Articles tagués : personnage

Colette, Mes apprentissages

Passé 62 ans, Colette rédige ses souvenirs. Mais ils sont amers, permis par la mort d’Henry Gauthier-Villars dit Willy, son premier mari, au début de 1931. Elle raconte ses premières années de femme face à un homme de seize ans plus âgé qu’elle et qui exige sa soumission. Il n’a jamais rien écrit lui-même, assure-t-elle avec une virulence dont on soupçonne le parti-pris ; il a toujours établi une chaîne de « relecteurs » dont il sollicitait les idées, les corrections et les avis. Ainsi, d’un simple synopsis, il parvenait à faire un roman sous son nom. Colette elle-même a été dépossédée de la série des Claudine, publiées sous le nom de Willy.

La violence secrète de cet homme connu, éditeur respecté, enterré devant trois mille personnes dont le ministre Louis Barthou et des académiciens, préférait les jeunes filles, plus sexy et plus ignorantes que les mûres, afin de les former et de les assujettir. Colette, mariée à 20 ans, l’avoue pour le dénoncer et s’en défendre : « Elles sont nombreuses, les filles à peine nubiles qui rêvent d’être le spectacle, le jouet, le chef-d’œuvre libertin d’un homme mûr. C’est une laide envie, qu’elles expient en la contentant, une envie qui va de pair avec les névroses de la puberté… » p.998 Pléiade. Elle récidive un peu plus tard : « La brûlante intrépidité sensuelle jette, à des séducteurs mis-défaits par le temps, trop de petites beautés impatientes et c’est à celles-ci, ma mémoire aidant, que je chercherais querelle. Le corrupteur n’a même pas besoin d’y mettre le prix, sa proie piaffante ne craint rien, pour commencer. Même elle s’étonne souvent : ‘Et que fait-on encore ? Est-ce là tout ? Recommence-t-on, au moins ?’ Tant que dure son consentement ou sa curiosité, elle distingue mal l’éducateur. Que ne contemple-t-elle plus longtemps l’ombre de Priape avantagée sur le mur, au clair de lune ou à la lampe ! Cette ombre finit par démasquer l’ombre d’un homme, qui a déjà de l’âge, un trouble regard bleuâtre, illisible, le don des larmes à faire frémir, la voix merveilleusement voilée, une légèreté étrange d’obèse, une dureté d’édredon bourré de cailloux… » p.1021.

C’est pourtant Willy qui a forcé Colette à écrire et en a fait un écrivain. « Si je ne fais erreur, c’est au retour d’une villégiature franc-comtoise (…) Que M. Willy décida de ranger le contenu de son bureau. (…) Et l’on revit, oubliés, les cahiers que j’avais noircis : Claudine à l’école… ‘Tiens, dit M. Willy. Je croyais que je les avais mis au panier.’ Il ouvrit un cahier, le feuilleta  : ‘C’est gentil…’ Il ouvrit un second cahier, ne dit plus rien – un troisième, un quatrième… ‘Nom de dieu ! grommela t-il, je ne suis qu’un c…’ Il rafla en désordre les cahiers, sauta sur son chapeau à bords plats, couru chez un éditeur… Et voilà comment je suis devenue écrivain » p.1022.

Elle évoque le cas Willy avec passion, car la haine n’est jamais loin de l’amour. Elle multiplie les signes d’objectivité en décrivant des dessins de presse sur son ex-mari, des photos, citant (mais remaniant parfois) des lettres, expertisant l’écriture en graphologue amateur, analysant le crâne en phrénologue amateur, diagnostiquant en psychologue amateur la fébrilité et le déséquilibre, la névrose révélée par un tic… Une façon de caricature modérée plus féroce que la virulente. Mais au fond, que peut-elle dire de Willy qui fut son mari et de ses relations avec lui ? Pas grand-chose, c’est ce qui déçoit, en ce livre de faux souvenirs présenté comme un faux roman. Elle a dit bien plus dans ses autres livres que dans celui qui devait éclairer sa vie.

La perspective reste floue, comme si le personnage Colette écrit par l’auteur Colette était imaginaire. Les personnalités journalistiques et littéraires qu’elle a côtoyées sont évoquées en contraste avec elle, tels la belle Otero, Polaire qui incarna Claudine au Théâtre, Liane de Pougy, Marcel Schwob, Claude Debussy, Mata-Hari. Le lecteur n’apprend rien des « apprentissages » promis par le titre ; l’autrice saute d’un moment à un autre sans préciser la transition. Elle revient en arrière, court en avant, au fil des souvenirs, sans tisser une trame cohérente de ce qu’elle aurait appris de la vie. Elle a ainsi dissimulé sa « peur » de Willy, ses crises nerveuses, ses amours lesbiens, ses outrances et audaces de Belle Époque comme le scandale du Moulin-Rouge dont on ne saura rien.

L’évocation de cette époque d’avant 14, bien révolue à l’heure où elle écrit, reste le meilleur. Bayreuth et son sérieux poussiéreux de la wagnérolâtrie (qui est loin d’avoir disparue!) en prend pour son grade. A l’inverse, le Jura, des Monts-Boucons et les neveux par alliance, Belle-Île, sont autant de moments de ressourcement naturels. Les détails imprévus marquent l’image, d’un Debussy en transes après un opéra à une putain marseillaise à la chevelure de nuage, et à la peau violacée de Mata-Hari. Il y a de la couleur, de la senteur, de la sensation plus que des idées.

Plus que jamais Colette observe, décrit plus qu’elle n’analyse. Cette vérité vitale, vécue, reste précieuse et nous apprend plus sur elle que ce qu’elle dit. L’essentiel est peut-être justement dans ses silences.

Colette, Mes apprentissages, 1935, Fayard 2004, 162 pages, €14,00, e-book Kindle €4,99 ; il existe une édition en Livre de poche, épuisée, disponible seulement en occasion sur certains sites comme à la Fnac.

Colette, Œuvres, tome 3, Gallimard Pléiade 1991, 1984 pages, €78,00

Colette déjà chroniquée sur ce blog

Catégories : Colette, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Vladimir Nabokov, Pnine

Aux auteurs débutants je conseille ce roman : il apprend comment créer un personnage de toutes pièces, différent de soi, comment lui donner chair, montrer ses défauts et son humanité, comment d’un bouffon faire un être touchant. Pnine, dont le nom sonne comme peine (pain en anglais, langue de l’écriture), est professeur dans une université de seconde zone américaine, il enseigne le russe aux débutants comme aux confirmés, et la littérature russe. Il est cultivé, fils de médecin de Saint-Pétersbourg, et a reçu une bonne éducation. Mais il est gauche et peine à s’adapter aux mœurs directes américaines.

Son tragique bouffon est qu’il aurait pu faire carrière en Russie comme professeur entouré de livres, vivant paisiblement. Au lieu de cela, il est jeté tout nu dans un nouveau monde concurrentiel où il n’est que précaire, gardant un accent abominable et un vocabulaire limité. D’autant que les années cinquante s’intéressent très peu à la Russie devenue URSS et ennemie. Ni sa langue, ni sa littérature ne sont prisés des étudiants qui veulent faire carrière.

Bien sûr, Nabokov a pris son propre exemple d’immigré pour sentir son personnage ; il a pris aussi pour modèle un Juif ukrainien exilé en Belgique, en France puis aux États-Unis, Marc Szefel, né en 1902 et qui a la cinquantaine lorsque Pnine surgit dans la littérature. Mais Timofeï Pnine est une création originale, soigneusement ornée de détails qui font vrais. L’auteur s’empresse de mettre en exergue la formule célèbre : « Tous les personnages sont fictifs. Toute ressemblance… etc. ». Sauf que l’auteur se situe lui-même dans le roman en tant que V. N., tout d’abord narrateur des malheurs de Pnine, puis analyste de sa personne maladroite, enfin collègue ironique avant d’être ému. Il aurait failli épouser Liza, la femme éphémère de Pnine qui fit un fils avec un autre, le psychiatre Wind, avant que celui-ci ne trouve son mariage annulé pour vice de forme et parte avec une autre. Pauvre Pnine !

L’auteur est en effet cruel avec son personnage, insistant sur ses travers, le faisant imiter comiquement par ses collègues, prouvant par des anecdotes son incapacité sociale. Il est aussi touché par lui, mais toujours selon sa loi. Le lecteur, ainsi soumis à ces contrastes de froid et de chaud, est secoué et sommé de réagir, de s’investir dans sa lecture. L’auteur et lui dialoguent comme un psychanalyste avec son patient (Nabokov avait horreur de la psychanalyse, qu’il considérait comme un discours de charlatan). Peut-être veut-il prouver que l’on peut pénétrer l’âme de quelqu’un en l’observant et lui parlant, en échangeant des points de vue avec son entourage, plus que par des méthodes pseudo-scientifiques de tests et autres protocoles ridicules ? Il s’en moque ouvertement au chapitre IV.

A l’inverse, il fait de Victor, le fils de Liza qui n’est pas de Pnine, un enfant allergique à tout schéma œdipien préétabli par le freudisme. Malgré ses parents psy, le gamin n’a pas désiré tuer son père ni coucher avec sa mère ; il est de part en part à part. « Le génie, c’est le non-conformisme », dit carrément Nabokov (p.69 Pléiade). Il développe alors sa théorie des sensations et des perceptions, attentif aux ombres et aux reflets, captant une rue dans un pare-choc. Le temps qui passe ne peut être arrêté que lorsqu’on décrit avec minutie ce qui se passe dans l’instant, une nuance de couleur, un rayon de lumière, une ombre portée qui se déplace. Un auteur est comme un dieu dans son univers. Il crée, il dit, il amène. Comme affirmait Nietzsche, dieu est un enfant qui joue.

Nabokov vous invite à jouer avec lui. Il vous apprend à créer la vie d’un être imaginaire.

Vladimir Nabokov, Pnine, 1955, Folio 1992, 267 pages, €7,20

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome III : Pnine – Feu pâle – Ada ou l’ardeur – La transparence des choses – Regarde, regarde les arlequins ! – L’original de Laura, Gallimard Pléiade 2020, édition Maurice Couturier, 1596 pages, €78,00

Vladimir Nabokov chroniqué sur ce blog

Catégories : Livres, Vladimir Nabokov | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , ,

Jules Vallès, La rue

La rue est peuple, la rue est liberté. Ce sont les maître-mots de Vallès l’insurgé. La rue s’oppose à la maison, à l’immeuble, au collège, à la prison, à l’université. La rue est la vie, le « pays natal » de l’auteur, là où il trouve un monde à découvrir. La rue, c’est aussi le titre qu’a donné à son journal éphémère Jules Vallès, journaliste. D’où ce recueil d’articles parus un ailleurs lorsque sa feuille fut interdite – par trois fois sous le Second empire. Il a donc écrit un peu partout et donne ses billets en témoignage, mais tronqués, censurés, domptés par la bienséance et le régime. Ce livre recueil est une expérience vécue d’informer et d’opiner en temps d’autorité. Un exemple d’histoire pour notre présent.

Né dans le jacobinisme et le goût du soldat, Jules en est venu à haïr la guerre, la « tradition », le devoir, les classiques appris sous la férule au collège – en bref tout ce qui empêche en tout temps un jeune de vivre sa propre vie d’aujourd’hui. C’est pourquoi il déboulonne avec parti-pris et parfois mauvaise foi Homère, Michel-Ange, Victor Hugo, tous ces génies de leur temps devenus statues à imiter. Vallès est effervescent comme un comprimé enfermé dans un verre ; il se sent vaincu mais bouge encore.

D’où ce livre patchwork, fait de bouts ramassés entre 1865 et 1866. Il y mêle le vécu et le senti, la critique et la pitié, les voyages et les lectures. Il comprend 43 articles en 6 parties : la rue, souvenirs, les saltimbanques, Londres, la servitude, la mort. L’on y retrouve les thèmes qui font écrire Vallès, l’enfance, le spectacle de la rue à Paris, les libertés de Londres, l’évasion des nomades baladins, tout le contraire des servitudes des « galériens » et de « la mort ».

Les galériens surtout excitent sa verve. Non seulement les condamnés au bagne dont il décrit les trognes, mais aussi tous ceux qui sont contraints par la misère ou le métier à obéir, à se couler dans le moule, à « être vus » d’une certaine façon par l’opinion. Ainsi ces fils de criminels, ou chétifs mal élevés par des parents inaptes, ou orphelins que l’on fait domestique et martyr des frustrations bourgeoises, ou ceux qui voient leur nom insulté sur les murs et dans les chiottes, ou ces colocataires forcés de vivre ensemble et qui s’agacent de leurs petites habitudes sans pouvoir se quitter, ou ceux qui ont du succès et qui se sentent obligés de ressembler au Personnage que les gens se sont composés d’eux, où ceux condamnés au bon mot parce que c’est leur image au point qu’on rie alors qu’ils ne disent que « bonjour ou j’ai faim » (p.799 Pléiade). Une galère que l’image, la réputation, l’étiquette qu’on vous colle ! Vallès n’a pas de mot assez dur pour dire toute la tyrannie des autres (cet « enfer » dira Sartre), de l’opinion commune, de la moraline universelle.

Mais pour Zola, ce livre montre un Vallès en hercule de foire, du talent d’expression et de la vigueur mais des convictions peu établies hormis celles d’avoir souffert. « Il faut croire à quelque chose en art, il faut avoir une foi artistique, n’importe laquelle, si l’on ne veut crier dans le vide et dépenser une force herculéenne à des jeux puérils. Les phrases sont des phrases, si coloriées et pittoresques qu’elles soient. Lorsqu’on les jette au hasard, selon les caprices du jour, on ressemble à cet homme dont le génie s’use à appeler la foule dans sa baraque pour lui faire admirer des tours de force » p.1476 Pléiade.

Car il n’est pas encore fini, Vallès Louis-Jules, né en 1832 le 17 juin, et qui a déjà 33 ans lorsqu’il égrène ses articles. A l’âge où finit le Christ, Vallès commence à peine. Il est passé de l’état de chameau qui subit durant son adolescence au personnage de lion qui se révolte et rugit en sa jeunesse, selon les Trois métamorphoses de Nietzsche. Il lui restera à accomplir la dernière étape de la chrysalide : devenir l’Enfant – innocence et oubli, enfin créateur – ce qu’il n’accomplira qu’après la Commune et la double défaite, celle de l’Empire et celle du peuple et dont il fera une trilogie.

