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L’Aveu de Costa-Gavras

Un film d’il y a 50 ans… de plus en plus actuel. Le récit autobiographique d’Artur London publié en France en 1968 a plus fait pour la chute du sentiment communiste que les dénonciations théoriques d’intellectuels. Il a été vu à sa sortie par plus de 2 millions de spectateurs. Les « crimes » de Staline, révélés en 1956, n’ont percuté les mentalités politiques en France qu’à la faveur des événements de mai 68 et de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les chars du Pacte de Varsovie menés par les Soviétiques. Le film de Costa-Gavras bénéficie d’un scénario découpé par Jorge Semprun, communiste antifranquiste, résistant français déporté, futur ministre de la Culture de Felipe Gonzalez. Il a aidé l’acteur principal, Yves Montand, à se libérer de l’emprise communiste.

L’histoire est celle – véridique – d’Artur London, ancien vice-ministre des Affaires étrangères de Tchécoslovaquie qui sera au bout d’un an d’interrogatoires, de tortures et de procès collectif, l’un des trois seuls rescapés des procès de Prague en 1952, sur le modèle des procès de Moscou. Staline les a voulus pour « purger » le pays de l’est le plus industriel sous son influence des « éléments cosmopolites » – autrement dit des Juifs.  Rudolf Slansky, secrétaire général du PCT, était lui-même juif. La bande des anciens communistes des Brigades internationales durant la guerre d’Espagne était une preuve de plus de leur cosmopolitisme car ils furent en contact avec des Anglais et des Américains, donc des « ennemis du Peuple ». Nous étions en pleine guerre froide et chaque camp régressait sur son identité propre. Pour Staline, il s’agissait « d’aligner » tous les pays du « bloc » de l’Est sous sa coupe étroite. Staline mort, en 1953, le timide « dégel » s’arrêtera aux intérêts stratégiques de l’URSS et l’invasion de la Tchécoslovaquie par les chars soviétiques en août 1968 (images finales du film) seront la dernière vague de cette crispation identitaire.

Mais le totalitarisme ne peut pas gagner, seulement gagner du temps. L’idée communiste s’est trouvée dévalorisée par le pouvoir des apparatchiks exercé « au nom du Peuple » qui, comme chacun sait, est inapte à comprendre. Il lui faut des images, des symboles, des slogans. L’avenir radieux restant éternellement dans l’avenir, tant la nature comme la nature humaine répugnent à la révolution purement rationaliste et scientiste du marxisme, il est nécessaire de débusquer sans arrêt des « complots » qui mettent un nom et une chair sur la résistance des choses. Ce seront les « espions », démasqués lors de procès spectaculaires, retransmis en direct à la radio. Qu’y a-t-il de vrai là-dedans ? Rien. Sauf la vérité d’Etat, la Pravda soviétique, qui énonce sa propre vérité alternative parce qu’elle a le pouvoir. Trump n’a pas dit mieux.

Artur se trouve donc suivi par ces étranges voitures tchèques Tatra 600 de Škoda aux yeux rapprochés et au moteur V8, puis arrêté sans mandat par « les organes », bien que son ami le ministre de la Sécurité ne soit pas au courant. Il sera lui-même arrêté quelques jours plus tard ainsi qu’un aréopage de communistes éminents du Parti et de l’Etat. C’est que des « conseillers » soviétiques se sont imposés auprès des organes tchèques et ont prescrit la façon stalinienne de voir. Peu importent les faits, il s’agit « d’avouer ». – « D’avouer quoi », s’exclame à plusieurs reprises Artur ! – D’avouer vos crimes, point ! » rétorque le sbire qui « a des ordres ».

Car le scénario est bien rôdé en pays totalitaire. Chacun suit les ordres donnés par la hiérarchie ; l’individu n’est pas responsable car il se contente d’obéir au collectif (comme le bon nazi de camp d’extermination). Staline imite à la perfection Hitler lors qu’il instaure la religion d’Etat communiste dont le clergé est le Parti et le Pape lui-même. Il est infaillible et ses diktats ont force de loi. Les pécheurs doivent se confesser par « autocritique » et se repentir en « aidant le Parti » à établir la Ligne officielle. Pas question de vérité mais de « belle histoire » retouchée pour les besoins de la propagande (storytelling). Le scénario sera monté par les organes sur la foi de déclarations signées par petits bouts par les accusés et devra être récité par cœur devant le tribunal « du Peuple », sans en bouger une virgule. Sous peine de mort. La politique est un théâtre à destination du Peuple mais surtout de l’Histoire (rouage implacable en marche comme une Bible qui s’écrit). L’un des prévenus qui perd son pantalon à l’audience parce que sa ceinture lui a été retirée et que la détention l’a fait maigrir de plusieurs kilos est pendu parce qu’il a fait rire la salle. On ne rit pas du Peuple et de sa Justice. La religion, fût-elle laïque et athée comme la communiste, est sacrée et c’est blasphème que de s’en moquer. Les islamistes ne disent pas autrement aujourd’hui et depuis toujours.

L’épouse d’Artur, Lise (Simone Signoret), croit encore au communisme, bel idéal qu’elle a opposé auparavant aux nazis et aux occupants allemands. Elle ne croit pas son mari coupable, même après ses « aveux » publics ; elle ne croit pas non plus que le Parti puisse se tromper. Elle comprendra bien vite combien le stalinisme a dévoyé le communisme – sans comprendre encore (cela viendra plus tard) que Lénine en est le principal coupable. Des étudiants tchèques bombent à la peinture sur un mur de Prague envahie, en août 1968, « Lénine, réveille-toi ! Ils sont devenus fous. » Mais Lénine était déjà fou en captant le pouvoir des soviets populaires au profit du seul Parti élitiste dont il était le chef tout-puissant. Staline n’a fait que mettre ses pas d’ancien séminariste dans ceux de l’activiste. Quant à Trotski, bien plus intelligent que lui mais juif, il a été sa bête noire et l’accusation de « trotskiste » valait sous Staline condamnation à mort.

