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Catherine Rihoit, Les abîmes du cœur

Elle est bien oubliée, la sage Catherine Rihoit, Caennaise née en 1950, agrégée d’anglais devenue romancière et journaliste. C’est qu’elle parle des femmes dans le style de l’ancien temps, avant le mitou, avant le mi-sexe, avant même la minijupe. Elle parle de comment l’amour vient aux filles, élevées dans la pruderie du christianisme bourgeois. La découverte du mystère bouleverse et rend révolutionnaire, au point de jeter jupons, famille et conventions d’un coup – un coup de tête après un coup de rein.

En 1899, autrement dit une autre époque, la victorienne, la bourgeoise catho tradi qu’un nombre de plus en plus grand aimerait voir revenir au galop, Ophélie au prénom languissant de noyée drapée dans ses grands lys, est ôtée du couvent. Elle a 15 ans et y a passé cinq ans pour en faire une parfaite demoiselle digne de l’élévation sociale ambitionnée par le père. Lui, marchand de vin à Paris, a amassé un magot et se retire en Normandie dans un manoir imposant près de la mer : le Purgatoire. Pour paraître, il le rebaptise la Renaudière, comme s’il était un bien de famille des Renaudet, qui est son nom. Mais chacun dans le village connaît l’histoire de cette demeure baroque, bâtie par un riche bijoutier parisien qui y avait installé sa cocotte avant de tomber du belvédère et de rendre la fille folle.

Ophélie à la campagne s’ennuie. Elle court la grève avec le chien mais elle est seule. Sa mère Blanche est une romantique fanée qui ne sait pas ce qu’elle veut et ne l’aime pas. Son père non plus, qu’elle ne voit guère. Tout leur amour de parent était allé au frère aîné Hippolyte au prénom ambigu, frère de Thésée ou reine des Amazones. Le garçon en a eu marre des vieux trop corsetés et, après une dispute violente avec son père, il est parti à 14 ans pour les Amériques, n’emportant que sa tirelire et les vêtements qu’il avait sur le dos. Nul ne l’a plus revu et Ophélie, qui l’aimait bien, en rêve encore.

C’est pourquoi, lorsqu’elle se résout enfin à écrire à Violette, son amie de cœur de la pension chez les sœurs, celle-ci lui reproche de ne pas lui avoir laissé son adresse lors de son départ, d’où son silence, et veut bien renouer leur amitié. Justement son frère jumeau Louis se meurt de consomption (le mot pudique pour la tuberculose qui lui ronge le poumon), et le médecin dit que l’air de la mer lui ferait du bien. Ophélie s’empresse de tanner sa mère pour qu’elle accepte de recevoir Louis et Violette, avec leur gouvernante anglaise Sarah, fille de pasteur de mère juive.

Dès lors, c’est la fête. Ophélie qui se mourait à ne rien faire, avait eu une crise après que l’abbé Delessert du domaine lui ait fait approcher « les abîmes du cœur », du nom d’un cahier où il consignait ses observations frustrées et ses fantasmes de chasteté jurée. L’abbé l’avait saisie et Ophélie en avait été saisie au point de perdre sa connaissance. Depuis, elle évitait soigneusement l’abbé libidineux, sans savoir au juste ce qu’il lui voulait, ni sa mère pourtant chargée de son éducation, ni la servante Lisette qui avait connu l’homme, ne voulant lui dévoiler de quoi il s’agissait. L’arrivée des trois jeunesses apporte un bol d’air. Ce sont des conciliabules sans fin entre les amies de pension, les jeux dans le lit du frère et de la sœur, l’amour charnel que Sarah porte à Louis son élève. Ophélie observe avec curiosité ce qu’est physiquement l’amour dans ces différentes facettes (amical, fraternel, physique), tout en ressentant divers sentiments en son cœur. Elle fait mal la relation entre le corps et l’âme, mal éduquée par la religion et par la bourgeoisie.