Jules Vallès, La rue, 1866, Nabu Press 2010, 330 pages, €23.03 e-book Kindle BnF 2015 €2.99

Jules Vallès, Œuvres tome 1, Gallimard Pléiade 1975, 1856 pages, €68.00

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , ,

Harlan Coben, Sous haute tension

Myron Bolitar, l’agent des stars, accessoirement avocat, est contacté par Lex, un rocker qui a eu du succès. Sa femme Suzzie, enceinte de leur enfant, a reçu un mystérieux message posté sur Facebook disant « pas le sien » à propos du bébé. L’image associée est celle d’un tatouage. Myron va enquêter, aller en boite, se confronter aux gros bras à cerveaux étroits métrosexuels de ce genre de lieux, découvrir la provenance du tatouage, remonter le temps jusqu’à la rock star associée de Lex, un très beau jeune homme qui n’aimait que les filles à peine nubiles, se transporter dans l’avion privé de son ami Win dans l’île privatisée où la villa de la star se trouve, ruser pour y entrer et découvrir le pot aux roses. Ou ce qu’il en reste. D’autant que sa belle-sœur, Kitty, est dans le coup. Elle l’a fâché avec son frère Brad seize ans auparavant et a depuis erré en Amérique du sud auprès de divers ONG avec son fils Mickey, un neveu de désormais 15 ans que Myron n’a jamais vu.

Tout s’enchaîne dans une bonne histoire admirablement ficelée avec la touche personnelle qui attache le lecteur.

Mais c’est le personnage même de Myron T. Bolitar qui ne réussit pas à m’accrocher personnellement. L’agent des sportifs et des chanteurs au top de la mode superficielle américaine est « trop » comme disent les ados. Coben réinvente Superman, ce héros gonflé du ressentiment juif envers la société. Tous ses compagnons sont surévalués, sa fiancée Teresa fondante, son associée Esperanza catcheuse comme la fille de l’accueil Big Cindy, son ami Win classe et richissime, au carnet de relations sans équivalent tout en étant expert en arts martiaux, son père un vieux sage juif formé au Talmud, sa mère compréhensive, son neveu de 15 ans « magnifique »… C’est un univers composé pour éblouir le gogo yankee auquel j’ai beaucoup de mal à adhérer.

Je lis les enquêtes de Bolitar mais je ne les relis pas, je n’en ressens aucune envie contrairement à d’autres, je n’ai aucun attachement pour ces personnages de carton. C’est pour moi de la littérature-kleenex « pour jeunes adultes » comme l’écrit l’auteur : ceux qui ont horreur de se prendre la tête, qui ne lisent que ce qu’ils rêvent de vivre par compensation, réduits à leur univers de paillettes et de compète où le sport, la baise, l’alcool et la fumette sont l’alpha et l’oméga du bon gars américain bien de chez lui à New York.

Un bon roman de gare, mais je passe vite à autre chose.

Harlan Coben, Sous haute tension (Live Wire), 2011, Pocket 2013, 413 pages, €7.95 e-book Kindle €13.99

Harlan Coben sur ce blog

Catégories : Livres, Romans policiers | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , ,

François Mitterrand par Hubert Védrine

François Mitterrand m’a toujours captivé. Littéraire, provincial, florentin, attaché aux relations humaines et fidèle, il avait le sens de l’État et celui de la France dans un univers qui évoluait vite, sous l’influence de l’économie–monde américaine.

Bien sûr, tout n’est pas rose dans le personnage : son côté caméléon, son ambition forcenée, sa capacité à tourner casaque, ses transgressions de la légalité selon son bon vouloir (les écoutes de journalistes, sa maitresse cachée, sa fille élevée aux frais de l’Etat). Mais la complexité de sa personnalité me fascine, sa richesse, sa profondeur. François Mitterrand, s’il n’a pas la stature historique d’un Charles de Gaulle, tranche sur les technocrates gris et superficiels qui peuplent trop souvent nos gouvernements.

C’est l’un des mérites du livre d’Hubert Védrine de le rappeler à propos des affaires étrangères, lui qui fut conseiller du président pendant quatorze ans. L’un des aspects de son livre consiste à dégager la cohérence et les lignes de force de la diplomatie mitterrandienne ; un autre aspect de tracer un portrait en actes du président. C’est cette seconde lecture qui m’intéresse ici.

« Toute sa vie avant 1980, François Mitterrand a été un individualiste et un rebelle. Élu président, il ne change pas de conception. Il entend bien être et rester le seul détenteur de l’ensemble des informations, seul maître de la totalité des réflexions et projets, et naturellement l’arbitre final des décisions de la présidence comme du gouvernement. D’où la méfiance que, d’instinct et expérience, il nourrit vis-à-vis des corps qui se prétendent détenteurs de la vraie légitimité, des bureaucraties qui phagocytent les ministres, des organisations qui pourraient entraver sa démarche » p.30. En quelques mots, beaucoup est dit : Mitterrand n’est pas un technocrate, il aime réfléchir par lui-même et ne pas laisser une décision importante à l’anonymat irresponsable des « experts » ou des « bureaux ». Il décide « en méditant seul longuement, mais aussi en éprouvant sur l’un, sans le lui dire, les idées de l’autre, puis sur un troisième une combinaison des idées des deux premiers, avant d’adopter cette idée ainsi transformée, non sans l’avoir modifiée à nouveau ou, au contraire, de la stocker en mémoire, d’où il la ressortira, en cas de besoin, trois mois ou trois ans plus tard » p.34.

Comme centre de pouvoir autour duquel tout gravite, il exerce un ascendant et laisse se former une cour. Mais il reste personnellement libre envers tout cela. S’il crée des dépendances, il stimule ; s’il séduit, il contrôle. Ce ne sont pas les « favoris » qui emportent les décisions, mais bien lui-même, homme de caractère et de volonté. « Il y a eu une fascination, un envoûtement Mitterrand (…). Ce bonheur Mitterrand a été mal rendu par les témoignages » p.72.

Sa personnalité, il la nourrit par la culture, notamment par l’histoire et par la pensée des grands hommes. Il reste en cela un humaniste, tempérament ou qualité qui a tendance à se perdre dans le laisser-faire ou la frivolité de nos jours. L’humanisme est d’essence libérale au sens du XVIIIe siècle, attaché à ce qui est précieux en chaque individu, à ses capacités uniques d’intelligence et d’invention, que la société a pour devoir de développer et d’épanouir. « Sa vraie passion, insatiable, sa source de vie jamais tarie, c’est la littérature. Les livres, neufs ou anciens, les libraires et les librairies, les ventes et, bien sûr, les auteurs, leur écriture. Ses goûts sont hors de toute mode, loin des best-sellers intemporels. S’il aime la compagnie des romanciers contemporains, il est peu porté sur les « grands écrivains » de son temps, à l’exception peut-être de Mauriac, de Giono et de grands créateurs non-européens qui écrivent comme coulent les fleuves : Gabriel Garcia Marquez, William Styron, Yachar Kemal. Plutôt Renan, Chateaubriand, Lamartine, Zola, le XIXe siècle. Et Casanova, Casanova bien sûr, et Venise, ville-talisman » p.76. J’ajouterai pour ma part Jacques Chardonne, Louis Ferdinand Céline et Ernst Jünger – mais ce n’était pas politiquement correct en gauche socialiste d’évoquer ces sulfureux écrivains portés à droite, bien que Mitterrand les aimât fort.

Car nourrir sa réflexion ailleurs que dans ce qui est tout proche est une forme intellectuelle de liberté. « Ce qui a beaucoup agacé chez lui est peut-être qu’il le peu de cas qu’il faisait de toute une cuistrerie contemporaine, de tout un pathos indigeste de sciences de l’Homme, de Progrès, de Morale, sur la nature humaine, qu’il en ait tant, qu’il en ait trop su, d’instinct, sur l’immuabilité de cette dernière » p.77.

Pragmatique, héritier du passé français, historien et géographe en politique étrangère, il était de « culture classique, français dans ses tripes, européen de raison, occidental par le hasard de la géopolitique » p.86. Il se méfiait des hypocrisies et paravents d’intérêts que dissimule le discours libéral, surtout anglo-saxon. S’il a le goût de la précision, il a aussi « tact, pudeur, souci de ménager les étapes, conviction qu’il vaut mieux faire que dire et que cela risque d’aller moins bien en le disant » p.406.

Nourri de la Bible par sa mère, « les leçons de l’histoire étaient pour lui quotidiennement présentes, presque obsédantes » p.749. Celles qui ont fixé les lignes géo-ethniques par exemple en Europe, idée plus que centenaire qui permettra peut-être de « civiliser la mondialisation » en préservant le meilleur de la vieille Europe et de sa culture, dont celle de la France.

Hubert Védrine, Les mondes de François Mitterrand – à l’Elysée 1981-1995, 1996, réédition Fayard 2016, 784 pages, €34.00 e-book Kindle €32.99

Catégories : Livres, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Shock Corridor de Samuel Fuller

Un journaliste atteint de démesure (Peter Breck) veut résoudre l’énigme d’un meurtre en se faisant passer pour fou. Il veut intégrer l’asile d’aliénés (pardon, la clinique où « l’on soigne les patients atteints de troubles de la réalité ») pour savoir auprès des trois témoins dérangés cachés sous la table qui est l’auteur d’un meurtre perpétré dans les cuisines, ce que la police n’a pas résolu. Visant le prix Pulitzer qui récompense les meilleurs journalistes, il entreprend, avec la complicité de son rédacteur-en-chef, d’apprendre sa leçon de folie auprès d’un psychiatre expert en guerre psychologique.

Seule sa maitresse (Constance Towers) voit l’aventure d’un sale œil car elle croit – en bonne behavioriste américaine – que jouer un jeu c’est devenir son personnage. La méthode Coué ne dit pas autrement, tout comme Lorenzaccio chez Musset. Le « dressage » change l’homme et s’il simule, la durée l’emporte. C’est ainsi que l’un des fous témoins est devenu « communiste » par lavage de cerveau en Corée : il a joué le rôle du converti pour avoir de meilleures conditions d’existence dans le camp de prisonniers et a fini par ressembler à ses bourreaux – jusqu’à ce qu’un sergent américain, un vieux de la vieille, lui fasse prendre conscience de sa mutation. Il est alors devenu fou et rejoue sans cesse la guerre de Sécession (autre folie schizophrène américaine).

Tout se passe bien au début, le journaliste parvient à bluffer le docteur (Paul Dubov) en récitant sa leçon apprise de fétichiste incestueux. Il fait croire qu’il a eu des pulsions sexuelles envers sa sœur unique lorsqu’il avait dix ans, caressant ses nattes, l’embrassant, avant de tenter de la violer à trente ans. La maitresse, stripteaseuse dans le civil (un autre jeu simulant le désir sexuel), finit par accepter de jouer son rôle, par pur amour. Mais elle se rend vite compte que son amant décroche.

A vivre sans cesse parmi les fous, à prendre les médicaments prescrits, à subir les électrochocs en cas de violence, la réalité se brise. On intègre un autre univers : celui des semblables qui vous entourent et que l’on rencontre dans « la rue » – un couloir entre les chambres où chacun peut se promener librement. Subrepticement, sans que l’on s’en rende compte, l’environnement rend autre car conforme aux autres. Le huis-clos d’asile est une métaphore de la société américaine. Le lieu « qui n’est pas une prison » empêche cependant d’en sortir et les « scientifiques » savent mieux que vous qui vous êtes et comment vous allez réagir. Vous n’êtes « guéri » que lorsque vous devenez socialement correct, réalisant strictement ce que la société attend de tous.

Quant aux personnages, dont la galerie est pittoresque, ils représentent les divers aspects de la société yankee : les nymphomanes obsédées de sexe qui dessinent des hommes nus bodybuildés sur les murs et se jettent sur tout mâle pour le mordre et le dévorer, l’obèse qui répète un opéra car il a eu sa première crise cardiaque lors d’une écoute (Larry Tucker), le nègre qui se prend pour le chef du Ku Klux Klan parce qu’il a été l’un des premiers à intégrer une université blanche sous Kennedy (Hari Rhodes), le savant atomiste qui retombe en enfance pour ne pas voir l’apocalypse qui vient, le soldat fier de son pays envoyé en Corée et qui devient fan du communisme.

En bref, toutes les tares modernes de la société des Etats-Unis sont réunies : le sexe, la malbouffe, le socialisme, le racisme et la bombe atomique. Lorsque le nègre fou voit un autre nègre fou, il sonne l’hallali : « tuons-le avant qu’il se reproduise ! » Ce qui donne ces scènes loufoques d’inversion où un Noir parle comme un Blanc raciste et où une bande de femmes harasse un homme égaré dans leur salle. C’était étrange à l’époque, beaucoup moins aujourd’hui… même s’il est tabou et politiquement très incorrect d’accuser de « racisme » un non-Blanc ou de « viol » une femme.

La tare américaine est moins dans les conséquences que dans les causes : dans cette société où la compétition reste reine comme aux temps des pionniers, chacun est avide de reconnaissance personnelle. S’il n’y parvient pas, sa personnalité se dissocie : le personnage qu’il joue entre en conflit avec son être profond. Lorsque c’est l’habit qui fait le moine, l’humain sous les oripeaux sociaux ne vaut pas grand-chose, ballotté entre les injonctions morales et sociales des autres, n’existant que par leur regard. Le mythe du self-made-man qui s’est « construit tout seul » laisse croire qu’il suffit de volonté pour se façonner à son image idéale. Mais c’est se prendre pour Dieu, péché d’orgueil déjà puni lorsqu’Eve a croqué le fruit de l’arbre de la connaissance. L’individu perd son âme pour prendre toutes les formes (ce qui était la définition du Diable au Moyen-âge).

Le journaliste va découvrir qui est le meurtrier, profitant des rares instants de lucidité des trois témoins. Il saura la couleur du pantalon de celui qui a tué, apprendra à quel corps médical il appartient, et connaitra à la fin le nom de qui a donné le coup de couteau fatal. Le spectateur connait le tueur, il l’a rencontré depuis le début et s’est forgé une « image » de lui plutôt sympathique. Comme quoi l’apparence n’est – une fois de plus – pas la réalité. « C’est un débile qui a le prix Pulitzer », conclut le docteur psychiatre à la fin. Nul ne sait si l’amour – plus fort que la mort dans la mythologie américaine – réussira à vaincre la folie qui s’est emparé du cobaye volontaire.