Le film montre l’effarement du bon communiste méritant de se voir accusé de complot et de crimes qu’il n’a pas conscience d’avoir commis ; puis sa fatigue devant les pinaillages des accusateurs, surtout un ancien commissaire de police sous l’ancien régime puis sous le nazisme (Gabriele Ferzetti) qui lui fait « avouer » par syllogisme de vrais-faux faits tels que « vous avez pris contact avec Untel en 1947, lequel Untel a été reconnu coupable d’espionnage au profit de l’Ouest en 1949, donc vous avez eu un contact avec un espion de l’Ouest ». C’est imparable car à la fois véritablement faux (comment savoir en 1947 qu’Untel était un espion puisqu’il n’a été démasqué qu’en 1949 ?) et formellement vrai (puisque ledit Untel était réellement un espion).

Ce genre de syllogisme (appelé alors « dialectique ») est aujourd’hui largement utilisé par les poutinistes, xijingpingistes, trumpistes et autres zemmouriens tant ce qui compte à leurs yeux totalitaires et croyants n’est pas la vérité (haro sur la science et la vérité scientifique lorsqu’elle ne dit pas ce qu’on veut entendre !) mais leur propre affirmation que la chose est vraie (donc croyable par les religieux que sont les suiveurs béats).

Rien de nouveau sous le soleil !

DVD L’Aveu, Costa-Gavras, 1970, avec Yves Montand, Simone Signoret, Gabriele Ferzetti, Michel Vitold, Jean Bouise, Arte éditions 2021 (version restaurée), 2h14, €15.71

Artur London, L’Aveu, Folio Gallimard 1986, 640 pages, €12.30

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Ed Wood de Tim Burton

Quand Hollywood se moque de Hollywood – avant la grande crise capitaliste de 2008 – vous obtenez un biopic alerte et sympathique. Ed Wood a réellement existé ; il est qualifié en 1980 de « réalisateur le plus mauvais de l’histoire du cinéma ». Incarné brillamment par Johnny Depp jeune (tout juste 30 ans), il apparaît ici comme incurablement naïf et d’un optimisme à tout crin, ne reculant jamais pour faire un film – qu’il bâcle cependant en ne tournant jamais une seconde prise d’une scène.

Pour arriver, en 1952, il tente de convaincre les producteurs ; pour les convaincre, il aborde toutes les ex-vedettes en déclin qui passent à sa portée : Bela Lugosi (Martin Landau) qui joua Dracula, Vampira (Lisa Marie) virée de Channel 7, Tor Johnson (George Steele) qui s’est perdu dans le catch ; pour emporter le morceau, il accepte comme acteurs les investisseurs ou les fils d’investisseurs aussi nuls que prétentieux. De tout cela ne peut sortir un bon film… surtout qu’il est pris par le temps, la location d’un studio à Hollywood coûtant cher. Ed Wood est donc scénariste, metteur en scène, réalisateur, acteur – et parfois producteur ! Il va jusqu’à voler une pieuvre en plastique pour tourner une scène dont il fait les raccords sous l’eau avec des chutes de film au rebut.

Ed Wood/Johnny Depp est touchant dans son enthousiasme juvénile qui croit tout possible (copié sur celui de Ronald Reagan acteur), jusqu’à tomber d’accord avec Orson Welles lui-même (Vincent D’Onofrio) que l’idéal est de tout faire soi-même si l’on veut créer une œuvre personnelle comme Citizen Kane. La chemise plus ou moins déboutonnée selon les humeurs, il avoue à sa compagne (Sarah Jessica Parker) que, depuis tout petit et parce que sa mère voulait une fille, il aime à se travestir et porter surtout des pulls en cachemire – matière qu’il trouve « très sensuelle ». Ladite compagne est choquée, comme il était de bon ton à cette époque d’après-guerre. Une autre compagne tout aussi blonde mais au pif moins chevalin (Patricia Arquette) réfléchit à cette révélation, puis accepte. Car Ed Wood n’est pas inverti, il aime seulement le travesti. Tout comme le cinéma – qui fait prendre des vessies pour des lanternes !

C’est ce que lui apprend le mage (Jeffrey Jones) qui prédit que « l’homme sera sur Mars en 1970 » (le film sort en 1994). Pourquoi le sait-il ? Parce qu’il l’affirme (tel un Trump qui trompe) et qu’il « suffit de porter un smoking et de parler avec distinction pour être cru ». C’est aussi ce que lui a enseigné Dracula, dont il rencontre l’acteur Bela Lugosi et s’en fait un ami. Le regard de méduse, la voix qui enfle et s’enrocaille, les gestes sinueux des mains et des doigts griffus, composent un Personnage. Qui n’a jamais existé mais dont le mythe devient réel parce qu’il s’incarne à l’écran.

Toute la « magie » de Hollywood est là, tout son mensonge aussi. Les Américains, si réalistes en affaires, veulent s’évader dans un monde imaginaire dès qu’ils sont sortis de leurs chasse au fric. Ils se moquent du monde : ils veulent un monde à eux, qui les fasse rêver. De gros nichons dit le premier producteur, des explosions dit le boucher en gros qui finance un film, de l’amour romantique dit une mijaurée de cocktail, de la science-fiction et de l’atome parce que c’est à la mode (dans les années cinquante) dit un autre producteur. En bref, le cinéma n’est pas une œuvre de création mais un bien de consommation que les gens doivent avoir envie d’acheter.

Et ce biopic, par une pirouette, réalise exactement l’inverse ! Il parle de la réalité du cinéma, de la course au fric, des vapeurs des divas, de la bêtise du public. Ce pourquoi le public l’a boudé à sa sortie, mais les critiques l’ont adulé. Il est intéressant à voir, dans ce noir et blanc qui donne de la distance et rajeunit encore plus Johnny Depp, par tout ce qu’il nous dit de l’illusion américaine.

DVD Ed Wood de Tim Burton, 1994, avec Johnny Depp, Martin Landau, Sarah Jessica Parker, Patricia Arquette, Jeffrey Jones, Touchstone Home Video 2004, 121 mn, €7.99 

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Le maître d’escrime de Klaus Härö

Nous sommes en 1952 et la Grande guerre patriotique (version URSS) s’est achevée contre les nazis il y a sept ans à peine. L’Estonie est devenue République socialiste soviétique et impose son carcan idéologique politico-social comme n’importe quelle religion. Son clergé est le Parti et son bras armé « les organes » (de renseignement intérieur), mais tout fonctionnaire zélé se doit de dénoncer son prochain s’il a quelque doute sur sa ligne.