Elle aimera Louis, mais comme un frère, comme l’aime Violette sa jumelle. Elle ne sera déflorée qu’un soir inédit, alors qu’un aristocrate russe en fin de trentaine est venu au galop depuis Caen revoir la maison où il avait vécu un amour déçu, celui de l’actrice devenue cocotte du bijoutier. Sergueï, qui avait 18 ans, en était éperdument amoureux mais elle était fidèle. Après l’incendie de sa propriété près de Saint-Pétersbourg, où a péri le peu de famille qui lui restait, le jeune homme a décidé d’aller faire la vie en Europe, baisant tout ce qui bouge – dont Ophélie sur son chemin. Celle-ci lui en est reconnaissante, elle sait enfin ce qu’est l’amour physique, tout en ressentant pour son initiateur un élan du cœur qui la réconcilie avec l‘humanité.

Sauf que Sergueï est reparti le lendemain de bon matin. Ophélie ne songe alors qu’à le retrouver, même si Louis, qui vit ses derniers mois sur cette terre, aurait bien voulu la prendre et l’apaiser. Mais Sarah est jalouse et Violette la jumelle se sent délaissée. Le fantasque Louis est romantique comme Blanche la mère, mais actif, et non passif comme elle. Ophélie se laisse attirer par son projet : filer sur la Riviera où Louis sait que Sergueï est allé ; lui vivra une dernière aventure de gentleman cambrioleur (il a déjà volé la rivière de diamants de sa mère), elle retrouvera son grand amour. Ils partent donc une nuit, Ophélie déguisée en jeune garçon, prennent un cheval puis le train, à Paris un autre train. Mais Sergueï a beaucoup gagné au casino de Monte-Carlo et il est parti pour Venise. Qu’à cela ne tienne, Ophélie rhabillée en femme se fait la sœur de Louis, devenu Antoine.

Ils retrouvent Sergueï, qui accueille Ophélie et la baise à nouveau, mais la laisse toute la journée au palais qu’il occupe, pour aller à ses affaires. Ophélie se dit que c’est cela l’amour d’une femme, rester passive à la maison tandis que l’homme s’ébat ailleurs. Sauf qu’elle trouve un après-midi Louis mourant sur le seuil, atteint d’une balle alors qu’il volait un bijou, et le vigoureux Sergueï qu’elle voulait alerter en train de coïter le jeune valet qui est beau garçon. Explications, séparation, départ. Ophélie retourne chez sa mère, Sergueï paye le voyage.

Mais Ophélie est enceinte et c’est inadmissible pour le bourgeois promu, catho tradi. Sarah, enceinte elle aussi de Louis, s’est suicidée dans la mer pour cacher son déshonneur, Violette a été rappelée à la maison. Ophélie est déclarée malade, on ne la laisse voir personne, elle accouche dans la douleur mais à la maison, et l’enfant lui est aussitôt retirée (c’est une fille) pour être confiée anonymement à une nourrice. Celle-ci est la sœur aînée de Lisette, elle s’est déjà occupée du petit garçon que la servante a eue sans être mariée. Ophélie est destinée à épouser, flétrie, un vieux notaire ou équivalent. Elle ne l’entend pas de cette oreille et ne veut pas rester au Purgatoire. Une fois remise et mise au courant par Lisette, elle reprend son enfant et fuit elle aussi pour les Amériques avec lui. On est en 1900, elle a 16 ans.

Inspirée par les héroïnes romantiques anglaises, l’autrice offre juste avant les années Mitterrand une parodie littéraire où l’humour transparaît souvent. Vingt ans après, comme dirait l’autre, les temps ont changé et ce qui paraissait ironique en 1980 fait frissonner en 2020 : la pruderie bourgeoise catho tradi revient et les Ophélie risquent de se multiplier dans un avenir proche.

Prix Anaïs-Ségalas de l’Académie française 1980

Catherine Rihoit, Les abîmes du cœur, 1980, Folio 1984, 375 pages, €9,00

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Julieta de Pedro Almodóvar

C’est compliqué, la vie, surtout si l’on croit que l’individualisme moderne peut la maîtriser. Pedro Almodovar nous livre une histoire d’amour et d’égoïsme d’après trois nouvelles d’Alice Munro dans une Espagne en proie aux névroses contemporaines. Une femme andalouse, Julieta, professeur de littérature antique (Adriana Ugarte), est tombée amoureuse par hasard dans un train d’un pêcheur musclé du Pays basque (Daniel Grao). Elle était assise tranquillement dans son compartiment lorsqu’un homme a occupé la place en face d’elle et a cherché à engager la conversation. Ses yeux ne lui plaisaient pas, comme traqués derrière ses petites lunettes ; elle s’est levée et est partie au bar – où elle a rencontré son pécheur, Xoan. Après un court arrêt en gare, brutalement le train s’arrête : un homme s’est jeté dessous pour se suicider. C’était le passager qui voulait parler.

