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Guêpier pour trois abeilles de Joseph Mankiewicz

Un riche Américain exilé en Suisse durant la dernière guerre, puis dans un palais à Venise, s’inspire d’une intrigue de théâtre de Ben Jonson, écrite en 1606 pour monter un canular. Il invite les trois anciennes femmes de sa vie à venir le rencontrer, assurant qu’il est mourant et qu’il va désigner l’une d’elles comme seule héritière. Cecil Sheridan Fox (Rex Harrison) est le Volpone de Ben Jonson – le Renard ; il engage un régisseur-secrétaire au nom prédestiné de Mosca, McFly (Cliff Robertson) – la Mouche -, jeune homme qui a fait du droit mais n’a pas obtenu sa licence à cause du droit commercial.

Tout est mis en place pour que monte le suspense. Le pot de miel de la fortune supposée attire les trois belles un brin décaties par la vie, ou désireuses de prendre leur revanche : Mrs Sheridan (Susan Hayward), Merle McGill (Edie Adams) et la princesse Dominique (Germaine Lefebvre dite Capucine). La première a pour nom initial Texas Crockett – tout un programme ! Fox lui a pris la distillerie de bourbon de son père, qu’il a rebaptisée à son nom. Elle assure qu’elle a des droits premiers puisque reconnue en concubinage notoire par l’État américain où ils vivaient, un vrai lien juridique proche du mariage. Elle est accompagnée de son infirmière personnelle Sarah Watkins (Maggie Smith la professeur Minerva de Harry Potter, ici jeune) qui veille surtout à ce qu’elle ne prenne pas trop de somnifères. La seconde est une actrice inculte et vulgaire qui croit que le fils du pape Borgia a donné une pendule à Fox, lequel l’a dans sa jeunesse reformatée et recoiffée avant de la confier aux producteurs. Mais son talent décline et elle commence à racler ses fonds de tiroirs. La troisième est une princesse française, belle et froide, à la fortune délabrée ; elle aimerait bien se refaire sur son ancien amour.

Les acteurs sont en place, le décor est mis, le rideau se lève.

Les trois hypocrites sont reçues une à une par le grand malade qui s’amuse. Chacune lui apporte un cadeau, tous en rapport avec le temps : un sablier de poudre d’or pour la princesse, une pendule kitsch pour Sheridan, une pendule moderne à fuseaux horaires pour l’actrice. Chacun révèle ainsi son caractère. Mais Mrs Sheridan, qui se sent des droits de quasi-épouse pour régenter l’impotent, convoque un vaporetto ambulance pour emporter le malade à l’hôpital ; la sirène, semblable à celle des flics de Los Angeles, fait flipper Merle, en souvenir de son existence hasardeuse. Le régisseur a fort à faire pour inventer in extremis un prétexte juridique pour empêcher le transport et tout faire échouer.

Dans la nuit, alors que McFly drague Sarah un peu amoureuse de lui dans un café de Venise, Mrs Sheridan meurt. Son flacon de somnifères vide est à côté de son lit. L’infirmière sait que ces somnifères ne sont que des placebos et que les véritables sont sous clé dans sa mallette, mais sa maîtresse est bel et bien morte. Qui l’a fait ? Elle appelle la police et l’inspecteur Rizzi (Adolfo Celi) mène l’enquête. Il voit bien ce qu’a de trouble toute l’histoire mais ne peut mettre la main sur le vrai coupable. Les deux ex-maîtresses restantes tentent de se fournir un alibi réciproque, tout en s’accusant de mentir. McFly joue un jeu étrange en arpentant le palais un carnet à la main et en gardant des pièces de 1 $ neuves qui ne sont plus dans le sac de Mrs Sheridan.

C’est encore une fois l’infirmière – le grain de sable – qui va enclencher le mécanisme de la fin. Mais impossible d’en dire plus, le film ne se termine pas comme la pièce de Ben Jonson. Tout est leurre, apparences et manipulations. Tout est trompe-l’œil, même les décors où un faux mur peint cache des volets sur la rue ou un monte-plats. Un vrai théâtre pour un reclus lassé de ses contemporains. Personne ne contrôle personne, au fond, et le destin s’accomplit malgré soi.

Le film n’a inspiré à sa sortie qu’une indifférence polie, déjà daté à la veille de l’explosion hormonale de 1968. Il est depuis devenu culte, comme souvent, une fois la crise d’époque passée. Ses qualités de mise en scène et de scénario digne d’un roman policier se révèlent, à la fin surtout, qui va de rebondissement en rebondissement.

DVD Guêpier pour trois abeilles (The Honey Pot), Joseph Mankiewicz, 1967, avec Rex Harrison, Susan Hayward, Cliff Robertson, Capucine, Edie Adams, BQHL éditions 2021, audio anglais ou français, 2h06, €12,00 Blu-ray €19,99

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Colette, Chambre d’hôtel

Deux nouvelles tirées de faits vécus mais dans un décor imaginaire et dans un temps indéfini. Colette se recycle ; durant l’Occupation, elle s’occupe. Partant de petites anecdotes ou personnages rencontrés, elle en brode tout un roman, ou plutôt de longues nouvelles. Elle en publie ici deux dont le thème est l’amour. Colette est spécialiste de l’amour sous toutes ses formes, pour les avoir expérimentées durant sa longue existence (elle a alors 67 ans).

Chambre d’hôtel décrit la rencontre d’un couple dans un hôtel de repos à la montagne, à « X-les-Bains », un lieu qu’elle a fréquenté en Isère à la Belle époque (au vrai Uriage). Ce couple est « insignifiant », écrit-elle dès les premiers mots, mais s’attache au passant comme un « anatife », « mollusque à cordon extensible » qui la « dégoûte ». Elle se fascine cependant pour la vie des bêtes, Madame Haume en phase précoce de tuberculose et son mari Gérard, fils de famille raté qui entretient des liaisons. Si elle se trouve dans l’hôtel, c’est que Lucette, une copine de music-hall un brin pute de la haute, a loué un chalet à X-les-Bains avec son jeune amant Luigi mais qu’elle a, pour la même période, trouvé un nouvel amant bourré de diamants qui l’emmène sur son yacht. Le chalet est donc libre. Mais la narratrice le trouve trop petit-bourgeois pour elle et préfère l’hôtel. D’où la rencontre de hasard.

Dès lors, les différentes formes de « l’amour » vont se contraster. Celui de Lucette pour Luigi est pur mais soumis à condition de moyens ; celui de Lucette pour le nouvel amant (après bien d’autres) n’est qu’utilitaire, comme on « aime » ce qui vous nourrit. L’amour du couple Haume est classique, usé par l’habitude et abîmé par la maladie, mais cette faiblesse est ce qui retient Gérard de quitter sa femme pour courir l’aventure. Outre qu’il n’a guère de moyens, ayant ruiné pour partie l’entreprise familiale que son frère peine à redresser, ne lui assurant qu’une pension juste à condition qu’il ne s’en mêle plus. D’où sa recherche d’aventure ailleurs. Il entretient une jeune maîtresse à Paris mais s’inquiète de ne plus avoir de nouvelles. Forcé par la maladie de sa femme de prolonger son séjour à la montagne avec elle, il voudrait y aller voir. Il s’y trouve même une autre sorte « d’amour » qui est la séduction sans le vouloir des très jeunes filles pubères de 14 ans qui flirtent innocemment avec les hommes adultes de l’hôtel, suscitant le désir interdit. « Miss Morphy » a un nom qui suggère à la fois le dieu qui endort, le papillon aux ailes bleues qui séduit et le joueur d’échec Paul qui pose ses pions.

C’est alors que la narratrice, sous la forme de Colette dans une situation semblable, propose de porter un message à la belle puisqu’elle doit se rendre à Paris pour signer un contrat pour un nouveau spectacle. Ce qu’elle trouve, c’est l’oiseau envolé, l’appartement vide et à louer. La belle a quitté l’amant trop lointain pour un autre sans laisser d’adresse. Effondrement du Gérard, mais c’est le jeu : il n’y a pas d’amour mais que des preuves d’amour, qui va à la chasse perd sa place. C’est alors que Lucette revient de son aventure avec le riche à diamants ; elle est meurtrie, blessée, sans un. Elle use donc du chalet puisque la location dure encore et Luigi va chercher du travail alentour. Gérard la rencontre parce que Colette lui en a parlé, et Lucette joue l’anatife pour se trouver une nouvelle tirelire… avant de mourir de sa blessure mal soignée. Conclusion de ces péripéties ? L’amour véritable a peu à voir avec ce que « nous » appelons en société « l’amour », réduit le plus souvent comme il est montré au sexe et au fric.

La lune de pluie est plus bizarre. L’histoire se passe à Paris, lorsque Colette fait taper ses manuscrits à livrer en feuilletons aux journaux par une vieille fille consciencieuse. Laquelle habite un ancien appartement de Colette, d’où le sentiment particulier qu’elle ressent lorsqu’elle s’y rend (au vrai, le 28 rue Jacob). Elle s’y trouve comme chez elle, les nouveaux locataires sont comme des intruses.

Car la vieille fille a recueilli sa jeune sœur, mariée mais séparée volontairement, ayant « chassé » son mari Eugène pour on ne sait quelle futilité. Elle s’est mise à le haïr et use de procédés superstitieux pour lui faire avoir du mal, comme de répéter à l’infini son nom pour que les oreilles lui tintent, et autres billevesées de bonne femme oisive, très petite-bourgeoise et cancanière. Le mari Eugène, que Colette croise en bas de l’immeuble où il regarde la fenêtre de son épouse, est en mauvaise santé, fumant et bouffant trop. Il mourra à la fin et son ex s’en fera gloire, comme si sa haine avait opéré sur le physique.

Il y a donc, là encore, trois amours : celui, filial, de la sœur aînée pour sa cadette, sentiment profond mais qui fait excuser trop de mauvaiseté de celle qui se laisse aimer ; celui, marital, de la femme qui ne veut plus voir son mari et qui s’est inversé en haine tenace ; celui enfin de la pureté initiale, où le mari aimait plutôt la sœur aînée avant de jeter son dévolu sur la cadette. En bref un gâchis : l’amertume de la délaissée, la haine de la choisie, la faiblesse de l’aînée pour la cadette. Rien de cela ne donne envie…

Il semble que tout cela soit un peu compliqué pour notre époque, le livre n’est pas réédité et aucun film n’a été tourné sur ces histoires d’amours contrastés. Colette, d’ailleurs, les conte avec détachement, sans ces notations précises ou sensuelles sur la vie alentour qui la caractérisent, comme si elle accomplissait la besogne d’écriture pour seules raisons alimentaires, sans y mettre son cœur.

Colette, Chambre d’hôtel suivi de La lune de pluie (nouvelles), 1940, Livre de poche 2004, 157 pages, €7,70, e-book Kindle €4,99

Colette, Œuvres tome 4 (1940-54), Bibliothèque de la Pléiade 2001, 1589 pages, €76,00

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Colette, Le toutounier

Après Duo, le quatuor. Celui des quatre filles Eudes, élevées à l’étroit en serre dans un petit studio parisien doté d’un grand canapé usé, le « toutounier ». Le mot familier vient de toutoune, femelle du toutou, autrement dit nid à chienne de maison. Le toutounier est ce gîte pour filles esseulées qui se retrouvent pour faire sœurs, ce repaire maternel d’où s’envoler vers le monde.

Mais l’enfance commune infantilise si elle se prolonge au-delà. Comment passer de sœur à femme ? De quitter la bande des quatre féminine pour le duo avec un mari ? C’est « l’amour », hétéro, reproductif de la maison, successeur de l’amour fraternel et camarade du nid.

Alice s’est mariée, elle a joué le jeu du couple ; son mari Michel s’est noyé un matin dans la rivière, on le sait depuis la fin de Duo. Elle se retrouve seule, esseulée, craintive. Elle se réfugie chez ses sœurs qui, elles, n’en sont pas au même stade de l’envol. Elle se ressource, recommence. Peut-être va-t-elle à nouveau tomber amoureuse, une fois le deuil fait, et trouver un second mâle pour faire maison ?

Colombe attend un mari, elle est encore entre deux, androgyne, pas tout à fait femme mais plus vraiment adolescente. « Archange en peignoir de bain », elle laisse parfois apercevoir un sein nu ou une épaule lisse comme, adolescente, elle restait parfois nue entre ses sœurs sur le toutounier. Elle sert de secrétaire à un homme de spectacle marié mais dont la femme est très malade, et est soumise aux aléas de la profession, riche un jour, pauvre le lendemain ; à Paris un jour, à Pau le lendemain pour six mois. La mise en couple est plus difficile que l’accouplement et demande plus de sacrifice de soi, de ses amitiés, de ses habitudes. Il faut quitter sa famille…

Hermine veut conquérir un mari, lequel est marié et en passe de divorcer – peut-être. Elle veut « s’assurer un homme » comme on le dit d’un capital – terme fort en cette période de bourgeoisie où la femme n’a guère de droits. Seule l’épouse a un statut social, les non-mariées sont considérées comme inférieures, infantiles, inaptes. Pour cela, Hermine (au prénom de fauve cruel) force le destin en tirant avec un pistolet (déchargé…) sur l’épouse de l’élu. Laquelle comprend que la rupture est irréversible et demande d’elle-même le divorce. Mais le mari va-t-il se remarier avec sa maîtresse amoureuse ? Ne lui fait-elle pas peur désormais ?

Quant à Bizoute, la quatrième, il n’y a rien à en dire. Elle a aimé et il l’a aimée ; il a cessé de l’aimer et elle a souffert. Tout le reste est silence.

Colette met en scène toutes les variations de la passion sexuelle qu’on généralise sous le nom de « l’amour ». Des choses menues, quotidiennes, banales, mais qui atteignent à l’universel, à la vie, à la mort. Toute l’expérience d’une vie, livrée à 65 ans.

Colette, Le toutounier, 1938, Livre de poche, occasion €3,11, e-book Kindle €4,99

Colette, Œuvres, tome 3, Gallimard Pléiade 1991, 1984 pages, €78,00

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Colette, La seconde

Le mari, la femme, la maîtresse, schéma classique – avec cette touche en plus du beau-fils de 16 ans. Colette continue de parler d’elle-même pour en faire un roman, de son couple avec Henry de Jouvenel et son beau-fils Bertrand, et de Germaine Patat, la maîtresse d’Henry tombeur de femmes, surgie dans le couple vers 1920. Mais la fiction n’est pas le réel et Colette transmute cette expérience dans son laboratoire littéraire.

L’époque a surtout vu le « scandale » du couple à trois (ou quatre), du « harem » ; nous regardons plutôt aujourd’hui la belle figure d’homme écrivain qu’est Farou. Il est héneaurme, comme aurait dit Flaubert, un Protée avide de sexe comme de création théâtrale. Il s’isole en création ou en répétitions, il surgit en tempête au logis, annoncé par de bruyantes manifestations de portes et de voix, il règne sur son domestique et arbitre les querelles. Chacun l’aime, chacun l’admire, chacun le craint. Le Grand Farou écrase le Petit Farou et les femelles. Il est passionné mais, au fond de lui, faible. Il tonne contre elles mais a besoin des femmes. Son soupir favori est : « Ah ! Toutes ces femmes ! toutes ces femmes ! j’en ai des femmes dans ma maison ! » p.392 Pléiade.

Il n’a rien de commun avec son gamin, aucune complicité masculine. Il faut même que la belle-mère attire son attention sur la beauté de son fils, « déguisé et embelli par une salopette bleue serrée à la taille » (et sans chemise, comme il est suggéré dans le contexte). « Avoue qu’il devient très joli garçon, souffla tout bas Fanny à son mari. – Très, approuva brièvement Farou. Mais quelle manière de s’habiller !… » Le garçon s’émancipe, se cherche, veut plaire. « Le genre mécano se porte beaucoup, dit Jean sur le même ton » p.411.

Fanny-Colette découvre que Jane l’assistante, devenue une amie à demeure, est baisée par le Grand Farou, tandis que le petit Farou en est amoureux. Elle est scandalisée et envisage de la renvoyer, mais que dira son mari ? Et comment vivra-t-elle avec lui, une fois seule ? Les maîtresses ne vont pas cesser car ainsi est Farou, « le beau Farou, le méchant Farou ». Autant accepter la situation et garder Jane.

Colette, on s’en souvient, s’en est allée en divorçant d’Henry de Jouvenel – pour mieux baiser le jeune Bertrand jusqu’à ses 24 ans. Mais elle choisit une solution différente en ce roman : le Petit Farou va baiser ailleurs et Fanny reste, résignée, au foyer dont elle est finalement le centre. La solidarité féminine l’emporte sur les machos volages, elle fait foyer entre femmes.

Le roman portait initialement pour titre Le double, signifiant ainsi les deux femmes unies en alter ego auprès du mari. La seconde nuance le propos en mettant une hiérarchie ; Jane est la seconde épouse, comme on disait en Égypte antique, mais elle seconde aussi Fanny, l’appuie et la complète. Celle qui trahit pense à celle qu’elle trompe et compatit. Pas un grand roman, car anachronique aujourd’hui, mais se laisse lire.

Colette, La seconde, 1929, Livre de poche 1971, €6,00, e-book Kindle €4,99

Colette, Œuvres, tome 3, Gallimard Pléiade 1991, 1984 pages, €78,00

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Léo Koesten, Le manoir de Kerbroc’h

Éloïse de Kérambrun est bourgeoise au foyer, épouse d’un polytechnicien de petite noblesse bretonne très catholique, directeur d’usine et souvent absent, et mère de deux ados, Margaux de 16 ans et Théodore de 14 ans. La famille très BCBG habite Versailles et part en vacances au manoir ancestral en Bretagne, le Kerbroc’h, où les grands-parents paternels tiennent à maintenir la tradition et la bienséance.

Le sel du roman est de faire craquer ces gaines, devenues insupportables aujourd’hui. La femme à la maison, réduite au rôle de servante de Monsieur et des ados, sans opinion autre que celle de son mari sur la tenue de la maison, l’éducation des enfants, la politique – c’est bien fini. Lui déclare « aimer » sa femme comme il se doit mais va batifoler ailleurs, avec Jupencuir sa secrétaire vêtue ras la moule, alors qu’elle-même n’aurait pas le droit de prendre un amant. C’est la révolte.

Madame veut son indépendance, découvrir un métier, passer le concours de professeur des écoles – autrement dit institutrice ; elle enchaîne les stages en CE1 à Versailles (gamins bien élevés, adorables) puis en Section d’enseignement général et professionnel adapté ou Segpa (ados perturbés et sexuellement avides, retardés mentaux et sociaux, en rébellion). Devant cette sortie du moule catho tradi, la fille aînée avoue vouloir baiser avec son copain Martin, son amoureux depuis la cinquième – et le fils de 14 ans coucher avec son ami Corentin, tout en refusant le dessein paternel de lui faire intégrer Polytechnique au profit d’un CAP de pâtissier !

Le mari prénommé Foucault, comme son père le grand-père, ne voit pas d’un bon œil cette révolution contre son autorité tenue de Dieu et de la coutume, sinon de la loi lors du contrat de mariage. Si les coutumes et la loi changent, pourquoi lui changerait-il ? Comme tous les mis en cause, il « réagit » – en réactionnaire : par la crispation sur ses « Zacquis » et par la violence. C’en est trop, le divorce est inéluctable même si lui comme elle ont chacun encore des sentiments l’un envers l’autre.

Quant aux enfants, c’est la baffe : le sexe, le sexe, le sexe ! Passe encore pour Margaux, elle a l’âge d’être active, même si le hors mariage n’est pas admis par l’Église ni par la précaution bourgeoise. Mais pour Théo, un fils pédé est une tache indélébile sur la lignée, la réputation et l’avenir. Tout fout le camp et un abbé est requis pour redresser l’homo illico. Sauf que la loi française interdit l’homothérapie, que le bon sens trouve aberrant de confier la tâche de redressement à un célibataire frustré trop souvent tenté par les enfants de chœur, et que la mère s’insurge carrément contre. Elle a milité contre le mariage gay avec ses relations versaillaises de la « bonne » société mais son fils la met devant la nature. Elle est d’ailleurs aidée par sa belle-mère qui trouve cette contrainte inepte. Le gay contrarié risque d’être aussi névrosé que le gaucher contrarié.