Ce film finnois-estonien a ceci d’intéressant qu’il montre combien l’emprise totalitaire peut agir au ras du terrain, dans le simple choix d’une activité sportive a priori non politique. Il montre aussi combien le « peuple » manipulé sait aussi résister, passivement, et imposer ses choix de par sa masse contre la minuscule élite autoproclamée qui prétend le diriger. Il montre enfin les vraies raisons de la passion égalitariste et de l’obsession d’obéir à l’Etat : la jalousie de classe, l’envie personnelle, le ressentiment social.

Endel est un jeune homme de 29 ans qui débarque, un beau jour de 1952 (comme le montre une banderole partisane) dans la petite ville très provinciale d’Haapsalu. Il vient de Leningrad (Saint-Pétersbourg) et postule auprès du collège local pour un emploi de professeur d’éducation physique. Déjà, quitter une capitale soviétique est suspect en soi ; avoir étudié à Leningrad et n’enseigner que dans une province reculée de l’empire l’est encore plus. Le directeur du collège, arrivé par intrigue, se méfie. Sous Staline (comme sous Mélenchon), seuls ceux qui se méfient arrivent à conserver des postes enviés.

Il le laisse donc se découvrir. Endel ne sait pas qu’il est de bon ton d’offrir aux élèves des activités (gratuites) parascolaires ; il ne sait pas non plus que les skis abandonnés dans le grenier de l’école sont prêtés à l’armée s’ils sont en état. Le directeur s’est bien gardé de lui dire et lui n’a rien demandé, comme cherchant à se faire oublier.

Il ne trouve donc rien d’intéressant à proposer aux élèves de dix à quatorze ans, fils de prolétaires : la randonnée à ski est compromise parce que les skis réparés par ses soins ont été réquisitionnés ; aucun matériel n’est prévu pour une quelconque activité en cet hiver rigoureux. Alors quoi ? Des sports « prolétaires » ? Qu’est-ce à dire ? La boxe ? Le foot ?

Les gamins et les gamines sont demandeurs ; ils ont tous plus ou moins perdu leur père dans la guerre et cherchent un modèle auquel s’identifier. La petite Marta (Liisa Koppel) surprend un soir après les cours le prof s’entraîner au fleuret dans la salle de gym. Elle lui demande si elle pourrait faire comme lui. « Non, répond Endel, pour cela il faut être au moins deux ». Qu’à cela ne tienne, les enfants sont bien plus démocrates que les adultes, restés méfiants à l’égard du pouvoir et des changements dramatiques de « la ligne ». Endel rumine le désir de Marta et, faute de mieux, propose un entraînement d’escrime lors du « club de sport » extra-scolaire. Il s’attend à voir débarquer Marta flanquée de deux ou trois gamines. Il n’en est rien : ce ne sont pas moins que 25 garçons et filles qui le fixent des yeux lorsqu’il entre dans le gymnase.

Comment intéresser ces gosses avides d’agir sans aucun matériel et avec tant de monde ? Le système D libertaire prend alors le relais de l’Etat central autoritaire défaillant : Endel emmène les gosses chercher des roseaux au bord de la mer. En choisissant les plus droits, les faisant tremper un moment pour les assouplir, les dotant d’une rouelle d’arrêt à la poignée, il obtiendra une brassée de fleurets d’entraînement acceptables. Jaan, 14 ans, se propose pour l’aider, mais Endel décline. Comme avec Marta, il ne sait pas parler aux enfants et a peur des relations qui pourraient s’établir.

C’est Kadri (Ursula Ratasepp), une autre prof du collège qui devient peu à peu amoureuse de lui, qui va l’obliger à fendre la cuirasse en lui expliquant ce qui se passe. Ces enfants, garçons et filles, sans modèle paternel projettent sur lui leur frustration. Il est pour eux « comme un père », même s’il est distant et un brin sévère (c’était d’ailleurs le modèle dominant du père en société autoritaire). Il a dit non à Marta et a vu comment Marta s’est débrouillée pour imposer son désir ; il rabroue Jaan, maladroit d’une adolescence trop vite grandie, mais le rattrape lorsqu’il veut tout laisser tomber et lui enseigne en particulier les parades où il est faible.

Le directeur voit d’un mauvais œil cette initiative – pourtant l’effet direct du « démerdez-vous » qu’il a envoyé à la face de ce prof sorti de Leningrad qui lui demandait comment créer une activité sans aucun support. Doit-il feindre d’approuver ? Doit-il sévir ? En animal politique (donc pas très intelligent), il se couvre avec « la démocratie », ou du moins avec « le centralisme démocratique » qui en est sa version léniniste adoptée par Staline : le peuple est consulté mais la décision est déjà prise et s’impose, de gré ou de force, par la persuasion dialectique ou par la menace d’enquête personnelle.

Sauf que « le peuple », en la personne des parents d’élèves, voient favorablement l’initiative du prof. Leurs gamins sont très contents et s’occupent avec enthousiasme. Faut-il les priver de ce sport somme toute immémorial ? « L’escrime est un sport bourgeois », se défend l’apparatchik ; « pas plus qu’un autre », s’insurge le grand-père de Jaan (Lembit Ulfsak), pratiquant lorsqu’il était jeune, « même Karl Marx l’a pratiquée ». Donc le vote : les parents lèvent un par un la main, scrupuleusement notés par l’adjoint du principal (Jaak Prints), un nazi rouge au visage mou et à la moustache stalinienne ridicule sur ses grosses joues. Tous ceux qui auront contré le directeur, bras armé du Parti, verront enquêter sur eux pour suspicion contre-révolutionnaire. Le grand-père de Jaan sera donc arrêté quelques jours plus tard…

Endel Nelis a été incorporé de force à 18 ans dans la Wehrmacht,  comme tous les garçons de son âge lors de l’invasion nazie. Il s’est vite échappé pour se cacher dans les forêts nombreuses du pays, en attendant la libération par les Soviétiques. Il a alors rejoint Leningrad pour faire des études d’escrime avec son entraineur Alexei (Kirill Käro), en prenant le nom de sa mère. Ce pourquoi il se cache. Mais son initiative fait que le directeur demande à son adjoint d’enquêter sur lui. Est-il subversif ? Contre-révolutionnaire ? Va-t-il plus simplement faire de l’ombre à la petite vie de fonctionnaire tranquille que le directeur s’est façonnée ?