Le noir et blanc accentue les contrastes entre le réel et la folie ; les inserts de séquences en couleur apparaissent comme des rêves (le nègre se voit en brun d’Amazonie, pas en noir d’Afrique ; le journaliste cauchemarde les chutes du Niagara qui menacent d’engloutir sa raison).

DVD Shock Corridor (3 DVD : Shock Corridor – avec la séquence en couleurs coupée à la sortie française – (VF/VOST), Naked Kiss – Police spéciale (VOST) + bonus, Samuel Fuller, 1963, avec Peter Breck, Constance Towers, Gene Evans, James Best, Hari Rhodes, Larry Tucker, Paul Dubov, Chuck Roberson, Univzersal pictures 2003, 1h41, €49.50

Catégories : Cinéma, Etats-Unis | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Vladimir Nabokov, La Méprise

Quand on est riche, content de soi et que l’on se prend pour un génie, la rencontre de son double peut générer de vilaines pensées. Comme par exemple faire jouer le rôle d’acteur au double pour mieux escroquer une compagnie d’assurance avant de disparaître.

Vladimir Nabokov change à nouveau de style. Il me met dans la peau d’Hermann, un chef d’entreprise de chocolat qui sillonne l’Europe en cosmopolite pour placer sa marchandise. L’auteur n’est pas son personnage et il joue avec ce double qui dit « je » et qui écrit lui-même un roman. Bien vêtu, presque maniaque sur le luisant des chaussures et les guêtres assorties, sur la finesse des chemises de soie et la cravate assortie, sur le manteau épais et doux et le chapeau assorti, il songe à arrêter cette course de la modernité commerciale pour se retirer quelque part dans le sud de la France. Pourquoi pas à Pignan ?

C’est alors qu’en se promenant alentour d’une ville tchèque en attendant un rendez-vous, il rencontre un vagabond, Félix, dont il se persuade qu’il lui ressemble fort. Ce hasard le stupéfait et il sympathise, condescendant, ne sachant pas encore trop à quoi un tel double peut servir. Mais il va vite trouver, très bavard sur le fil de ses pensées et les digressions assorties. Hermann est allemand mais d’origine à demi russe ; il parle le tchèque et l’allemand que parle Félix. Il va donc échafauder un plan.

Naturellement rien ne fonctionne tout à fait comme l’auteur l’avait prévu. Sa femme n’est pas aussi fidèle ni aussi bêtasse qu’il paraît, le « cousin » artiste pas suffisamment nul ni assez éloigné de Berlin, le double pas assez ressemblant pour les autres, les détails pas assez passés au peigne fin. Nous sommes entre roman psychologique et roman policier avec une théorie sur la littérature. L’auteur se moque de Dostoïevski en quelques phrases bien senties, et imite son histoire de son crime suivi d’un châtiment par un destin connu d’avance. Non, le crime n’est pas une œuvre d’art et le crime parfait ne pourrait être que l’œuvre de Dieu, pas d’un affabulateur suffisant un brin schizo qui avoue se « dissocier » en faisant l’amour.

L’histoire éditoriale de ce roman écrit en 1932 en russe, publié en feuilleton, traduit en anglais en 1937 et complété par l’auteur, à nouveau complété et traduit en français en 1939 puis repris en anglais et amélioré pour convenir à l’édition américaine en 1966, est assez emblématique du thème du double. Nabokov mute en un autre lui-même en passant du russe au français puis à l’anglais, et de Berlin aux Etats-Unis. Il déconstruit avec dérision ce fantasme d’avoir un double dans le monde et de pouvoir manipuler à son gré le destin.

Vladimir Nabokov, La Méprise (Despair), 1934 revu 1962, Folio 1991, 256 pages, €8.30

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 1, édition de Maurice Couturier, 1999, Gallimard Pléiade, 1729 pages, €77.00

Vladimir Nabokov sur ce blog

Catégories : Livres, Vladimir Nabokov | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , ,

Vladimir Nabokov, Le guetteur

L’histoire se passe dans les milieux de l’émigration russe à Berlin autour de 1925 et met en scène un personnage mystérieux qui n’existe au fond que dans le regard des autres. Smourov est un être sans fond, une sorte d’image multipliée par l’imaginaire de chacun. Les uns le voient comme amoureux de la belle Vania, d’autres croient qu’il est homosexuel, voire impuissant. Certains le disent russe blanc évadé, d’autres agent double au service des rouges, on le dit parfois poète. Quelques-unes le croient jeune, d’autres distinguent des rides d’expérience sur son visage sans âge.

Le guetteur, dit l’auteur en 1965, peut aussi se traduire par l’espion, ou celui qui observe, se renseigne. Le mot russe est plus englobant que le mot français, trop précis. Ce pourquoi Nabokov a choisi The Eye comme titre anglais, mot presqu’aussi vaste que le russe qui veut dire l’œil, le regard, le courant dominant, l’observation… L’idée de ce court roman est que le personnage se construit dans les yeux des autres ; il n’est que ce qu’on croit qu’il est. D’où l’édification presque policière de l’intrigue en qui-est-il ? analogue au qui-l’a-fait (whodunit ?) des romans policiers. Je est un autre car, en langue russe, ego est « il ». Aussi le narrateur se cherche-t-il dans le personnage sur lequel il quête.

Ou plutôt c’est l’auteur qui fait se créer par lui-même le personnage de sa fiction. Abyme… Car le narrateur qui dit « je » au début du livre se suicide d’une balle dans le poumon (et dans le pot à eau rempli derrière lui) après avoir été tabassé par le mari de son amante sous les yeux des deux élèves préadolescents dont il est précepteur. Dès lors, il se croit mort bien qu’il se réveille à l’hôpital ; et il s’observe comme s’il était un autre, le fameux Smourov dont il rassemble avidement les moindres traces dans les conversations et dans les lettres de ceux qui le fréquentent. Compliqué ? pas même – car le milieu est bien décrit, la psychologie de chacun cernée et l’histoire captive. Qui est donc ce mystérieux personnage ? L’effet miroir fait réfléchir, ce qui est drôle quand on y réfléchit.

Ce vertige métaphysique est conté comme si de rien n’était, ce qui ajoute du sel au roman. L’acteur rencontre son auteur et les deux finissent par se confondre – mais je ne vous ai rien dit. C’est à chacun de le découvrir, pas à pas, mené en bateau plutôt agréablement et avec humour par un Nabokov de 31 ans au mieux de sa forme. Le suicide – raté – est comme la touche Reset d’un moderne ordinateur : il permet de se voir autrement, d’effacer son existence jusqu’ici minable pour en créer une meilleure dans les relations avec les autres par l’imagination. Ainsi le héros se serait-il échappé des griffes de la police politique léniniste par un acte rocambolesque à la gare de Yalta. Sauf qu’il n’y avait pas de gare à Yalta à l’époque… Y aurait-il donc un auteur derrière le « je » du personnage Smourov ? Y aurait-il une réalité alentour que le narrateur négligerait, tout à construire son personnage ?

Au fond, la réalité dépasse toujours ses représentations… et The Eye est The I.

Vladimir Nabokov, Le guetteur, 1930 revu 1965, Folio 1984, 160 pages, €6.60

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 1, édition de Maurice Couturier, 1999, Gallimard Pléiade, 1729 pages, €77.00

Vladimir Nabokov sur ce blog

Catégories : Livres, Vladimir Nabokov | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , ,

Olivier Gérard, Sanglots la nuit

Le livre est un scénario qui conte l’histoire d’une rencontre sexuelle entre deux jeunes hommes chacun en couple et père de famille, sur fond d’une France décomposée et du conflit israélo-palestinien.

Le romanesque est composé d’une histoire, de caractères et d’un style. L’histoire, ici, se tient et captive après des débuts poussifs desservis par une typographie bizarre, maniaque des sauts de ligne sans raison. Ce n’est pas avant la p.101, juste après le chapitre XII de baise torride entre les deux hommes, que l’histoire embraye enfin. Elle roule désormais sur les rails comme un thriller, avec le style direct adapté, sans fioriture ni impressions. Comme si « l’explosion » des sexes avait libéré une énergie jusqu’ici renfermée, confite en bienséance. La scène de sexe est plus cinématographique qu’évocatrice, ce ne sont que caresses palmaires, léchage de téton, baiser mouillé, duel de pénis tendus, sans rien laisser à l’imagination.

Les personnages sont sans caractère, à peine esquissés par ce qu’ils ont vécu, sans approfondir leur psychologie le moins du monde. Ce pourquoi les 100 premières pages sont lourdes, à la limite du glauque, portraiturant de parfaits losers. Tous portent des prénoms improbables en melting potes dits « Français », inextricablement pris dans les filets du mélange intercontinental à la mode : Abram (qui fait juif mais est espagnol), Asso (qui fait Star trek mais serait japonais), Manassa (qui serait la fille aînée du prophète Youssef)… La première phrase que rencontre lecteur est « Sale Français de merde ! » : un Karim vole sous les yeux de son propriétaire trop lâche, le vélo d’occasion que le loser vient d’acheter sur ses maigres économies. Il ne fera rien, laissant faire dans le laisser-aller d’époque qui permet toutes les audaces aux malfrats et autres jaloux venus d’ici ou d’ailleurs. La scène se passe dans la vieille ville de Perpignan, perdue pour la cité avec ses maisons abandonnées et ses squats où Arabes et Gitans se disputent le trafic de drogue et de corps. Cette France en décomposition et ces hommes en pleine possession de leur jeunesse qui n’en font rien ne font pas envie.

Seules les femmes ont le dynamisme exigé d’une société qui mute vers la liberté protestante où chacun fait son propre salut, sur l’exemple anglo-saxon d’une société libérale. Marthe, la compagne d’Abram, prend une revanche sur sa mère qui n’avait pas pu accepter, sur ordre de son mari, la proposition d’être styliste dans une maison de couture. Elle crée sa propre filiale d’un groupe qui se développe et déménage hors du mouroir urbain près de la mer, vers Leucate. Abram, au contraire, la trentaine venue, n’a jamais réalisé ce pour quoi il pouvait être fait. Il ne désire rien, il vivote au jour le jour malgré sa carrure et ses capacités. Dernier d’une fratrie destinée par atavisme familial au commerce, il choisit les beaux-arts ; mais il ne travaille pas à créer, seulement dans un vague boulot « social », dans un « local » communautaire où l’on accueille n’importe qui (sauf les femmes, semble-t-il, dans cette ville du sud machiste et devenue à demi-arabe). Quand Marthe lui a trouvé une réalisation de fresque pour une nouvelle boite qui s’ouvre sur la côte, Abram ne trouve rien de mieux que de se faire circonvenir par la gamine de 14 ans de son riche patron et conduire sans permis la voiture enfermée dans le garage pour l’emmener à la ville parce qu’elle se serait soi-disant fait une entorse. Elle voulait en fait baiser avec « Lofti », encore un prénom qui en dit long sur le mélange égalitariste. Abram sera bien sûr accusé devant le juge de détournement de mineure et de harcèlement à caractère sexuel. Quel con ! Le lecteur à ce moment a grande envie de lui foutre un bon coup de pied au cul. Surtout qu’il apprendra que « Manassa » n’est pas sa fille mais probablement celle du commissaire de police qui les loge dans l’immeuble désert qu’il occupe dans la vieille ville – et il ne voudra pas suivre Marthe qui lui propose pourtant de travailler à dessiner la collection pour hommes.

Même scénario déprimant côté Asso. Orphelin de mère, père décapité par un chris-craft en nageant, adopté par un chef d’entreprise qui l’élève comme son fils, il se rebelle à 18 ans (pourquoi ? le père adoptif est-il pédé ?). Il part faire la route en Inde où il rencontre une fille exubérante et pleine d’idées qui le sort de son marasme personnel. Il l’engrosse aussi sec et les deux vont établir une boutique d’objets indiens à Saint-Dié dans les Vosges avant que Sandra ne décide que ses origines juives valent de faire l’alya. Et le couple va s’installer en Israël sans qu’Asso ait manifestement quoi que ce soit à objecter. Le gamin, Conrad, grandit là et sa mère l’appelle Gaï, autre façon de se l’approprier. Pris dans une obscure affaire de terrorisme dont je vous laisse le suspense, Asso doit quitter le pays et se cacher, poursuivi par toutes les polices, d’où son arrivée à Perpignan où il squatte et se drogue. C’est là qu’Abram, « bon Samaritain » (hum !) le trouve dans la rue, le porte dans une maison abandonnée, le déshabille et le douche avant de lui apporter régulièrement à manger. Le jour où il voit faire du yoga nu et bander, il en devient raide dingue, sans qu’aucun symptôme d’une attirance pour son propre sexe n’ait jamais été évoquée.

En bref, et pour ne pas dépuceler trop l’histoire, Asso comme Abram, ces deux jeunes paumés de la société contemporaine, ballottés par la vie sans aucune volonté de s’accrocher à quoi que ce soit, ont l’idée de se retrouver. Chacun aura perdu son enfant, Abram parce que ce n’est pas le sien, Asso parce que l’adolescent de désormais 14 ans a choisi l’intégrisme juif et qu’il va probablement être tué dans un « accident de moto » fomenté par le sabotage d’une vis de frein du trop complaisant « arabe israélien » Daoud. Fuyant une France décomposée et une Palestine en guerre civile, les compères se retrouvent en une Istanbul gentillette aux commerçants affables envers celui qui porte un prénom juif et l’autre qui revient d’Israël, ce qui paraît peu vraisemblable dans la Turquie identitaire d’Erdogan ! Tout paraît décalé, d’ailleurs, comme projeté des années 1970 aux années 2000 : des squats communautaires de Perpignan aux routards vers l’Inde (plus très à la mode), de la rébellion passive des garçons envers « le Système » (désormais lequel ?) jusqu’à cette Istanbul (idéale) à mi-chemin… On n’y croit pas vraiment.

Reste une histoire de coup de foudre épidermique entre paumés emplis d’hormones et une poursuite haletante pour retrouver un fils adolescent dans un pays au bord du fascisme. Ce livre est plus un scénario, voire un synopsis, qu’un véritable « roman ». Car il ne s’agit pas d’amour mais de pur sexe et aucun portrait psychologique ne viendra hanter le lecteur une fois le livre refermé. Ecrit par un cinéaste plus que par un romancier, avec ce détachement de style qui n’appelle pas la tendresse, il se laisse lire si l’on passe les cent pages introductives mal montées.