Julieta se sent coupable de ne pas l’avoir pressenti, de ne pas avoir parlé avec lui ; elle angoisse. Xoan la console et elle s’abandonne dans ses bras. Le spectateur a droit à une scène de sexe sauvage sur les coussins du train, plus physique qu’affective selon la conception actuelle de l’amour, car Xoan, en homme musclé, a de gros besoins. Il est marié mais sa femme est dans le coma ; il n’a pas d’enfant.

Chacun retourne à sa province, à ses affaires, elle en ville à Madrid, lui au Pays basque au bord de la mer, mais elle se retrouve enceinte. Elle profite d’une lettre que lui envoie Xoan pour s’inviter chez lui où sa femme vient de mourir. Elle l’ignore mais c’est le prétexte à rester. La bonne, l’inquiétante Marian au visage dissymétrique (Rossy de Palma), ne l’aime pas, probablement jalouse, ou seulement inquiète de Xoan. Lui est avec Ava, une amie d’enfance qui sculpte de puissantes statues sexuelles en bronze patiné d’argile (Inma Cuesta). Le couple baise à l’occasion, « mais en copains » dira Xoan plus tard. Julieta, vieux style, croit qu’il la « trompe » alors que les mœurs qui changent font de l’activité sexuelle une activité comme une autre. Tel est du moins le message du réalisateur.

L’enfant naît, c’est une fille, Antia. Julieta va la présenter à ses parents. Sa mère est alitée et malade (bis repetita placent…) et son père, un ex-instituteur en retraite (Joaquín Notario), a vendu la maison, acheté une ferme andalouse et cultive ses légumes avec une bonne à tout faire marocaine, plus jeune, qu’il baise à l’occasion (Mariam Bachir). Il aura un fils avec elle une fois sa femme décédée. Julieta n’a fait que l’imiter.

Mais après une dispute, ou Marian a distillé son venin en déclarant que Xoan est souvent avec Ava, Julieta sort de la maison pour « se promener » et Xoan va méditer en partant à la pêche. Une violente tempête se lève dans l’après-midi et sa « gamela » sombre ; il se noie. Quel est le péché originel du couple ? Est-ce l’amour qui n’est que sexe ? Est-ce la conception libertine du sexe dans la modernité ? Est-ce la jalousie d’une femme mal baisée qui croit protéger son mâle idéal en racontant des ragots ? Est-ce l’égoïsme de Julieta ?

Antia, au bord de l’adolescence à l’époque (Priscilla Delgado), est en colonie de vacances. Elle adore son père et voulait être marin-pêcheur pour être près de lui. Elle sent obscurément que l’amour de sa mère était plus centré sur elle-même que celui de son père, plus extraverti. Almodovar préfère les hommes. Julieta part la chercher mais Antia s’est entichée d’une copine, Beatriz (Sara Jiménez), et les deux adolescentes connaissent une amitié fusionnelle comme souvent à cet âge. C’est ainsi qu’elle est invitée chez son amie à Madrid par la mère de celle-ci (Pilar Castro) pour terminer les vacances. Et c’est dans l’appartement de Madrid que Julieta apprend à sa fille la mort violente de son père.

Puis elle sombre en dépression, seule avec sa fille et son amie particulière. Les deux adolescentes ont choisi pour elle un appartement à louer dans le quartier où habite Beatriz, afin de ne plus se quitter.

À 18 ans, une fois adulte, Antia (Blanca Parés) décide d’une retraite spirituelle de trois mois dans les Pyrénées. On ne sait s’il s’agit d’un monastère ou d’une secte, les deux semblant se confondre chez Almodovar dans un concept vague et rigide de « religion ». Antia disparaît à l’issue de sa retraite, elle ne veut pas revoir sa mère et ne lui donne aucune nouvelle adresse.