Un jour, les enfants découvrent l’annonce d’un tournoi de fleurets juniors à Leningrad, auxquels sont conviés démocratiquement tous les clubs scolaires de l’empire. Haapsalu va-t-il participer ? Encore une fois Endel dit non… puis se rend devant les regards implorants des gamins, Marta et Jaan en particulier. Il obtient d’Alexei, qui cherchait à le convaincre de s’exiler à Novossibirsk, du matériel d’occasion pour entraîner ses adolescents. Ceux-ci en veulent, ils sont prêts, ils font confiance à ce prof qui les convie enfin à des activités qu’ils aiment – même si elles ne sont pas « prolétaires » (et peut-être surtout pour cela ?).

Malgré le risque, Endel cède : il inscrit le club à Leningrad et emmène deux équipes de deux, garçons et filles, plus une remplaçante : Marta. Bien qu’impressionnés par le faste, la foule qui les regarde et par la technique des autres, les enfants excellent : car ils se sentent soutenus par leur prof comme par un père – sévère mais juste. Il les oblige à se surpasser et ils lui en sont reconnaissants. S’élever au-dessus de sa condition et de soi-même, n’est-ce pas au fond le but de « la révolution » ? Ils empruntent un équipement homologué pour concourir car ils ne sont pas équipés comme les autres, ils se concentrent comme à l’entraînement, ils quêtent l’approbation de leur mentor. Mais celui-ci voit bien que des miliciens en uniforme bloquent peu à peu toutes les sorties ; le directeur est là qui avoue : « je le fais pour le bien des enfants » – le bien politique s’entend, pour se couvrir en cas d’enquête pour subversion.

Les adolescents gagnent la finale, surtout contre le champion de Moscou, un garçon très vite grandi qui joue sur son allonge mais est trop confiant en ses succès. Jaan est blessé légèrement à la cheville ; Marta le remplace et réussit à tenir. La victoire est à eux ! Malgré cela, Endel est arrêté et le directeur n’applaudit que du bout des doigts.

Heureusement, la biologie corrige la politique – contrairement aux thèses de Lyssenko qui croyait l’inverse. Staline meurt quelques mois plus tard et c’est « le dégel » : tous les prisonniers politiques arrêtés sur de simples soupçons sont relâchés ; Endel revient à Haapsalu en train, où il est accueilli sur le quai par Kadri, mais aussi par tout le club des adolescents.

Ce beau film très humain – tiré d’une histoire vraie – montre les rouages de la lâcheté et du courage, les ressorts de l’envie et de la délation, le besoin de père et l’offre maladroite mais droite de l’adulte.

Lorsque l’on entend les Mélenchon vanter le soupçon et menacer de la guillotine sur l’exemple de Robespierre quiconque dévierait de « la ligne » par lui seul imposée, lorsque l’on sait que « l’insoumis » Corbières a pour idole Lénine et sa conception autoritaire, centralisée, de « la démocratie », voir ce film ouvre les yeux. Il démonte un à un les rouages de la société totalitaire qui, pour « le bien » du peuple, définit seulement par quelques-uns ledit peuple et ledit bien. Tout cela pour leur propre pouvoir – ni pour le bien, ni surtout pour le peuple !

Film Le maître d’escrime de Klaus Härö (Miekkailija en finnois, Vehkleja en estonien, The Fencer en anglais), 2015, avec Märt Avandi : Endel, Joonas Koff : Jaan, Liisa Koppel : Marta, Ursula Ratasepp : Kadri, Lembit Ulfsak : le grand-père de Jaan, Kirill Käro : Aleksei, Egert Kadastu : Toomas, Jaak Prints : adjoint au directeur, disponible en DVD de langue russe, espagnole et catalane sous le titre Miekkailija (la clase de esgrima), €19.18

Passé sur Arte en août en traduction française, mais sans DVD annoncé – dommage !

La gauche culturelle aurait-elle trop peur de déplaire au proto-dictateur Mélenchon ?

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Pepita Dupont, La vérité sur Jacqueline et Pablo Picasso

pepita dupont la verite sur jacqueline et pablo picasso
Jacqueline Picasso, née Roque, est peu connue. Beaucoup moins que les enfants naturels du peintre qui ont beaucoup agi en justice pour se voir reconnaître des droits sur la fortune et sur les œuvres. Mais l’Andalou de Malaga, né en 1881, s’il collectionne les femmes, ne reste fidèle qu’à la dernière : Jacqueline.

Il la rencontre en 1952 à la boutique de poteries Madoura à Vallauris ; il a 71 ans et elle 26 mais elle ressemble à « la jeune femme assise dans un harem qui tient le narguilé des Femmes d’Alger d’Eugène Delacroix » p.59. Elle ne lui donnera pas d’autre enfant, ayant été mal opérée d’une appendicite et déjà mère d’une petite Cathy, mais ils se marient en 1961 dans l’intimité à Vallauris. Pablo Picasso avait attendu que sa première épouse de 1918 et mère de son fils Paulo, Olga, décède en 1955 : on ne divorce pas chez les Espagnols de mœurs catholiques.

Avant d’écrire ce livre de témoignage, Pepita Dupont, née à Genève en 1952 a été à l’École Supérieure de Journalisme de Paris entre 1969 et 1973 et a collaboré à une revue surréaliste, Supérieur inconnu. Elle a été reporter à Paris Match pendant 37 ans, de 1973 à 2010.

« Tout est faux sur Jacqueline Picasso ! » commence-t-elle son livre p.7.

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Elle fait la rencontre de l’épouse de Picasso en 1983 avant de devenir une amie durant quatre années, jusqu’au suicide de Jacqueline en 1986. Cette biographie vise à réhabiliter la personnalité de cette femme discrète et remarquable ; à remettre les pendules à l’heure après les contrevérités complaisamment répandues dans les médias par les héritiers et leurs affidés, tous avides d’argent ; à porter témoignage sur ces années complices.

C’est dire si cette biographie est affective, bien que documentée à l’américaine – et passionnelle, bien que fondée sur des entretiens enregistrés, des témoignages et des lettres. Le lecteur n’y trouvera peut-être pas « la » vérité en soi, mais une vérité amicale, peut-être très favorable mais en tout cas sincère.