Olivier Gérard, Sanglots la nuit, 2017, Editions Auteurs d’aujourd’hui ED2A, 242 pages, €21.00

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 balustradecommunication@yahoo.com

Une autre chronique sur le livre

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Ed Wood de Tim Burton

Quand Hollywood se moque de Hollywood – avant la grande crise capitaliste de 2008 – vous obtenez un biopic alerte et sympathique. Ed Wood a réellement existé ; il est qualifié en 1980 de « réalisateur le plus mauvais de l’histoire du cinéma ». Incarné brillamment par Johnny Depp jeune (tout juste 30 ans), il apparaît ici comme incurablement naïf et d’un optimisme à tout crin, ne reculant jamais pour faire un film – qu’il bâcle cependant en ne tournant jamais une seconde prise d’une scène.

Pour arriver, en 1952, il tente de convaincre les producteurs ; pour les convaincre, il aborde toutes les ex-vedettes en déclin qui passent à sa portée : Bela Lugosi (Martin Landau) qui joua Dracula, Vampira (Lisa Marie) virée de Channel 7, Tor Johnson (George Steele) qui s’est perdu dans le catch ; pour emporter le morceau, il accepte comme acteurs les investisseurs ou les fils d’investisseurs aussi nuls que prétentieux. De tout cela ne peut sortir un bon film… surtout qu’il est pris par le temps, la location d’un studio à Hollywood coûtant cher. Ed Wood est donc scénariste, metteur en scène, réalisateur, acteur – et parfois producteur ! Il va jusqu’à voler une pieuvre en plastique pour tourner une scène dont il fait les raccords sous l’eau avec des chutes de film au rebut.

Ed Wood/Johnny Depp est touchant dans son enthousiasme juvénile qui croit tout possible (copié sur celui de Ronald Reagan acteur), jusqu’à tomber d’accord avec Orson Welles lui-même (Vincent D’Onofrio) que l’idéal est de tout faire soi-même si l’on veut créer une œuvre personnelle comme Citizen Kane. La chemise plus ou moins déboutonnée selon les humeurs, il avoue à sa compagne (Sarah Jessica Parker) que, depuis tout petit et parce que sa mère voulait une fille, il aime à se travestir et porter surtout des pulls en cachemire – matière qu’il trouve « très sensuelle ». Ladite compagne est choquée, comme il était de bon ton à cette époque d’après-guerre. Une autre compagne tout aussi blonde mais au pif moins chevalin (Patricia Arquette) réfléchit à cette révélation, puis accepte. Car Ed Wood n’est pas inverti, il aime seulement le travesti. Tout comme le cinéma – qui fait prendre des vessies pour des lanternes !

C’est ce que lui apprend le mage (Jeffrey Jones) qui prédit que « l’homme sera sur Mars en 1970 » (le film sort en 1994). Pourquoi le sait-il ? Parce qu’il l’affirme (tel un Trump qui trompe) et qu’il « suffit de porter un smoking et de parler avec distinction pour être cru ». C’est aussi ce que lui a enseigné Dracula, dont il rencontre l’acteur Bela Lugosi et s’en fait un ami. Le regard de méduse, la voix qui enfle et s’enrocaille, les gestes sinueux des mains et des doigts griffus, composent un Personnage. Qui n’a jamais existé mais dont le mythe devient réel parce qu’il s’incarne à l’écran.

Toute la « magie » de Hollywood est là, tout son mensonge aussi. Les Américains, si réalistes en affaires, veulent s’évader dans un monde imaginaire dès qu’ils sont sortis de leurs chasse au fric. Ils se moquent du monde : ils veulent un monde à eux, qui les fasse rêver. De gros nichons dit le premier producteur, des explosions dit le boucher en gros qui finance un film, de l’amour romantique dit une mijaurée de cocktail, de la science-fiction et de l’atome parce que c’est à la mode (dans les années cinquante) dit un autre producteur. En bref, le cinéma n’est pas une œuvre de création mais un bien de consommation que les gens doivent avoir envie d’acheter.

Et ce biopic, par une pirouette, réalise exactement l’inverse ! Il parle de la réalité du cinéma, de la course au fric, des vapeurs des divas, de la bêtise du public. Ce pourquoi le public l’a boudé à sa sortie, mais les critiques l’ont adulé. Il est intéressant à voir, dans ce noir et blanc qui donne de la distance et rajeunit encore plus Johnny Depp, par tout ce qu’il nous dit de l’illusion américaine.

DVD Ed Wood de Tim Burton, 1994, avec Johnny Depp, Martin Landau, Sarah Jessica Parker, Patricia Arquette, Jeffrey Jones, Touchstone Home Video 2004, 121 mn, €7.99 

Catégories : Cinéma, Etats-Unis | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Misery de Rob Reiner

Un roman de Stephen King adapté au cinéma entre psychose et nurse en folie nous entraîne dans les hauteurs glacées des Etats-Unis, où la vie urbaine est bien peu adaptée à la rigueur de la nature.

Un écrivain vit dans ses rêves. Paul Sheldon (James Caan) est l’auteur de la série de best-sellers Misery, histoires d’amour inspirées d’Autant en emporte le vent et aux couvertures torrides montrant une belle jeune femme nommée Misère enserrant un puissant mâle torse nu. Chaque ménagère solitaire dans les profondeurs du pays attend la suite. Mais l’auteur est fatigué, il veut quitter cet esclavage de livrer toujours à temps un manuscrit qu’il doit accoucher dans la solitude et les rituels.

Dans son dernier opus, qu’il vient de terminer dans un chalet isolé de Nouvelle Angleterre, il fait mourir son héroïne Misery afin de mettre un terme à la série et de passer à autre chose. Après une cigarette et une bouteille de champagne Dom Pérignon pour célébrer sa libération, le voilà parti seul en Ford Mustang sur les routes enneigées qui mèneront vers la côte et New York, où l’attend son agent littéraire (Lauren Bacall).

Mais la voiture n’est pas faite pour autre chose que la route sèche ; l’écrivain trop concentré a ignoré les annonces de tempête de neige ; le conducteur roule trop vite pour les « virages sur 13 miles » annoncés par le panneau jaune d’œuf ; il a la tête encore toute farcie d’imaginaire et l’alcool dans son sang ne facilite pas la maîtrise. Ce qui devait arriver arriva : il quitte la route, la Ford effectue plusieurs tonneaux et reste sur le toit.

Une personne qui passe peu après tire le blessé inconscient de son véhicule et l’emporte sur son dos, avec la serviette qu’il étreint dans la main. Elle contient son précieux manuscrit, unique exemplaire tapé à la machine.

Lorsqu’il se réveille, immobilisé des jambes et du bras droit et tout endolori, c’est pour apercevoir une tête de femme s’imposer au-dessus de lui (Kathy Bates). Elle s’appelle Annie Wilkes et l’a sauvé de l’accident et de la neige ; elle a réduit ses fractures multiples et lui tend deux comprimés d’antidouleur. Tout est bloqué, lui dit-elle, les routes sont coupées et le téléphone ne fonctionne plus. Nous sommes en 1990 et bien avant l’ère Internet. Infirmière diplômée, elle va le soigner pour qu’il se rétablisse. Et elle lui avoue être sa « meilleure fan » pour Misery, et vouloir connaître ardemment la suite.

Paul ne peut refuser à Annie de lire en avant-première le prochain épisode de la saga qui fait vibrer les femmes jusque dans leur fondement intime. Sauf que ce geste d’empathie se retourne contre lui – à la Stephen King. Ce qui apparaît comme naïvement le Bien engendre en fait le Mal, dans ce biblisme simpliste qui fait toute la force et mais aussi l’inéluctable limite de l’esprit yankee.

Lisant les premières pages, Annie s’énerve d’y trouver tant de mots grossiers, bien que ce soient des gens du peuple qui parlent. Elle a failli tomber en déchéance sociale elle-même à la mort de son père banquier et refoule absolument le vocabulaire de cette époque. Cette colère brutale et névrotique est la première faille qui apparaît dans l’ambiance jusqu’ici toute unie.

La suite du roman la met en rage parce que meurt Misery, alors qu’elle devait se marier avec Ian et qu’elle attend un enfant. La mort en couches ne doit pas se produire ! L’auteur, interloqué par cette scène d’hystérie, apprendra plus tard que l’infirmière, sortie major de sa promotion puis nommée chef d’une maternité, a elle-même perpétré des crimes contre des nourrissons et a été condamnée. Sa psychose se révélera donc peu à peu. Mais en attendant, elle oblige Paul Sheldon à frotter lui-même l’allumette qui va brûler l’unique manuscrit de la suite qui déplaît tant à Annie Wilkes – maîtresse de la vie de son auteur.

Dès lors, c’est un jeu du chat et de la souris entre la nurse impérieuse et l’auteur impotent. Il va ruser pour sortir de sa chambre-prison et explorer le rez-de-chaussée pour trouver un téléphone, une arme, n’importe quoi. Cela fait maintenant plusieurs semaines qu’il est immobilisé loin de tout hôpital et ne donne aucune nouvelle à sa fille ni à son agent littéraire. Cette dernière, depuis New York, s’inquiète et demande au shérif local de chercher (Richard Farnsworth). Celui-ci, lent et lourd de n’avoir jamais rien à faire, prend son temps. Lorsqu’il découvrira la vérité, ce sera trop tard pour lui.

Les événements alors se précipitent, selon la technique éprouvée de Stephen King qui débute toujours par la normalité d’une atmosphère paisible avant de la fissurer peu à peu, puis de tout casser en crescendo. La scène ultime montre une bagarre d’amour-haine qui doit se terminer par la mort de l’un des deux. L’étreinte physique est la catharsis de toutes les névroses de la nurse, jadis condamnée par la justice, délaissée par son mari et isolée dans une ferme où elle bovaryse en lisant Misery. L’écrivain, lui, lutte pour se déprendre du personnage qu’il a inventé, et dont il a commencé sur ordre d’écrire une suite conforme aux désirs de la folle : Le retour de Misery. Par mimétisme, et pour provoquer la crise décisive, il va lui-même brûler son manuscrit volontairement devant elle. Il met fin ainsi définitivement à la série : Misery n’aura pas de suite.

Le suspense est savamment distillé, la cruauté progressive et enrobée de bons sentiments, la ruse du grabataire obstinée. Voilà un bon thriller, bien mis en scène et qui vous tient en haleine. Un huis-clos psychologique où chacun est aux prises avec son passé et avec ses blocages. Tout aurait pu se passer autrement, si le Mal n’était pas dans les créatures…

DVD Misery de Rob Reiner, 1990, avec James Caan, Kathy Bates, Lauren Bacall, MGM United Artists 2012, 1h43, blu-ray €18.70

Catégories : Cinéma, Etats-Unis | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Michel Déon, Un déjeuner de soleil

Une écriture toujours aussi charmeuse mais une histoire trop détachée, parfois longuette. Michel Déon réussit moins ce roman que les précédents, bien qu’il en prenne les mêmes recettes, la chronique d’un destin, et les mêmes lieux favoris : Sintra au Portugal, Paris, Londres.

Il s’agit cette fois de Stanislas Beren, fils de prince serbe surgi à 16 ans pieds nus en espadrilles, les cheveux longs, dans une classe de troisième du lycée Janson-de-Sailly en 1925. Un vrai Charbovari à la Flaubert, sauf que l’auteur défie plutôt Gide dans Les Faux-Monnayeurs. Il invente un personnage de romancier, le narrateur, fils de l’ami de Stanislas, et il le confronte à ce que la réalité veut bien lui laisser voir. C’est un peu tordu, roman du roman, un brin trop exercice de style pour emporter l’imaginaire du lecteur.

Le personnage central n’est ni vrai, ni faux, mais « imagé » par une suite d’anecdotes, de témoignages, de lettres, de souvenirs. Le ton détaché du narrateur empêche l’empathie malgré quelques belles pages sur l’amour, sur le sexe et sur mai 68. « Le même jour, j’entendais deux avis différents. Aucun ne me satisfaisait », dit le narrateur p.303. Nous non plus ne sommes pas satisfait. Stanislas n’est pas aimable, un brin dada ; il se coule dans le siècle et dans la culture française comme s’il venait d’une autre planète, sans racines. Une page blanche à laquelle on ne croit pas.

Le titre du livre est celui d’un roman jeté au feu par le romancier observé. Qui en écrit d’autres, complaisamment résumés, comme si Michel Déon vidait ses tiroirs des projets inaboutis. Court cependant le fantasme de Lolita (nous sommes en 1981, au moment de la gauche au pouvoir et de l’explosion des mœurs libertaires). Audrey, puis Mimi, sont de très jeunes filles (8 ans pour la première) qui tombent amoureuses d’un quarantenaire puis d’un sexagénaire (Michel Déon a 62 ans à la parution du roman). Que les scandalisés-professionnels du pédophilisme se rassurent : l’auteur reste classique et l’amour fou de la fillette pour l’homme mûr reste platonique jusque vers ses 20 ans ! Quant à la deuxième nymphette, si elle fait jeune et pose nue sur une bicyclette pour Vogue, elle a déjà 20 ans. L’écart de quarante années avec son amant n’en apparaît pas moins comme excitant.

« Stanislas découvrit avec étonnement que les lecteurs les plus enthousiastes lisent un autre livre que celui qu’on a écrit » p.185. Attention donc aux anachronismes : nous ne sommes plus ni en 1968 (où une passionaria agitait le drapeau rouge seins nus, sur les épaules de vigoureux mâles en rut politique), ni en 1981 où Mitterrand abaisse la majorité sexuelle à 15 ans et favorise les gais, lesbiens et autres trans. Le rigorisme quaker venu des Amériques rencontre aujourd’hui le puritanisme catho-islamique de nos provinces et banlieues pour faire de la France un pays de mœurs réactionnaires où le sexe redevient le Mal et l’érotisme une turpitude. Ce pourquoi les romans contemporains sont désormais insipides quand ils ne décrivent pas de meurtres (le sexe est remplacé par le couteau – n’était-ce pas « mieux avant » ?).