Chacun doit s’épanouir comme il est, non tel que le pater familias le veut. Ce choc des époques, ces dernières cinquante années, se révèle tout cru en ce roman jubilatoire autant que jaculatoire. Car chacun baise à couilles rabattues, Foucault en Jupencuir, Éloïse avec Sandro le prof de gym puis Richard le directeur puis Stéphane le réalisateur de films, Margaux avec Martin avant un autre, Théo avec Corentin dans le même lit. Cet élan vital et vigoureux ressoude la famille – sans le père. Pour le moment, car il arrivera peut-être à résipiscence avec le temps, lorsqu’il aura « rebondi » et se sera trouvé un nouvel équilibre – plus réaliste et mieux en phase avec l’époque.

La grand-mère Lucille divorce aussi de son mari prof de prépa qui collectionne les maîtresses et tient des fiches soigneuses sur les mensurations et performances de chacune d’elles, cachées dans la cave condamnée pour « risque d’éboulement » sous le manoir. Elle retrouve son amoureux d’adolescence Rémy et sa vocation de comédienne. Mère, grand-mère et petits-enfants forment alors une sorte de gynécée contre le pouvoir du mâle (Théo étant du côté féminin), un phalanstère égalitaire face au pouvoir hiérarchique patriarcal. L’argent n’est pas un problème car chacun va travailler : Éloïse comme instit, Margaux comme garde d’enfants, Théo comme blogueur vendant ses pâtisseries et donnant des formations payantes, Lucille avec la location de gîtes et comme metteuse en scène. Elles ont le projet de monter un spectacle au manoir racheté par la grand-mère, afin de pouvoir l’entretenir et le sauvegarder pour la lignée.

Un roman contemporain dans le vent, adoubant un « matriarcat » qui n’a jamais été qu’un mythe mais que la vertu démocratique égalisatrice peut permettre en temps de paix, avec pour objectif que chacun puisse être enfin lui-même, hors du moule religieux et social.

Léo Koesten, Le manoir de Kerbroc’h, 2023, Éditions Baudelaire, 243 pages €19,00 e-book Kindle €12,99

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Gilbert Cesbron, C’est Mozart qu’on assassine

L’époque était au divorce, fort à la mode dans le mouvement d’émancipation des femmes ; Gilbert Cesbron en saisit l’essence au travers de l’enfant, le petit Martin de 7 ans. Il est déchiré entre ses deux parents, ayant autant d’amour pour l’une comme pour l’autre, la première parce qu’elle est un nid, le second parce qu’il apprend la vie. Les années soixante d’optimisme à tout crin et d’essor de la consommation, était à l’individualisme ; le plus forcené arrivera dans les années 1980 sur le modèle trader des Yankees – qu’on se souvienne des affairistes socialistes au pouvoir sous Mitterrand ! Mais les rôles sexués des parents de Martin étaient ceux de la génération d’avant : l’homme au travail et la femme à la maison.

Agnès est gosse de riches ; elle n’a jamais eu à s’en faire pour faire quoi que ce soit, ni à compter l’argent : son père a tout fait pour elle, fille unique. Marc est fils de médecin provincial, il a commencé des études de médecine pour suivre la tradition familiale puis a secoué le joug du père par l’offre de son beau-père de l’associer à son affaire – où il a appris les règles et est devenu patron. Saisi par le démon de midi, à la quarantaine (cela commençait plus tôt en ces années soixante où l’espérance de vie était moindre), il baise avec délices une Marion qui se meurt pour lui, ce qui le flatte. Car chacun joue un rôle dans la société, chacun se met en représentation par le costume, le maquillage, l’attitude. Il n’y a que l’enfant qui soit brut de naturel – et ne comprend pas comment les adultes peuvent se changer en personnages différents.

C’est tout l’art de Cesbron de se glisser durant neuf mois dans la peau fine d’un petit garçon de 7 puis 8 ans, de voir le monde à sa hauteur et les adultes par ses yeux. Et ce n’est pas joli. Son père l’oublie, bien qu’il l’aime ; sa mère est incapable de s’occuper de lui, bien qu’elle l’ait en elle, charnellement ; son parrain préfère briller devant ses maîtresses plutôt que de s’occuper de son filleul esseulé, et se contente de lui offrir des gadgets. C’est que l’enfant n’est pas encore considéré comme une personne, ce pourquoi Françoise Dolto à son époque insistera tant dans toutes ses émissions radiophoniques sur ce sujet. L’enfant « ne peut pas comprendre » ; « l’enfant s’adapte à tout » ; « l’enfant croit ce qu’on lui dit de croire ». Il n’en est rien. L’enfant n’est pas un objet que l’on pose ici ou là ou que l’on range dans un coin : l’enfant est une personne qui demande attention et amour, protection et enseignement.

Les avocats s’amusent aux divorces, ils poussent les uns contre les autres et en font une affaire d’ego. Celui du mâle cabotine et prêche, il est retord ; celle de la femelle se raidit de féminisme et incite à aucun compromis. Il n’y a que Martin qui n’aie pas d’avocat, pas même le juge car « l’intérêt de l’enfant » n’existe pas encore dans les mentalités. La garde est donc partagée tous les trois mois avec avantage à la mère.

Mais comme celle-ci part en « cure de sommeil » sous médicaments parce que son petit ego d’épouse a été malmené et parce que c’est elle qui a demandé le divorce après avoir mandaté un détective privé pour prendre en flagrant délit son mari et sa maîtresse, elle ne peut garder Martin. On inverse alors les périodes et c’est Marc qui en a la garde en premier. Mais il est pris par ses affaires et ne peut s’occuper d’un enfant ; il le confie donc à son père, le docteur de Sérigny, qui ne sait pas trop apprivoiser un jeune garçon qu’il a très peu vu. Marin écrit donc des lettres à sa mère pour lui dire qu’il l’aime et pour lui montrer qu’il ne serait heureux qu’avec elle et son père. L’avocate, informée, fait reprendre Martin pour le placer chez l’ancienne nourrice d’Agnès. Mais elle vit dans une masure sans eau ni électricité, à la campagne, et l’école du village rejette le Parisien et le Riche, coiffé « en fille » avec ses cheveux un peu longs à la mode des années Beatles. Son père, qui vient le voir en coup de vent, s’aperçoit de l’indigence et, comme la vieille refuse la modernité qu’il est prêt à payer pour que son fils vive décemment, le reprend aussitôt – pour le confier à son parrain Alain. Lequel, célibataire, ne sait pas ce qu’est un enfant et, ancien commando qui aime l’action, n’a aucun goût de se mettre à sa portée.

Martin, abandonné tout un week-end, fugue. Il veut rejoindre Zélie la petite copine de son âge, dans le village de la nounou où il a été heureux d’aimer, mais se trompe de Châtillon et se perd dans Paris. Branle-bas des parents et du parrain pour le retrouver. Ce n’est que deux jours plus tard, n’ayant nulle part où aller parce qu’il ne se souvient pas des adresses, qu’il retrouve celle de la maîtresse de son père sur un papier dans sa poche. Il s’y rend et Marion l’accueille, prévient non son père mais son parrain qui vient le chercher et le rendre à sa famille. Marion a compris que l’enfant était l’Obstacle à la rupture de Marc et d’Agnès – et elle renonce. Elle ne veut pas briser Martin, qui montre son besoin de ses deux parents.

Notre époque a moins de conscience et chacun des parents, de son côté, est plus égoïste. Ce sont les enfants qui trinquent mais « ils ne peuvent pas comprendre, ils s’adaptent à tout, ils croient ce qu’on leur dit de croire ». La bonne conscience ne recule jamais devant des mensonges consolants.

Un bon roman psychologique plein d’émotion, au ras d’enfant.

Gilbert Cesbron, C’est Mozart qu’on assassine, 1966, J’ai lu 2001, 307 pages, €3,66 e-book Kindle €5,99

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Henri Troyat, La dérision

Un roman déprimant d’un écrivain dépressif atteint par l’âge. Jacques a 67 ans et n’a rien réussi dans sa vie. Du moins le croit-il., Critique amer, amant d’un couple à trois dont il est la dernière roue, peut-être père d’une fille bien qu’il n’y croie pas et que la mère jure que non, il commet un dernier roman par habitude, auquel il ne voit aucun avenir.

Seul son chat Roméo, un gouttière tigré qui l’a adopté plutôt que l’inverse, est un moment d’innocence et un être de beauté dans ce monde gris parisien qui lui fait mal. Il s’enferme dans sa coquille, un trois-pièces rue Bonaparte, il ne veut plus voir personne, pas même Dido sa maîtresse, ni Caroline la fille, ni surtout Antoine le mari et Patrick, le dernier fils adolescent. Jacques est un raté. Célibataire, il n’a publié que des livres médiocres et tire chaque jour le diable par la queue tout en fumant sans arrêt.

Il vit par habitude, survit plutôt, soutenu par son chat qui miaule lorsqu’il a faim et ronronne lorsque qu’il le caresse, et par le passage éclair de sa maîtresse de vingt ans plus jeune que lui ou de Caroline sa fille qui utilise son appartement comme baisodrome. Le jeune Didier, 18 ans comme elle, la nique avec ardeur au point de lui faire un bébé. Ils vont se marier et emménager en studio avant que Jacques ne leur cède l’appartement où il n’a plus aucun intérêt à vivre.

Dido sa maîtresse l’a recueilli chez elle avec son mari Antoine après une tentative de suicide qu’il a faite durant les vacances du couple. Caroline partie, Patrick en pension, il y a de la place et les deux bourgeois pressés – lui avocat, elle tenant une galerie d’art contemporain – aiment à se distraire avec un troisième homme. Mais Jacques sait bien que ses jours sont comptés : à 67 ans il lui en reste peu à vivre et tout l’ennuie.

Il va donc se jeter de la fenêtre de son troisième étage et en mourir, après avoir endormi son chat et l’avoir balancé à la Seine dans un panier lesté. Ce détail montre combien il déteste qu’on l’aime. Il refuse la vie au point de lui préférer le néant de la mort. Il ne voit l’humanité qu’en noir et n’a plus sa place parmi elle. Les enfants de Dido et Antoine, notamment, l’horripilent. « J’abhorre le mythe de l’enfance sensible, généreuse, poétique ! Pour avoir passé par-là, je sais que tous les défauts des hommes, envie, hargne, couardise, suffisance, se retrouvent dans sa jeune tête sans les correctifs apportés à la longue par la vie en société » p.39. Mais toutes les qualités aussi… ce qu’il dénie.

Le personnage a bien fait de mourir, il ne servait à rien ni à personne et son exemple même était nuisible à la société – tout comme ce roman qui n’aurait jamais dû paraître, un monument de nihilisme et de misanthropie. Je le jette au feu et n’en recommande surtout pas la lecture.

Henri Troyat, La dérision, 1983, J’ai lu 1999, 190 pages, €0.90 occasion

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Noblesse oblige de Robert Hamer

La fille cadette d’Ascoyne, duc de Chalfond, épouse contre sa famille et les convenances le ténor italien Mazzini dont elle est amoureuse. Cinq ans de bonheur suivent, dans un petit appartement de Londres, bien loin des fastes du château de Chalfont (tourné à Leeds). Las ! Au premier bébé, crise cardiaque du père ; « on comprendra que je n’ai guère de souvenir de lui », dira avec un humour tout britannique le jeune homme dans ses Mémoires.

La mère se retrouve seule et sans ressources. Elle écrit pour renouer avec sa famille mais essuie une fin de non recevoir nette. De même plus tard lorsqu’il s’agit d’éduquer Louis (Dennis Price), quand même de la famille d’Ascoyne. Elle se place donc chez un docteur à qui elle sert de bonne mais a le gîte et le couvert. Louis se lie avec Sibella, la fille du médecin, qui copine avec Lionel, un gosse de riches du quartier. Une fois adulte, Sibella (Joan Greenwood) flirte ouvertement avec Louis mais ne peut l’épouser puisqu’il n’a aucune fortune et n’est donc rien à ses yeux de petite bourgeoise arriviste. Bien qu’il lui ait raconté son histoire, sa famille maternelle, et déclaré qu’il pourrait même devenir duc, elle ne le croit pas et épouse son lourdaud assommant mais qui fait des affaires.

Louis se place grâce au docteur comme calicot à orner des vitrines et vendre du tissu au mètre aux oisives emperlousées des quartiers chics de Londres. Le film dresse un portrait au vitriol de cette aristocratie édouardienne vaniteuse et vaine. Viré parce qu’il avait oser rétorquer à un lord Ascoyne « ne me touchez pas ! » lorsque celui-ci l’avait tapoté de sa canne pour qu’il s’écarte, comme une merde qu’on repousse du chemin, il jure de se venger. Il a perdu son éducation, puis sa mère, puis son amoureuse, enfin son boulot, c’en est trop !

Le roi Charles II avait anobli les d’Ascoyne en les faisant duc pour services rendus à sa personne ; il avait ajouté plus tard la faveur de transmettre le titre par les femmes pour services rendus à la reine – Louis peut donc légitimement revendiquer le titre. Sauf qu’il existe dix prétendants avant lui dans l’ordre de succession, sans parler des enfants à naître.

Il épluche les journaux et raye avec application chaque décès dans la famille et se voit rapprocher peu à peu de la couronne ducale. Mais les survivants sont jeunes ou bien établis, un coup de pouce au destin serait bienvenu. Louis imagine donc à chaque fois un « accident » différent pour éliminer l’un après l’autre tous les d’Ascoyne qui lui font de l’ombre. Une noyade dans les écluses avec sa poule pour le lord qui l’a snobé et fait virer, de l’essence dans une lampe à paraffine pour son jeune cousin féru de photographie, du poison dans le porto du pénible révérend, une flèche qui perce le ballon de la suffragette d’Ascoyne, une bombe russe dans un pot de caviar pour le général, un accident de chasse pour le duc en titre qui voulait épouser une vache normande pour lui faire pondre des fils… Seul l’amiral, en aristo borné plein de morgue, se noie tout seul avec son navire lorsqu’il donne un ordre absurde puis s’obstine jusqu’au bout – scène tirée d’un fait réel, le naufrage en 1893 du HMS Victoria à cause d’une sottise de l’amiral George Tryon.

Voici donc Louis propre à devenir duc. Après le calicot et grâce à l’enterrement du premier décédé, il a trouvé une place chez son oncle d’Ascoyne, le banquier, au bas de l’échelle mais avec perspectives. Il passe de 2 £ par semaine à 5 £ puis à 500 £ par an. Le vieux d’Ascoyne reconnaît sa précision et sa courtoisie de bien éduqué malgré sa pauvreté. A sa mort (naturelle), il lègue tous ses biens à Louis à titre de réparation pour le préjudice qu’il a subi durant toute son enfance.

Louis devient donc le dixième duc de Chalfont. Il est accueilli au château, qu’il avait visité comme touriste pour six pence, acclamé. Mais le soir même, un inspecteur de la police de Londres vient l’arrêter pour le meurtre… du mari de Sibella, qu’il n’a pas commis. La fille est vaniteuse et égoïste comme les aristos, mais des bas-fonds : la société se reproduit en pire à chaque fois qu’on descend une strate sociale. Elle se mord les lèvres de n’avoir pas cru Louis ni épousé ce garçon courtois qui l’a toujours fait rire, au lieu de cet affairiste barbant et grossier, déjà dès l’enfance. Lionel, croit qu’il est copain avec Louis devenu banquier et peut donc l’utiliser comme garant pour ses affaires véreuses. Après un effet douteux quand même escompté par la banque, il se sent assuré. Mais Louis n’a jamais aimé ce gosse de riches qui s’est toujours mis en travers de ses relations naturelles avec Sibella. Ce n’est pas parce qu’on a grillé des châtaignes ensembles à dix ans dans la même cheminée qu’on est copain comme cochons. Lionel, qui a bu, veut le poignarder à l’énoncé de son refus de le soutenir et Louis le repousse. Ruiné, l’affairiste se suicide plutôt que d’affronter sa femme et la société. Il laisse une lettre, mais la rusée Sibella veut s’en servir pour faire chanter Louis et le forcer à l’épouser. Elle l’accuse donc du meurtre puisqu’il est le « dernier » à l’avoir vu vivant.

Devant la cour des pairs, car jusqu’en 1948 justement la Chambre des Lords avait le privilège de juger elle-même les lords, Sibella toute en noir affecte le chagrin et la pudeur offensée ; elle ment effrontément et les lords la croient, plutôt que de croire les invraisemblances – pourtant vraies – de Louis. L’épouse du cousin d’Ascoyne, tué dans son labo photo, a fini par épouser Louis qui lui a déclaré son amour ; elle vient aussi déclarer sa confiance. Mais cela ne suffit pas. Condamné à mort, Louis rédige dans sa cellule ses Mémoires. Sibella vient lui rendre visite, après sa femme. Elle lui met le marché en mains : « s’il y avait une lettre », il pourrait être innocenté ; mais il faudrait alors que l’actuelle et récente épouse disparaisse, comme les autres. Sinon, tout serait dévoilé. Louis a fait en effet la bêtise d’avouer à sa maîtresse qu’il est bien l’auteur de l’hécatombe qui abat les d’Ascoyne les uns après les autres.

Le matin de la pendaison, un ordre arrive in extremis du ministère : une lettre a été retrouvée. Louis est donc libéré. A la porte de prison, deux voitures l’attendent : celle de sa femme, celle de sa maîtresse. Que va-t-il choisir ? Avant qu’il puisse trancher le nœud gordien, un journaliste l’aborde pour lui acheter ses futures Mémoires. Et Louis pense brusquement qu’il a laissé son manuscrit dans sa cellule, là où avoue tout et en détails !

Sur le ton convenable propre aux conversations, le film conte avec un humour très noir les turpitudes de l’aristocratie anglaise et ses conséquences sur les esprits inférieurs. Nul n’est épargné, sauf peut-être la mère qui a fauté socialement – par amour. Pour tous les autres, le cynisme règne et les rôles sont interchangeables. Alec Guinness interprète d’ailleurs tous les rôles d’Ascoyne, huit en tout, dont une femme.

DVD Noblesse oblige (Kind Hearts and Coronets), Robert Hamer, 1949, avec ‎ Alec Guinness, Dennis Price, Valerie Hobson, Joan Greenwood, Audrey Fildes, StudioCanal 2012, 1h46, €13.00 blu-ray €19.30

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Georges Duhamel, Le jardin des bêtes sauvages

Ce roman est le tome deux de La chronique des Pasquiers mais peut se lire indépendamment. Il se situe à Paris en 1895 et ne quitte pas le 5ème arrondissement, sauf aux frontières du 6ème pour y traquer la maîtresse du père, rue de Fleurus. Laurent n’a pas encore 15 ans et toute la sensibilité de l’enfance dans un corps qui mue en homme. Il découvre la vie et ses yeux se décillent sur sa famille.

Elève boursier au lycée Henri IV (les « collèges » séparant les 10-15 ans des plus grands du « lycée » ne seront créés que dans les années 1980), il arpente inlassablement la rue Clovis, la rue du Cardinal Lemoine, la rue des Boulangers, la rue Jussieu, la rue Linné, jusqu’à la rue Guy-de-la-Brosse où il habite. Tout un quartier que je connais bien pour y avoir habité. Le Paris de 1895 est plus provincial que le nôtre ; les automobiles sont quasi inconnues et seuls circulent les fiacres ou, sur les grands axes, les omnibus à impériale. Il y fait bon marcher à pied et Laurent ne s’en prive pas avec son ami Justin Weill qui, juif, a cette remarque subtile que le Messie n’est pas encore venu pour sa croyance et qu’il a donc une chance de l’être lui-même tandis que pour les chrétiens c’en est fini, Jésus est passé. Laurent y consent ; pour lui, la science est le messie qui sauvera l’humanité.