Jacqueline Picasso et elle meme peinte par pablo

Car le mérite de ce livre sur l’épouse d’un monstre en peinture, décédé dans sa 92ème année, est qu’il est aussi un livre sur l’art :

  1. Nous y rencontrons les impressions d’artiste, l’optimisme de la lumière, la joie du vivant, l’originalité des objets et des êtres vue par le regard Picasso : « À La Californie, Jacqueline porte aussi en guise de bracelet l’ancienne chaîne d’arrêt d’eau de la baignoire. On aurait d’ailleurs dit une gourmette de chez Hermès » p.76.
  2. Mais aussi le travail forcené (Picasso a produit près de 50 000 œuvres), la générosité du don, les affres et la facilité du peintre en pleine possession de son art.
  3. Et l’avidité du fric, les mendiants de dessins et la cour qui se serait volontiers créée autour du Maître « qui vaut de l’argent » (paroles d’une petite fille qui a beaucoup peinée Picasso). « Mes enfants s’impatientent », dira-t-il à Piero Crommelynck l’année de ses 89 ans (p.173).

Jacqueline a donc été pour Pablo le havre qui le libérait des contingences matérielles, celle qui organisait ses repas, ses soins de santé et ses expositions, toute cette intendance qui agace le créateur. Différente des compagnes précédentes, notamment de Françoise Gilot (surnommée « Julot » par le Maître pour ses liaisons ailleurs) qui pensait rivaliser avec Picasso en peinture.

picasso et jacqueline

Car Jacqueline et Pablo s’aimaient, malgré la différence d’âge. Jacqueline n’a pu supporter la solitude sans lui, malgré ses œuvres à elle dédiées accrochées tout autour d’elle : elle s’est suicidée dans un moment de déprime en 1986. L’automne est redoutable au chagrin et aux souvenirs.

Un brin people mais pas trop, cette biographie affective d’une femme peu connue se lit d’un trait. Le style vivant de Pepita Dupont a beaucoup de charme. Et il était utile de réhabiliter une vérité de femme contre la seule vérité de l’argent. Le livre a fait l’objet de procès – mais l’auteur s’en est sortie la tête haute.

Pepita Dupont, La vérité sur Jacqueline et Pablo Picasso, 2007, collection Documents éditions Le Cherche-Midi, 286 pages, €22.80

Pepita Dupont traduite en espagnol Barcelone 2014

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Alerte virus à Tahiti

Avez-vous le chi ? Non, pas Chirac, ni pire encore, mais le chi… kungunya ? La bestiole est partout et touche tout le monde, des enfants aux vieillards. [35 000 cas en Polynésie française selon Le Figaro du 12 décembre] Une hausse de 20% d’arrêts maladie par rapport à l’année dernière, 9 décès pour le moment. Des complications lui sont imputables également tels 4 cas de Guillain-Barré. Au premier trimestre 2014, l’épidémie de zika avait provoqué 42 cas de Guillain-Barré en Polynésie. Le Chi sévit partout ! C’est une maladie virale transmise à l’homme par les moustiques infectés. Les symptômes sont la fièvre, les douleurs articulaires, les céphalées, nausées, fatigue et éruption. A la vôtre !

moustique chikungunya

Les postes médicaux, les dispensaires, les cliniques, les hôpitaux regorgent de malades, les pharmacies sont en rupture de stocks. Pas de remède miracle alors chacun y va de sa petite recette, le petit plus qui sauverait l’humanité. On a ressorti les vieux brouets de grand-mère et le chlorure de magnésium. Les informations sur les réseaux sociaux vont bon train. A la presqu’île, il y aurait 3 000 cas de chi dans l’ensemble des communes, les pulvérisations ont continué un certain temps Actuellement, nous avons le choix d’attraper le chikungunya, la dengue, le zika, ou la grippe. Le choix, important, est laissé à l’appréciation des victimes !

Chikungunya_invs

En cette période de fêtes, les colis de Noël sont très attendus dans les îles des Tuamotu. Air Tahiti ne prend pas les paquets postaux, trop lourds ou trop encombrants alors ce sont les goélettes qui s’en chargent. Le personnel du centre de tri postal de Motu Uta est lui aussi touché par l’épidémie donc les sacs postaux n’ont pas été prêts à temps pour être chargés sur les goélettes alors les habitants des atolls éloignés attendront 2015 pour recevoir leur colis de Noël !

[Le virus chikungunya est transmis en deux jours par les moustiques femelles identifiables grâce à la présence de rayures noires et blanches. Les malades ont de fortes douleurs aux articulations, qui les font marcher courbés (d’où le nom chikungunya qui vient de la langue makondé). Les formes neurologiques les plus graves donnent des méningo-encéphalites et des atteintes des nerfs périphériques, surtout chez les personnes au système immunitaire affaibli (vieux, malades, nourrissons). Connu depuis 1952 en Tanzanie, le virus est apparu en 2007 en Europe et en 2010 en France. On ne soigne pas la maladie mais les symptômes : anti-douleurs, anti-inflammatoires. La meilleure protection est la prévention : vêtements couvrant, moustiquaires pour dormir, répulsifs et insecticides, éradication de tous les récipients d’eaux stagnantes (pots de fleur, boites de conserve, pneus usagés, noix de coco, coquilles, bambous creux, déchets encombrants…). Un candidat-vaccin est élaboré à l’Institut Pasteur, mais n’est encore qu’en phase I de test depuis 2014.] Argoul

Chikungunya

Hiata de Tahiti

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Yukio Mishima, Le soleil et l’acier

yukio mishima le soleil et l acier folio

L’écrivain japonais écrit ici ses Mots (1964), sur l’exemple de Sartre dont la mère n’avait pas de droits sur lui et dont le grand-père était autoritaire. Comme Sartre, Mishima a vécu enfant la mémoire des mots avant celle de la chair. Élevé en couveuse par une grand-mère despotique et irascible, il lui était formellement défendu d’aller jouer au soleil et de se colleter demi-nu avec les autres garçons – comme  le font tous les enfants normaux. Il s’est mis à nier la réalité par l’imagination, remplaçant les sensations par les mots, construisant une réalité imaginaire par les livres.

La rééducation de Mishima, une fois sa grand-mère décédée et sa majorité obtenue, a été celle du corps : il lui a fallu réapprendre à « parler » en remplaçant les mots par le jeu des muscles et les concepts abstraits par les actes concrets. « C’est en 1952 [à 27 ans], sur le pont du navire où j’accomplis mon premier voyage à l’étranger, que j’échangeais avec le soleil la poignée de main la réconciliation » p.28. Il valorise Icare, rêve de liberté, d’élévation, de gloire dans la mort – comme les phalènes se brûlent à la flamme. Le soleil est le père absolu, symbole de l’empereur au Japon, grand Tout de l’énergie bouddhiste dans lequel toutes les créatures s’immolent. Le soleil caresse et bronze, l’acier muscle et tranche (celui des haltères et celui du sabre) ; les deux lui ont appris la réalité de la vie, dont l’ultime est la mort.