C’est par son ami Beatriz (Michelle Jenner), rencontrée par hasard dans Madrid, que Julieta vieillie de douze ans (Emma Suárez) apprend que sa fille va bien, est mariée, vit en Suisse et a trois enfants, deux garçons et une fille. Elle qui s’apprêtait à suivre son nouveau compagnon au Portugal (Darío Grandinetti), rencontré à l’hôpital où Ava se meurt d’une sclérose en plaques, renonce à le suivre. Elle reloue un appartement dans le même immeuble que sa fille avait choisi au cas où Antia enverrait une lettre. Ava, avant de mourir, lui apprend que sa fille sait tout du dernier jour de son père car Marian lui a parlé de la dispute et elle tient sa mère pour responsable. Elle veut la punir.

Julieta, désespérée, commence à tenir un journal qui retrace l’ensemble de son amour avec Xoan afin que sa fille puisse un jour comprendre. Ce n’est la faute de personne, la culpabilité est partagée. Car rien n’est tout blanc ni tout noir en ce monde mêlé.

Un jour, le destin ou la main de Dieu, on ne sait jamais trop avec l’Espagnol Almodovar, fait subir à Antia un sort proche de celui de sa mère et elle comprend ce qu’est l’amour et la perte. Et qu’aimer ne peut être égoïsme. Elle envoie alors à Julieta une lettre avec son adresse au dos – une invitation à faire la paix.

C’est une belle histoire sentimentale, pour une fois sans grande folle travestie ni maricón, mélodramatique – mais surtout tragique à l’espagnole, prenante.

DVD Julieta, Pedro Almodóvar, 2016, avec Emma Suárez, Adriana Ugarte, Daniel Grao, Inma Cuesta, Michelle Jenner, Darío Grandinetti, Rossy de Palma, Joaquín Notario, Pilar Castro, Pathé 2016, 1h35, standard €7.64 blu-ray €10.90

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Pepita Dupont, La vérité sur Jacqueline et Pablo Picasso

pepita dupont la verite sur jacqueline et pablo picasso
Jacqueline Picasso, née Roque, est peu connue. Beaucoup moins que les enfants naturels du peintre qui ont beaucoup agi en justice pour se voir reconnaître des droits sur la fortune et sur les œuvres. Mais l’Andalou de Malaga, né en 1881, s’il collectionne les femmes, ne reste fidèle qu’à la dernière : Jacqueline.

Il la rencontre en 1952 à la boutique de poteries Madoura à Vallauris ; il a 71 ans et elle 26 mais elle ressemble à « la jeune femme assise dans un harem qui tient le narguilé des Femmes d’Alger d’Eugène Delacroix » p.59. Elle ne lui donnera pas d’autre enfant, ayant été mal opérée d’une appendicite et déjà mère d’une petite Cathy, mais ils se marient en 1961 dans l’intimité à Vallauris. Pablo Picasso avait attendu que sa première épouse de 1918 et mère de son fils Paulo, Olga, décède en 1955 : on ne divorce pas chez les Espagnols de mœurs catholiques.

Avant d’écrire ce livre de témoignage, Pepita Dupont, née à Genève en 1952 a été à l’École Supérieure de Journalisme de Paris entre 1969 et 1973 et a collaboré à une revue surréaliste, Supérieur inconnu. Elle a été reporter à Paris Match pendant 37 ans, de 1973 à 2010.

« Tout est faux sur Jacqueline Picasso ! » commence-t-elle son livre p.7.

delacroix femmes d alger detail

Elle fait la rencontre de l’épouse de Picasso en 1983 avant de devenir une amie durant quatre années, jusqu’au suicide de Jacqueline en 1986. Cette biographie vise à réhabiliter la personnalité de cette femme discrète et remarquable ; à remettre les pendules à l’heure après les contrevérités complaisamment répandues dans les médias par les héritiers et leurs affidés, tous avides d’argent ; à porter témoignage sur ces années complices.