Mais, pour l’adolescent, ce qui compte est la famille, le nid où les cinq enfants se retrouvent les uns sur les autres dans la promiscuité d’un trois-pièces. Georges Duhamel a créé le mouvement « unanimiste » où il s’agit d’observer et de conter les gens dans leur milieu. Pour un garçon d’encore 14 ans, l’univers est celui des tout proches : son frère aîné Joseph, 20 ans, qui « sait tout sur tous » et compte ses sous ; Ferdinand le second, 18 ans, grand de taille mais voûté d’épaules et bigleux, heureux en administration comptable ; sa petite sœur Cécile, 12 ans, prodige au piano et exercée par un Danois musicien qui habite au-dessus ; enfin sa petite sœur Suzanne bébé de 3 ans. Il y a sa mère, Lucie, méritante et laborieuse qui cuisine et ravaude, consolant les petits. Et le père Raymond, dit Ram, fantasque et foutraque, qui entreprend à la quarantaine des études de médecine ! Il travaille à l’hôpital, on ne sait trop ce qu’il y fait. Le père de Duhamel était de cette espèce, herboriste. Mais Laurent est de trois ans plus âgé que l’auteur.

Un jour, sa mère lui demande de s’enquérir discrètement s’il existe un Raymond Pasquier au 16 rue de Fleurus car elle a trouvé une lettre à cette adresse dans la veste de son mari. Est-ce un homonyme ou a-t-il une double vie ? Laurent part la fleur au fusil et la concierge lui dit qu’il n’existe aucune personne de ce nom dans l’immeuble. Il décide alors de suivre papa comme un Indien dans Le dernier des Mohicans, fort en faveur auprès de la jeunesse de son temps. Ram prend l’omnibus, Laurent y cavale ; Ram emprunte la rue de Fleurus, Laurent le suit ; Ram pénètre au 16, Laurent fait de même. Jusqu’au troisième étage, troisième porte à gauche. Il reviendra y sonner plus tard pour y trouver une jeune femme en peignoir. Solange est la maîtresse (non rémunérée) de son père. Cela le trouble et le gêne, partagé entre la puberté « honteuse » (selon la répression bourgeoise-catholique de l’époque) et l’écroulement de son idéal paternel moral et vertueux. La fille ne profite pas de sa jeunesse en fleur, ce qui aurait été cocasse, mais pas convenable à la parution du livre. Georges Duhamel n’aurait pas été admis à l’Académie française deux ans plus tard s’il avait dérapé des normes sociales de son temps où la majorité n’était encore qu’à 21 ans.

Laurent enjoint Solange de renoncer à son père pour le bien de la famille ; elle promet, elle ment. Si elle déménage bien pour brouiller les pistes, elle ne perd pas le contact avec Ram et Laurent les voit tous deux attablés à la terrasse d’un bistrot le jour des funérailles nationales de Louis Pasteur, dont son père admire la gloire scientifique. Au fond, tout le monde ment, tout le monde s’accommode des défauts et écarts des autres. C’est ce que lui apprend son frère aîné Joseph ; c’est ce que lui révèle sa mère qui « sait » et consent ; c’est ce que lui montre sa petite sœur Cécile qui devient enfant prodige du piano. C’est surtout ce que lui apprend son père lors d’une conversation d’hommes, lorsqu’il lui dit que ses besoins sexuels ne remettent pas en cause le contrat conjugal ni l’amour qu’il porte à la mère de ses enfants.

Au fond, les humains sont des bêtes, comme celles du jardin des Plantes tout proche dans lequel l’adolescent aime à s’isoler. La « pureté » n’est qu’un concept ; l’idéal n’est pas de ce monde. Il faut vivre dans le réel et c’est cela grandir. Même Thérèse, vieille fille voisine qui veut entrer au couvent, flirte avec son père, incorrigible coureur. Et Cécile, la petite sœur confidente dont il est très proche, lui avoue être amoureuse d’un garçon plus âgé qu’elle : non pas Justin Weill qui l’admire et rougit en sa présence, mais de Valdemar Henningsen, son mentor en piano, qui a dans les 20 ans ! C’est dur de découvrir la vie à 15 ans et c’est cela qui est touchant dans ce roman d’une époque révolue. Aujourd’hui, les adolescents avec leurs smartphones et l’Internet, le Youporn et les pairs LGBTQ+, sont plus émancipés et au courant – mais toujours aussi fragiles et en quête de repères.

Georges Duhamel, Le jardin des bêtes sauvages, 1933, Livre de poche 1962, 246 pages, occasion €4.99

Georges Duhamel, Chronique des Pasquiers, Omnibus 1999, 1387 pages, €33.23

DVD Le clan Pasquier – coffret intégrale, Jean-Daniel Verhaeghe, 2009, avec Bernard Le Coq, Valérie Kaprisky, Elodie Navarre, Mathieu Simonet, Florence Pernel, €22.00

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Joseph Kessel, L’équipage

La guerre de 14 reste pour moi la plus con. La lecture des Croix de bois de Dorgelès m’a conforté, très jeune, dans l’absurdité de cette horreur. Elle m’a initié à l’industrie du massacre, au non-sens absolu de se battre pour quelques arpents, bien loin des Trois mousquetaires ou de l’héroïsme de Roland à Roncevaux. Joseph Kessel a réhabilité pour moi la bataille en la portant dans les airs. Il y a un siècle, l’aviation était encore adolescente et attirait les très jeunes hommes. Ils se croyaient des anges sur leurs drôles de machines, vaniteux comme Icare de monter jusqu’au ciel ou orgueilleux tel Phaéton de conduire le char du soleil. J’avais 14 ans et j’ai lu L’équipage avec passion.

Le relisant aujourd’hui, j’y vois ce qui m’avait séduit : l’aventure, la fraternité des hommes, la morale des affiliations de combat. Je vois aussi ce que j’avais omis : la désorganisation sociale de la guerre, la défragmentation des valeurs qui se recomposent dans les groupes nouveaux induits par l’organisation armée, la frénésie névrotique des femmes à « garder » leurs mâles, fils, maris, pères. La guerre totale, sur le territoire même, efface les repères au profit du brut, de la bestialité combattante et du désir sexuel exacerbé. Pour les combattants, l’essentiel n’est pas la bravoure mais le confort hors du combat (p.69). Confusion, incertitude, soumission à la fatalité :  la période de guerre aliène et fabrique des esclaves.

Jean d’Herbillon, jeune parisien de 20 ans, s’engage dans l’aviation, tout comme Joseph Kessel lui-même à 19 ans et demi. Il rêve d’aventure et de chevalerie. Il découvre le prosaïsme du cantonnement, les pilotes à terre en vareuse et sabots au lieu du bel uniforme, les chambres spartiates sans eau chaude. Seul le mess est le lieu de rencontre et de fraternité autour de l’alcool et du jeu. Lorsqu’il vole comme observateur, il ne sent pas « la guerre », les obus qui visent l’avion ne sont pour lui que des bouquets de fumée, le combat aérien une suite de mouvements désordonnés de l’avion agrémenté du bruit des mitrailleuses qui tirent sans guère viser. Il reçoit une croix et ne comprend pas pourquoi : il n’a fait que son travail.

Après trois mois, il part en permission et y retrouve sa maîtresse Denise, femme mariée. Il la baise sans remords, « l’aimant » pour le sexe autant que pour son admiration pour la jeunesse héroïque qu’il incarne. Son pilote Maury lui a confié une lettre pour sa femme, qu’il aime d’un amour platonique plus que sensuel. Le dernier jour, il va la porter et découvre qu’Hélène, l’épouse de Maury… n’est autre que Denise, sa maitresse ! Il est dès lors déstabilisé. La honte de trahir son compagnon de combat, l’amitié fusionnelle de son aîné pilote qui fait figure de père, le déchirement à succomber aux sens alors que la morale est en jeu – tout cela pousse Herbillon au désespoir. Plus rien n’a de sens, il ne s’en remettra pas.

Pour Kessel, l’héroïsme est une résistance spirituelle incarnée par le capitaine Thélis, très croyant, et par l’aspirant Herbillon, bouillonnant de jeunesse. Chacun son support psychologique pour l’engagement moral et affectif. Thélis se bat contre la barbarie et pour les valeurs chrétiennes, Herbillon fait sacrifice de sa vie à la figure paternelle et à la fraternité fusionnelle. L’amour d’Herbillon pour Maury, reproduit celui de Joseph pour Lazare, son frère cadet de seize mois. Les deux se méfient de la femme, avide de sexe au prétexte « d’Hâmour » et trublion dans la relation gémellaire des frères d’armes.

Il y a un côté scout dans l’escadrille, l’amour physique est distinct de l’amour moral. Les femmes sont évacuées au loin, sur l’arrière lors des permissions, tandis que les cadets font l’objet d’attentions des plus âgés et de gestes de tendresse. Le capitaine de 24 ans caresse une fois les cheveux de l’aspirant de 20 ans ou pétrit les épaules d’un autre qui vient d’arriver ; le pilote grisonnant éprouve une affection filiale pour son observateur pas encore majeur (à l’époque 21 ans). L’épouse, au contraire, trompe son mari qu’elle n’aime que comme protecteur, se livrant au sexe avec la jeunesse lorsqu’il n’est plus là. Il y a du Radiguet en Kessel ; du même âge, il l’a d’ailleurs connu. Et il pose le dilemme : lequel des deux amours est le plus beau des deux ?

Le tragique est là, dans cet écartèlement des personnages : Maury compense son avidité d’amour sexuel par un détachement moral forcé car il l’avoue, il ne sait pas y faire avec les femmes ; Herbillon est un aventurier de belle prestance physique avec la gent féminine mais reste encore moralement enfant et d’un caractère presque veule ; quant à Hélène/Denise, elle dissimule une goule aveuglée par sa vulve et possédée par son désir du mâle, une « Vénus tout entière à sa proie attachée » lorsqu’elle agrippe le cou du jeune homme pour le baiser et l’empêcher de retourner au combat.

Maury le devine et bientôt le sait ; Herbillon élude et bientôt consent. Rien n’est dit, tout est gestes. Les deux dans le même avion ne font qu’un, lors de l’ultime combat. Le capitaine est déjà mort, rien ne les retient à l’escadrille, elle consomme vite les effectifs. Le jeune homme joint les mains, il accepte la mort qui vient par les balles ennemies, résolvant d’un coup tous ses dilemmes.

Ecrit avec sobriété, dans le style direct des journalistes, la psychologie est loin de se faire oublier. Plus qu’un récit de guerre, L’équipage est un récit sur la guerre et ses conséquences sur les hommes et les femmes, dans une époque qui n’est plus la nôtre. La mixité des escadrilles évite désormais une trop grande coupure entre les sexes, l’éclatement de l’amour entre les frères à l’avant et les femmes à l’arrière, le platonique et le sensuel, les valeurs enfiévrées de l’honneur et de la fidélité. Reste un beau roman pour adolescents qui garde pour moi son charme de première lecture.

Joseph Kessel, L’équipage, 1923, Flammarion 2018, 288 pages, €4.90 e-book Kindle €6.49

Joseph Kessel, Romans et récits tome 1 – L’équipage, Mary de Cork, Makhno et sa juive, Les captifs, Belle de jour, Vent de sable, Marché d’esclaves, Fortune carrée, Une balle perdue, La passagère du Sans-Souci, L’armée des ombres, Le bataillon du ciel, Gallimard Pléiade 2020, 1968 pages, €68.00

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George Sand, Indiana

Le mari, la femme, l’amant, un thème classique du romanesque revu et moralisé par une femme auteur voulant peindre la psychologie. Delmare, un colonel de l’Empire en demi-solde à la fin de sa soixantaine, Indiana son épouse, une jeune créole de l’île Bourbon (aujourd’hui La Réunion) de 19 ans seulement et Raymon, l’amant arriviste fils unique charmeur et égoïste. Voilà pour les protagonistes, auxquels il faut ajouter Ralph, le protecteur, mi-grand frère, mi-papa, qui s’est occupé d’Indiana orpheline lorsqu’elle avait 5 ans et lui 15, en butte à un père bizarre et violent. En quatre parties, chacun des personnages sera abordé dans ses profondeurs pour faire du tout un « roman de mœurs ».

Indiana est mal mariée, son époux est sans esprit, sans tact et sans éducation, un vrai militaire sorti du rang. Il a le sens des affaires – et de l’honneur, ce qui le ruinera. Il n’est pas tout mauvais mais mal adapté à sa tendre et chère qui, femme trop tôt, rêve et bovaryse pour le beau-parleur Raymon de Ramière (nom dans lequel l’on pense irrésistiblement au ramier), incarnation d’une société égoïste. Pour lui, faire tomber une femme est un jeu plus qu’une nécessité sexuelle. Ralph, qui aime profondément Indiana, fait ménage à trois en restant chaste et flegmatique, en baronnet anglais athlétique aux émotions renfermées. Raymon est tout d’abord subjugué par Noun, la servante créole d’Indiana, aussi naïve que lascive selon les conventions du temps. Mais lorsqu’il aperçoit sa maitresse, plus chic, il lâche la proie pour l’ombre et le drame se noue dans l’excès romantique et la mort romanesque. La chute du gouvernement Martignac en août 1829 incite Ralph, très investi comme Doctrinaire (conciliateur entre monarchie et révolution), à fuir en province et à chercher une compagne dans l’exil, donc à écrire à Indiana qu’il avait rejetée à Paris. La politique se mêle aux sentiments, George Sand tient à ce que les passions soient incarnées de façon réaliste dans leur époque et non pas dans l’abstrait.

Toutes les faces de « l’amour » sont abordées, du conventionnel bourgeois d’un mariage d’intérêt (la fortune pour elle, les soins des vieux jours pour lui) à l’amour fou romantique (illusoire et narcissique), et à l’amour fraternel ou paternel, filial, entre un être jeune et un plus vieux. Les trois peuvent-ils fusionner ? C’est ce que laisse entendre l’auteur sur la fin, dans une synthèse audacieuse qu’elle a soin de situer hors de la société, dans une sorte de paradis des amours enfantines à la Paul et Virginie.

Mais le roman est aussi social, voire « moral ». Tel personnage représente la loi qui « parque nos volontés comme des appétits de mouton » p.5 Pléiade (le mari colonel), l’autre l’opinion (la vieille tante parisienne), un troisième l’illusion (l’amant mondain). Le message transmis est « la ruine morale » de la société sous Charles X (le roman commence en 1827). Le type est « la femme, l’être faible chargé de représenter les passions opprimées, ou si vous l’aimez mieux, opprimées par les lois » (qui empêchent le divorce depuis la Restauration et soumettent comme mineure juridique depuis le code Napoléon, la femme au mari). C’est ce retour réactionnaire qui donne à l’époque sa « décadence morale » p.7. Aurore Dupin, alias George Sand, a eu plusieurs maris et pléthore d’amants. Elle écrit ce premier roman avec sa chair, sa passion et sa colère en quatre mois, sans plan préconçu. D’où le plan bancal mais surtout la souplesse du style et les envolées de certaines pages.

Le succès fut immédiat, près de 2000 exemplaires vendus, ce qui relativise les ambitions des auteurs d’aujourd’hui… C’est que les lecteurs étaient surtout des lectrices de « salons », ce qui perdure de nos jours, les salons d’hier étant aujourd’hui les profs des médiathèques et l’opinion de province. George Sand s’est trouvée surprise de son succès et pas très heureuse au fond. Pour elle, « le peuple des petites villes est, vous le savez sans doute, la dernière classification de l’espèce humaine. Là, toujours les gens de bien sont méconnus, les esprits supérieurs sont ennemis-nés du public. Faut-il prendre le parti d’un sot ou d’un manant ? Vous les verrez accourir. Avez-vous querelle avec quelqu’un ? ils viennent y assister comme à un spectacle ; ils ouvrent les paris ; ils se ruent jusque sous vos semelles, tant ils sont avides de voir et d’entendre. Celui de vous qui tombera, ils le couvriront de boue et de malédiction ; celui qui a toujours tort c’est le plus faible. Faites-vous la guerre aux préjugés, aux petitesses, aux vices ? vous les insultez personnellement, vous les attaquez dans ce qu’ils ont de plus cher, vous êtes perfide, incisif et dangereux » p.141, 3ème partie chap.19. Il n’y a rien à redire au portrait social de la France provinciale – si ce n’est qu’elle s’est désormais répandue sur « les réseaux sociaux » comme opinion commune.

L’auteur donnait son avis sur les personnages, intervenant comme le chœur antique version morale pour en guider la lecture. Cet aspect original a plus ou moins déplu et l’auteur l’a éliminé dans les éditions suivantes. Mais le roman s’en trouve déséquilibré et l’édition de la Pléiade reprend le texte de l’édition première, plus authentique. Il n’apparaît plus gênant aujourd’hui que l’auteur intervienne comme personnage à part entière ; cela lui donne une position d’observateur et donne du relief à la psychologie de chacun.

Au total, les phrases sont longues et le verbe abondant, comme au XIXe, ce qui peut rapidement lasser les illettrés pressés d’aujourd’hui. Mais la littérature y gagne et l’économie des passions reste prenante.

George Sand, Indiana, 1832, Folio 1984, 395 pages, €8.00 e-book Kindle €0.70

George Sand, Romans tome 1 (Indiana, Lélia, Mauprat, Pauline, Isidora, La mare au diable, François le champi, La petite Fadette), Gallimard Pléiade 2019, 1866 pages, €67.00

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Christian de Moliner, La croisade du mal-pensant

Un prof d’université au bord de la retraite et portant un nom juif se trouve en butte à une étudiante noire gauchiste qui exige agressivement une zone réservée aux non-blancs pour « faire reculer leurs privilèges ». Le mot « race » n’existe plus officiellement dans le vocabulaire et ne « signifie » rien selon les scientifiques, mais il est revendiqué par les « racialisés » qui inversent la définition. En butte à la soi-disant inertie de l’Administration (à prouver) et au politiquement correct (socialiste ou contaminé) de l’Education nationale (réelle) et du préfet (ce qui est moins sûr), il se lance dans une croisade désespérée et sans aucun succès.

C’est que le bonhomme est un perdant-né. Son couple a naufragé après avoir perdu un bébé fille à la naissance ; sa maitresse de rencontre porte le voile en musulmane syrienne et leurs relations restent platoniques depuis des années ; son métier d’enseignant sur l’histoire l’ennuie et les étudiants sont rares ; son grand livre sur les croisades n’apporte rien et reste inachevé. Comme souvent chez l’auteur, le personnage de velléitaire maladroit et fatigué prend le pas sur tout le reste. Ce qui n’encourage en rien le lecteur…

J’ai eu du mal à entrer dans l’intrigue et n’ai pu adhérer à aucun personnage. Outre l’avocat, cynique mais réaliste et pragmatique, et le doyen de l’université qui sait nager dans le politiquement correct, les autres personnages sont falots. La maitresse rapportée n’apporte rien au thème de la croisade. Elle l’aurait pu, par son exemple d’épouse qui sait se sortir de la tradition. Les démêlés avec le règlement universitaire et la justice sont bien décrits et c’est ce qui reste solide dans l’histoire mais aurait mérité d’être développé et précisé par des références aux textes de lois réels. Après tout, ce genre de mésaventures peut arriver, autant savoir de quels instruments dispose « la loi républicaine ».