Ce que l’exercice physique révèle, c’est l’énergie, colletée pour de vrai avec le réel, et la fraternité de l’équipe, qui souffre de concert pour un même but. Après le sport, le corps épanoui donne un sentiment de puissance, le physique irradie l’intellect – tout comme Nietzsche philosophait en marchant. L’adversaire au kendo est une réalité, non une idée : « les idées ne regardent pas qui les regardent ; les choses, oui » p.50. La « conscience parfaite » (le satori des arts martiaux) est « le point de contact où la valeur absolue de l’état conscient et la valeur absolue du corps s’adaptaient exactement l’une à l’autre » p.51. Mais cette victoire d’un bref instant ne fait prendre conscience que d’une chose : la mort. L’être ayant atteint ce point n’y peut rester, l’humain n’est pas dieu ; il ne peut que retomber, avec cette déchéance qui vient avec l’âge. Il compense un temps avec « le sentiment radieux d’être semblable aux autres » p.118, corps d’énergie souffrant identique à ceux de l’équipe. Les mots sont personnels tant chacun y met sa définition précise ; les muscles sont universels car ils agissent mécaniquement pareils, effaçant les individualités.

mishima muscle

Les muscles « sont, à l’évidence, dépourvus de signification d’un point de vue pratique, et un beau corps musclé est, pour la plupart des esprits utilitaires, aussi superflu qu’une éducation classique » p.34. C’est vrai dans les années 1960 et 70, où Mishima écrit – aujourd’hui, le narcissisme adolescent et la quête à l’âge mûr de l’éternelle jeunesse, désirée sexuée polymorphe, fait adorer le corps musclé des hommes ou bien roulé des femmes, dans ces selfies projetés sur le fesses-book et autres miroirs des « réseaux sociaux ». Or, pour Mishima, l’œuvre d’art est conforme à l’idéal d’Apollon, dont une statue ornait son jardin : « la forme enveloppant la force, associée à l’idée que l’œuvre doit être organique, de toutes parts rayonnant la lumière » p.38. Mais l’œuvre la plus belle rappelle la mort – cette synthèse : « En prétendant capter la vie, le sculpteur [grec du conducteur de Delphes] ne l’a atteinte qu’en son instant suprême » p.57. Instant que répétera l’ultime, où se rejoignent voir et exister : « Le sang s’écoule, l’existence est détruite et les sens anéantis accréditent pour la première fois l’existence conçue comme un tout, comblant l’espace logique entre voir et exister… C’est cela, la mort » p.91. Mishima confesse sa dette à l’égard de la conception occidentale grecque plus qu’à l’égard de la philosophie bouddhiste. « C’est le sens mystérieux d’une mort à la fleur de l’âge que les Grecs enviaient comme le signe que l’on était aimé des dieux » p.96.

Où il retrouve son fantasme favori, saint Sébastien, éphèbe centurion criblé de flèches pour fidélité à sa tradition, sur lequel il a pour la première fois éjaculé quand il avait 12 ans (voir Confession d’un masque). Cette tension durant la vie est le but de l’écrivain : « Pour me garder contre l’imagination et sa servante, la sensibilité, j’employais l’arme du style. La tension de la vigile nocturne (…) voilà ce que je recherchais dans l’écriture » p.65. A l’image des Grecs antiques, « ressusciter le vieil idéal japonais, où se combinaient les lettres et les arts guerriers, l’art et l’action » p.66.

saint sebastien guido reni

Mais avec cette maniaquerie dont l’excès est typiquement japonais : « je menai une vie que d’autres récuseraient, certes, comme obsession délirante. Du gymnase à la salle d’escrime, de la salle au gymnase… » p.104. Névrose obsessionnelle, aurait diagnostiqué l’inventeur de la psychanalyse. Névrose collective, dirait le sociologue, car ce n’est que par « la souffrance partagée (…) en partageant la souffrance de l’équipe – que le corps pourrait s’élever à cette hauteur d’existence auquel l’individu seul ne pouvait jamais atteindre » p.119. Des 47 rônins aux kamikaze de 1945, Mishima n’a de cesse d’en appeler au tragique de l’existence, à la mort collective en beauté, ivre de jeunesse et d’énergie vitale. Ce néant qu’il propose in fine, ce nihilisme durant la vie, est probablement le reflet de sa névrose intime. Jamais il ne parle de cette grand-mère castratrice qui l’a tordu petit, l’empêchant d’être « normal », corps et esprit, sensation et sensualité, être en développement harmonieux qui fait l’expérience du monde dans la nature, avec les autres.

Le Soleil et l’acier est un peu filandreux, Mishima n’est pas intellectuel ; il est probablement doublé d’obscurité du fait de la traduction du japonais en anglais, puis d’anglais en français. Les seules pages lumineuses sont celles de l’expérience de vol en avion de chasse F104, ce « glaive du firmament » (p.132), ce « phallus d’argent effilé » (p.135), précédant un poème sur Icare. Jung a montré ce que les rêves de vol avaient de compensatoires mais, en ce qui concerne la réalité, Mishima n’hésite pas à écrire : « Bientôt, j’allais savoir ce que ressentait le spermatozoïde à l’instant de l’éjaculation » (p.135). Il a su : la gloire suivie instantanément du néant – très peu s’incarneront.

Pagination indiquée = celle de l’édition Gallimard collection Du monde entier, 1987, en 140 pages.

Yukio Mishima, Le soleil et l’acier, 1967, traduit de l’anglais par Tanguy Kenec’hdu, Gallimard Folio 1993, 120 pages, €5.89

Les œuvres de Yukio Mishima sur ce blog

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Yukio Mishima, Le temple de l’aube

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Après le Japon ancestral 1912, la réaction fasciste 1932, nous voici dans la défaite et l’après-guerre, 1941 et 1952. Mais cette chronologie en forme de saga de réincarnation peut se lire autrement. Mishima a livré son roman du sexe avec Neige de printemps, son roman du cœur avec Chevaux échappés, il nous livre son roman de l’esprit avec Le temple de l’aube. Restera le domaine de l’âme pour le dernier tome, L’ange en décomposition. Ce qui relie l’ensemble, c’est bien sûr l’auteur, mais aussi le personnage masculin qui traverse les périodes : Honda le rationnel, celui qui veut comprendre.