« Les romans ont deux vies secrètes : au moment de leur création, une vie courte et obéissante dans l’esprit de l’auteur, puis une autre vie rêvée et désobéissante dans l’esprit du lecteur » p.212. La même chose peut être dite des enfants, et les livres sont bien des enfants accouchés dans la douleur, élevés dans la douceur et jetés ensuite dans la vie où ils deviennent différents. La fiction décrit la réalité future plus que le réel ne nourrit la fiction, toute d’imaginaire. Créer, c’est dévorer, et le personnage de Stanislas, surgi entre deux balles de fusil, suggère une réflexion sur l’acte d’écrire et sur le milieu littéraire entre 1930 et 1980, la génération de l’auteur.

Un déjeuner de soleil se lit, mais moins bien que Les Poneys sauvages, Un taxi mauve ou Le jeune homme vert. Le roman est plus fabriqué, moins emporté par les personnages, plus réfléchi et donc moins romanesque. Et la postface de Proguidis, critique littéraire d’origine grecque et fondateur de la revue L’Atelier du roman est un charabia jargonneux d’intello qui ne donne pas envie.

Michel Déon, Un déjeuner de soleil, 1981, postface de Lakis Proguidis, Folio 1996, 445 pages, €7.00

Les œuvres de Michel Déon chroniquées sur ce blog

Catégories : Livres, Michel Déon | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Elisabeth George, Juste une mauvaise action

Le lecteur fan retrouve enfin ses héros préférés, Thomas Lynley, sir inspecteur, et Barbara Havers, prolo sergent. Mais il s’embarque pour une histoire invraisemblable, dans un pavé qui ne manque ni de tourisme ni de longueurs. Certes, la fin est une pirouette qui remet les choses à leur place et plutôt bien trouvée, mais enfin… Si l’on ne s’ennuie pas (toujours), les égarements se multiplient.

Hadiyyah, la fille de 9 ans du professeur en microbiologie pakistanais Azhar, a disparu. Elle a été enlevée par sa mère Angelina, ex-maitresse d’Azhar qui avait quitté sa famille en Angleterre pour elle, et qui était revenue quelques mois, juste le temps d’apprivoiser la méfiance. Le prof est désespéré, Barbara sa voisine aussi. Elle ne sait si elle est tombée amoureuse d’Azhar ou d’Hadiyyah, si elle compense ainsi sa solitude par l’image d’un couple père-enfant uni, mais elle est accro.

Elle va dès lors faire n’importe quoi, outrepasser toutes les règles, désobéir systématiquement à sa hiérarchie, dissimuler des preuves, falsifier des données… « Elle était rebelle à toute forme d’autorité. Elle avait un complexe de supériorité gros comme un char d’assaut, Elle était d’un laisser-aller épouvantable. Elle avait des comportements scandaleusement non-professionnels, et pas uniquement en matière vestimentaire », avoue elle-même l’auteur en consultant sa fiche de personnages p.747. Mais c’est tellement invraisemblable que l’on se demande dans quel roman policier l’on est fourré. L’amour, même fou, même aveugle, n’explique pas tout, même littérairement parlant. Encore moins le laisser-faire de Lynley, empêtré dans une nouvelle relation sentimentale toute d’hésitations comme d’habitude, ni celui de la commissaire Ardery, arriviste à poigne comme d’habitude (les fiches personnages de l’atelier d’écriture sont implacables). Dans n’importe quel groupe professionnel, Havers aurait été virée, au moins suspendue. Ici, rien de tel : les Anglais sont-ils si niais pour une auteur américaine qu’ils agissent en « libéraux » jusqu’à la bêtise ?

Car tel est bien le problème d’Elisabeth George, me semble-t-il. Elle a longuement écrit sur la police anglaise, la Met de Londres, et y a bien réussi. Elle s’en est lassée et a tenté des romans nettement moins bons, tout justes formatés pour des adolescents. Elle est donc revenue à son filon littéraire mais le cœur n’y est plus, les personnages y sont moins aimés et les idées manquent. Elle fait donc de l’industrie, comme elle l’apprend à ses élèves des « ateliers d’écriture » (ce qui n’est pas la meilleure façon d’apprendre à écrire, si j’en juge par quelques cas que je connais…)

Sa méthode est de préciser le portrait de chacun jusqu’à la caricature : Havers en bulldozer aussi conne que brute ; Lynley en dilettante y compris dans ses amours qui se répètent ; Azhar fourbe (parce que pakistanais ?) ; Haddiyah enfant, donc naïve comme on en fait peu, même à 9 ans… Il n’y a guère que l’inspecteur italien Lo Blanco qui soit réussi, dans la galerie de personnages sortis des catalogues.

Car Azhar, conseillé par Havers, prend un détective privé pour enquêter sur l’endroit où pourrait bien se trouver sa fille et la mère ; la piste mène en Italie, à Lucca en Toscane (pourquoi ne pas avoir traduit en français Lucques ?) ; où l’enlèvement premier par la mère se double d’un second en Italie même. Ce qui nous vaut un texte parsemé d’italianismes même pas traduits (pour faire « vrai », à l’américaine ?). Qui connait un peu d’italien apprécie cette « couleur locale », qui n’y connait rien est furieux de ces obstacles à la lecture comme à la compréhension. Est-ce pour mettre dans l’ambiance d’une Havers nulle en langue et fagotée comme l’as de pique ?

Je ne vous dévoilerai rien de plus de l’intrigue, assez tordue comme cela, où les bons et les méchants changent tour à tour de rôle. Le roman se lit, mais il est d’un niveau nettement inférieur à ceux d’il y a 15 ans. La vieillesse, même celle d’un auteur qui n’a pourtant que 68 ans, est un naufrage – surtout lorsqu’elle remplace le talent par le procédé, l’originalité par la recopie. On en a soupé des hésitations de Lynley à sauter ses bonnes femmes, des stupidités de Havers à tailler des gourdins pour se faire taper dessus. Où est l’observation sociologique qui était le propre d’Elisabeth George, dans ce roman ? Où se trouve sa subtilité psychologique qui faisait que l’on aimait ses personnages ?

Comme tant d’auteurs à succès américains, Patricia McDonald, Patricia Cornwell, la George tombe dans la réplique industrielle ; elle « fait du fric » sur son invention passée. Quel dommage !…

Elisabeth George, Juste une mauvaise action (Just One Evil Act), 2013, Pocket policier 2016, 910 pages, €10.00

e-book format Kindle, €13.99

Les autres romans d’Elisabeth George chroniqués sur ce blog

Catégories : Livres, Romans policiers | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Michel Déon, Le rendez-vous de Patmos

michel-deon-le-rendez-vous-de-patmos

Non réédité pour le moment, et c’est dommage, ce périple en couple parmi les îles dans les années soixante est captivant. Les gens, les paysages, les éléments, composent une symphonie grecque, celle de la Grèce ancienne dans la Grèce d’aujourd’hui. L’histoire se mêle aux histoires, l’antiquité aux personnages bien vivants. Romanisée, islamisée, turquifiée, asservie aux Italiens, aux Allemands, aux Anglais, la Grèce a failli devenir communiste sous Staline avant de se livrer aux colonels en 1967.

Seules les îles restent relativement préservées de ces bouleversements du monde que l’auteur, ayant perdu toute espérance en la noblesse et le courage de l’Occident, cherche à fuir. Comment mieux oublier que dans un paysage grec, réduit au plus simple ? Le ciel outremer, la mer vineuse en soirée, la terre sèche et les oliviers légers, les masures chaulées de blanc à la terrasse ombrée de vigne – que faut-il de plus pour le bonheur ?

L’auteur, son épouse et leur premier enfant habiteront longtemps l’île de Spetsai avant que les études universitaires – et l’envahissement du tourisme – les poussent à s’établir en Irlande. Pas en France, dont Michel Déon n’apprécie pas plus l’esprit étroit du petit bourgeois avide de biens de consommation que les politiciens montés sur leurs ergots. Durant ces années soixante, il parcourt d’île en île cette Grèce d’aujourd’hui, souvent en automne après le départ des estivants. Je me demande cependant qui garde l’enfant, puis le deuxième enfant, durant ces voyages de plusieurs mois. Rhodes, Corfou, Spetsai, Lesbos, Skyros, Patmos, Naxos, Chypre, Hydra, Kalymnos et Leros se succèdent au gré des caïques et des opportunités.

Plus l’île mystérieuse de Miroulos, qui n’existe sur aucune carte. Car l’auteur raconte une histoire dont il est le dépositaire, issue de la grande Histoire et qui pourrait impliquer des personnes vivantes. Deux vieilles folles habitent une grande maison isolée qui recèle une tombe, celle du prince H., un Allemand exilé à qui un sous-marin est venu promettre un temps le trône de Grèce en 1942.

Personnages pittoresques et hôtels miteux recèlent parfois des légendes, souvent des aperçus profonds sur l’humanité. Il faut voir les gros barbus édentés de pêcheurs, balourds et sans grâce, rester bouche bée devant un éphèbe scandinave qui danse devant deux pédés sur la plage. Il faut observer les lesbiennes à Lesbos – oh, pas les femmes de l’île mais celles qui viennent de l’étranger sur la réputation de la poétesse antique. Il faut s’interroger sur la beauté absurde d’enfants de couples laids, dans un village isolé. Sur l’amour éperdu pour Anna d’un homme venu de loin – Olaf. Il l’a connue lorsqu’elle avait 11 ans et en est tombé raide. Les études et la guerre ne lui ont pas permis de revenir à temps et Anna s’est mariée en fin d’adolescence. Elle a eu une fille à son tour, Anna II, aussi jolie et qui lui ressemble. Olaf a fait promettre qu’elle deviendrait sa femme. Il a attendu sa croissance et a fini par épouser « son » Anna, à qui il a fait une fille qui devient Anna III. L’auteur et sa femme la rencontrent à ses 11 ans. Elle est pleine d’une telle grâce préadolescente que c’en est troublant. Ils comprennent combien le sortilège a pu être puissant. Olaf n’a plus jamais quitté la Grèce, ni son île de Skyros, lui qui venait d’hyperborée.

Des histoires humaines de ce type, il y en a plusieurs. Jusqu’au rendez-vous inopiné de Patmos qui donne le titre au recueil de ces récits des îles. Michel retrouve « Pierre », le héros de La carotte et le bâton, flanqué de son fils Emery, désormais 17 ans. Le père et le fils voyagent et s’entendent bien. L’auteur, ému plus qu’il ne consent à l’écrire, lui qui a perdu son père à 13 ans, regarde cette amitié malgré les liens du sang avec quelque envie. Pierre fait rencontrer l’autre personnage de l’organisation secrète, l’Allemand von Brauchitsch, officier aux pieds gelés à Stalingrad. Il a retrouvé sa ferme de Prusse-Orientale ruinée par l’armée soviétique et sa femme aux derniers degrés de la syphilis, après avoir été violée par tout un régiment. Lui aussi est flanqué d’un fils, un beau Aryen de 20 ans qu’il avait exilé par précaution en Suisse juste avant la défaite. Ayant compulsé les manuscrits du monastère, von Brauchitsch a élaboré une théorie sur la traduction de l’écriture linéaire A du Minoen, toujours non  déchiffrée à ce jour. Lui pense qu’il en a percé le secret… et que l’Apocalypse véhiculée par Jean de Patmos d’après les légendes très anciennes, est pour bientôt. Une désagrégation de l’atome.

Bien que le monde ait failli disparaître d’un coup, en 1962, lorsque le fantasque Khrouchtchev eu mis le monde au bord de la guerre nucléaire, la raison l’a emporté. Mais la leçon demeure : plutôt que se préoccuper du sort du monde lorsque l’on ne peut rien pour lui, mieux vaut vivre et bien vivre. Malgré les invasions, les orages et les vents qui mettent la mer en tempête, les gens des îles ont passé les siècles en conservant leur âme. Il faut prendre exemple sur eux. Dionysos, sur la plage de Naxos où l’auteur rêve à Ariane délaissée par Thésée, apparaît comme « le dieu de la Grèce triomphante, synthèse du corps et de l’âme (…) sa volonté de vie » p.202. Il faut avoir le goût de vivre.

Michel Déon, Le rendez-vous de Patmos, 1971, Folio 1978, 309 pages, occasion €4.81

Repris dans Michel Déon, Pages grecques, Folio 1998, 640 pages, €9.80

Les romans de Michel Déon chroniqués sur ce blog

Catégories : Grèce, Livres, Michel Déon, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Emmanuel Carrère, L’Adversaire

emmanuel carrere l adversaire
« Si tout se passe bien, il sortira en 2015, âgé de soixante et un ans », dit l’auteur p.202. Cela après une description plate et événementielle d’un quintuple crime (au moins), celui de ses parents, puis de sa femme et de ses deux enfants. Ce n’est pas l’auteur qui parle, mais Jean-Claude Romand. Pourquoi diable Carrère a-t-il été se fourrer dans cette galère ?

Se sent-il en empathie avec le personnage de grand dépressif, débonnaire et menteur invétéré, fondateur dix-huit ans durant d’une double vie aussi étanche que grandiloquente ? Ses problèmes personnels sont-ils si profonds qu’il se passionne pour les pédophiles (La classe de neige) et les tueurs (L’adversaire) ? Quelle est cette fêlure intime autour de laquelle il tourne sans jamais y entrer autrement que par des « exemples » pris dans la réalité ?