Le reste n’est pas encourageant, suite de dénis lamentables où s’englue le croisé qui n’exploite ni son origine juive, ni les moyens modernes de filmer ou d’enregistrer les invectives, ni les alliés « blancs » qui se proposent spontanément, ni sa maitresse femme et musulmane (deux statuts valorisés, qu’il aurait pu en outre faire « violer » par un racialisé pour rajouter un autre statut valorisé), ni les médias pourtant avides de scandales en tous genres (surtout de genre !)… Il n’a aucun projet personnel, aucun idéal affirmé, allant jusqu’à laisser penser qu’il vaudrait mieux se faire royaliste ou fasciste si l’on veut survivre en tant que Blanc en France. Nous ne sommes même pas dans « la croisade des enfants » qui suivaient la mode (les niais de l’époque et pas les prépubères) mais dans le suicide assisté d’un adulte mal dans sa peau.

Le thème, polémique jusqu’à la caricature, pourra intéresser les excités lors des présidentielles de 2022. J’apprécie l’écriture, meilleure que dans certains romans précédents.

Christian de Moliner, La croisade du mal-pensant, 2020, Les éditions du Val, 164 pages, €9.00 e-book Kindle €4.50

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Viviane Moore, Les gardiens de la lagune

L’auteur, à 60 ans, est en pleine maîtrise de son écriture de romans policiers historiques. Sa période fétiche est le Moyen-Âge, qu’elle débute avec un chevalier breton, Galeran de Lesneven, poursuit avec Tancrède le Normand, et termine provisoirement avec Hugues de Tarse, qui a vécu en Orient.

Justement, Hugues quitte le royaume de Sicile, en proie aux désordres fratricides entre Normands. Il emmène sa femme Eleonor et ses deux petits enfants, Clara, 5 ans, et Jean, 3 ans, sous la surveillance de la très jeune servante Zaynab. La famille arrive à Venise, invitée par Leonardo, le fils aîné du doge Vitale Michiel II, qui met l’étage noble d’un palais à sa disposition. Nous sommes en 1162 et Venise n’est encore qu’une suite d’îlots plus ou moins artificiels et marécageux, reliés par des passerelles en bois. Chaque île cultive sa particularité : le château de commandement du doge près de la basilique San Marco, le potager du couvent San Zacaria, les artisans verriers et maçons, les pêcheurs, les quais des commerçants de haute mer. C’est pittoresque, vivant populaire.

Mais un crime vient d’être commis, le cadavre de Jacopo, neveu du doge, est retrouvé poignardé dans la lagune. Hugues est prié par le doge, sur les instances de son fils, d’enquêter à ce sujet parce qu’il est neuf dans la ville et n’est lié à personne. Les restes calcinés du beau-frère du doge, père de Jacopo, qui a péri quatre ans auparavant dans l’incendie d’une église, viennent d’être retrouvés lorsque sa veuve a décidé de la faire restaurer. Les deux affaires sont-elles liées ?

Qui était Jacopo Vitturi, fils de famille trafiquant qui, après avoir trop longtemps fait les cent coups, vient d’être banni de Venise ? Pourquoi a-t-il massacré sa maîtresse Renata qu’il aimait baiser, fille de pêcheur de 14 ans, dans sa cabane de roseaux un soir de rage ? Pourquoi a-t-il été tué juste avant de devoir embarquer pour Byzance ? Pourquoi poursuivait-il le jeune Andrea, fils d’une servante égyptienne de sa maison, d’une haine féroce, au point de le faire battre et de le lacérer de coups de dague avant de le jeter dans la lagune ? Pourquoi Laura, sa cousine, se refusait-elle à lui ?

Les simples évoquent la malédiction de la Bête, un dragon sous les eaux qui se manifeste les jours de brume, et dont les gardiens sont les gondoliers. Tant que voguent les gondoles noires au-dessus des eaux glauques, la Bête reste tapie – mais si elles se raréfient, elle surgit. Faut-il y croire ? Ou faut-il chercher du côté de la vengeance des femmes ?

C’est toute la vie de Venise, ses humbles pêcheurs buvant sec, ses aubergistes avides au gain, sa jeunesse braillarde prise par le jeu de dés jusqu’au dénuement, ses marchands enrichis et ses grandes familles aristocrates qui reçoivent en des fêtes somptueuses, qu’il nous est donné de connaître. Avec quelques recettes de cuisine telle la morue aux amandes sauce gingembre safran, la soupe de fenouil aux raisins blancs, fromage frais, pignons et cannelle ou ces sardines aux oignons, pignons et raisin secs revenues dans du vinaigre de vin rouge. L’intrigue est rondement menée, le décor captivant, les personnages bien campés. Un roman de détective qui passionne dans une Venise en plein essor.

Viviane Moore, Les gardiens de la lagune, 2019, 10-18, 336 pages, €8.10 e-book Kindle €9.99

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Huysmans, Un dilemme

Dans ce petit roman ou grosse nouvelle balzacienne, avec une ironie à la Flaubert, Huysmans vilipende le bourgeois – de province. Il illustre son « inaltérable saleté », selon une lettre à Zola.

Un notaire de la Marne, Maître Le Ponsart, a bien réussi en affaires et se pique de mode parisienne. Son petit-fils Jules vient de mourir de fièvre typhoïde à la capitale ; il n’était pas marié mais une « bonne » faisait son ménage et l’a soigné jusqu’à la fin. Pauvre jeune homme faible, il n’a laissé aucun legs ni testament, rien que de bonnes paroles à la fille – qui se retrouve quand même enceinte. Tout l’art du notaire sera d’éviter que la fille-mère puisse invoquer un quelconque droit, suivant le Code civil qui ne reconnait pas à l’époque la recherche de paternité.

L’héritage – car tel est l’objet des convoitises – reste aux ascendants des deux côtés en l’absence de descendant reconnu. Me Le Ponsart, confit en bonne chère, bonne conscience et importance, va donc débarquer à Paris pour liquider le bail et faire emporter les meubles, donnant ses huit jours à la « bonne » pour 33.75 francs comptés juste.

Ce qui révolte la grosse commère du quartier Mme Champagne, papetière experte en cancans et entremises. Mais ni sa grande gueule ni ses appels aux sentiments ne feront quoi que ce soit. La loi est la loi et l’héritage ira où il doit, sans même un dédommagement pour enfant. D’ailleurs, engendré juste au début de sa maladie, qui prouve qu’il soit du décédé ? Le dilemme qui donne son titre au roman est le suivant : « ou vous êtes la bonne de Jules, auquel cas vous avez droit à une somme de trente-trois francs soixante-quinze centimes ; ou vous êtes sa maitresse, auquel cas vous n’avez droit à rien du tout ».

Où l’auteur prouve que l’homme rationnel du libéralisme théorique n’est pas l’homme complet de l’humanisme qui l’a engendré.

Le bourgeois n’est pas humain mais machine à calculer. Un message brut mais pas si faux en cette fin XIXe où les « classes dangereuses » avaient montré leurs capacités de nuisance. Encore que l’expérience du notaire avec la pute parisienne qui lui a fait cracher ses louis pour peu de plaisir le soir précédent montre que la raison est bien mal partagée et pas toujours constante. L’homo economicus ne résiste pas longtemps aux instincts de paillardise. La province se méfie de Paris – la Haute-Marne de Mme Champagne (trait d’humour) ; le bourgeois de la populacière ; l’homme de la femme.

Le droit n’est peut-être pas l’acmé de la civilisation (il reflète la société en son temps), mais la méthode démocratique pour avancer. Ce sera tout le progrès des décennies qui suivront. « On voit bien que les lois sont fabriquées par les hommes ; tout pour eux, rien pour nous », s’écrie la Champagne. Les femmes n’auront le droit de vote en France qu’en 1945… mais Huysmans n’aurait probablement pas voté pour.

Joris-Karl Huysmans, Un dilemme, 1884, in Nouvelles : Sac au dos ; A vau-l’eau, Un dilemme, La Retraite de Monsieur Bougran, GF Flammarion 2007, 272 pages, €6.40 e-book Kindle €0.99

Huysmans, Romans et Nouvelles, Gallimard Pléiade 2019, 1856 pages, €73.00

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Huysmans, En ménage

Notre Joris-Karl poursuit son œuvre dans la veine des femmes, dont il a une vision pessimiste et qu’il méprise. Lui, célibataire persistant, s’est longtemps interrogé sur le mariage. Il met en scène deux amis, l’un seul et l’autre marié, et les fait dialoguer, expérimenter, s’élever à des considérations sur le couple lié ou délié. Tout cela s’inscrit, comme dirait Sartre, dans « la métaphysique du trou à boucher » : le sexe, inévitable, sujet de tourments physiques, moraux, sociaux.

Car il faut bien baiser : selon les préjugés du temps, l’homme en a besoin, hanté de périodiques « crises juponnières », « toutes les vieilles passions qu’on n’a pu placer, se lèvent et aboient quand un jupon passe ! » ; la femme le désire irrésistiblement avec « son obscène candeur des pubertés qui poussent, son hystérie sympathique des femmes de quarante ans, son vice compliqué des bourgeoises plus mûres ! » p.309 Pléiade. Comment arriver à baiser de façon bourgeoisement acceptable ? La prostitution est honnie (elle figure pourtant dans la Bible et même le Nouveau testament la pardonne), l’adultère touche à l’héritage (horrible perspective pour un bourgeois !), le plaisir est condamné (par une Eglise écartée par la République comme par la Morale sociale du convenable où chacun s’épie, se jauge et se méprise). L’amour ? Bof, il est rare ; l’intérêt bien compris plutôt. Car « les jeunes filles ! je les ai observées ce soir, tiens, les v’là : physiquement : un éventaire de gorges pas mûres et de séants factices ; moralement : une éternelle morte-saison d’idées, un fumier de pensées dans une caboche rose ! oui, les v’là, celles qu’on me destine » p.276. Mais tout fait entonnoir pour aboutir devant le maire : au mariage. Une fois le grappin mis dessus, tout peut arriver, le meilleur comme le pire, et les marmots en sus mais ce n’est pas grave car assuré par le Code civil, la Famille et la charité. Hors du mariage, point de salut ! ajoute même l’Eglise, perfide.

Cyprien, le peintre décati déjà rencontré dans Les sœurs Vatard, prône le célibat, comme l’auteur. « Il haïssait d’ailleurs la bourgeoise dont la corruption endimanchée l’horripilait ; il n’avait d’indulgence que pour les filles qu’il déclarait plus franches dans leur vice, moins prétentieuses dans leur bêtise » p.289. André, son ami de collège (édifiante description du collège pension parisien où on ne se lave les pieds qu’une fois tous les quinze jours et où se déroulent les premiers émois sexuels sordides !), est lui en faveur du mariage. « Est-ce une vie que de désirer une maîtresse lorsqu’on n’en a pas, de s’ennuyer à périr lorsqu’on en possède une, d’avoir l’âme à vif lorsqu’elle vous lâche et de s’embêter plus formidablement encore quand une nouvelle vous la remplace ! Oh non, par exemple ! Bêtise pour bêtise, le mariage vaut mieux. Ça vous vous affadit les convoitises et émousse les sens ? eh, bien, quand ça n’aurait que cet avantage-là ! et puis, et puis mon cher, c’est une caisse d’épargne où l’on place des soins pour ses vieux jours ! c’est le droit de soulager ses rancunes sur le dos d’un autre, de se faire plaindre au besoin et aimer parfois ! » p.277.

D’ailleurs le mariage, André l’a testé – avant de découvrir, un beau soir qu’il rentrait avant trois heures du matin, sa femme à poil dans le lit conjugal avec un beau jeune homme en chemise. Il a donc quitté Berthe (oui, elle a de grands pieds). Elle a dû laisser l’appartement pour retourner dans sa famille ; lui a pris une garçonnière dans un dernier étage, pas trop cher, et repris Mélanie sa bonne d’avant mariage qui le « carotte » (le vole) mais fait admirablement bien la cuisine et tient très propre le ménage. Pour la bagatelle, il y a les putes et, quand on s’en lasse, la drague des filles du peuple, pas bégueules. Dont Blanche, mais qui coûte, et cette Jeanne dont il a partagé la couche avant de convoler, ouvrière qui le retrouve et avec qui il est bien (et libre) mais qui (libre elle aussi) s’éloigne pour travailler dans une fabrique à Londres, là où il y a de l’emploi…

Et Cyprien, au fil des années, les sens émoussés, se découvre une bonne amie en la personne de Mélie, une grosse populaire au chat coupé (métaphore édifiante) : elle en a soupé de la dèche et de faire la pute mais est gentille avec Cyprien et le soigne lorsqu’il est malade, faisant sa cuisine (une fameuse potée au chou), tenant son ménage, recousant ses boutons. Ils concubinent à l’aise, liés par rien sinon par un intérêt mutuel dans lequel l’affection entre pour une part grandissante. On prépare ainsi ses vieux ans. Amolli par ce bonheur conjugal tardif, André regretterait presque son ancienne femme, dont il est séparé de corps (le divorce, autorisé sous la Révolution, sera interdit par la Restauration jusqu’en 1884). Cyprien pousse à leurs retrouvailles – et ce qui devait arriver arriva : par lâcheté intime d’André, Berthe et lui se revoient, se replaisent, mûris, expérimentés, reconnaissant chacun leurs torts : ils se remettent en ménage !

La morale est sauve, côté bourgeois et côté calotin. Le bonheur l’est-il ? Pourquoi pas : l’affection vient en aimant. Et la vieillesse qui pointe rend frileux et avide d’un cocon à deux dans lequel se soutenir, même sans sexe irrépressible comme au début. Point de marmot des deux côtés, Huysmans n’aimait pas les enfants. Juste un contrat affectif, avant d’être estampillé moral ou social. Se mettre « en ménage » apparaît en dernière page comme le bon sens même…

Ecrit cru avec des mots d’argot popu, souvent « obscène » selon la pudeur des vierges effarouchées de la bourgeoisie qui peuplaient les salons hier comme aujourd’hui, ce roman est plus long avec une intrigue plus indigente que Les sœurs Vatard, mais il offre au lecteur du XXIe siècle des aperçus naturalistes de la vie parisienne des classes très moyennes du XIXe siècle, dont une description précise des gargotes, mastroquets et commerces, des va-et-vient de ministère – et une réflexion sur le mariage qui garde toute son actualité. Si le marmot enchaîne la femme, le mariage enchaîne l’homme : ce sont les façons de tenir les instincts trop sauvages de la nature humaine que la bourgeoisie considère de tout temps comme le Mal à dompter. Il faut « dresser » les corps pour assurer la transmission de l’héritage (gènes, capitaux, position sociale) – tout ce qui appelle à faire craquer les gaines risque de faire exploser « l’ordre » social : après la Révolution la Restauration, après la Commune l’Ordre moral, après les années folles le puritanisme de guerre, après les Cong’pay’ du Front popu la honteuse défaite de 1940, après mai 68 le redressement Moi-Tout des égéries du féminisme et les appels lepéniens à la rigueur moraliste…

Quant à nos deux artistes (Cyprien est peintre et André écrivain), ils sont des ratés qui végètent dans la société telle qu’elle est. Le premier est trop moderniste pour les goûts picturaux des acheteurs convenables car il s’intéresse à ce que personne ne veut voir ; le second trop naturaliste pour être lu par les bien-pensantes car il décrit ce qu’il voit. Rien de pire pour la bourgeoisie que le réel ! Elle demande de l’illusion, du romantisme, du théâtre, des « grands » sentiments (avant les « grands » projets sociaux de la Gauche bourgeoise récente – ou les « grandes » peurs agitées par la Droite extrémiste). A lire, pour le pittoresque et pour la pensée sur la morale. En bourgeoisie, rien n’est relatif, tout reste à jamais absolu.

Huysmans, En ménage, 1881, Hachette livre BNF 2018, 364 pages, €20.20

Huysmans, Romans et Nouvelles, Gallimard Pléiade 2019, 1856 pages, €73.00

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Christian de Moliner, Jasmine Catou détective

S’il existe des chiens policiers, les chats sont beaucoup plus rares. Seule Lilian Jackson Braun a instauré la série Le Chat qui… Dame Agatha elle-même montre peu de minets dans ses pages, son Hercule est seulement un vieux beau. Mais si l’article ne se trouve pas chez Christie, Christian le produit.

Jasmine Catou est le nom d’une chatte réelle, étalée d’ailleurs en couverture sur ce qui fut un jour mon lit d’une nuit. Comme dans le livre, elle vit à Paris chez sa « mère » qui est aussi maitresse d’amants plus ou moins attentionnés et dans l’attente de « l’homme de sa vie ». Situation qui produit des rencontres, des quiproquos, des rébus, tous ingrédients fort utiles aux énigmes.

Cinq d’entre elles nous sont contées, parmi les innombrables que la chatte a vécu. C’est que l’appartement est petit, mais « bordélique », et que les choses ont une fâcheuse propension à se perdre tandis que l’exiguïté des lieux oblige les convives à se serrer, jusqu’à l’empoisonnement. Un éditeur tueur, dragueur et vaniteux en fait les frais au café, après un délicieux poulet accompagné de tomates confites au four (Jasmine se pourléchera des restes, prendra encore 100 g en plus de ses 6 kilos bien fourrés).

Catou est une chatte, donc observatrice et impitoyable aux détails. Elle ne parle pas (évidemment) mais sait s’exprimer (évidemment – tous les compagnons de chats le savent) : frottement, griffes dehors, miaulement, saut léger pour faire tomber les objets. Pas n’importe lesquels ! Ceux qui permettent à maitresse Agathe (hommage à la reine du crime anglaise) et à son amie Armelle (prof de math éprise de logique) d’orienter leurs hypothèses sur la plus probable.

J’ai l’honneur de connaître la bête et son théâtre d’opération, niché dans un recoin proche de Saint-Germain des Prés. Jasmine condescend à se laisser parfois caresser et à jouer, considérant tout de ses yeux verts. Tout est vrai (sauf le lave-vaisselle, qui n’existe pas) et tout est inventé, pour le plaisir de la lecture. Car un chat policier, et dans le 6ème arrondissement, dame, cela ne s’est jamais vu !

Christian de Moliner, Jasmine Catou détective, 2019, éditions du Val, 109 pages, €6.50 e-book Kindle €4.50

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Moi César, 10 ans ½, 1m39 de Richard Berry

Moi César est un film charmant, tourné en 2002 et sorti en 2003. Tout est filmé à hauteur d’enfant et avec le vocabulaire du CM2. Richard Berry, né Benguigui, tourne un film juif sur le modèle du Petit Nicolas. Mais les années 1960 sont loin et le début des années 2000 montre un Paris métissé, notamment dans le quartier de Montmartre, des familles éclatées et une école primaire où les profs sont carrément déjantés. Il s’agit donc d’un film d’époque en plus d’un film familial, vu avec cet humour juif à la Woody Allen qui donne sa magie tout au long.

Il y a beaucoup de tendresse dans l’histoire, racontée par le gamin d’un ton doux amer empli d’une amicale ironie. Tout commence par un enterrement au Père-Lachaise, où l’associé du père de César est enterré dans le carré juif. La pluie qui vient fait fleurir une forêt de parapluies noirs, à l’exception d’un rose contre le sida : l’atmosphère est donnée.

Le jeune César (Jules Sitruk) a pour nom Petit et son existence est tiraillée entre l’enflure ambitieuse de son prénom et le riquiqui social de son nom, peinture assez féroce des petits-bourgeois bohèmes habitant Montmartre. La mère (Maria de Medeiros) se contente d’attendre une petite sœur tandis que le père (Jean-Philippe Écoffey) est dans les « affaires », ce qui demeure un peu louche. L’enfant croit même qu’il part en prison alors qu’il déclare un voyage d’affaires. Il faut dire qu’un flic est venu le chercher et que sa mère comme son père le considèrent comme un bébé. Mais toute l’école le sait très vite et voilà le Juif célèbre parmi les Arabes de la classe lorsque la mèche est vendue involontairement par le meilleur ami de César, Morgan, un métis magnifique à la fois helvético-allemand et burkinabo-malien (Mabô Kouyaté).