C’est dire si cette biographie est affective, bien que documentée à l’américaine – et passionnelle, bien que fondée sur des entretiens enregistrés, des témoignages et des lettres. Le lecteur n’y trouvera peut-être pas « la » vérité en soi, mais une vérité amicale, peut-être très favorable mais en tout cas sincère.

Jacqueline Picasso et elle meme peinte par pablo

Car le mérite de ce livre sur l’épouse d’un monstre en peinture, décédé dans sa 92ème année, est qu’il est aussi un livre sur l’art :

  1. Nous y rencontrons les impressions d’artiste, l’optimisme de la lumière, la joie du vivant, l’originalité des objets et des êtres vue par le regard Picasso : « À La Californie, Jacqueline porte aussi en guise de bracelet l’ancienne chaîne d’arrêt d’eau de la baignoire. On aurait d’ailleurs dit une gourmette de chez Hermès » p.76.
  2. Mais aussi le travail forcené (Picasso a produit près de 50 000 œuvres), la générosité du don, les affres et la facilité du peintre en pleine possession de son art.
  3. Et l’avidité du fric, les mendiants de dessins et la cour qui se serait volontiers créée autour du Maître « qui vaut de l’argent » (paroles d’une petite fille qui a beaucoup peinée Picasso). « Mes enfants s’impatientent », dira-t-il à Piero Crommelynck l’année de ses 89 ans (p.173).

Jacqueline a donc été pour Pablo le havre qui le libérait des contingences matérielles, celle qui organisait ses repas, ses soins de santé et ses expositions, toute cette intendance qui agace le créateur. Différente des compagnes précédentes, notamment de Françoise Gilot (surnommée « Julot » par le Maître pour ses liaisons ailleurs) qui pensait rivaliser avec Picasso en peinture.

picasso et jacqueline

Car Jacqueline et Pablo s’aimaient, malgré la différence d’âge. Jacqueline n’a pu supporter la solitude sans lui, malgré ses œuvres à elle dédiées accrochées tout autour d’elle : elle s’est suicidée dans un moment de déprime en 1986. L’automne est redoutable au chagrin et aux souvenirs.

Un brin people mais pas trop, cette biographie affective d’une femme peu connue se lit d’un trait. Le style vivant de Pepita Dupont a beaucoup de charme. Et il était utile de réhabiliter une vérité de femme contre la seule vérité de l’argent. Le livre a fait l’objet de procès – mais l’auteur s’en est sortie la tête haute.

Pepita Dupont, La vérité sur Jacqueline et Pablo Picasso, 2007, collection Documents éditions Le Cherche-Midi, 286 pages, €22.80

Pepita Dupont traduite en espagnol Barcelone 2014

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Damien Luce, La fille de Debussy

damien luce la fille de debussy

Claude Debussy, musicien français (1862-1918), « tout le monde » connait (du moins parmi les cultivés) – mais connaissez-vous Claude-Emma Debussy ? Probablement pas, tout comme moi avant d’ouvrir ce livre – qui vient tout juste de paraître. Claude-Emma est la fille du grand-homme ; comme lui, elle s’exerce au piano, s’initie à Rimbaud, et rêve de la mer – surtout avec Marius, un roux de 15 ans rencontrée en slip sur le sable, dont elle est amoureuse. Claude-Emma s’appelle Chouchou, c’est du moins son père qui le dit ; elle aurait préféré Clémentine. En 1918, à la mort de son père, elle a 12 ans et compose un journal.

C’est un roman – bien sûr le journal est inventé, naturellement « découvert » par un gamin déluré de 7 ans dans le tronc creux d’un arbre du bois de Boulogne, au lieu-dit Jardin d’Acclimatation. Procédé littéraire bien connu dont Stefan Zweig a usé et abusé. Mais l’auteur, à 36 ans, n’a pas quitté le meilleur de l’enfance : sa capacité à s’émerveiller de tout et de jouer avec les mots. Il y a de la grâce dans ce roman-journal d’une adonaissante désormais orpheline.