Jean-Claude Romans était un mignon petit garçon des montagnes du Jura, enfant unique assez solitaire et peu viril mais intelligent. Il a réussi le concours d’entrée en médecine mais a calé – sans raison – sur une seule épreuve en deuxième année. Il n’a pas échoué : il ne s’est pas présenté. De cet événement fondateur, aboulie procrastinante, date tout un échafaudage de fantasmes et de mensonges qui vont durer deux décennies. Il laisse croire qu’il a réussi, puis qu’il a obtenu son diplôme, qu’il est embauché par l’OMS à Genève, qu’il poursuit des recherches de pointe. De quoi vit-il ? D’escroqueries sur ses proches, parents, amis ou relations. Ils lui confient des sommes qu’il va placer au noir en Suisse, soi-disant. Il les utilise en fait pour faire vivre sa famille, l’épouse très catho qu’il a fini par convaincre de l’épouser, et ses deux petits, fille et fils.

daniel auteuil dans l adversairePlus le temps passe, plus il peut se faire prendre. Va-t-il avouer, dans une catharsis qui le libérerait ? Pas du tout : il ne vit qu’en virtuel, plus beau, grand et fort qu’en vrai. Il est incapable de rester dans le réel, malgré les apparences. Pourquoi personne n’a-t-il rien vu ? D’une part parce le milieu bobo bien-pensant, catholique en médecine, est très conformiste sous une apparence obligeante : leur star est Kouchner, ce qui en dit long sur le vide intellectuel de ces bourgeois. D’autre part, parce qu’au fond tout le monde préfère croire que savoir, faire confiance naïvement plutôt que chercher à connaître. Romand le sent : à qui manque-t-il lorsqu’il se trouve seul ? À personne. Ce pourquoi il s’invente une agression jeune homme, une grave maladie ensuite, un poste dont l’importance le fait se déplacer loin et souvent adulte, une amitié avec le fameux Bernard Kouchner « vu à la télé »…

Lui n’est rien, son personnage est tout. Ce n’est que lorsqu’il est acculé qu’il désire tout effacer : ses parents qui l’ont vu naître et grandir, son épouse à qui il a toujours menti sur tout, ses enfants qui ne le verraient plus du même œil. Le 9 janvier 1993, à son domicile de Prévessin-Moëns, route Bellevue, il tue…

Jean-Claude Romand est-il intéressant ? Pas le moins du monde. S’il agite l’empathie popu, c’est par quelque fascination morbide pour la mort et la psychologie de tueur. Ou par christianisme dévoyé qui « pardonne » aux plus grands criminels pour se donner bonne conscience, « les discours angéliques sur l’infinie miséricorde du Seigneur » cités p.216. Emmanuel Carrère aurait pu développer cet angle, mais non. Il n’y a aucun moment littéraire dans cette écriture plate, dans ce compte-rendu presque administratif d’un cas. Nous sommes loin de Stendhal dans Le rouge et le noir, roman issu lui aussi d’un fait divers !

jean claude romand

Malgré ses « doutes » et son « opinion », distillés au long du livre, il n’effectue aucune analyse psychologique du personnage, il s’en tient aux faits comme un vulgaire juriste. Cela donne un ton glacé, mais ne s’élève jamais du ras de dossier. Peut-être Emmanuel Carrère, une fois la soixantaine venue, une kyrielle de longs articles de gare semblables à celui-ci écrits et publiés, ses propres enfants élevés, ce qui remet beaucoup de choses à leur place, pourra-t-il écrire un « vrai » roman et se tailler une place dans la littérature ?

Dans cet opus de deux cents pages, vite lu et aussi vite jeté, il en est loin. Ça plaît parce que c’est court à lire entre deux stations de RER ou un périple en métro. Parce que c’est facile à suivre – le fluide réduit à 300 mots. Parce que le voyeurisme du fait divers est éternel chez les liseuses qui se croient cultivées, bien que ce criminel ne soit justement pas l’un des nôtres mais un mystère social. Et parce que la mode fait qu’on « doit » avoir lu le fils de sa mère (Hélène Carrère d’Encausse) qui cause si bien à la télé. Mais franchement, où a-t-on vu qu’un biopic à l’américaine produise autre chose qu’un scénario de film ?

Emmanuel Carrère, L’Adversaire, 2000, Folio 2002, 221 pages, €6.40
Film DVD L’Adversaire de Daniel Auteuil avec Daniel Auteuil, Géraldine Pailhas, François Cluzet, StudioCanal, €13.00

La véritable histoire de Jean-Claude Romand:

Catégories : Cinéma, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Patrice Trigano, L’oreille de Lacan

patrice trigano l oreille de lacan
L’auteur aime à se mettre dans la peau d’un autre ; il s’est ainsi inséré dans la personnalité d’Antonin Artaud et de Raymond Roussel. « Quelle bien étrange et douce tendance que celle qui consiste à ne voir le monde qu’à travers l’art ! », écrit-il dans Une vie pour l’art. L’art serait un reflet de la vie, mais sublimé, réduit à son essence signifiante. En ce dernier « roman », il a imaginé et fantasmé cette fois la vie d’un personnage de fiction, Samuel Rosen.

Dandy névrosé plein de TOC, obsédé de Lacan qu’il n’a jamais rencontré mais aperçu de loin, collectionneur maniaque qui s’entoure d’objets comme d’autant de doudous, Samuel est un personnage cannibale. Comme le Golem, créature artificielle qui échappe à son créateur, il en vient à envahir la vie de l’auteur, son imaginaire, comme une « élucubration désirante », ainsi qu’il le dit joliment hors texte. La construction du roman présente l’originalité d’un prologue où l’auteur expose sa volonté de faire la biographie de son personnage, d’un « logue » où il en revêt la peau, enfin d’un épilogue où il se dresse contre lui, l’accusant de l’avoir contaminé. Mais être possédé des êtres créés de soi, n’est-ce pas la pathologie du véritable écrivain ?

Rosen est révolté évidemment, comme son auteur et comme le veut la mode intellectuelle. Il se cherche sans se trouver. Inhibé sexuel, il pousse les expériences comme on pousse successivement des portes – jusqu’à l’ultime. Il va ainsi dans les premières pages participer, alors que « la lune diffuse sa lumière blafarde dans les rues désertes » p.21, à une séance des Omphalopsyches, une secte adoratrice du nombril, qui y voit depuis la plus haute antiquité l’origine du monde. Ce n’est pas sans rappeler Joris-Karl Huysmans (d’ailleurs cité p.30), dandy lui aussi, tout pénétré des tourments d’une fin de siècle. Mais la terreur devant le réel incompris est ici remplacée par l’humour – et le diable d’hier par les psys d’aujourd’hui. L’atmosphère esthète de Huysmans surnage, entre Baudelaire et Gustave Moreau, le satanisme étant, à fin de notre siècle, la secte du Lacan gourou. Le réalisme des descriptions huysmaniennes portent ici sur les livres anciens, les meubles d’époque et les statues médiévales.

Le roman est parsemé d’aphorismes du « grand psy » qui rappellent les maximes primaires de l’instituteur Mao en son petit Livre rouge. « Il n’y a pas de vérité qu’on puisse dire toute » p.61, « l’imaginaire et le réel sont deux lieux de la vie » p.96, « le réel, c’est quand on se cogne » p.117… Lacan va-t-il détruire ce talent d’écrire ? « Après tout, si je suis devenu écrivain, c’est à ma frustration que je le dois. Et c’est pour cette raison que j’en suis l’obligé » p.68. De la blessure naît le poète, de la souffrance l’observation aiguë des autres. « J’aime en art tout ce qui révèle à mi-mot les faces cachées de l’existence » p.42. D’où Nietzsche et Stirner placés sur la cheminée de face, encadrant un Hegel de dos : la généalogie de la morale et l’autonomie de l’Unique contre le chantre de l’Ordre historique, succédané du destin voulu par Dieu.

Samuel Rosen soupçonnera Nerval d’avoir été le nègre de Baudelaire, calculera des anagrammes pour le prouver, en écrira un livre qui ne sera pas édité, puis passera à la Trappe pour y subir la révélation lacanienne du bord d’elle. L’art est un leurre qui cache une vérité. Les arts « aiguisent ma fascination pour l’incompréhensible » p.170, surtout lorsque cela me concerne… Une gravure ouvre sur une porte qui, dans l’inconscient personnel fait référence à une scène primordiale, de laquelle tout découle. C’est joliment tourné, puissamment décrit. Le personnage unique prend toute la place mais captive par sa force. Même si la névrose, pathologie psychique des siècles d’interdits (phobies, obsessions, neurasthénie, refoulement…), se trouve aujourd’hui remplacée plutôt par la psychose, angoisse devant l’écrasante solitude de l’être responsable de lui-même et tourné, pour cela, exclusivement vers soi (narcissisme, paranoïa, mégalomanie, schizophrénie…)

Restent quelques phrases un peu sophistiquées qu’on croirait plaquées comme un rajout, un autre moment d’écriture ou une autre main, un fard sur la nature du texte. Que penser de celle-ci : « Sa prime approche fait néanmoins l’économie de la complexité extrême du dandy dont l’élégance précieuse occulte l’apparence quelquefois ridicule » p.14. Ce n’est pas le cas général, cependant l’artiste peut prendre lui aussi un jargon technocrate, contamination peut-être des catalogues de galeristes.

Mais comment faire la critique d’un auteur qui désarme par avance les plumes acérées ? « On s’en donnera à cœur joie de railler mon talent, ridiculiser mes propos, humilier ma personne » p.99. Il n’en est rien, cher auteur, votre roman est un bon roman, votre troisième, dont je dis tout le bien ci-dessus et que je conseille aux lecteurs.

Patrice Trigano, L’oreille de Lacan, 2015, éditions de la Différence, 185 pages, €18.00
Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com
Galerie Patrice Trigano
Portrait de Patrice Trigano dans le Nouvel économiste

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Michel Leiris, Fibrilles – La règle du jeu 3

michel leiris fibrilles
L’auteur accentue ses défauts dans ce volume linéaire, divisé arbitrairement en quatre chapitres. On ne se refait pas, surtout passé 60 ans ; les défauts ressortent. L’auteur ne sait pas aller au but, il n’en a pas la volonté, il ne sait que penser autour, laissant l’impensé au cœur. Le lecteur ne peut s’étonner qu’il ait eu besoin de la psychanalyse.

Nous avons donc une suite de phrases, longues, souvent intellos, parfois avivées par l’action, « la formulation écrite de cet immense monologue » dit-il p.591 Pléiade. Quelques anecdotes égayent cette litanie du moi en voyage, « le tout s’accumulant sans grand profit en une profusion baroque » à la manière de cet « esbroufeur professionnel » (p.706) vu à l’Alhambra de Paris à 14 ans.

L’auteur rappelle ses errances accompagnées en Égypte et en Grèce, puis à Kumasi en Afrique et dans la Chine de Mao en 1955, et même son suicide raté volontairement (ce grand voyage), mais avoue qu’il faut toujours lui tenir la main. Il ne sortirait pas tout seul de sa coquille de confort – somme toute bourgeois. Révolutionnaire en idées, oui, en actes, surtout pas ! Cela dérangerait ce perturbé d’origine. Un bel exemple de l’égoïsme bobo parisien des années où les intellos se prenaient encore pour les juges des valeurs sur le monde entier… « Quand j’aimerais être ailleurs j’ai peur de m’en aller d’ici, et ailleurs, quand j’y suis, ne m’apporte guère de repos, soit qu’il continue d’être ailleurs et que je m’y sente désorienté, soit que m’y suive un regret de ce que j’ai quitté, soit que cet ailleurs ne puisse être un ici que de façon trop fugitive pour que je l’estime autre que dérisoire » p.599.

Les fibrilles sont les éléments allongés des fibres musculaires, une chair réactive qui se contracte et se rétracte selon l’environnement. Tout comme l’auteur, dont j’avoue non seulement qu’il m’ennuie, mais qu’il est humainement déplaisant, trop centré sur lui-même, trop velléitaire par la seule pensée sur les autres. Il n’aime que lui, et les images chéries que les souvenirs font ressurgir des autres. Il n’aime pas les autres, sinon de façon abstraite, le peuple « exploité » en général, les masses en mouvement chinoises, les « naturels » africains. Tous ces êtres ne sont que des catégories à classer, qu’il préfère aimer loin de lui, de son appartement au 4ème étage du quai des Grands Augustins, dans le 6ème arrondissement parisien. « Mauvaise conscience mise à part, le rigorisme des faiseurs de plans est cependant pour moi une cause de malaise et m’oblige à me poser personnellement cette question : est-ce agir dans un sens correct (pour soi comme pour ceux qui viendront après) que travailler à quelque chose dont on sait que chacun doit s’y consacrer pleinement (la demi-mesure étant exclue en matière de révolution) mais dont on sait aussi qu’y adhérer sans réserve peut amener à se nier en ce qu’on a de plus intime et tuer ainsi dans l’œuf ce qui serait votre véritable apport à l’œuvre collective ? » p.550.

Ce velléitaire n’est à gauche que par confort intellectuel, tout son milieu parisien des sciences humaines et de la littérature se voulant « révolutionnaire ». Il n’est pas authentique mais apparaît comme « un salaud » au sens de Sartre, un esclave du plus fort. « Me situer politiquement ‘à gauche’ (dernier et pâle avatar de ma croyance en l’impossibilité d’être à la fois poète et respectueux de l’ordre établi) » p.756.

Il se sent écartelé entre « la poésie » africaine (qui est plutôt sensualité pour le nu et la sexualité directe) et « la sagesse » chinoise du Grand bond en avant maoïste (avant la Révolution culturelle qui allait révéler ce que l’instituteur promu avait de dictatorial et de manipulateur, responsable de millions de morts dans son propre peuple, par famine et idéologie). Le passé et l’avenir, le bas-ventre et la raison – le cœur au milieu ? Jamais : Leiris est un « déséquilibré », alternant sans cesse entre le corps et l’esprit, « primitivisme » et rationalisme, sans jamais incarner la plénitude équilibrée des trois étages antiques (sexe, cœur, raison), plénitude revue par Montaigne puis par Pascal avec ses les trois ordres de la chair, du cœur et de l’esprit et par Nietzsche avec les instincts, les passions et l’intelligence. Il se tourmente, un brin sadique, sexuellement tourmenté.

torture ado

Fibrilles paraît en 1966, au moment même de la Grande révolution culturelle prolétarienne confiée aux cinq Espèces rouges (fils de paysans pauvres, d’ouvriers, de martyrs, de soldats et de cadres révolutionnaires) qui doivent rééduquer ou abattre profs et intellos – en même temps que les cadres du parti adversaires de Mao… L’effondrement socialiste du grand récit progressiste en Chine fait s’effondrer le modèle intime de la Règle du jeu : Leiris voulait progresser dans sa connaissance de lui-même par les règles de la raison, tout comme la masse chinoise progressait par la raison marxiste pour accoucher de l’Histoire. Las ! Il n’y a pas d’Histoire comme dessein intelligent, mais un chaos d’où émergent des forces qui s’imposent un moment. Les paroles dites ne créent pas l’être, elles en sont le masque ; les mots sont des caricatures et des prétextes – une illusion. Se raconter – « ce livre, tissé de ma vie et devenu ma vie même » p.728 – ne fait pas accoucher de soi mais ne fait qu’embrouiller les souvenirs dans l’imaginaire. L’auteur construit son personnage, il ne se révèle pas tout entier – surtout à ses propres yeux.