Les acteurs ont plus que l’âge de leurs personnages et ce qui parait parfois incongru est ici pleinement justifié. À 13 ans au tournage, Morgan joue aisément l’athlète de la classe de CM2 et sa présence physique emplit l’écran tandis que son regard parfois émouvant ramène l’enfance au premier plan. César et lui sont amoureux de la même fille, Sarah (Joséphine Berry, la fille du réalisateur), « la plus belle de la classe », une mixte elle aussi puisque franco-anglaise. Le trio est déchiré entre l’amour qui naît et l’amitié qui demeure.

Les premiers émois sexuels se manifestent gentiment lorsque, par exemple, César regarde danser deux « pétasses » chez ses grands-parents en vacances, quand César et Morgan découvrent la nouvelle maîtresse du père de Sarah (Stéphane Guillon) les seins nus en train de bronzer (Cécile De France), ou lorsque les garçons de la classe s’exclament à la vue de leur maîtresse à demi dépoitraillée à son entrée en coup de vent, en retard dans la classe. Morgan donne d’ailleurs un cours d’éducation sexuelle à César en dessinant « les trois trous » de la femme sur une feuille de cahier, que le pion niais prend pour un dessin de « petite souris ».

Si les enfants sont décalés entre prison, divorce ou père absent, l’école de la République ne leur offre guère mieux. Le directeur (Didier Bénureau) est un autoritaire mielleux qui cherche plus à dominer qu’à comprendre les enfants, la maîtresse (Guilaine Londez) une envolée sexy dont les notes données au pif ne représentent pas le travail réalisé, le prof de gym (Jean-Paul Rouve) un rappeur à dreadlocks qui mêle le langage américain branché à toutes ses phrases dans un dynamisme forcé style Club Med, quant au pion, il arbore une tronche à cheveux longs et un œil concupiscent particulièrement glauque.

Toute l’histoire va consister à retrouver le père de Morgan à Londres où il est censé exercer le métier de journaliste. Les enfants profitent d’un week-end pour inventer un anniversaire chez Sarah tandis qu’ils prennent l’Eurostar pour Londres à l’insu de leurs parents. Seul César n’a pas de passeport et ne peut donc théoriquement pas sortir de France sans autorisation, mais il ruse et s’agrège à une classe pour passer les contrôles.

Une fois sur place, comment faire ? Déjà au début des années 2000 il n’y a plus d’annuaire papier et les enfants doivent aller en bibliothèque pour en trouver un. Heureusement que Sarah parle anglais. La liste des noms que porte le père de Morgan comprend plusieurs pages et ce serait bien le diable s’ils trouvaient le bon papa dans l’ensemble. Mais justement le diable est absent et le hasard fait qu’ils le réussissent, non sans péripéties et quelques peurs. Le père s’est mis en ménage avec une Noire et à trois autres enfants métis, signe quasi idéologique de modernisme et de mondialisation affichée.

Mais ce qui importe à Morgan, au regard plein d’émoi, est de trouver un repère : ce père qu’il n’a jamais connu. « Quand on veut, on peut ». Enfant beau, musclé et débrouillard qu’admire César qui n’est rien de tout ça, sa faille réside en sa solitude. Sa mère infirmière ne le voit que le week-end et ne communique avec lui entre-temps que par mobile et post-it collés un peu partout dans l’appartement. Lorsque l’orage gronde, Morgan n’est qu’un enfant et a peur ; il enfile à la hâte un sweat à capuche et court sonner chez César qui habite tout près. Il arrive trempé, ce qui lui vaut de montrer à l’image son torse nu pour la troisième fois. César, à l’inverse, reste constamment habillé et jamais aussi décolleté que Morgan, se trouvant trop enveloppé par amour des pâtisseries.

Le rythme de l’histoire veut que les enfants se fassent aider par une Française installée à Londres et qui tient un pub. Gloria a la cinquantaine et n’a pas d’enfant (Anna Karina), encore une solitaire.

Le message final est peut-être que, malgré les mélanges qui suscitent des angoisses identitaires, les états d’âme des adultes qui éclatent les familles, les liens d’amitié et d’amour qui se tissent au fil des jours finissent quand même par l’emporter dans une nouvelle forme de relation qu’est la tribu. Cela est conté avec humour et tendresse et donne un bon film où les acteurs jouent naturel.

Mabô Kouyaté est mort accidentellement à 29 ans le 3 avril de cette année.

DVD Moi César, 10 ans ½, 1m39, Richard Berry, 2003, avec Jules Sitruk, Maria de Medeiros, Jean-Philippe Écoffey, Joséphine Berry, Mabô Kouyaté, Anna Karina, Stéphane Guillon, Katrine Boorman, Jean-Paul Rouve, Didier Bénureau, Guilaine Londez, Cécile De France, EuropaCorp 2003, 1h31, standard €5.99 Blu-ray €21.50

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Jean d’Ormesson, La Douane de mer

« Je suis mort » : ainsi commence le roman, un quart de siècle avant la réalité. L’auteur a 68 ans, il se voit mourir d’un arrêt du cœur à Venise, « devant la Douane de mer d’où la vue est si belle sur le palais des Doges et sur le haut campanile de San Giorgio Maggiore ». Les larmes de sa copine Maie ont fait hésiter l’âme au-dessus du Grand canal. Et c’est ainsi que O rencontre A. « C’était un esprit naïf et charmant », venu d’un monde d’ailleurs nommé Urql. Il venait s’informer sur la Terre – et sur les hommes. Durant trois jours, O va initier A à la complexité du monde et des relations humaines. Le temps, le corps, les passions, l’histoire forment la trame chatoyante d’un « inconcevable, mais avec des repères éblouissants », comme le dit Char en exergue.

Il faut entrer dans ce pavé, aussi inégal qu’une rue de Paris, parfois captivant, parfois ennuyeux (433 pages en Pléiade, près de 600 pages en Folio !). Ne le lire que par petites doses d’une soixantaine de pages tant les images se succèdent et rebondissent, des papes Cléments (et il y en a !) aux maitresses de Chateaubriand (adoré par l’auteur) et aux amours d’Alfred et George, les amants de Venise. « Explique-leur que les hommes sont des esprits comme toi, mais chamboulés par le temps qui passe, par la mort qui les guette, par le corps aussi qu’ils trimbalent, qui leur permet de souffrir, qui leur permet d’être heureux, qui leur permet de penser et sans lequel ils ne seraient rien », Troisième jour, XX. Le monde est éphémère et fait souffrir ; mais il est beau parce qu’il est laid et « il y a du bien parce qu’il y a du mal ». Nous sommes chez Nietzsche : amor fati, l’éternel retour, l’acceptation du tout tel qu’il est, le merci à la vie. « Ce qu’il y a de plus grand en vous surgit de vos limites » p.638 Pléiade.

Jean d’Ormesson aime à écrire des fresques depuis l’origine du monde ; il a une vague prétention de se prendre pour Dieu, comme tout écrivain qui crée de son souffle des êtres qui ne vivent que par lui. Il écrit là une « Histoire de l’avenir depuis les temps les plus reculés », selon ce qu’il expose le Deuxième jour, chapitre XIV (p.465). Il emmène l’esprit A dans une promenade historique et géographique au hasard des rencontres, qu’il raconte comme en conversation de salon, avec des anecdotes savoureuses et des chutes paradoxales. Savez-vous par exemple à quoi a pu servir ce petit disque dont deux-tiers sont rouge et vert ? Ou comment a pu se retrouver enceinte une baby-sitter d’un gamin de 11 ans ? Il intègre des vers, cite des correspondances, agit en historien romancier, en archiviste amateur.

O est Ormesson mais aussi Omega qui répond à Alpha le A. La fin du monde (le sien, du fait de sa mort) contée à l’esprit du début, qui peut être un ange, un extraterrestre ou un avatar de Dieu. Si Dieu s’est fait homme, il peut aussi, progrès aidant, se faire esprit et jouer au béotien sur les affaires terrestres pour contempler les effets de son grand Œuvre. Trois journées en vingt chapitres chacune font soixante séquences qui tentent de cerner la nécessité dans le hasard et la ligne dans le contradictoire. Le Rapport destiné à Urql est un vertige, moins un registre qu’un kaléidoscope. Ce pourquoi il séduit ; ce pourquoi il agace. Car la mosaïque des peuples et des événements fait sens, mais le naming incessant fait snob. On sait bien que Jean est bourré d’Ormesson, je veux dire de culture classique, bourgeoise, Normale et supérieure quoi. Il y a du Borges dans ce Voltaire-là. Il n’est pas créateur de monde mais conservateur des archives. Malgré son vocabulaire parfois vert et ses interjections comme « Oh là, là ! », il y a parfois de l’indigeste dans ses dissertations érudites. Et puis des envolées qui rivent les yeux à la page, qui font prendre à l’imagination son essor dans l’intensité des émotions et le brio des idées. Il y a de tout dans l’Ormesson.

Y compris la croyance en un dessein intelligent – qui viendrait de Dieu, bien sûr, cette explication ultime de tout ce qu’on ne parvient pas à saisir. Si la réalité est insaisissable, pourquoi ne pas invoquer l’Idée ? A moins que la mémoire, comme celle de Proust, ne parvienne à ancrer l’être humain dans des lieux qui rappellent des moments : Venise, Symi, Ravello… Ecrire en laisse la trace, racontée par le souffle, cet apanage humain du langage qui le rapproche du Dieu qu’il s’est créé dans la Bible, Lui qui crée un monde à partir de rien. C’est aussi tout l’art de la conversation qui fait exister dans les salons, sans cesse une autre et sans cesse la même. J’ai relu La Douane de mer ; je la relirai encore.

Jean d’Ormesson, La Douane de mer, 1993, Folio Gallimard 1996, 593 pages, €9.50 e-book Kindle €9.49

Jean d’Ormesson, Œuvres tome 2 (Le vagabond qui passe…, La douane de mer, Voyez comme on danse, C’est une chose étrange…, Comme un chant d’espérance, Je dirai malgré tout…), Gallimard Pléiade 2018, 1632 pages, €64.50

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Shock Corridor de Samuel Fuller

Un journaliste atteint de démesure (Peter Breck) veut résoudre l’énigme d’un meurtre en se faisant passer pour fou. Il veut intégrer l’asile d’aliénés (pardon, la clinique où « l’on soigne les patients atteints de troubles de la réalité ») pour savoir auprès des trois témoins dérangés cachés sous la table qui est l’auteur d’un meurtre perpétré dans les cuisines, ce que la police n’a pas résolu. Visant le prix Pulitzer qui récompense les meilleurs journalistes, il entreprend, avec la complicité de son rédacteur-en-chef, d’apprendre sa leçon de folie auprès d’un psychiatre expert en guerre psychologique.

Seule sa maitresse (Constance Towers) voit l’aventure d’un sale œil car elle croit – en bonne behavioriste américaine – que jouer un jeu c’est devenir son personnage. La méthode Coué ne dit pas autrement, tout comme Lorenzaccio chez Musset. Le « dressage » change l’homme et s’il simule, la durée l’emporte. C’est ainsi que l’un des fous témoins est devenu « communiste » par lavage de cerveau en Corée : il a joué le rôle du converti pour avoir de meilleures conditions d’existence dans le camp de prisonniers et a fini par ressembler à ses bourreaux – jusqu’à ce qu’un sergent américain, un vieux de la vieille, lui fasse prendre conscience de sa mutation. Il est alors devenu fou et rejoue sans cesse la guerre de Sécession (autre folie schizophrène américaine).

Tout se passe bien au début, le journaliste parvient à bluffer le docteur (Paul Dubov) en récitant sa leçon apprise de fétichiste incestueux. Il fait croire qu’il a eu des pulsions sexuelles envers sa sœur unique lorsqu’il avait dix ans, caressant ses nattes, l’embrassant, avant de tenter de la violer à trente ans. La maitresse, stripteaseuse dans le civil (un autre jeu simulant le désir sexuel), finit par accepter de jouer son rôle, par pur amour. Mais elle se rend vite compte que son amant décroche.

A vivre sans cesse parmi les fous, à prendre les médicaments prescrits, à subir les électrochocs en cas de violence, la réalité se brise. On intègre un autre univers : celui des semblables qui vous entourent et que l’on rencontre dans « la rue » – un couloir entre les chambres où chacun peut se promener librement. Subrepticement, sans que l’on s’en rende compte, l’environnement rend autre car conforme aux autres. Le huis-clos d’asile est une métaphore de la société américaine. Le lieu « qui n’est pas une prison » empêche cependant d’en sortir et les « scientifiques » savent mieux que vous qui vous êtes et comment vous allez réagir. Vous n’êtes « guéri » que lorsque vous devenez socialement correct, réalisant strictement ce que la société attend de tous.

Quant aux personnages, dont la galerie est pittoresque, ils représentent les divers aspects de la société yankee : les nymphomanes obsédées de sexe qui dessinent des hommes nus bodybuildés sur les murs et se jettent sur tout mâle pour le mordre et le dévorer, l’obèse qui répète un opéra car il a eu sa première crise cardiaque lors d’une écoute (Larry Tucker), le nègre qui se prend pour le chef du Ku Klux Klan parce qu’il a été l’un des premiers à intégrer une université blanche sous Kennedy (Hari Rhodes), le savant atomiste qui retombe en enfance pour ne pas voir l’apocalypse qui vient, le soldat fier de son pays envoyé en Corée et qui devient fan du communisme.

En bref, toutes les tares modernes de la société des Etats-Unis sont réunies : le sexe, la malbouffe, le socialisme, le racisme et la bombe atomique. Lorsque le nègre fou voit un autre nègre fou, il sonne l’hallali : « tuons-le avant qu’il se reproduise ! » Ce qui donne ces scènes loufoques d’inversion où un Noir parle comme un Blanc raciste et où une bande de femmes harasse un homme égaré dans leur salle. C’était étrange à l’époque, beaucoup moins aujourd’hui… même s’il est tabou et politiquement très incorrect d’accuser de « racisme » un non-Blanc ou de « viol » une femme.

La tare américaine est moins dans les conséquences que dans les causes : dans cette société où la compétition reste reine comme aux temps des pionniers, chacun est avide de reconnaissance personnelle. S’il n’y parvient pas, sa personnalité se dissocie : le personnage qu’il joue entre en conflit avec son être profond. Lorsque c’est l’habit qui fait le moine, l’humain sous les oripeaux sociaux ne vaut pas grand-chose, ballotté entre les injonctions morales et sociales des autres, n’existant que par leur regard. Le mythe du self-made-man qui s’est « construit tout seul » laisse croire qu’il suffit de volonté pour se façonner à son image idéale. Mais c’est se prendre pour Dieu, péché d’orgueil déjà puni lorsqu’Eve a croqué le fruit de l’arbre de la connaissance. L’individu perd son âme pour prendre toutes les formes (ce qui était la définition du Diable au Moyen-âge).

Le journaliste va découvrir qui est le meurtrier, profitant des rares instants de lucidité des trois témoins. Il saura la couleur du pantalon de celui qui a tué, apprendra à quel corps médical il appartient, et connaitra à la fin le nom de qui a donné le coup de couteau fatal. Le spectateur connait le tueur, il l’a rencontré depuis le début et s’est forgé une « image » de lui plutôt sympathique. Comme quoi l’apparence n’est – une fois de plus – pas la réalité. « C’est un débile qui a le prix Pulitzer », conclut le docteur psychiatre à la fin. Nul ne sait si l’amour – plus fort que la mort dans la mythologie américaine – réussira à vaincre la folie qui s’est emparé du cobaye volontaire.

Le noir et blanc accentue les contrastes entre le réel et la folie ; les inserts de séquences en couleur apparaissent comme des rêves (le nègre se voit en brun d’Amazonie, pas en noir d’Afrique ; le journaliste cauchemarde les chutes du Niagara qui menacent d’engloutir sa raison).

DVD Shock Corridor (3 DVD : Shock Corridor – avec la séquence en couleurs coupée à la sortie française – (VF/VOST), Naked Kiss – Police spéciale (VOST) + bonus, Samuel Fuller, 1963, avec Peter Breck, Constance Towers, Gene Evans, James Best, Hari Rhodes, Larry Tucker, Paul Dubov, Chuck Roberson, Univzersal pictures 2003, 1h41, €49.50

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Vladimir Nabokov, Rire dans la nuit

Ce roman de transition marque le nouvel exil de l’auteur, chassé d’Allemagne par la montée du nazisme ; il passe du russe à l’anglais pour écrire, donc à un nouvel univers de langue et d’expression ; il introduit les procédés du cinéma pour s’adapter à la modernité américaine. Un premier roman intitulé Chambre obscure était paru en feuilleton en 1933 ; la traduction anglaise ne lui convenant pas, Nabokov réécrit complètement l’œuvre et en fait une version neuve, métamorphosée pour sa nouvelle vie en 1937. L’édition de la Pléiade présente les deux versions ; je ne parlerai ici que de la seconde, en anglais, Rire dans la nuit (Laughter in the Dark).

La trame de l’histoire est ainsi présentée par l’auteur dans le premier paragraphe de son roman : « Il était une fois à Berlin, en Allemagne, un homme qui s’appelait Albinus. Il était riche, respectable et heureux ; un jour il abandonna sa femme pour une jeune maîtresse ; il aima ; ne fut pas aimé ; et sa vie s’acheva tragiquement ». Tout est dit et pourtant tout reste à dire : pourquoi ? comment ?

Albinus est un prénom latin qui signifie l’aube ; il était usité en Allemagne. Albert Albinus contraste avec Axel Rex, caricaturiste devenu son ami et l’amant de sa maîtresse ; le lecteur notera les alb alb contre les ax ex, le son des noms n’est pas anodin. Le A est la première lettre de l’alphabet, le X l’une des dernières, le A de l’aube et le X des rayons de la modernité la plus récente. A appartient au monde ancien libéral et bourgeois qui s’écroule, X au monde neuf totalitaire et païen qui s’impose (en Italie avec Mussolini, en Russie avec Staline, en Allemagne avec Hitler). Albinus est vieux et ventripotent, Rex est jeune et athlétique ; Albert est toujours trop vêtu, Axel dévêtu – jusqu’à rester entièrement nu sous les yeux morts de son rival devenu aveugle, le titillant d’un brin d’herbe, agacement de nature pour cet être tout de culture. Axel a un prénom tranchant, axe en anglais, Axel Rex : le roi Hache.

Albinus est critique d’art respecté dans la capitale d’un pays de haute culture, mais il ne voit la vie qu’au travers des tableaux qu’il se rappelle, il ne vit que par l’art. Aussi va-t-il d’illusions en faussetés. Les tableaux chez lui sont parfois des faux, l’un d’eux a même été peint par Axel Rex dans sa jeunesse, alors qu’il courait après les sous. Il voit Margot comme une vierge de peinture, alors qu’elle a déjà bien baisé ici ou là et court elle aussi après les sous. Il croit Axel homosexuel alors qu’il n’est que froid et mystificateur. Il se persuade que Margot l’aime alors qu’elle n’a que 16 ans et qu’il est largement mûr et pas bien beau.

Le roman est écrit comme un film, la maîtresse est ouvreuse de cinéma et dévoile ses charmes dans un clair-obscur expressionniste ; elle veut devenir star comme Dorianna Karénine et son amant finance un film où elle joue comme une concierge. Car l’image est cruelle : si le film peut transporter dans un autre monde d’illusions, les corps réels qui tiennent les rôles se révèlent tels qu’ils sont. Margot est scolaire, pataude, vulgaire ; elle ne sera jamais une star selon les clichés. Mais la suite de l’histoire s’encadre dans les portes et les fenêtres, comme dans un film, se développe en mélodrame, contrasté d’ombres et de lumières, jusqu’à l’obscurité qui termine tous les films dans les salles.