Elle joue et rejoue les partitions de son papa pour le faire exister un peu, le respirer par les oreilles. Tout comme elle retient son souffle après le baiser de Marius pour le garder en soi. Pour elle, les larmes qui viennent à tout propos sont « le couteau suisse de nos peines » p.22. Elle se demande sérieusement si l’on peut « démourir » p.27 et passe « le triste repas à regarder [son] bouillon dans les yeux » p.29 ; après quoi elle médite devant une bougie en attendant un signe : « je prenais mes propres soupirs pour Dieu » p.59. Et pourquoi offrir aux gens des fleurs coupées ? « En vérité, ce sont des cadavres » p.91. L’été, pour elle « a des longueurs d’opéra » p.62, mais ensuite, au lycée, « la directrice a quitté l’habit courtois qu’elle portait devant maman, pour revêtir sa peau de vache » p.79. Quant au piano… « Un clavier de piano, c’est un peu comme un garçon : plus on le connaît, moins on le regarde » p.109.

La photo de Chouchou (Gallica.fr) à gauche

claude emma debussy dite chouchou gallica.fr

C’est dire le ton primesautier, poignant et drôle, de cette très jeune fille recréée par la magie de l’auteur. Il écrit pour elle ses pensées, sa lutte perpétuelle contre l’autoritarisme de maman, son amour du lointain Marius qui lui a permis de démolir ses châteaux de sable – la meilleure preuve d’amour – son amie Gabrielle aux yeux bleu, le piano et « la vielle loutre » qui lui donne des leçons, les amis de papa, toujours un peu étranges. Elle ponctue ces passages par des histoires de Xantho, le bon chien mort, qu’elle imagine comme en film dans des scénettes absurdes, naufragé sur un radeau, aux prises avec la bouteille pour un message à la mer. Plus enfant mais pas encore femme, elle reste à cet âge incertain où le monde est ouvert mais le destin pas encore fixé. Bien que l’œil de la société contraigne : « Il me manque, le temps où je pouvais courir presque nue sur la plage, gesticuler dans tous les sens, me rouler par terre, sans craindre d’offenser les passants avec cette encombrante féminité » p.35. Contrainte du genre…

Chouchou ne connaîtra pas le reste de sa vie : elle disparaîtra elle aussi, après son chien Xantho et son père Claude, terrassée par une diphtérie le 16 juillet 1919. Juste avant les vacances promises à Saint-Jean de Luz pour retrouver Marius, son garçon rouquin et son bateau à voiles.

Outre une faute inaperçue p.16 (« se livre » pour ce livre), j’ai un regret : que le titre soit si peu euphonique, la fille de de fait bien lourd, Flaubert s’en serait étranglé dans son gueuloir. Pourquoi ne pas avoir choisi le direct « La fille Debussy », comme il est dit p. 39 et p.78 ? Mais ce n’est que vétille car voici un beau roman, touchant et poétique, qui reconstitue l’enfance comme personne. La prolongation d’un spectacle où Damien Luce se met dans la peau du père, à partir de sa correspondance et de son œuvre musicale.

Damien Luce, La fille de Debussy, mars 2014, éditions Héloïse d’Ormesson, 155 pages, €15.20

damien luce

monsieur debussy spectacle damien luce

 

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Thorgal 20 La marque des bannis

Pendant que Thorgal erre, sans mémoire, aux côté de Kriss, sa walkyrie, sa petite famille désespère. Elle vit toujours au village, où il est plus facile d’élever un bébé. Trois ans ont passé depuis que le père est parti et Louve, la petite fille, a désormais 4 ans. Elle se révèle : curieusement environnée de loups, elle n’a ni peur ni agressivité : elle les entend « discuter » ! C’est ce qu’elle dit à son frère. Elle est née en même temps que des louveteaux, jadis, dans la grotte où s’était réfugiée sa mère.

Jolan, le fils, en a 10, son visage a changé, plus allongé, préadolescent déjà. Il cultive son talent de détruire les objets, mais ne sait pas encore recombiner les atomes pour construire. Il reste petit garçon, la larme lui perle à l’œil quand il pense à son papa qui ne revient pas. Mais cet album est celui où il surgit à l’aventure. Il s’émancipe du village (où il a quelques ami(e)s) et de sa mère. Il sent qu’en se montrant digne de lui, il pourrait faire revenir son père. C’est pourquoi j’aime tant Thorgal, cette bande dessinée où la psychologie des enfants est réaliste, évoluant avec leur âge.