Le temple de l’aube est un temple thaï de Bangkok, mais aussi la princesse Ying Chan fille du prince siamois qui a fait ses études au collège des Pairs avec Kiyoaki et Honda, enfin la forme du mont Fuji lui-même qui symbolise le Japon et la japonité. L’âme du Japon se réincarne toujours dans des êtres beaux qui se sacrifient : Kiyo, Isao, Ying… Car il y aura trois morts dans ce tome, dont l’héroïne mordue par un cobra, serpent royal protecteur de Bouddha. Les deux autres sont de pâles caricatures des deux héros précédents : un poète sexuellement actif et personnellement minable, et une mère toujours éplorée dix ans après d’avoir perdu son fils à la guerre. Mishima montre que ce ne sont pas les situations qui font le tragique d’une destinée mais la qualité des êtres.

Honda part pour affaires en Thaïlande l’an 1941. Il se laisse envoûter par la chaleur du climat et la luxuriance de jungle des jardins comme par le baroque doré des temples. Il voit la princesse de sept ans, fille de son condisciple ; elle se croit japonaise réincarnée. Mais, bien que l’observant se baigner nue avec ses gouvernantes, il ne parvient pas à distinguer si elle a ces trois grains de beauté qui sont la marque de Kiyoaki, en-dessous du sein gauche. Il n’aura dès lors de cesse de le savoir. Lorsqu’en 1952 la princesse viendra étudier au Japon, Honda la poussera dans les bras d’un étudiant pour qu’il lui dise ; mais le rendez-vous n’aboutit pas. Il fera construire une piscine, invitera la jeune fille, jouera au voyeur en perçant un trou dans le mur de sa chambre, comme le préado du Marin rejeté par la mer. Vieil homme de 57 ans, il tombera amoureux de cette jeunesse – mais découvrira vite qu’elle est gouine ! La réincarnation a parfois de ces pieds de nez…

grains de beauté sous sein gauche

La réincarnation, justement, forme le plus pesant du roman. Honda, en bon juriste (comme Mishima le fut), explore les centaines de textes des centaines de sectes bouddhistes qui évoquent ce mystère, des origines indiennes aux applications japonaises. Je soupçonne la traduction du japonais en anglais puis de l’anglais en français de rendre parfois difficilement compréhensibles les concepts bouddhistes. Une nouvelle traduction serait bienvenue, malgré le vœu de Mishima que ses œuvres soient publiées en français à partir de leur traduction anglaise. Les années 1960 ne connaissaient probablement pas beaucoup de japonisants littéraires en France, mais ce temps est révolu (et pourquoi pas en Pléiade ? Il y a bien la Duras, nettement au-dessous en termes d’universel). Honda s’applique aussi à lister tout ce qui, dans la philosophie occidentale, pourrait venir conforter la tradition bouddhiste : des Upanishad aux lois de Manou qui filtrent vers Pythagore et Héraclite, repris par Campanella et Vico jusqu’à Nietzsche.

Honda le raisonnable n’a certes pas eu le destin météoritique d’Achille, mais il est là pour analyser tous les excès du Japon – et ceux de Mishima. L’auteur agit et s’observe en même temps ; il a déjà choisi son destin, qui est de mourir selon la tradition, mais il n’incite pas tout le monde à faire de même. « Si l’on veut vivre, on ne doit pas se cramponner à la pureté comme l’avait fait Isao. (…) Y avait-il moyen de vivre honnêtement avec le Japon sinon en répudiant toutes choses, sinon en répudiant le Japon d’aujourd’hui et les Japonais ? N’était-il pas d’autre moyen de vivre que celui-là, si difficile, qui, finalement, conduisait à l’assassinat, puis au suicide ? (…) En y réfléchissant, la tribu la plus pure avait en elle l’odeur du sang et la tare de la sauvagerie » (chap.2). Mishima se montre ici non pas fasciste, mais égotiste : c’est lui qui veut mourir, avec des compagnons choisis, il ne veut pas entraîner le pays tout entier dans l’orgueil névrosé de « la simplicité et de la pureté des choses au Japon (…) La soie blanche, l’eau froide et claire, le papier blanc en zigzag du bâton de l’exorciste qui flotte dans la brise, l’enclos sacré que borne le torii, la demeure marine des dieux, les montagnes, le vaste océan, le sabre japonais à lame étincelante, si pure et si effilée » (chap.2). L’obsession perfectionniste, l’austérité maniaque, le souci simplificateur du détail, sont des excès culturels ou éducatifs qui frappent le visiteur attentif du Japon. Kimitake Hiraoka en a été torturé tout enfant et n’est devenu Yukio Mishima que par cet art du bonzaï éducatif. Adulte, par la voix de Honda, il analyse ce travers : « Les gens ont trop longtemps vécu dans la crainte de trop de liberté, de désirs trop charnels » (chap.3).

Or la « vie est action. La conscience alaya fonctionne. Cette conscience est le fruit de toutes récompenses, elle entrepose toutes semences qui résultent de toutes actions. (…) Cette conscience est en flux constant comme la chute d’eau, blanche d’écume. Tandis que la cascade est toujours visible à nos yeux, l’eau n’est pas la même d’une minute à l’autre » (chap.18). Le motif de la cascade revient dans chaque roman, celle du chien mort dans le premier, la purificatrice dans le second, les flots thaïs en crue dans celui-ci. Elle montre que tout passe, bien que tout paraisse éternel. Telle doit être la tradition, revivifiée pour rester vivante, telles sont les réincarnations des êtres qui cherchent l’ultime conscience (alaya), au-delà du moi qui – lui – ne se réincarne pas.

Chaque tome qui passe est un peu moins bon. Mishima excelle dans la sensualité de la jeunesse, peine à nous emporter dans la passion de la pureté sacrificielle, il englue ici le lecteur dans l’exégèse bouddhiste. Restent ces personnages bien croqués piqués dans la société japonaise, réalistes et parfois amusants, que l’auteur peint d’un regard critique.