L’auteur s’inspire librement de Madame Bovary et d’Anna Karénine, Flaubert pour la médiocrité petite-bourgeoise de l’idéal illusoire et pour la manipulation calculatrice de la femme, Tolstoï pour la torture de la chair chez l’homme mûrissant qui lui fait abdiquer toute raison devant une nymphette. Le portrait de Margot en reptile aimant lézarder au soleil ou se couler par ruse dans les bras de qui tient l’argent est une performance ; le lecteur ne peut qu’admirer. De même a-t-il un certain respect pour Axel, devenu caricaturiste des travers de ses contemporains, qui aime se dorer le dos au soleil et duper Albinus. Il a Margot dans la peau, qu’il a dessinée nue de dos avant qu’elle ne rencontre le bourgeois ; elle se pâme sous les assauts de son corps sculpté bien plus qu’avec le vieux. Comme elle ne peut pas avoir d’enfant pour raisons médicales, elle jette sa gourme quand elle peut et avec qui elle veut, tout entière à son plaisir égoïste typique de la nouvelle époque de crise des années 30. Mais elle aime l’argent et le luxe, elle manipule qui en a en faisant croire qu’elle tient à lui – mais à sa bourse, pas à ses bourses.

C’est un écrivain allemand épris de vérité, donc solitaire et exilé en Provence, qui va dessiller les yeux d’Albinus sur sa maîtresse et son amant. Il rapporte verbatim une conversation qu’il a surpris dans le car, alors que ces Allemands causaient sans se gêner, certains que personne ne les comprend. Udo Conrad est un double de Vladimir Nabokov, celui qui voit au-delà des apparences pour peindre le vrai. Albinus d’ailleurs ne l’aime pas, lui qui ne vit que dans l’illusion des tableaux.

Or, le vrai en 1933 est le nazisme qui s’impose. Il balaie le vieux monde, la démocratie, les rassis, les frileux. Il exige la volonté, la jeunesse, l’action, la nudité crue des instincts. Foin de culture et d’art, place à l’industrie et au cinéma. Les copains du frère de Margot sont des brutes bien bâties prénommées Kurt et Kaspar, K und K (impérial et royal, moqué par Robert Musil en Cacanie). Les poils de sa poitrine dessinent « un aigle aux ailes déployées » lorsqu’Axel Rex se dresse nu, sculpté comme un Arno Breker, devant Albinus en pyjama et peignoir, devenu aveugle après un accident de voiture. Il symbolise le totalitarisme de la jeunesse avide et amorale de son temps sur le bourgeois déchu et définitivement aveugle aux réalités du monde neuf.

Si l’histoire est classique, elle renouvelle le trio du mari, de la femme et de l’amant en mari, maîtresse et amant, ce qui donne du piment. Le style est plus brut et plus concis que dans les romans écrits en russe, anglais oblige, langue pragmatique. Les personnages sont fouillés, ni tout bon ni tout mauvais, chacun avec ses envies et ses illusions, ses réactions et ses émotions. Refuser, par éducation, culture ou tempérament, de ne pas voir le vrai, conditionne à être manipulé : par les conventions sociales, par les gens sans scrupules, par des régimes qui s’imposent dans le silence des voix. L’amour est aveugle, la bêtise aussi : le rire est tragique, dans la nuit.

Vladimir Nabokov, Rire dans la nuit (Laughter in the Dark), 1938, Grasset 1992, 250 pages, occasion €2.07

Vladimir Nabokov, Chambre obscure, 1933, Grasset et Fasquelle 2003, 230 pages, €8.95

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 1, édition de Maurice Couturier, 1999, Gallimard Pléiade, 1729 pages, €77.00

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Arto Paasilinna, Le bestial serviteur du pasteur Huuskonen

Comment a-t-on pu attendre 12 ans la traduction en français de ce petit chef d’œuvre d’humour finlandais ? Cela montre combien les éditeurs français sont inconséquents, nombrilistes et sans aucun souci du client. La dizaine d’opus publiés en Folio prouve que l’auteur rencontre un vrai succès au pays de Rabelais. Bûcheron poète, ouvrier agricole journaliste, ne voilà-t-il pas qu’Arto, qui avait la cinquantaine à l’écriture du livre, rencontre désormais l’aspiration des profondeurs françaises : la terre ne ment pas, les relations de village sont les seules à vivre, le sexe et les bêtes tout ce qui reste quand la religion à fui.

La lecture dans un train du Bestial serviteur du pasteur Huu est à déconseiller car elle vous fait souvent pouffer, ce qui n’est pas socialement correct. Le rire surgit au détour d’un paragraphe bien amené, la bouffonnerie éclate du sérieux apparent du développement. Paasilinna vous boute en train et vous mène en bateau, poussant chaque situation dans sa logique, les derniers retranchements étant ceux de l’absurde. C’est irrésistible ! Vous passez donc pour un demeuré face aux voyageurs à la mine grave et compassée de bons bourgeois soucieux du travail, de la famille et du pays. Mais n’en ayez nulle honte : ces mêmes faces de carême en TGV, ou de ramadan en RER, se mettent parfois à agir tout aussi bizarrement, bouche et oreille vissées au téléphone, à tchatcher leurs ordres à leur meuf, à demander la taille du tee-shirt du gamin pour passer à la supérette ou combien de baguettes ils doivent ramener à bobonne.

Arto Paasilinna nous emmène au nord de la Finlande, en péquenoterie atavique. Le pasteur, docteur en théologie sur l’apologétique, se trouve à l’étroit dans sa petite église. Il n’est entouré que de paysans et de leurs femmes, dont les plus jeunes ont été souvent ses maîtresses. On dit même qu’il a semé quelques bâtards ici ou là – vous savez ce qu’on dit dans les villages où chacun vit renfermé sur la localité, n’ayant pas autre chose à faire qu’à médire durant les six longs mois de l’hiver nordique. Justement, un hiver s’achève et, avec lui, l’hibernation des ours. Une oursonne et ses deux petits viennent semer le désordre dans le village en cherchant à se sustenter. Il faut dire que tous les habitants sont à l’église et que le buffet d’un futur mariage émet ses effluves depuis un hangar, il n’y a pas idée.

Une fois les trublions matés, les villageois décident de faire un cadeau à leur fougueux et rugueux pasteur pour ses cinquante ans : surprise ! ils lui offrent l’un des oursons… Les commères susurrent qu’il lui ressemble et que Dieu lui a donné là son vrai fils…

Dès lors, les vitesses s’enclenchent. La vie du pasteur va en être complètement transformée. Sa femme va le quitter, son évêque le chasser, Dieu l’abandonner. Il déraillera dans la chasse aux extraterrestres puis dans la vodka, espérant trouver sa voie au bout du voyage. Car il part en quête avec son ours ! Ours qui le sert bien quand il quête, le matériel n’étant jamais loin du spirituel avec les Finlandais. Le pasteur a appris à l’ours des tours, or « un ours a la force de neuf hommes et l’intelligence de deux femmes », nous dit-on page 258… Au détour du chemin et selon les conséquences, le lecteur est ainsi confronté à l’irrésistible sagesse des nations.

Le pasteur est comme ces princes de Sérendip, partis rencontrer la plus belle fille du monde mais s’arrêtant mille fois en chemin pour vivre diverses aventures. A croire que « la plus belle » fille du monde n’existe pas. D’où le terme « serendipity » né en anglais de cette légende indienne. « L’opératrice radio songea qu’elle s’était trouvé là un drôle d’amant, un homme comme on en fait peu : un prêtre finlandais défroqué, arrivé dans l’île avec un ours qui dansait et faisait des signes de croix dans la boite de nuit d’un paquebot… » p.237.

Nous faisons connaissance avec un lanceur de javelots à la verticale, une pastoresse irascible, une éthologue intéressée par l’exploration corporelle, un évêque chasseur d’élan, quelques fonctionnaires imbus, des religieux intolérants, un vendeur de sauna en Méditerranée et quelques autres spécimens observé in situ. Paasilinna a l’œil pour saisir d’un trait ce qui fait la bonté ou la bêtise humaine. Il en parle avec la crudité de Rabelais et la simplicité directe de la fin du XXe siècle.

Un vrai régal qui vous mettra en, joie !

Arto Paasilinna, Le bestial serviteur du pasteur Huuskonen, 1995, traduit du finlandais en 2007, Folio 2009, 367 pages, €8.20

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La tour infernale d’Irwin Allen

Il est intéressant de revoir un film à très gros succès chez soi aujourd’hui après l’avoir vu en salle quarante ans avant. Ni soi, ni la société américaine, ni le monde ne sont pareils.

La vertu de l’honneur, si présente dans cette histoire – soit pour regretter qu’elle manque, soit pour célébrer son assomption – a bel et bien disparu. Les Yankees de nos jours sont plus égoïstes et plus enclins au fric qu’hier encore, et notre regard s’est modifié. Nous reconnaissons plus qu’avant le courage simple des pompiers (auquel ce film est dédié) – ils font leur métier – tandis que le métier des autres acteurs nous parait de plus en plus vain et même nocif.

Un architecte (Paul Newman) désire se retirer à la campagne après avoir construit la tour de 550 m la plus haute du monde (à l’époque) à San Francisco. Il ne revient que pour l’inauguration, et pour convaincre sa maitresse, ambitieuse journaliste sur le point d’obtenir une rédaction en chef, de tout quitter pour venir avec lui. Mais il s’aperçoit, avec le chef de la sécurité (O. J. Simpson) de cet immeuble immense de près de 200 étages divisés entre bureaux et habitation, que les court-circuit menacent en cas de surtension. Or c’est la soirée d’inauguration et tous les étages doivent être illuminés. Le tout-Frisco est là avec sénateur, maire, promoteur, actrices célèbres et tutti quanti.

La réception de 300 personnes se déroule au 135ème étage panoramique, aux baies vitrées ouvertes sur la ville, alors que le feu se déclare au 81ème étage. Les pompiers sont appelés, le ballet des lances à incendie commence, mais tout se dégrade. Les court-circuit se multiplient, les conduites de gaz (!) font exploser les vitres, créant un appel d’air, attisé encore par les puits d’ascenseurs. Ne restent que les escaliers, mais descendre plusieurs dizaines d’étages n’est pas facile – et certains escaliers sont soufflés par les explosions. Paul Newman fera d’ailleurs des acrobaties sur une rampe suspendue au-dessus du vide pour sauver une petite fille apeurée et son frère en kid d’époque, casque à musique vissé sur les oreilles et qui n’a donc rien entendu des annonces incendie. Toute la bêtise des enfants-rois est ainsi dénoncée en passant, même si le kid se rattrape en prenant soin de sa sœur et en descendant lui-même la rampe branlante.

Se met en place alors le sauvetage – au mieux – de la plupart. Par ascenseurs, escaliers, nacelle, hélitreuillage… toutes occasions de placer des scènes intenses. Mais près de 200 morts resteront sur le terrain, grillés par les flammes ou écrabouillés par leur chute. La première hantise des hautes tours commençait alors en Occident. Les Japonais, sur l’expérience millénaire des tremblements de terre, étaient conscients des risques, pas les Yankees dans leur orgueil des années 1970.

Orgueil qui poussait non seulement à la démesure, mais aussi à l’avidité. Si l’architecte recommandait des câbles électriques isolés et certains matériaux surdimensionnés, le promoteur et son gendre aussi vil qu’égocentrique, ont volontairement rogné sur les normes, se contentant du légal – de l’officiel administratif. Ainsi ne sont-ils pas « responsables » et le gendre le payera de sa vie, le promoteur ne perdant que sa réputation.

Le duo pompier-architecte est l’une des clés du film. Le pompier-chef (Steve McQueen) dit à l’architecte (Paul Newman) qu’au-delà de sept étages, les pompiers ne peuvent guère intervenir ; puis, dans la toute dernière scène, que si les architectes consultaient les pompiers, ils construiraient différemment. Chiche ! dit alors Newman, prêt à remettre sur le chantier son ouvrage. Mais cette morale est quand même ternie par les coulisses du tournage : Steve McQueen, jaloux de la notoriété de Paul Newman, a exigé d’avoir le même nombre de lignes de dialogues dans le scénario.

Le reste des petites histoires personnelles est plus fade. La belle amante de Newman (Faye Dunaway), qui se balade seins nus sous deux voiles qui lui passent derrière le cou, est certes excitante dans les flammes, la suie et le danger, mais son dilemme entre profession et passion sonne un peu faux. Le responsable des relations publiques (Robert Wagner) parti baiser sa secrétaire (Susan Flannery), en déconnectant sa ligne téléphonique intérieure, se trouve pris au piège pour ne pas avoir été prévenu et ne pouvoir joindre personne ; il est châtié de son « péché » par les flammes diaboliques qui viennent le saisir et braiser sa belle (qui a la niaiserie de rester cul nu en pleine tourmente !). L’escroc boursier (Fred Astaire) est pathétique lorsqu’il tombe amoureux de la belle veuve riche (Jennifer Jones) qui voit clair en son jeu. Tout comme la femme du maire (Sheila Mathews) qui ne pense qu’aux clés du coffre que sa fille ne saura pas trouver s’ils trouvent la mort… Le sénateur (Robert Vaugn) est inconsistant et le promoteur (William Holden) véreux à souhait derrière ses lunettes carrées d’homme d’affaire qui fait sérieux.

L’hubris guette l’Amérique ! Elle se voit volontiers en pointe avancée de la science (après la conquête de la lune – et après Le Sous-marin de l’apocalypse du même Irwin Allen) comme en maître du monde (libre). Or le ver est dans le fruit : l’Amérique secrète sa propre perte par l’avidité pour l’argent, par l’égoïsme de ses décideurs, par la vanité de ses élites du show-biz, par la non-éducation des kids laissés à leurs désirs immédiats. Cette génération des années 70 a créé les George W. Bush et les Bernard Madoff, attisé le terrorisme et attiré la crise financière systémique… Revoir ce film permet de saisir le moment où survient le dérapage : les années 70.

DVD La tour infernale (The Towering Inferno) d’Irwin Allen, 1974, avec Steve McQueen, Paul Newman, William Holden, Faye Dunamay, Fred Astaire, Jenifer Jones, O.J. Simpson, version en anglais uniquement : Warner Home 2000, €8.80, version en plusieurs langue, dont l’originale et le français : Warner Bros 2009

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Michel Déon, La montée du soir

L’année de la parution du roman, l’auteur a 67 ans ; il sent peu à peu sa vitalité se ralentir. « Vient un moment de la vie où nous nous apercevons que les amitiés, les amours, les sentiments et jusqu’aux mots et aux noms que nous croyons perdre par une sorte de maladresse déprimante, en réalité nous quittent d’eux-mêmes, animés d’une sournoise volonté de fuite » p.9.

Lui vivra jusqu’à 97 ans mais son personnage, nommé Audubon du nom d’un célèbre dessinateur d’oiseaux, sent que « les rats quittent le navire » dès ses 55 ans. Michel Déon reprend ici l’une des hantises de son œuvre, déjà présente dans Un taxi mauve, l’atteinte cardiaque. Ce qu’on aime nous quitte, ce pourquoi notre cœur lâche – ou peut-être est-ce l’inverse, ce et ceux qui nous quittent sont le symptôme de cette faiblesse qui survient en nous.

Gérard Aubudon, maître d’usine depuis deux générations, grimpe un sommet ; il se sent là-haut comme un maître du monde quand, à la descente, sa canne fétiche le quitte, rebondissant sur les rochers avant de dévaler la pente jusque dans un roncier. De retour à sa villa, l’homme mûrissant apprend que sa maîtresse Angèle qui habite juste de l’autre côté du lac le quitte pour un plus gras plus riche. Et jusqu’au madrépore qu’il avait rapporté de Mer rouge pour son apparence de fouine qu’il retrouve cassé par sa femme de ménage. Décidément, rien ne va plus. Sont-ce les habitudes qui sont remises en cause ? Est-ce plutôt la vieillesse qui fait désirer ces habitudes et que surtout rien ne change ?

L’homme n’aura de cesse que de refaire le chemin à pied, avec effort, pour retrouver sa canne de marche, béquille et doudou. Il aura l’impression de reprendre la main sur son destin et de remonter la pente. A moins que son cœur ne lâche en route… Si son chien retrouve effectivement l’objet, l’auteur laisse dans le flou la réalité du cœur. Nous ne saurons rien ni de l’organe, ni d’Angèle, ni de Marie sa femme, ni d’Emilia qu’il découvre en tenancière du moulin où viennent déguster son pain les routiers et les randonneurs. Petite bonne à 16 ans, elle était la maitresse secrète de son ami de lycée devenu militaire, descendu en Algérie ; il ne l’avait jusqu’ici pas remarquée…

Dans ce petit roman de la vieillesse, Michel Déon revient sur un thème favori : quand et comment le corps vous quitte, alors que toute votre jeunesse et votre appétit de vivre sont encore intacts dans votre esprit. Lorsque l’on se retrouve seul face à ce déclin (inéluctable), c’est alors que la vie prend son sens.

Ce n’est pas un grand roman qui vous emporte, mais une petite musique qui vous charme. Le style est classique et familier, il vous berce et vous mène jusqu’au bout sans temps mort.

Michel Déon, La montée du soir, 1987, Folio 1989, 154 pages, €6.60, e-book format Kindle, €6.49

Les œuvres de Michel Déon chroniquées sur ce blog

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Flaubert contre l’embrigadement social

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Le trentenaire est un jeune adulte qui s’affirme. C’est l’époque où l’on choisit sa vie. Flaubert, trentenaire en 1852, compose Madame Bovary. Il écrit depuis Croisset à sa maîtresse Louise Colet, qui vit à Paris. Elle le presse de venir à la capitale ; elle aura même la drôle d’idée de vouloir l’enchaîner au mariage. Ses amis le pressent de publier quelque chose, de se faire connaître pour « arriver » en société, tel Maxime du Camp. Gustave, lui, ne peut travailler que loin du monde, recueilli. Il a besoin de constituer une atmosphère en se documentant sur tous les sujets sur lesquels il écrit ; il a besoin d’aiguiser son style en lisant chaque jour un classique ; il a besoin d’être seul à « gueuler » dans sa chambre pour faire venir les phrases sonores qui tiennent debout.

Le 8 février 1852 (p.43), il synthétise tout cela dans une missive à sa chère Colet, qu’il conclura d’« un bon baiser sous ton col ». Pas « sur » mais « sous » – au lecteur de deviner où. Gustave a de l’humour. Après avoir évoqué son travail en cours, il passe à ce qui lui est néfaste. Cela sous trois aspects : l’actualité, le milieu littéraire, sa maîtresse. En bref toutes les goules qui peuvent l’entreprendre et sucer son énergie, autant d’obstacles à sa création, à la continuité de son labeur, à la mise au jour de son talent.

« Oui, tu es pour moi un délassement, mais des meilleurs et des plus profonds. – Un délassement du cœur, car ta pensée m’attendrit. » Nul doute que Louise Colet a dû apprécier d’être reléguée au rang simple de « délassement »… Avis aux goules qui se croient des maîtresses alors qu’elles ne sont que le repos consenti du guerrier – même si la plume fatigue moins que l’épée. L’Hâmour, Flaubert s’en moquait ; le fusionnel idéaliste, il l’avait en horreur ; croire qu’on ne peut faire qu’un, quelle ineptie ! C’est une compagne qu’il faut à l’écrivain, pas une suceuse de sang, de moelle ou d’énergie. L’égalité des sexes, le réclame – donc pourquoi cette bêtise du rêve fusionnel ? Serait-ce par envie ? Par jalousie de n’être pas à la hauteur ?