Ce livre est-il un échec ? Non, une tentative littéraire. Nous ne sommes pas obligés de le lire mais qui aime bien la masturbation intello peut s’y plonger avec délices, il sera bien servi.

Michel Leiris, Fibrilles, 1966, Gallimard L’imaginaire 1992, 308 pages, €9.00
Michel Leiris, La règle du jeu, 1948-1976, Gallimard Pléiade, édition Denis Hollier 2003, 1755 pages, €80.50
Les oeuvres de Michel Leiris chroniquées sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Michel Leiris, Fourbis – La Règle du jeu 2

michel leiris fourbis la regle du jeu 2
La règle du jeu est celle de l’existence particulière : Michel Leiris se demande ce qui a bien pu déterminer ce qu’il est devenu. Dans un premier volume, touffu et brouillon, il a beaucoup biffé, s’est quelquefois trompé, a voulu trop embrasser. Dans ce second tome de sa recherche des temps enfuis, il inverse les syllabes : Biffures devient Fourbis. Il approfondit certains thèmes, les principaux à ses yeux, et les organise. Ce sont, dans l’ordre la mort (qu’il écrit Mors en latin, par crainte superstitieuse) qu’il s’agit d’apprivoiser, l’agir authentique sous couvert des Tablettes sportives, et l’élan vers les autres (souvent bafoué, parfois impuissant) qu’il intitule bibliquement Vois ! déjà l’ange…

La première partie a les défauts du premier volume, accentués : dérives, associations, incidentes, ressassement… Petite fourbi qui va en portant son fardeau au nid commun pour nourrir la reine, Leiris ne sait pas dire, il ne sait qu’ajouter des mots aux mots pour entourer le message qui reste parfois flou, parfois ambigu : « une trame que j’ignore ou dont je n’entrevois jamais que des brimborions au hasard d’une image ou d’une réminiscence » p.302 édition Pléiade. Nous sommes entraînés du coup de vieux de l’auteur lorsqu’il écrit autour de la cinquantaine aux peurs enfantines du crépuscule, aux hantises des grottes et gouffres, à l’angoisse des grandes catastrophes telles celle de Saint-Pierre de Martinique engloutie par la lave en 1902 ou de cette petite ville américaine dévastée par la rupture d’un barrage, aux zombies de Haïti rencontrés lors d’un séjour, aux personnages figés d’un musée de cire ou à une momie desséchée, aux robots et autres êtres mécaniques jusqu’au théâtre et à la corrida, avant les cadavres, pour terminer par son refus obstiné de procréer – de transmettre la vie.

Ce style, qui ressurgit tout au long du volume mais souvent heureusement s’efface, plaît aux intellos critiques qui lui ont donné un prix à l’époque, tant ce qui est incompréhensible dans les milieux littéraires fait partie de la Distinction au sens de Bourdieu. Mais il plaît moins au lecteur d’aujourd’hui, qui n’aime pas être enfumé et préférerait un peu plus d’authentique : l’obscurité du discours ne laisse-t-elle pas penser que l’auteur qui dit se livrer tout nu a quelque chose à cacher ? Que penser par exemple de cette phrase sur la fin : « il y avait quelque chose d’ambigu et de presque agréable dans ma crainte directement physique d’être pris pour cible : conscience corporelle portée au maximum, ainsi qu’il en est dans le désir par quoi se révèle parallèlement à l’existence superlative d’un autre corps notre propre nature d’organisme actuellement debout (ou placé peu importe comment) dans un vide meublé par rien autre que lui et que cet autre corps, dont il me semble possible de hausser d’un degré encore l’enivrante réalité qui nous fait nous sentir plus réel qu’en le mettant à nu en même temps que le nôtre » p.433. On dirait du Sartre contaminé dans ses pires moments par la philosophie allemande…

C’est dans les deux autres parties que se déchirent un peu ces voiles. Mieux écrites et avec plus de maturité, le lecteur est emmené par elles dans les anecdotes d’enfance sur le sport, puis dans celles de la jeunesse avec les putes.

Michel Leiris n’a jamais été sportif. S’il s’est passionné pour les jockeys qui couraient à Auteuil, c’était parce qu’ils sévissaient près de chez lui et que son frère Pierre en était épris, tous deux impressionnés par leur rectitude. La gymnastique où il est envoyé autour de la puberté pour faire de lui un homme est pour partie une torture : s’il aime courir et sauter, il déteste monter à la corde, évoluer à quatre mètres du sol sur des passerelles terminées par un toboggan ou, pire, être pendu par les bras en arrière aux échelles, en « supplice chinois ».

mouille voile

Mettre en mouvement tout son corps pour ses passions ou ses idées est cependant la seule façon d’être authentique – vertu première de ce demi-siècle qui commence avec Sartre. Il s’agit de ne pas jouer un personnage après l’autre (comme jouer au soldat avec sa panoplie, p.422) mais de s’investir dans son choix, le rôle s’effaçant devant l’être en acte. Sauf que Michel Leiris est peu combatif : « Un certain besoin de me sentir protégé, de me mettre sous l’égide, est vraisemblablement l’un de mes traits les plus constants » avoue-t-il p.373. Peut-on être authentique en restant toujours en retrait reste la grave question que l’auteur ne saura jamais résoudre. Il gardera « cette allure réservée qu’il a et dont il joue volontiers (cherchant à maquiller en élégance son effective timidité) traduit directement sa crainte de se voir mis à nu et révélé pour ce qu’il est au vrai, en même temps qu’elle aiguille vers un simple défaut de confiance qui serait sans fondement et ne ferait que témoigner d’une exigence trop rigoureuse à l’égard de soi-même » p.403.

Les filles, idéalisée et jamais touchées durant l’enfance, deviennent des supports à fantasmes à l’adolescence, puis des corps à caresser, embrasser et plus si affinités dès les 17 ans atteints. Jusqu’à cet acmé avant les quarante ans, avec la putain arabe Khadidja, au bordel de Beni-Ounif, où l’auteur passe la drôle de guerre comme chimiste artilleur en bordure du désert. Reste une image forte à la mémoire : la nudité révélée sous le maillot de bain rendu transparent par l’eau d’une fillette d’une douzaine d’années – âge de l’auteur – sur une plage de Ramsgate ou de Biarritz (p.388).

A l’issue de cette lecture, nous en savons un peu plus sur Michel, assez peu sur Leiris encore. Deux autres tomes nous attendent.

Michel Leiris, Fourbis – La Règle du jeu 2, 1955, Gallimard L’imaginaire 1991, 252 pages, €8.00
Michel Leiris, La règle du jeu, 1948-1976, Gallimard Pléiade, édition Denis Hollier 2003, 1755 pages, €80.50

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Marguerite Yourcenar, Mishima ou la vision du vide

marguerite yourcenar mishima ou la vision du vide folio

L’auteur des Mémoires d’Hadrien, premier académicien femme, livre en ce court essai une biographie littéraire de l’auteur le plus sulfureux du Japon. J’avais cru, à la première lecture il y a des décennies, que dame Marguerite était passée à côté de maître Yukio, sollicitée seulement par la spécialité qu’on lui attribuait volontiers, celle des amours interdites. Mais il faut lire cette prose admirable avec la lenteur qui convient. L’essai est plus profond qu’il n’y parait, s’ouvrant sur une épigraphe de William Blake, « l’Énergie est le délice éternel » et se terminant sur les mystères intimes du suicide par seppuku face à la foule.

Marguerite Yourcenar considère Mishima, mais sans le recul du temps, comme elle avait considéré Hadrien, en distinguant et reliant tout à la fois l’individu, l’œuvre et le personnage. L’individu ressort de la biographie formelle, l’œuvre des vibrations profondes de son existence en l’auteur, le personnage du masque qu’il prend en société. Mishima (nom de plume) est autre que Hiraoka (son vrai nom), mais il est lui en son intime, imaginé, magnifié, fantasmé. « Je est un autre », « Madame Bovary, c’est moi », le paradoxe du comédien (un écrivain en est un puisqu’il devient personnage) est que l’on est soi-même jouant à quelqu’un d’autre. Ce pourquoi il faut rechercher la vie dans les œuvres et le masque sur la vie. L’essai s’y hasarde avec pudeur et intuition.

Mishima, ayant eu l’enfance qu’on sait et l’adolescence chétive et tourmentée qu’il a décrite, est toujours resté écartelé entre Apollon et Dionysos, entre la froide raison (le personnage de Honda) et le feu de la passion (le personnage de Kiyoaki). « Dans tous les cas, repliement ou crainte précède l’abandon désordonné ou la discipline exacerbée, qui est la même chose », écrit Yourcenar p.17. Mishima se méfie de ses désirs, il ne s’y lâche que par l’excès orgiastique ou par l’excès obsessionnel d’ordre. Le soleil et l’acier. Avec ce mélange d’Occident grec et de Japon ancien, « le besoin presque paranoïaque de normalisation, l’obsession de la honte sociale, dont l’ethnologue Ruth Benedict a si bien dit qu’elle avait remplacé dans nos civilisations celle du péché » p.24.

Marguerite cherche à « voir par quels cheminements le Mishima brillant, adulé, ou, ce qui revient au même, détesté pour ses provocations et ses succès, est devenu peu à peu l’homme déterminé à mourir » p.86. Recherche un peu vaine, avoue-t-elle, mais qui rejoint le goût stoïcien sur le bien vivre qui est se préparer à bien mourir. Pas l’exotisme donc, d’un Mishima trop japonais pour être compris de nos sociétés occidentales, mais un universel qui rejoint l’antique – pour la transcendance, contre le matérialisme. A l’issue de l’existence il n’y a pas Dieu mais le Vide : le bouddhisme n’est pas le christianisme. La mort par éventrement est pour Mishima l’équivalent mâle d’un accouchement (décrit pour l’épouse de Yûichi dans Les amours interdites) ou d’un avortement (celui de Satoko dans Neige de printemps) : il s’agit de donner la vie – donc de mourir – par les entrailles, loin des enfumages de la tête ou des flambées du cœur. Donner la vie, donner sa vie, sont le serpent de l’éternel retour qui se mord la queue et enroule ses anneaux dans le Vide.

Ni fasciste, ni impérialiste, Yourcenar montre combien Mishima était nationaliste par tradition, charnellement attaché à la terre du Japon et à sa culture shinto, symbolisé par l’empereur-soleil. « L’erreur grave du Mishima de quarante-trois ans, comme celle, plus excusable, de l’Isao de vingt ans en 1936, est de n’avoir pas vue que, même si le visage de Sa Majesté resplendissait de nouveau dans le soleil levant, le monde des ‘ventres pleins’, du plaisir ‘éventé’ et de l’innocence ‘vendue’ resterait le même ou se reformerait, et que le même Zaibatsu, sans lequel un État moderne ne saurait subsister, reprendrait sa place prépondérante, sous le même nom, ou d’autres noms » p.107. Mais Yukio Mishima n’était pas un politicien, il ne prenait de la politique de son temps que ce qui pouvait servir à son dessein de témoigner de la Tradition. Son suicide est politique – les Japonais s’en souviennent encore aujourd’hui – mais vain puisque la société ne va pas changer pour un énergumène, même symbolique. Mishima en était conscient, lui qui était attiré par lui-même face au Vide. Il n’y a donc pas « erreur grave », à mon sens, mais fin personnelle, assumée, consciente, malgré les « excuses » japonaise que devront faire ceux qui restent à l’empereur, au gouvernement, à la société, aux lecteurs, à la famille, aux enfants…

têtes de Mishima et de Morita son second Time Magazine 1970

« Pour la première fois de sa vie, il a fait ce qu’il désirait faire », déclare sa mère après son suicide p.127. Marguerite Yourcenar trouve cette remarque « exagérée » mais elle me semble pourtant très juste : Mishima, par son acte individuel, est sorti des convenances et autres liens obligés de la société japonaise. Certes, il a revendiqué la Tradition et accompli son acte comme un ancien samouraï, mais c’est bien tout seul (avec son compagnon choisi Morita qui ressemblait à son amour collégien Omi), et non pas collectivement comme les kamikaze.

L’auteur classique Yourcenar, nourrie de latin et de philosophie stoïcienne, avait du mal à pénétrer la ferveur et la profondeur shinto d’une personnalité comme Mishima. N’écrit-elle pas également que Le soleil et l’acier est « un essai quasi délirant » ? p.89. C’est probablement cela, ce goût excessif pour la tempérance, qui m’avait gêné à première lecture. Je le relativise aujourd’hui, où la mesure sous toutes ses formes est passée de mode – au détriment d’un jugement juste et d’une pensée haute.

Marguerite Yourcenar, Mishima ou la vision du vide, 1980, Gallimard, 129 pages, réédité en Folio 1993, 132 pages, €5.93

Catégories : Japon, Livres, Yukio Mishima | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Peter Robinson, Le rocher aux corbeaux

1988 Peter Robinson Le rocher aux corbeaux

Il faut du temps pour qu’un éditeur français s’aperçoive qu’un auteur étranger a du succès. D’où ces presque dix ans avant la traduction d’un des premiers romans policiers de Peter Robinson, cet Anglais qui vit au Canada et décrit si bien la vie et les mœurs des villages du Yorkshire.

Il s’agit des années 1980. L’inspecteur divisionnaire Banks a quitté Londres un an et demi auparavant, préférant la saine vie de campagne pour lui et pour ses deux jeunes enfants, Brian 12 ans et Tracy, 14. Dans son district autour de la petite ville d’Eastvale, il ne se passe pas grand chose : ivrognes, bagarres de couples, cambriolages… Rien à voir avec les crimes ni les industries de la drogue et du sexe des quartiers de Londres. Pourtant, il s’agit bien de sexe, de fric et de théâtre pour expliquer ce meurtre d’un homme trouvé par un chien sur la lande. L’être humain reste le même, qu’il vive à la campagne ou à la ville ; peut-être la ville concentre-t-elle les problèmes ? Il reste que les couples se font et se défont, que l’ambition d’arriver règne, que les adolescents cherchent encore et toujours le sexe, l’autre, l’expérience inoubliable. Et les villages fermentent autant que les grandes villes.