Les hommes du village, partis piller les Saxons, ne reviennent pas de leur expédition. Le mythe viking (repris par la BD) veut que ces guerriers-commerçants aient été surtout des pillards, alors qu’ils ont été avant tout des négociants. Ce sont les moines, peureux et improductifs, fonctionnaires avant la lettre réfugiés sous l’égide l’Église-providence, qui ont écrit cette légende. Eux n’avaient rien à échanger et voyaient « le diable » dans tout étranger païen. Le malheur veut que ce soient les vainqueurs qui écrivent l’histoire, pas ceux qui ont vaincu sur le terrain. Heureusement que l’histoire comme recherche scientifique vient désenfumer les croyances ! Les assauts des « lois mémorielles » n’ont pas d’autres visées que d’imposer la vérité totalitaire de quelques-uns sur tous, par la menace.

Au village, pourtant, un jeune homme revient, blessé, épuisé. Il manque de se faire bouffer par les loups et c’est Louve, parce qu’elle entend les bêtes « discuter » entre elles, qui le sauve au matin. Les bonnes femmes du village sont soupçonneuses, haineuses, prêtes à trouver n’importe quel bouc émissaire à leur colère d’avoir perdu leurs hommes. Le jeune homme s’appelle Erik et décrit un grand guerrier brun appelé Shaïgan, à la barre d’un bateau plus grand que les autres et peint en rouge, du sang de ses ennemis. Il est excité au combat par son égérie guerrière Kriss de Valnor, sans pitié pour les faibles. Ceux qui ne se rendent pas sont égorgés ; ceux qui se rendent ne méritent plus le nom d’homme, rendus esclaves et vendus à un marchand byzantin.

Ce Shaïgan ne serait-il par Thorgal, par hasard ? Celui qui a été adopté par le village mais n’a jamais vraiment été accepté par ces xénophobes de terroir ? Jolan, naïf, avoue reconnaître Kriss de Valnor – que n’a-t-il pas dit là ! Aussitôt les mégères réclament le prix du sang, le wergeld. Mais comme les Vikings sont reconnus (malgré les écrivaillons moines) comme révérant le droit, c’est le parlement du village, le Thing, qui délibère et juge. Ni Aaricia ni les enfants ne sont condamnés à mort, mais exclus. La marque des bannis sera apposée au fer rouge sur la joue d’Aaricia, l’empêchant ainsi de se refaire une vie ailleurs dans le monde viking. Jolan en vient à détester son père, « parti pour aller vivre avec une autre femme » comme plusieurs hommes du village l’ont fait, qui a changé de nom et n’aime plus ses enfants…

La famille doit fuir, ses biens sont confisqués et distribués aux femmes qui n’ont pas revu leur mari ; l’ordre règne par la délation et le profit, comme plus tard sous Pétain. Seule une femme les aide, l’amie d’Aaricia, Solveig. Elle leur donne un cheval et des provisions. Mais la loi des bannis est celle du chacun pour soi : belle leçon aux adolescents qui lisent la BD.

Être trop bon n’est jamais sûr quand on n’assure pas ses arrières. Des voisins pillent ans vergogne ceux qui sont accusés sans preuves ; des esclaves sauvés volent sans vergogne leurs bienfaiteurs. Mais Jolan a appris avec Thorgal qu’on est quand même plus fort à plusieurs que tout seul. Les loups en bande donnent l’exemple en protégeant la petite famille…

Cependant Kriss ne peut vivre sans écraser sa rivale dans le cœur de Thorgal. C’est elle qui a tout manigancé : la capture des bateaux qui revenaient chargés de butin, l’envoi d’Erik comme victime pour avouer, le bannissement inévitable. Aaricia est donc à sa merci ; elle s’en empare avec Louve, tandis que Jolan erre en gamin des rues avec Darek, un copain de rencontre, un Suédois rendu esclave puis délivré par la bande de loups.