Yukio Mishima, Le temple de l’aube, 1970, Folio 1992, 416 pages, €7.98

Yukio Mishima, La mer de la fertilité (Neige de printemps – Chevaux échappés – Le temple de l’aube – L’ange en décomposition), Quarto Gallimard 2004, 1204 pages, €27.55

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Égypte d’aujourd’hui

Ce matin le soleil est vif et embrase la campagne. Elle s’ébroue peu à peu de ses voiles nocturnes. Car nous découvrons qu’il fait froid l’hiver durant les heures de nuit ; l’Égypte n’est pas le pays de l’éternel printemps. Nous partons vite pour Edfou en car. Des champs de cannes à sucre s’étendent largement le long du Nil sur la rive ouest. Dji nous parle un peu de l’époque contemporaine durant le lent trajet. L’Égypte s’est émancipée de la tutelle anglaise en 1952 parce que la mode était à la décolonisation et au nationalisme tiers-mondiste – mais aussi (je l’ajoute) parce que l’Inde, devenue indépendante dès 1948, ne nécessitait pas de conserver sous contrôle la route maritime passant par le canal de Suez. Gamal Abdel Nasser a pris le pouvoir et réalisé à cette occasion, en 1952, la « dévolution des terres ». Chaque paysan a reçu 2,5 hectares, limités à 30 hectares pour un même nom afin d’éviter un trop grand pouvoir économique des familles étendues.

gamin sur chameau Egypte

Il existe aujourd’hui des terres privées et des terres d’État ; celles-ci sont gérées en coopératives. Les cultures privées ne sont pas entièrement indépendantes car les paysans doivent cultiver ce qui est décidé par la coopérative pour la moitié de son exploitation. La canne à sucre fait florès autour de Louxor. Elle sert à produire du sucre, des cartonnages, et un aggloméré pour les parois des habitations. Des rails à voie étroite courent parfois sur le sol ; ils servent aux wagons collecteurs de cannes. Celles-ci sont aussi transportées en camions à remorque. Aux ralentissements, des gamins se précipitent d’ailleurs pour tirer une ou deux cannes du chargement, afin de les écorcer et de croquer la tige juteuse et sucrée.

État « socialiste démocratique » pour l’affichage international, l’Égypte est surtout clanique, organisée autour de l’armée – cette élite des mâles qu’affectionnent les pays musulmans (voir le Pakistan, la Libye de Kadhafi et même l’Algérie). Le pays exporte surtout du coton (50% des gains en devises), mais aussi du sucre, du blé, du maïs, du riz, des tomates, des oranges. Il produit du gaz naturel et même du pétrole (14 ans de consommation au rythme actuel). Ce que Dji ne dit pas est que la politique de redistribution des terres aux fellahs est un échec car la démographie a été (et va encore) plus vite que le développement : le rendement des petites propriétés est déficitaire et l’analphabétisme rural monte à 67% ! C’est encore le tourisme qui rapporte le plus, employant 2,5 millions de personnes et rapportant deux fois le montant de l’aide annuelle américaine.

Egypte campagne

Quel contraste entre deux pays de delta, l’Égypte au Proche-Orient et le Vietnam en Asie ! Tous deux sont pauvres, sortis de la colonisation ou de la guerre, majoritairement paysans. Mais l’un s’en sort et l’autre pas ! On peut tristement le constater, aucun pays arabe n’a développé d’économie avancée. Ils ont acheté des compétences et des services à l’extérieur plutôt que de chercher à apprendre et produire par eux-mêmes, poursuivant leur tradition de prédateurs guerriers. Mentalité proche, en plus fruste, de celle de nos aristocrates d’ancien régime. L’Égypte n’a pas connu de solution à son problème de développement, rien que des secours d’urgence et des gestions de crise. Tout est dévolu à l’armée, « orgueil arabe », improductive et autoritaire par définition.

adolescent en galabieh egypte

Riches ou pauvres, tous les pays arabes sans exception ont des régimes despotiques dans les années 2000. Les dirigeants ne sont pas responsables, leurs actes sont imprévisibles, toute l’économie est subordonnée à la politique, celle-ci réduite au clientélisme et aux féodalités. Le développement économique n’est pas une fin en soi, nous sommes bien d’accord, mais demandez aux paysans du Nil s’ils veulent être nourris convenablement et bien vêtus, s’ils veulent envoyer leurs enfants à l’école et comprendre un peu mieux le monde dans lequel ils vivent ? J’ai l’intuition qu’ils vous répondront oui. Je ne connais personne qui veuille rester dans la crasse ou l’ignorance, même l’écologiste ou le tiers-mondiste le plus convaincu. L’absence de développement des pays arabes est un problème culturel. Pourtant, la démocratie, je l’ai montré, n’est pas incompatible avec l’islam.

Egypte Medinet Habou

On peut en incriminer la religion : le Dieu de l’Islam est sans désir ni amour ; il dépasse l’intelligence et la raison ; il n’aime pas ses créatures qui lui sont indifférentes. Sa puissance est insensible, « islam » veut dire « résignation ». Mais, après tout, le catholicisme n’est pas plus ouvert… La différence est que les sociétés arabes ne génèrent pas de main d’œuvre informée ni capable ; elles rejettent les idées et les techniques nouvelles par préjugé antioccidental (les chrétiens sont honnis) ; la révérence pour le Coran – Livre saint qui a tout dit – empêche toute réflexion personnelle et tout apport extérieur (les chrétiens ont vécu cela jusqu’à Galilée) ; même le savoir que certains acquièrent à l’étranger n’est pas respecté, on lui préfère le clanisme et le bakchich – terme qui vient d’ailleurs de l’arabe. Les entrepreneurs locaux n’appartiennent pas par hasard aux minorités copte, juive ou grecque dans l’histoire de l’Égypte. Même le coton, richesse actuelle du pays, a été introduit par le français Jumel en 1822.

gamins Egypte

Le principal obstacle au développement est peut-être le machisme ambiant. Les femmes sont tenues à l’écart, comme une espèce « inférieure ». Cette attitude prive le pays de main d’œuvre de talent, elle sape le désir de réussite des garçons (traités comme des « pachas »), elle délaisse toute tentative de réflexion ou de débat au profit, très vite, de la violence, expression du physique quand manquent les mots mais aussi quintessence hormonale de l’identité mâle et modèle culturel du guerrier. Le problème est qu’on ne conquiert pas la programmation informatique par le sabre, ni les processus complexes pour fabriquer un avion par la querelle. Sans ouverture culturelle à l’autre, les pays arabes resteront dans leur ghetto. Peut-être est-ce ainsi qu’il faut interpréter l’espoir qu’a fait naître le printemps arabe, malgré ses airs d’automne déjà venu.

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