fait pas. Les gens jasent, les commerçants se font mielleux pour n’en penser pas moins et le doyen (le curé breton) tonne en chaire. Isabelle la jeune, fille d’Isabelle la remariée, va-t-elle garder à l’église sa place de vierge parmi les « enfants de Marie » ?

Elle n’a pas froid aux yeux, ni au corps, et ce n’est pas sa sœur Berthe, un brin débile et plutôt grosse, qui va la faire changer d’avis. Maurice l’avocat, fils du propriétaire d’en face, a épousé parce que son amante lui a dit qu’elle était enceinte. Fausse alerte (ou mensonge délibéré), pas de poupon en vue, mais ce qui est fait est fait, même par main forcée. « Monsieur Bis », ainsi que l’appelle Berthe, s’installe à la Fouve. C’est la guerre entre lui et les femmes, sauf la sienne, soudain dolente. Nathalie, la bonne depuis belle lurette, n’a pas les yeux ni la langue dans sa poche ; elle n’a pas accepté ce remariage, elle accepte mal que Maurice devienne le nouveau père et qu’il régente la maison. Isabelle la jeune ne sait pas comment appeler ce parâtre, elle qui n’a que 19 ans et n’est encore ni majeure (21 ans), ni émancipée.

Maurice va habilement profiter des circonstances pour s’imposer, d’abord dans la maisonnée, puis dans le corps d’Isabelle la fille à défaut de son cœur. Il lui donne du travail à son étude, où il la baise à loisir entre deux clients ; étourdie, pâmée dès qu’il la touche, la fille se laisse faire. Isabelle la mère, son épouse légale, est malade ; elle couve une étrange chose qu’on appelle – après plusieurs semaines – un « lupus exanthématique » ; cette maladie auto-immune détruit les cellules de l’organisme car le système immunitaire dysfonctionne… Fièvre, desquamation de la peau, érythème : la patiente n’est pas belle à voir. Normalement on n’en meurt pas, mais c’était en 1956 et le besoin de l’histoire exige la fin de la victime.

Car Maurice se détourne d’Isabelle pour viser Isabelle ; marié forcé pour cause de grossesse imaginaire, il met enceinte la fille – qui refusera de l’épouser après la mort de sa mère. Non seulement « cela ne se fait pas » (une fille de divorcée mineure enceinte épousant le mari de sa mère tout juste décédée !), mais la Fouve exige que les femmes continuent de prendre soin d’elle. La maison est comme un nid et le pré-féminisme d’époque rejette tout ce qui porte culotte et viole l’intimité. Le bébé sera d’ailleurs une fille, comme il se doit.

Ce roman antique se lit très bien, tout d’abord parce qu’Hervé Bazin écrit bien, avec des formules, des descriptions concises et saisissantes. La situation dans laquelle il place son héroïne est acrobatique et il est un brin compliqué d’en démêler les fils sur la fin. Mais il prend de la hauteur pour sortir la femme du quotidien bébé-cuisine-maison et en faire l’Héritière d’une tradition. Celle même qui a naufragé en mai 68, avec la paysannerie, le patriarcat et la religion ; celle que certains regardent avec les yeux de Chimène et voudraient voir revenir.

A ceux qui sont contents que la société ait évolué, malgré ses excès, comme à ceux qui regrettent le temps passé, qu’ils idéalisent sans raison – je dis « lisez ce livre » : vous comprendrez beaucoup de choses que les romanciers narcissiques d’aujourd’hui ne vous apprendront jamais sur la nature humaine.

Hervé Bazin, Qui j’ose aimer ? 1956, Livre de poche 1979, 315 pages, €0.87

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