« A ce qu’il paraît qu’il y a dans les journaux des discours de G[uizot] et de Montal[embert]. Je n’en verrai rien. C’est du temps perdu. Autant bâiller [jeu de mot entre bâillement et bayer] aux corneilles que de se nourrir de toutes les turpitudes quotidiennes qui sont la pâture des imbéciles. L’hygiène est pour beaucoup dans le talent, comme pour beaucoup dans la santé. La nourriture importe donc. »

Ceux qui courent après les infos sont donc des moutons qui jamais ne feront le berger ; ils ont bien trop peur de louper le tout dernier brin d’herbe pour voir au loin le loup qui les guette. L’hygiène est de s’isoler, de prendre de la hauteur, de se désaccoutumer des servitudes et du « tout savoir, tout de suite » : Tweeter, Facebook, Google, CNN live et autres BFM TV – « C’est du temps perdu ». Faute de cette hygiène de la distance : pas de talent ! Ceux qui prétendent sont prévenus par Flaubert en personne. Ont-ils des yeux pour voir et des oreilles pour entendre ? « C’est du temps perdu », de la badauderie, de la cochonnerie donnée aux confiseurs (qui est l’inverse de la confiture donnée aux cochons, comme chacun sait). « L’hygiène » du créateur exige qu’il se préserve de l’inutile, des « turpitudes » et des « imbéciles ». Mieux vaut relire les classiques, Goethe par exemple, qu’il cite dans sa lettre. « La nourriture importe donc. »

Mais tout part, dans cette lettre, du discours de réception à l’Académie française de Montalembert par Guizot. Dans la « bonne société » littéraire, « il faut » avoir lu cela faute d’y avoir assisté, et « il faut » applaudir à la chose. Flaubert s’en moque, toute cette comédie humaine n’est pour lui que du théâtre parisien. « Voilà encore une institution pourrie et bête que l’Académie française ! Quels barbares nous faisons avec nos divisions, nos cartes, nos casiers, nos corporations, etc. ! J’ai la haine de toute limite. Et il me semble qu’une Académie est tout ce qu’il y a de plus antipathique au monde à la constitution même de l’Esprit qui n’a ni règle, ni loi, ni uniforme. »

Car qu’est-ce que l’Académie française ? Une cour spécialisée créée par le monarque pour mettre au pas les penseurs. Une « institution pourrie et bête » à la solde du pouvoir, toujours « engagée » donc – ce qui ne fait jamais honneur au talent mais plutôt à la servilité. « L’Esprit n’a ni règle, ni loi, ni uniforme » signifie que tout ce qui réglemente, légifère et standardise n’appartient pas à l’Esprit – mais sans doute aux « imbéciles » : à ceux qui industrialisent, qui marchandisent, qui fonctionnent – tout le contraire de ceux qui innovent, qui entreprennent et qui créent. Des imbéciles heureux qui sont nés quelque part, précisera plus tard un poète. De ceux qui divisent, cartographient, mettent en casiers, se closent en corporations – comme le tropisme français décrit par Flaubert. Les abstracteurs de quinte essence, disait Rabelais (chéri de Flaubert), les scolastiques diront les anticléricaux, les rhétoriques diront les antisocialistes, le « ghetto français » affinera un sociologue contemporain, les intellos renchériront les populistes – « nous ! » ne crieront pas les bobos (car ils s’ignorent).

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« J’ai la haine de toute limite » est le cri de la liberté, furieusement pré-68. Ce pourquoi Flaubert a toujours été contre les idées reçues des épiciers bourgeois (Bouvard et Pécuchet), contre le conformisme social catholique-conservateur (qui tentera de condamner Madame Bovary et condamnera Les Fleurs du Mal), contre le pouvoir autoritaire et plébiscitaire (Napoléon III et ses épigones), contre le caporal-moralisme des socialistes de son temps. Il n’est pas pour cela anarchiste mais plutôt libéral : il traduit les Lumières pour son époque, dans la promotion du talent individuel contre tous les bons plaisirs à la suite de Voltaire.

C’est pour cela même qu’il reste fort actuel. De 1870 (avec la répression de Thiers après l’invasion prussienne qui engendra les dérives de la Commune) à 2003 (avec l’invasion de l’Irak par George W. Bush pour de menteuses raisons), nous avons vécu un long siècle d’embrigadement nationaliste, xénophobe, partisan (14-18, Mussolini, Staline, Hitler, Pétain, Franco, Mao, Castro, l’ordre moral des cons et des néo-cons américains… qui arrivent en France avec le politiquement correct de gauche bobo, puis la « réaction » souverainiste-catholique qui se profile).

Avec la néo-fragmentation du monde qui se produit depuis l’échec américain en Irak et l’émergence de grands pays fiers d’eux-mêmes comme la Chine, la Russie, l’Inde, le Nigéria, le Brésil, etc., la liberté redevient pourtant une valeur qui devrait compter. Beaucoup plus que « la morale » (que l’on perçoit relative) ou que « la démocratie » (sans cesse à construire selon sa propre histoire comme Poutine, Trump ou Erdogan le prouvent). Être libre n’est pas donné à tout le monde sur la planète (même aux Etats-Unis sous Trump… et en France sous l’état d’urgence permanent).

Or, la liberté, c’est le potentiel laissé à l’individu de s’épanouir. Sans liberté, pas de création, ni d’innovation, ni d’avenir – mais l’éternelle stupide répétition de la tradition. Oh, certes ! L’individu ne devient pas libre seul, pas sans sa famille ni son entourage qui l’encouragent, pas sans la société où il vit qui lui offre des possibles, ni sans la culture dans laquelle il baigne qui le stimule ; pas sans des maîtres ni des exemples qu’il suit et dont il se détache. Mais enfin : les « sociétés de la connaissance » que nous prônons se doivent d’éviter le zapping médiatique, l’enfermement dans des règles académiques, et l’Hâmour qui serait tout, l’alpha et l’oméga d’une existence réussie si l’on en croit la doxa des séries télé et des magazines pour coiffeuses.

Rappelons plutôt, avec Flaubert, que l’Esprit « n’a ni règle, ni loi, ni uniforme. » Et que c’est à chacun de le révéler en lui. Même si la société qui se referme un peu partout sur la planète est moins favorable qu’hier aux libertés – même à gauche (surtout ! à gauche).

Gustave Flaubert, Correspondance tome II, 1851-1858, édition Jean Bruneau, Pléiade, Gallimard 1980, 1568 pages, €61.00

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Alexander Kent, Le sabre d’honneur

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Richard Bolitho, devenu amiral, fatigue. Revenu des côtes américaines où la guerre s’éternise, il est envoyé – une fois encore – en Méditerranée. Napoléon 1er a abdiqué après sa défaite en Russie et se trouve exilé par les alliés à l’île d’Elbe.

Leurs Seigneuries veulent-elles honorer ou éloigner leur amiral aussi glorieux que Nelson ? Car Bolitho n’en fait socialement qu’à sa tête. Discipliné et aimé de ses hommes dans la marine, il est inapte social à terre : il vit en concubinage avec une maîtresse, veuve Lady Catherine, tandis que son épouse légitime le snobe et monte leur fille contre lui. Ce n’est guère apprécié dans la société qui gravite autour du Régent à Londres.

La série, déjà longue, s’essouffle. L’auteur nous fait suivre en parallèle les destins de Richard, de son neveu Adam et de sa maîtresse Catherine. Avec toujours autant d’humanité, celle de Richard qui reste simple vis-à-vis des hommes malgré sa position, celle d’Adam qui voit en son mousse celui qu’il était à cet âge, celle de Catherine toujours amoureuse de son « amiral d’Angleterre ». C’est pour ce côté très humain que nous aimons ces livres ; l’aventure ne serait rien sans les autres hommes. Un côté scout, un côté peuple, un côté profondément démocratique – au fond le meilleur de nous-mêmes, Occidentaux.

Adam est capitaine de vaisseau et poursuit, sous les ordres d’un autre amiral, le blocus des côtes des Etats-Unis. Un projet fou, pour venger une défaite, est de bombarder Washington en remontant le Potomac. Mais une batterie côtière récemment entretenue et ravitaillée, bloque l’accès. Le nouvel amiral est indécis sur l’action à mener et frileux sur les conséquences pour sa carrière. Il s’en tient aux ordres. Adam va-t-il réussir à le convaincre de ne pas échouer faute d’oser ? Lors d’une bataille navale avec des frégates américaines fortement armées le mousse d’Adam, John, 13 ans, tombe, fauché d’un coup par un éclis de bois dans la moelle épinière. Il ne sera jamais aspirant… mais offre de belles pages d’émotion contenue.

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Catherine est seule à Londres, où elle effectue les visites obligatoires auprès de ses rares amis pour rappeler Richard et promouvoir Adam. Mais la bonne société se rit d’elle, à mépris ouvert ; et elle manque de se faire violer par un capitaine aigri aux derniers stades de la folie syphilitique, dont Richard a pris la suite pour le plus grand bien de l’équipage.

Richard croise entre Malte et la Sicile. Des pirates barbaresques et des corsaires du dey d’Alger profitent de la paix revenue, donc du désarmement de la flotte anglaise, pour rançonner les navires marchands et embarquer des cargaisons d’esclaves chrétiens. Ils les torturent allègrement s’ils résistent et n’hésitent pas à les crucifier comme l’état islamique le fera sans vergogne (ce roman, écrit en 1997, ne connaissait pas encore Daech, mais bel et bien les sources historiques du temps).

Un mystérieux capitaine Martinez, d’origine espagnole et renégat, conseille le dey d’Alger qui abrite, en son port bien défendu par des batteries côtières, deux frégates sans marque. Elles menacent la navigation et se révèlent appartenir à la flotte française, prêtes au retour en France de l’empereur Napoléon 1er. Elles attaquent et prennent une frégate anglaise, diminuant ainsi l’escadre – trop faible parce que Leurs Seigneuries se préoccupent plus de leur apparence à la Cour que de vision géopolitique.

Lors d’un engagement des deux frégates avec le vaisseau amiral, le 1er  mars 1815 – le jour même où Napoléon remet le pied sur le sol français à Cannes – sir Richard Bolitho tombe. C’est la fin en quelques lignes. Emotion d’une vie bien remplie et du devoir accompli, dans l’amitié de ses compagnons proches et de tout l’équipage.

Mais la série n’est pas terminée : le « dernier des Bolitho », Adam, rentre dans la vieille maison de Falmouth et la guerre a repris avec l’Ogre corse…

« – Vous l’admirez, sir Richard, n’est-ce pas ?

Admirer ? Le mot est trop fort. Il s’agit d’un ennemi – il le prit par le bras, changeant de ton : Mais si j’étais français, je le suivrai » p.383. Le fair-play est un mot anglais.

Alexander Kent, Le sabre d’honneur (Sword of Honour), 1997, Phébus Libretto 2016, 402 pages, €10.80

e-book format Kindle, €9.49

La série des aventures de Richard et Adam Bolitho chroniquée sur ce blog

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Henry de Montherlant, Les jeunes filles

montherlant les jeunes filles
ÉvoquerLes jeunes filles de Montherlant aujourd’hui est une gageure ; rappelons cependant que ceux qui le critiquent ne l’ont jamais lu – ils en ont entendu parler par quelqu’un dont les préjugés lui ont fait tirer un trait définitif sur toute lecture. Or ce roman a été commencé en 1936, année du Front populaire et du grand vent de liberté qui semblait souffler alors sur la jeunesse et la modernité. On ne voulait pas voir le fascisme au sud-est, le franquisme au sud-ouest, ni le nazisme ou le stalinisme à l’est. Ce qui préoccupait était le bonheur. Mais comment trouver le bonheur dans l’inégalité ? Or l’époque restait très macho et emplie de convenances bourgeoises… et les femmes n’avaient pas encore le droit de vote !

Cette charge de Montherlant sur les femmes de son temps, je l’avais lue pour la première fois à la veille de la Terminale au début des années 1970, à cette période du secondaire français qui rend cuistre, comme le dit justement l’auteur. La relecture a ceci de bon qu’elle permet d’aller au-delà de la prime impression ; le jugement que l’on porte se dégage du goût que l’on a pour le texte. Je trouvais alors la peinture assez juste. Je me délectai de retrouver les traits haïs des jeunes bourgeoises bovarysantes qui empoisonnaient mes classes de leur idéalisme psychologique. Depuis j’ai connu d’autres filles et surtout des femmes sorties d’adolescence, au travail, à l’université, en bateau, en voyage, loin de ce lieu d’irresponsabilité et d’oisiveté malsaine du lycée.

Dans Les jeunes filles, Montherlant prend position : sur la femme telle qu’il la voit, sur la société bourgeoise de son temps, sur l’enfant qui est promesse. Il dessine d’autre part un caractère : celui de Costals, qui est l’un de ses masques.

montherlant pitie pour les femmes

Tout en marquant sa différence d’avec la femme, Montherlant rêve d’elle comme d’un être au même niveau que l’homme. Si pour lui le mâle n’a pas de conception du bonheur (« un état négatif », « dont on ne prend conscience que par un malheur caractérisé »), s’il ne s’intéresse à la femme que par désir des sens ou par volonté d’enfant, s’il est un être actif, ouvert et curieux, insouciant, guerrier – la femme lui apparaît plus stable, plus renfermée, plus « sérieuse », plus attentives aux états psychologiques qui conduisent à la paix et au bonheur. Elle en fait « une réalité substantielle extrêmement, vivante, puissante, sensible. » Fondamentale distinction des sexes : l’homme pointu, fait pour percer, chercher, vaincre ; la femme fendue, faite pour recevoir, attendre, concevoir. Homme en pic et femme en creux ; homme qui chasse et prévoit, femme qui s’attache et s’enferme.

Il ne faut pas attacher trop d’importance à ces oppositions de couples qui sont des métaphores et, comme les mots eux-mêmes, des images. L’homme n’est pas toujours montagne ni la femme vallée. Mais il reste que la différence existe, qu’elle n’est pas uniquement culturelle, et que toute dissemblance n’est pas nécessairement contradiction à résorber. Un couple fécond est union des contraires et certainement pas fusion de deux semblables. L’homme n’est pas la femme, il l’épouvante, l’apitoie et la fascine ; la femme n’est pas homme, ni dominée, ni identique.

« Presque toutes les fois qu’une femme se dégrade – par une mode qui l’enlaidit, une danse qui l’encanaille, une façon imbécile de penser ou de parler – c’est l’homme qui l’y a poussée ; mais pourquoi ne résiste-t-elle pas ? » Désarroi et colère de Montherlant, taxé sans fondement de misogyne, auquel les féministes depuis, à travers leurs excès, ont heureusement répondu. La bourgeoise de son époque, qui ne fait rien par standing (pour montrer qu’elle n’a pas besoin de travailler), devient vaine, cancanière, ignorante, simple femme-objet pour un faire-valoir social. Quand la femme n’a d’autre rôle que de parure pondeuse, ses parents la poussent nécessairement au mariage, seul moyen de lui faire acquérir un statut.

Costals, comme Montherlant, « rêvait d’étreintes plus dignes de lui, d’égal à égal, sur le plan héroïque ». Non point la femme garce (clope, pantalon, cheveux courts, ongles rongés et manières de charretier), mais la femme puissante, aussi libre que l’homme. Non point amazone, Jeanne d’Arc ou Walkyrie, ces créations d’homosexualité refoulée des sociétés autoritaires, mais Reine morte, Mariana fille du Maître de Santiago, Pasiphaé ou sœur Angélique de Port-Royal, des femmes dignes comme Iseut ou Chimène. Telle est Rhadidja, la jeune maîtresse marocaine de Costals, aussi insouciante dans la vie que dans la mort, trouvant plaisir à donner sans demander en retour, vivant le présent et non l’avenir ou le passé, jouissant de l’instant sans idéaliser l’ailleurs.

Car ce qui agace le plus Montherlant est l’Hâmour raillé par Flaubert, cette caricature monstrueuse du sentiment féminin agrémentée par les littérateurs et considérée avec sérieux par la bêtise bourgeoise à la Bovary. Il ne faut pas dévoyer l’amour comme le font à longueur de temps ces romans pour midinettes, ces chansons pour teen-agers et ces films hollywoodiens. Comme sont méprisables ce commerce du sentiment, cette enflure du cœur pareille à une drogue dont il faut augmenter la dose pour qu’elle fasse encore effet !

Costals ramène l’amour à ce qu’il est : « d’une part de l’affection à nuance de tendresse, et de l’estime ; et, d’autre part, du désir ». Rien de plus – mais quel couple peut se vanter de vivre DÉJÀ ces sentiments ?

Parfois l’affection « va proprement à l’infini », en ces rares cas où les êtres se reconnaissent et se choisissent. Ils veulent s’aimer « comme le chrétien (intelligent) veut croire » : par pari. Ainsi Costals et son fils. Ainsi Rodrigue et Chimène. Mais ce sont là des miracles qu’on ne peut prostituer. Certes, l’amour existe, mais il ne faut pas qualifier ainsi le seul mouvement du désir ou l’affection d’un soir. Aussi, « l’un des devoirs de l’Européen moderne, qui veut vivre raisonnablement » est-il « d’opposer avec la dernière fermeté une légèreté systématique à ces complications et à ces sublimations malsaines ».

On ne peut aimer « à fond » qu’un être libre, qui échappe miraculeusement à sa condition sociale. « Ce qu’on aime est toujours un enfant », dit Costals. L’enfant ontologique au sens de Nietzsche : l’être de la dernière métamorphose, innocence et oubli, jeu, roue qui roule sur elle-même, oui sacré à la vie. Ainsi Guiguite, la maîtresse juive, ainsi Rhadidja, la maîtresse arabe. Ainsi les bêtes, les primitifs, les gosses. Rien de pesant, de sérieux, de nécessaire. L’amour aussi infini que l’eau de la mer mais, comme elle, indifférent, comme elle, en mouvement. « Quelle ivresse de vivre sur cette eau mouvante, jamais épuisée, jamais fidèle, jamais désespérée, qu’est la vie d’un autre ! »

montherlant le demon du bien

Fi des convenances et de l’idéalisme bourgeois. Le mariage ? Comme une dernière extrémité, après promesse de divorce par consentement mutuel. Mieux que le mariage est la liaison libre, qui préserve la liberté des partenaires et l’indépendance du plaisir. Quelle misère que ces couples de Nénette et de Rintintin, ces « pénuries frissonnantes qui ont besoin de se réchauffer l’une à l’autre ». Ne jetons pas la pierre : si le mariage aide à vivre, tant mieux, mais il est trop souvent le lot des médiocres qui ne sont rien tout seul. Rares sont les amours qui durent, où la sexualité se transforme en affection, où l’on connait le bonheur de vieillir ensemble…

Quant à l’enfant… Refus de la lapinerie sociale, refus de l’héritier bourgeois. L’enfant est chose sérieuse, qu’on ne doit pas « faire » sans y penser. « Avoir » un enfant parce que tout le monde le fait, parce que la société l’attend de vous, parce qu’il sera nounours entre les mains d’une femme déçue, ou parce qu’il fournira les futurs citoyens pour occuper les bataillons de profs et autres spécialistes ? Non ! Un être se respecte, il se construit comme une œuvre. « J’imagine très bien que j’aurais pu, depuis dix ans, ne faire rien d’autre que me consacrer à l’éducation de mon fils », dit Costals. Lorsqu’on veut qu’il vienne au monde, lorsqu’on veut être son père et le reconnaître pour fils, on ne le laisse pas à la charge des institutions. Spécialisées et anonymes, elles feront déteindre sur lui « l’ignominie du siècle ». Vouloir d’un fils, c’est vouloir l’aimer, donc l’estimer et qu’il s’en montre digne. Donc le modeler soi-même, tâche difficile, belle, et qui suffit à justifier une vie.

Positions scandaleuses pour l’époque – et qui nous sont sympathiques aujourd’hui. Elles prennent leur relief lorsque l’on considère le caractère particulier de Costals. La conduite de sa vie est une conséquence de sa nature et du libre choix de soi-même. Le roman Les jeunes filles analyse le rapport entre soi et les autres. Le mot-clé est « dépendance ».