C’est dans le passé que cherche Banks car rien, dans le présent, ne semble expliquer pourquoi un ex-universitaire ayant touché un héritage, aimé de tout le monde et vivant dans ses rêves archéologiques, a pu pousser quelqu’un jusqu’à le tuer. Le style Robinson peut alors se déployer, fait d’attention aux petites choses, d’empathie pour les gens, de curiosité pour la comédie humaine. Adolescentes, major en retraite, médecin, éditeur précieux, chanteuse folk, tenant de bar, policier du coin – tous les types sont examinés avec affection et précision.

ado torse nu

La traduction flotte parfois : ainsi, que veut donc dire en français « un jeune homme débraillé, vêtu d’un tee-shirt moulant » ? (p.249) Se débrailler, c’est se découvrir largement la poitrine ; par extension, une mise débraillée signifie des vêtements en désordre. Comment donc un tee-shirt « moulant » pourrait-il apparaître « en désordre » ? Une meilleure traduction aurait pu être « un jeune homme à la mise négligée, vêtu etc. ». Comme il s’agit du petit ami de 16 ans très épris d’une fille qui a disparu, le terme « négligé » aurait renforcé le dédain adolescent pour l’habillement. On peut relever souvent de tels errements de traduction, comme si Peter Robinson n’avait pas de style littéraire. C’est faux et c’est dommage ; ses romans les plus récents sont  mieux traduits.

L’intrigue est menée de façon classique comme un puzzle qui ne se reconstitue qu’à la fin. Agatha Christie était passée maître dans cette façon de faire. Rien n’est innocent dans les aspirations des unes ou les lectures des autres. Un roman bien connu, ‘Les hauts de Hurlevent’, y joue son rôle ; et le titre anglais choisi par Peter Robinson – ‘A Dedicated Man’, un homme voué à ou consacré à – apparaît n’être pas anodin.

Reste que vous devrez attendre les trois-quarts du livre pour qu’un indice vous fasse sursauter, si vous êtes lecteur attentif. Un nouveau personnage de coupable devient possible. Ce sera lui ! A vous de trouver, vous ne regretterez pas votre soirée de lecture.

Peter Robinson, Le rocher aux corbeaux (A Dedicated Man), 1988, Livre de Poche 2006, 349 pages, €6.27

Catégories : Livres, Romans policiers | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , ,

Pierre Drieu La Rochelle, Le feu follet

Le feu follet est cette flamme éphémère qui naît sur les marais. Une âme surgie de la boue, un élan du méphitique. Tel était Jacques Rigaut, ami de Drieu et d’Aragon, qui s’est suicidé en 1929. Encore cette hantise de l’auteur, le suicide, avec « la faiblesse », mot répété à satiété. Rigaut était son ami et il en a fait un personnage, Alain, prénom à la mode en ce temps là. Il l’a rendu absolu. « Il y avait, somme toute, du chrétien chez Alain. Mais par-dessus ce chrétien, il y avait un homme qui, s’il acceptait sa faiblesse comme allant de soi, pourtant ne voulait pas s’arranger avec cette faiblesse, ni essayer d’en faire une sorte de force ; il aimait mieux se raidir jusqu’à se casser » p.324.

Pierre Drieu La Rochelle Le feu follet

Le jeune homme commence sa trentaine et voit se faner la fleur séduisante de sa jeunesse. Tout lui était dû à 18 ans, les femmes venaient à lui, les hommes même le draguaient. Comme beaucoup d’adolescents attardés, narcissiques et mal dans leur peau, il croyait qu’il suffisait de paraître pour que le sexe, l’argent et pourquoi pas l’amour leur soient donnés. Mais il y a loin de l’idéal à la réalité. La société bourgeoise d’entre-deux guerres est près de ses sous, sa jeunesse déboussolée par le massacre industriel 14-18, l’esprit écrasé par la technique. Il faut faire sa vie comme tout le monde : travailler, concourir, conquérir. Une œuvre ne naît pas toute armée, elle demande du temps, de l’observation et de la maturation ; elle doit être élevée comme un enfant.

C’est demander l’impossible à la génération Dada et futuriste qui désire vivre à cent à l’heure et tout posséder. Point de demi-mesures, il faut tout tenter jusqu’au bout. Cette morale sans limites est totalitaire, sans vertu ni garde-fous. Elle fait le lit moral des totalitarismes qui surgissent à ce moment en Russie, en Italie et en Allemagne – devant lesquels Aragon comme Drieu vont se prosterner. Jacques Rigaut n’aura pas vu ça. « Je me tue parce que vous ne m’avez pas aimé, parce que je ne vous ai pas aimés » p.338. Autoportrait d’État civil : l’enfant mal aimé, mal armé pour la vie, sans confiance en soi. Au fond, Le feu follet est le roman de la dépendance : aux autres, au sexe, à la notoriété, à l’argent, au luxe, à l’alcool, à la drogue. L’individu exacerbé veut se perdre pour se trouver, mais il ne rencontre que la solitude, née de sa peur d’agir et de séduire. Lorsqu’on offrira à ce nihiliste le confort du Collectif, où la pensée s’abolit en obéissance, il s’y vautrera avec délices et soulagement. Ce que feront Drieu dans le Parti populaire français de Doriot et Aragon dans le Parti communiste.

Car Drieu joue le matamore, tous ses personnages sont de carton-pâte, outres de vent, gonflés de leur importance, croyant que tout leur est dû. Mais Drieu voit en même temps l’autre face, la faiblesse intime, l’absence d’énergie vitale, qu’il décrit très bien. Ce pourquoi il réussit à se hisser à un niveau d’écrivain. Le lecteur n’aime pas ses antihéros mais il les comprend car ils sont tirés de sa chair même. Il ne crée un personnage que pour mieux parler de lui, de l’une des facettes de sa personnalité. Et la satire n’est jamais meilleure chez Drieu que lorsqu’il crache sa haine avec férocité : les gens du monde, les psys contents d’eux, les baroudeurs cassants (Brancion qui est Malraux) les littérateurs écartelés entre réalité et mystique (Urcel qui est Cocteau), les dévoreuses mal éduquées yankees, les décadents, les petit-bourgeois popote… « Les gens du monde qui sont des demi-intellectuels à force d’être gavés de spectacles et de racontars, les intellectuels qui deviennent gens du monde à force d’irréflexion et de routine, toute la racaille parisienne se disait enchantée de ce nouvel excès, de cette nouvelle faiblesse » p.308. Mais Drieu ne se hausse ni à la truculence Zola ni à la froideur analytique Balzac, il est trop impliqué personnellement dans ce qu’il appelle ces « saletés » pour prendre du recul. Chaque personnage principal est un peu lui, il n’arrive pas à s’en détacher.

Il faut dire que Rigaut et lui étaient proches et que son suicide l’a bouleversé, comme s’il perdait un frère, et plus peut-être : « J’aurais pu te prendre contre mon sein et te réchauffer », va-t-il jusqu’à écrire dans son petit carnet noir 1929… Après La valise vide et L’adieu à Gonzague, Le feu follet est l’ultime hommage à l’ami mort, une « libation d’encre » à ses mânes. Roman de la nausée sociale d’époque, il est aussi un bon roman d’empathie qui cherche à se glisser dans la crise intime d’un disparu. Même si je ne peux décidément pas aimer les personnages – question de tempérament.

Pierre Drieu La Rochelle, Le feu follet, 1930, Folio 1972, 185 pages, €5.03

Tous les romans de Drieu La Rochelle chroniqués sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Internet nous change

L’autisme affiché des jeunes dans le métro ou dans la rue, casque vissé sur les oreilles et œil dans le vague, dansotant en rythme d’une musique qu’ils sont seuls à entendre, paraît ridicule aux générations d’avant les i (iPod, iPhone, iTunes, iPod, iPad…). Il n’est pourtant que la version oreilles d’un comportement largement admis pour l’œil : la lecture. Les passagers du métro plongés dans leur bouquin s’isolaient tout autant du monde alentour, parfois même en marchant. Fuite devant le réel ou désir de quant-à-soi ? Avons-nous changé de monde ou seulement changé d’outils ?

Les enquêtes réalisées depuis 1973 (presque 40 ans !) montrent que les tendances sont lourdes : baisse de la lecture imprimée et hausse des consommations d’écrans (TV, jeux vidéo, Internet, réseaux, baladeurs… et les liseuses qui tendent à remplacer le livre de poche !). Même les forts lecteurs, même très diplômés, lisent moins. En cause, le temps, qui n’est pas élastique. La multiplication des écrans nomades multiplie les tentations d’expérience au détriment de la pause réflexion. D’autant que l’éducation dite « nationale » privilégie la sélection par les maths, qui n’encourage en rien à lire ! La culture littéraire et artistique serait élitiste, « bourgeoise » (capitaliste), reproductrice des inégalités sociales, voire tentation de pédé (un livre dans un collège de banlieue est aussi mal vu qu’une jupe pour un garçon). La démagogie jeuniste accentue les prescriptions à lire court, en extraits, si possible par emprunt (surtout ne jamais acheter de livre, surtout ne pas s’encombrer !).

D’autres habitudes de lecture naissent de la facilité des outils : finis les textes trop longs, trop pavés, trop bavards. Place au vif, à l’illustré, au témoignage. Les articles du ‘Monde’ qui tenaient des pages entières en 1970, remontant aux calendes grecques avant même d’aborder le sujet traité, puis terminant sur une interminable morale en conclusion, ne sont tout simplement plus « lisibles » aujourd’hui. On s’en fout de l’opinion du journaliste (toujours bien conventionnelle, en majorité tendance mainstream, donc gauche bobo) ; on s’en fout de la préhistoire de la délinquance, du nucléaire ou de tout autre sujet : place à aujourd’hui ! Ici et maintenant. Ce qui se passe, ce qu’on peut faire et comment. Ni plus, ni moins. Merde aux concepts et vive le pragmatique. C’est à mon avis un progrès.

Ce qui l’est moins semble le zapping permanent qui nait de l’hypertexte. A force de cliquer sur les liens offerts ici ou là, vous perdez le fil de votre recherche, vous digressez, vous foncez sur les détails sans plus envisager l’ensemble. Faites l’expérience : consultez l’historique de votre moteur… Les jeunes nés avec le net passent, selon les enquêtes, très facilement d’un journal à un autre, selon l’humeur et les circonstances. Ils saisissent les occasions de lire quand elles se présentent (chez le coiffeur, les amis, les gratuits du métro…). Sans critique des sources, croyant le prescripteur le plus connu ou le plus captivant, sans réfléchir par eux-mêmes. D’où la présentation de plus en plus éclatée, remplie de balises pour capter une attention évanescente. Lire fragmenté, est-ce comprendre l’argumentation ? N’est-ce pas plutôt sauter sur les seuls faits qui vont dans votre sens ? La tentation est de rester entre soi plus que de se confronter à des idées nouvelles ou contraires aux vôtres. Les errements de Wikipedia il y a quelques années ont obligé à une reprise en main : l’égalité et le partage sont des valeurs de convivialité, pas de vérité. Celle-ci est une construction critique à l’aide de sources évaluées et confrontée. La misère des mémoires de master ou de thèse montre à quel point le « plan » est un enseignement qui n’est plus jamais fait.

Quant à l’imaginaire, il ne sait plus naître des seuls mots, il exige aussitôt l’image. Même réinventée, déformée, artistiquement traitée, l’image support d’imaginaire ne laisse jamais aussi libre que les mots, elle préforme. Au risque de tomber dans les stéréotypes. Est-ce vraiment un progrès ? L’essor de la presse people et des interrogations sentimentales sur Internet sont de la même veine. Facebook, Twitter, YouTube, SkyBlog et autres réseaux sociaux sont une façon pour les jeunes de se stariser. Se faire voir et côtoyer les célèbres. Faute d’identité formée par la conscience de soi, qui nait des livres, de la confrontation de la pensée avec celle d’un autre par les mots – on se crée un personnage, fait de photos en situation, de vidéos amusantes ou décalées, de fantasmes surjoués, de maximes illustrées, de mentions « J’aime » qui situent. La jeunesse se met en uniforme, même torse nu : il s’agit de montrer les abdos et les pectos bosselés chez les garçons, les seins et les hanches rebondis chez les filles.

Et la liberté dans tout ça ?

La liberté ontologique est contrainte par les outils et les nouvelles manières de penser imagées. La liberté politique est quant à elle réduite. Les Français transfèrent massivement leurs données personnelles en Californie, sur des serveurs étrangers appartenant à une compagnie privée. Carnets d’adresse, liste d’amis, photos de vie privée, messages intimes sont stockés sous la loi de Sacramento et visibles sans contrôle par les organes de police et de renseignement d’un pays tiers (Patriot Act). Au risque de se voir accuser de crimes et délits dont ils n’auront même pas conscience, mais que tout débarquement sur le sol américain révèlera aussitôt (c’est arrivé). Au risque de se voir supprimer tout accès du jour au lendemain sans préavis, sur un caprice technique ou juridique du pays étranger (Amazon via Kindle sur les traductions d’Hemingway). Au risque de voir perdre l’information de cette masse de données, offertes gratuitement en exploitation à des entreprises de divertissement ou de commerce hors de France (Google). A-t-on bien conscience de ces implications lorsqu’on documente Facebook, Twitter, YouTube, Google et autres ? Et pourtant, on ne les entend guère, les gueulards du souverainisme, anticapitalistes forcenés, adeptes de la théorie du Complot CIA & multinationales ! Est-ce naïveté ou posture ?

Internet est comme la langue d’Ésope : la meilleure et la pire des choses. Il est ce que nous en faisons. Auparavant nous séparions vie privée et vie publique ; aujourd’hui nous séparons vie ordinaire et vie médiatique. La parole publique se démocratise, mais dans le même temps envahit l’existence. Se connecter aux médias sociaux, c’est se déconnecter de l’ordinaire, de la société, au profit d’un entre-soi choisi et construit. Rêve d’une interaction sans risque, le réseau social est un préservatif pour aller sonder les autres. Sans conflit puisqu’il suffit d’ignorer, d’effacer ou de « tej ». Nul doute que l’ouverture à l’autre, grand projet social des Lumières, en est réduite…

On peut lire sur le sujet le numéro 170 de mai-août 2012 de la revue Le Débat, Gallimard, €17.10. Redondant, souvent chiant, se sentant obligé de donner la parole à tous les « noms » qui comptent dans l’univers du numérique et qui se répètent à l’envi, les 175 pages consacrées au sujet donnent cependant des idées.

Catégories : Economie, Société | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,