Si les rencontres avec les autres sont nécessaires (« on ne vit pas sur soi seul impunément »), et si le repli sur soi, lorsqu’il n’est pas commandé par de hautes raisons spirituelles ou intellectuelles, n’a le plus souvent pour cause que l’impuissance ou la peur de vivre. « Je n’aime pas qu’on ai besoin de moi, intellectuellement, sentimentalement, ou charnellement », dit Costals. Car le besoin fixe l’être, le réduit à l’un de ses moments, alors qu’il doit garder la liberté du mouvement. « Je redoute ceux qui me comprennent », car ils n’ont saisi qu’une image de moi, seulement l’un des masques, et ils s’imaginent m’avoir tout entier. Or « je suis une âme de grâce, et les âmes de grâce se communiquent comme la grâce même, qui prend toutes les formes. Et je suis – essentiellement – celui-qui-prend-toutes-les-formes ».

L’amour, l’admiration, font dépendre et obligent à se conformer. La grâce qui séduisait ne peut que s’épuiser car elle ne peut s’enfermer dans les formes sans perdre sa qualité essentielle qui est la légèreté. Les âmes de grâce sont comme ces oiseaux à qui l’on ne peut rogner les ailes sans qu’ils deviennent de stupides oiseaux de basse-cour. L’albatros du poète…

montherlant les lepreuses

L’existence de Costals est de plaisir et de sagesse, une vie bonne à l’antique, où la liberté se préserve par un certain égoïsme, permettant l’amour du fils et la genèse d’une œuvre. Costals se rend libre pour aimer et pour écrire, non par pur nombrilisme. Sa sensibilité vive, qui est celle de Montherlant, le pousse à porter une attention exigeante aux autres – à ceux qu’il choisit. Ce qu’il appelle sa charité, que ceux qu’elle vise ne comprennent pas, y voyant autre chose que la gratuité du don. Andrée Hacquebaut croit que c’est par amour pour elle que Costals répond à ses lettres, comme Thérèse Pantevin et Solange. L’Hâmour toujours… pareil à celui de ces chiens errants qui viennent se frotter à vous en remuant la queue et vous suivent partout parce que vous leur avez jeté un regard.

Les bêtes, les primitifs et les enfants, Costals, sont plus simples – plus légers – que vous ne dites. Quelle pesanteur que ce sérieux bourgeois que vous gardez encore, malgré juin 36, malgré mai 68, malgré la libération de la femme !

Henry de Montherlant, Romans 1 (dont les 4 tomes des Jeunes filles, 1936 à 39), Gallimard Pléiade 1959, 1600 pages €59.00
Tome I Les jeunes filles, Folio 1972, 224 pages, €6.50
Tome II – Pitié pour les femmes, Folio 1972, 224 pages, €6.50
Tome III – Le démon du bien, Folio 1972,256 pages, €6.50
Tome IV – Les lépreuses, Folio 1972, 256 pages, €9.93
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Michel Tournier, Le médianoche amoureux

michel tournier le medianoche amoureux
Anecdotes, historiettes, contes, récits plus ou moins vécus, ce recueil disparate vise à faire exister Michel Tournier chez les lecteurs après le succès de ses grands romans. Car l’écrivain a peine à se renouveler et s’atteler à un nouveau travail lui prend toujours du temps. Il était de la même génération que Mitterrand, effaré comme lui par l’accélération du monde via la technique, et exigeant pour tout de « donner du temps au temps ».

Il ne s’agit guère de « nouvelles » car tout n’est pas inventé, mais plutôt de tranches de vies qui auraient pu être et qui n’ont pas été, ou qui ont été mais pas aussi accomplies. Comme toujours chez les écrivains, il faut bien distinguer la fiction qui est littérature de la réalité qui est récit. Michel Tournier mêle les deux dans ces courts textes, certains déjà publiés en revues, voire carrément publicitaires (La légende des parfums).

C’est pourquoi certains lecteurs risquent de pousser de hauts cris (vierges et effarouchés) devant la connivence du vieil écrivain (en 1989 il a déjà 65 ans) avec l’hédonisme sexuel post-68. Toute la gent intello de gauche était pour l’amour libre, enfants compris. Mais comme la liberté n’est pas la licence, les années post-Mitterrand ont vu remettre en cause cette violation de la nature entre adultes impérieux et âmes immatures. Les ébats décrits avec Hatem, garçon berbère de 12 ans envoyé par son père dans le lit de celui qui dit « je » dans Aventures africaines, suivant ceux avec Abdallah à peu près du même âge à Chechaouen, sont probablement plus fantasmés que réalisés, l’auteur n’étant pas de ceux qui prennent des risques. Le « stupide fanatisme antisexuel de notre société occidentale », s’il existe bel et bien, ne peut absolument pas (et j’insiste, après l’avoir déjà écrit et réécrit) justifier la prostitution d’êtres jeunes. On ne répète jamais assez pour ceux qui n’écoutent pas – tout prof le sait bien.

Mais les vierges effarouchées par « la pédophilie » en soi accusent volontiers la littérature dans l’œil du voisin plutôt que la poutre des mariages réels des fillettes dès 9 ans dans les pays musulmans… parce qu’ils sont musulmans et que tout musulman est a priori « une victime », un « exploité colonial », donc que tout ce qu’il fait est « bien » a priori, c’est « sa différence ». Cherchez l’inconséquence, sinon le ridicule !

Cette histoire ne fait cependant que six pages dans l’ensemble des trois-cents : qu’elle ne vous décourage donc pas de poursuivre si vous vous sentez « choqué ». Le reste est varié et fantaisiste, se lisant facilement à la manière des contes ou des histoires entre convives dans la soirée. Médianoche est d’ailleurs un mot espagnol qui signifie le repas pris vers minuit, alors que la chaleur est tombée et que le vin et la bonne chère détendent les langues. Comme on parle, cette littérature du fragment est sans prétention et se lit agréablement. Le lecteur passe une bonne soirée.

L’auteur se fait volontiers mousse, joueur de polo, chercheur de champignons, amant de Thérèse, enfant perdu de dix ans prenant sa maitresse au sens propre, auteur de polar, fabuliste prolongeant Victor Hugo, conteur des mille et une nuits…

Mauvais écolier en son enfance car hypernerveux, mais issu d’une fratrie de quatre avec de nombreux neveux et nièces, il s’intéresse à l’enseignement. Il fait dire à un vieux professeur chahuté : « Je crois qu’un maître n’a qu’une chance de se faire accepter et de tenir debout face à vingt ou trente garçons et filles de quatorze à dix-sept ans, c’est en participant d’une certaine façon à l’espèce d’ébriété érotique qui caractérise cet âge » p.91. Ce n’est pas si mal vu, même si la crête est étroite entre la complicité hormonale et le flirt provocateur. Il n’est pas simple d’être prof car, contrairement à ce qu’affirme l’administration, ce n’est pas par la raison qu’on transmet mais par tout son être. Boris Cyrulnik, 27 ans plus tard, dit la même chose

« A côté de l’intelligence – et comme en concurrence avec elle – existent des forces, des pulsions, des fantasmes qui échappent à son contrôle, et même s’assurent son contrôle », dit-il dans une autre historiette sur la « connerie » (p.146).

Ce pourquoi, expose-t-il dans une troisième histoire (p.174), « l’aboutissement normal de l’enseignement moderne, c’est l’ordinateur (…) l’enseignant-robot dépourvu de toute trace d’affectivité et donc infiniment patient et objectif, prenant en compte toutes les particularités de l’élève unique placé en face de lui, ses lacunes comme ses aptitudes, et lui distillant à un rythme approprié les informations du programme ». Il va sans dire que ce scientisme fantasmé ne saurait être un véritable enseignement. L’auteur le dénonce avec raison, même si la Technocratie enseignante ne jure, aujourd’hui encore, que par « les moyens », rêvant de MOOC à distance et d’une tablette doudou pour chacun dès la maternelle !

Il est bon que la littérature nous mette en garde contre ces excès inhumains, et replace l’affectivité à sa juste place dans les relations entre maîtres et élèves. Sans aller trop loin, mais le monde idéal n’existe pas et c’est justement le rôle des écrivains de montrer les ombres et la lumière. « Lucie (…) ne jouait pas le jeu scolaire. Trop complice avec les filles, trop mère avec les petits, trop femme avec les grands » p.180.

Par petites touches, toute une philosophie de l’humain, de l’humanisme, de l’humanité. Pas un grand livre mais un plaisir de lire.

Michel Tournier, Le médianoche amoureux, 1989, Folio 1991, 308 pages, €8.20
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Les oeuvres de Michel Tournier chroniquées sur ce blog

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Vahinés de Tahiti

Selon le dictionnaire de l’Académie tahitienne, vahiné signifie :

  1. Femme, épouse, concubine, maîtresse ;
  2. L’épouse de quelqu’un qui a une fonction. Te tāvana vahine = La femme du maire ;
  3. Madame, placé après le nom de famille ou le nom donné au mariage.

En tahitien, la vahiné est tout simplement la femme, dans toutes ses fonctions.

vahines fleurs nues

Une «belle » femme a le teint brun, vahiné ravarava. La célibataire est vahiné ta’a noa, la maîtresse est vahiné ta’oto, la femme licencieuse vahiné tīai. Comme quoi la vahiné n’est pas licencieuse par nature.

vahine nue au bain

Les vahinés sont plus belles à Noël… car c’est l’été dans l’hémisphère austral. En août, c’est l’hiver, il faire froid, seulement 25°. Les filles polynésiennes bénéficient d’un climat tropical à l’ensoleillement maximum, atteignant près de 3 000 heures de soleil par an aux Tuamotu, dit presque le site Tahiti tourisme. De novembre à avril, c’est la saison des pluies. L’air est lourd, très humide, mais on peut rester nu. C’est bien cette nudité « adamique » qui a fait la réputation des Tahitiens – surtout des femmes ! – auprès des navigateurs du 16ème au 19ème siècle. Les marins uniquement entre hommes depuis des mois croient arriver au paradis : eaux turquoise, soleil bienfaisant, fruits juteux accessibles sur les arbres… et ces femmes nues qui vous accueillent en souriant. Et ces éphèbes minces et  nerveux, c’est selon.

vahine nue buvant coco

Le mythe commence à naître et demeure… bien que la réalité d’hier comme d’aujourd’hui soit moins belle : hier obéissance, cadeau du chef aux mâles blancs ; aujourd’hui obésité, ignorance, avidité pécuniaire sont plus courants que le naturel. La vahiné est bel et bien un mythe.

vahine nue soif

Herman Melville, plus coincé avec les filles qu’avec les garçons évoque Tahiti dans Taïpi en 1846 : baignades nues, massages à l’huile de coco par de jeunes vahinés conduisant à l’extase, jeux avec les enfants. Paul Gauguin tombera amoureux de sa petite vahiné en 1924, comme il le conte dans Noa-noa, voyage de Tahiti.

ados des iles

De nos jours, les interrogations les plus fréquentes sur les moteurs de recherche et sur les blogs contiennent le mot « nu ». C’est donc à mes lecteurs que j’offre ce florilège de vahinés entièrement nues, pour la fête de l’assomption de la Vierge, bénie entre toutes les femmes.

Car Dieu a aussi créé la femme – même dans la Bible macho. Et les commentaires catholiques des Évangiles racontent même que Marie, la Mère de Dieu, est montée tout entière au ciel avec son corps de chair, comme un demi-dieu antique, glorifiant ainsi la beauté corporelle, image de la bonté spirituelle. Les Orthodoxes, plus réalistes, se contentent de préserver le corps de Marie de toute putréfaction par la Dormition jusqu’à la fin des temps. Mais toujours le souffle de l’Esprit transfigure la chair et justifie d’aimer. D’abord le plus accessible, dit Platon, le beau corps devant nous, puis, par son intermédiaire, la Beauté en soi, l’Esprit.

De la vahiné nue à la sagesse, le chemin est long mais commence… Avis aux ados !

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Alexander Kent, Par le fond

alexander kent par le fond
Nous voici en 1808. Napoléon, qui restera à jamais un dictateur impérialiste pour tout Anglais bien né, reprend la guerre contre l’Europe. Il la veut à sa botte. Il a déjà conquis le Portugal et menace l’Espagne.

Les Britanniques, vus par un marin de la Navy contemporaine, engagé à 16 ans en 1940, se veulent les sauveurs du « monde libre », entendez de la liberté du commerce et des mers. Ils ne peuvent que combattre l’ogre corse, même si ce dernier a heureusement terminé la Révolution et ses massacres de la Terreur.

C’est d’ailleurs pour cela que les Français, ennemis redoutables, sont toujours vaincus dans les romans d’Alexander Kent. C’est moins fierté patriote que constat des ravages du sectarisme politique sur la valeur professionnelle. Les Français ont de bons bateaux, ils ont tout le bois nécessaire et les architectes imaginatifs – mais ils manquent d’amiraux aguerris, de capitaines entraînés et de marins biens formés. La faute à ce délire idéologique de la Révolution, où seule l’adhésion au groupe le plus braillard tenait lieu de compétence. Or on ne forme pas de bons professionnels par décret.

La paix d’Amiens, signée en 1802, est loin et la marine anglaise doit faire avec ce qu’il lui reste de navires après une décennie à guerroyer. Non seulement elle doit assurer le blocus des ports ennemis, de la Baltique aux Açores, mais aussi contrôler le trafic entre l’Afrique et les Amériques pour lutter contre la traite des Noirs, devenue illégale par acte du Parlement (mais que Napoléon a rétablie pour faire plaisir aux riches copains de son épouse créole).

Sir Richard Bolitho, anobli depuis deux volumes et devenu vice-amiral, a l’ordre de rallier le cap de Bonne-Espérance pour établir une force navale permanente, destinée à laisser ouverte la route au sud de l’Afrique. Rappelons que le canal de Suez n’a pas encore été construit et que Le Cap commande la route des Indes, vitale pour le commerce anglais. Mais, toujours un peu rebelle aux us, coutumes et hypocrisies de la « bonne » société, il obtient d’embarquer sa maitresse, Catherine, tandis que lady Belinda son épouse officielle et superficielle, qui n’aime que les froufrous de Londres, se doit d’endurer « le scandale » tout en se posant en victime du devoir – en ne manquant aucune fête.

Depuis trois volumes, les histoires d’amour fleurissent entre les protagonistes, Bolitho amiral et Bolitho capitaine (Richard et Adam son neveu), Valentine Keen le capitaine de pavillon, Allday le fidèle serviteur… Ne voilà-t-il pas qu’Adam, fringuant et 28 ans, est tombé amoureux de Zenoria, la toute récente épouse de Valentine ? Aussi ardent qu’Adam, Richard se repaît du corps somptueux de Catherine, qui lui est toute attachée. Quant à Allday, il songe au port d’attache avec l’accorte aubergiste qui tient relais non loin de la maison familiale des Bolitho.

Mais des mutins s’emparent du Pluvier Doré, bâtiment de commerce réquisitionné par la Navy qui convoie si Richard l’amiral, parce qu’il transporte la paie des soldats du Cap. Catherine, habillé en marin pour être plus à l’aise, ne manque pas de s’illustrer comme un homme dans la bagarre qui s’ensuit, une épingle à cheveux jouant le rôle de sabre. Le navire se fracasse sur les récifs faute d’être manœuvré et les naufragés s’entassent sur un canot qui mettra de longs jours pour tenter de rallier les côtes africaines, mourant de faim et de soif.

Une fois recueilli in extremis et remis, Bolitho est envoyé par les Lords de l’Amirauté aux Antilles, où Napoléon compte bien chasser les Anglais. Et c’est à deux contre un que les bâtiments de la Navy vont faire face au plus vaillant amiral français… Malgré la trahison de l’ami Thomas Herrick, amer d’avoir été accusé à tort et surtout sans vie depuis qu’il a perdu sa femme du typhus.

Mais rien ne va sans heurt. La marine est chose trop sérieuse pour être confiée à des politiciens civils – c’est pourtant ce qui a lieu. Le rang tient lieu de compétence et le Règlement maritime ou l’obéissance stricte aux ordres tiennent lieu d’imagination et d’initiative. C’est ainsi que le vieux Sutcliffe, amiral rongé de syphilis, ne supporte pas qu’on ne lui rende pas compte à St Kitts tandis que Thomas Herrick, qui a frisé la condamnation à mort en cour martiale, ne veut plus prendre aucun risque.

L’auteur oppose les courageux de l’avant aux embusqués de l’arrière, le petit peuple des marins enrôlés de force aux élites nobiliaires aspirants dès 12 ans, les professionnels aux vaniteux. Ceux qui ont de la chance sont ceux qui la cherchent, pas ceux qui restent assis le cul sur une chaise en attendant qu’elle vienne de droit ou de naissance. Toujours attentif aux humains, hommes comme femmes et même adolescents, les Bolitho oncle et neveu savent commander parce qu’ils savent être justes et se faire aimer. Simplement en reconnaissant les autres pour ce qu’ils sont vraiment. Un bon récit d’aventure aux relations très humaines.

Alexander Kent, Par le fond, 1992, Phébus Libretto 2014, 446 pages, €11.80

Les romans d’Alexander Kent chroniqués sur ce blog

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Yasushi Inoué, Le fusil de chasse

yasushi inoue le fusil de chasse
Concis, sobre, percutant – tel est Inoué, peut-être parce qu’il a pratiqué assidument le judo – et c’est par ce livre que l’on peut aborder son œuvre. Le fusil de chasse l’a fait connaître et apprécier jusqu’à lui valoir le prix Akutagawa en 1950, à 43 ans.

Prenant prétexte d’un poème demandé par un ex-copain d’école qui dirige une revue de chasse, l’auteur reçoit un étrange dossier fait de quatre lettres : celle du chasseur (qui n’a jamais lu un poème avant celui-ci), et celles de trois femmes qui furent sa femme, sa maitresse et la fille de celle-ci. Nous sommes dans les poupées russes des sentiments et des passions, construction apte à révéler toute la complexité humaine.

Le chasseur solitaire a touché le poète, car le marcheur au fusil à deux canons luisants porté sur les épaules est une métaphore du dragueur qui, en son existence, chasse les femmes avec son engin. Ce qui compte est moins le coup que le chemin, ce pourquoi le chasseur tue rarement. Dans l’amour, chacun est seul, isolé comme un chasseur dans la montagne japonaise. Voire jaloux et perfide envers ses proies, car chaque être recèle en lui un serpent.

Mais, tandis que la majorité désire fébrilement être aimé(e), rares sont les meilleurs : ceux ou celles qui désirent aimer – prenant plus de joie à donner plutôt que recevoir. Car l’amour animal est simple, question de peau, tandis que l’amour humain est compliqué, chatoyant mais sous le regard social. L’épouse Midori fantasme ainsi sur un jeune homme nu et parfait, trouvé dans le désert de Syrie où il partageait la vie des antilopes. Mais elle sait – d’expérience – qu’« une nuque charmeuse et soignée, un corps jeune et robuste comme celui d’une antilope… peu d’hommes satisfont à ces deux simples conditions ». L’amour n’est donc pas seulement attirance.

Ceux qui donnent sont rares mais précieux. Tel est le cas de Josuke Misugi, l’auteur du dossier envoyé à l’auteur. Tel est le cas de sa maitresse Saiko, comme de sa femme Midori. Reste la fille de la maitresse, Shoko, trop jeune encore pour avoir connu l’amour, et qui souffre des treize années de secret entre les amants. Mais elle entrevoit un paradis dont elle est un peu jalouse ; à elle de faire sa vie et sa lettre en ouverture des deux autres (après celle du chasseur en présentation) donne un redéploiement à cette histoire qui se ferme.

Car la maitresse déjà divorcée meurt, l’épouse divorce à son tour et le chasseur se retrouve solitaire ; même la fille de sa maitresse ne veut plus le revoir. Tragédie ? Probablement, mais à la japonaise : rien n’est jamais définitif puisque tout renaît sans cesse. Il s’agit d’observer et d’en tirer leçon pour les vies futures.

Ce court roman laisse une forte impression. Le réalisme du japonais et l’aptitude des littérateurs nippons à pénétrer le labyrinthe des âmes est dense et nutritif.

Yasushi Inoue, Le fusil de chasse (Ryoju), 1949, Livre de poche 1992, 87 pages, €4.10

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