Jolan connaît son devoir : aller délivrer sa mère, enfermée dans un château imprenable construit sur la mer et à la passerelle bien gardée. Il n’a que dix ans mais du courage comme à dix-huit. Petit homme dont l’éducation (la meilleure) s’est faite par l’exemple. Il a vu son père courageux lui enseigner qu’on ne devait jamais renoncer ; il a vu sa mère avilie ne pas haïr mais chercher à comprendre ; il a connu des erreurs et sa mère lui a enseigné à suivre son but quand même, sans se décourager. Il n’hésite donc pas à se lancer nu dans l’eau glacée de l’hiver nordique pour aborder la forteresse du côté de la mer, mal gardé. Son copain le suit, de deux ans plus âgé, mais admiratif de sa hardiesse.

Je songe à Nietzsche, dans l’aphorisme 225 de Par-delà le bien et le mal : « Cette tension de l’âme dans le malheur, qui l’aguerrit, son frisson au moment du grand naufrage, son ingéniosité et sa vaillance à supporter le malheur, à l’endurer, à l’interpréter, à l’exploiter jusqu’au bout, tout ce qui lui a jamais été donné de profondeur, de secret, de dissimulation, d’esprit, de ruse, de grandeur, n’a-t-il pas été acquis par la souffrance, à travers la culture de la grande souffrance ? » Il ne s’agit pas de masochisme, mais d’acceptation pleine et entière du réel, avec tout ce qu’il a de dur ; il s’agit de supporter pour risquer. La BD Thorgal comme initiation au philosophe Nietzsche, qui aurait cru ?

Et voilà les gamins qui délivrent les hommes, enfermés dans les sous-sols – dont une partie du village, capturé sur les bateaux. Être délivré par un môme, quelle honte pour les valeureux Vikings ! Ils ne savent pas quoi faire pour se faire pardonner. Jolan, grand seigneur comme son père, n’accepte que quelques pièces d’or pour acheter un bateau et se rendre sur l’île de Kriss de Valnor. Car sa mère et sa sœur n’étaient pas avec les esclaves délivrés, mais emmenées in extremis par Kriss sur un navire ancré en bout de ponton. Jolan ne peut rien faire, la guerrière le vise d’une flèche, substitut de pénis qu’elle affectionne. Elle ne la décoche pas cependant car, si elle est sans pitié, elle garde de l’honneur. Elle doit quelque chose au gamin, qu’elle appelle « petit garçon » en hommage à sa virilité naissante, donc l’épargne pour cette fois… mais le défie de venir chercher sa mère chez elle !

La figure de Kriss se fait meilleure au fil des albums. Dans le premier où elle est apparue, c’était une vaniteuse féministe, prête à tout pour prouver qu’elle faisait mieux que les hommes. Elle avait notamment ce coup de poignard bas qui violait autant qu’il tuait, en basse vengeance pour tous les viols qu’elle avait elle-même subis. Ce n’est pas pour rien qu’elle a été nommée Kriss, du nom d’un poignard malais. Elle devient plus vivable, louve désormais plus éprise de liberté que de paraître. Elle est possessive, jalouse du mâle qu’elle veut, Thorgal, qu’elle refuse de partager avec Aaricia. Qui va gagner ?

Jolan, émoustillé par ses premières hormones d’adonaissant, prend la digne suite de Thorgal. Il sait s’allier des compagnons tels que Darek, 12 ans et sa sœur de 10, un peu amoureuse de lui. C’est mignon, prenant, et bien tourné. Avec un dessin détaillé et amoureux des personnages. Suite aux prochains numéros…

Rosinski & Van Hamme, Thorgal 20 La marque des bannis, 1995, éditions du Lombard, 48 pages, €11.40

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Paul Doherty, Le calice des esprits (Mathilde 1)

L’éminent professeur anglais d’histoire médiévale adore écrire la chronique du passé sous forme de whodunit, ces énigmes policières qui captivent l’auditoire tout en instruisant sur les mœurs et sur l’histoire du temps. Après Hugh Corbett, Frère Athelstan, Mathew Jankyn et Katrin Swinbrooke, c’est au tour de Mathilde de Westminster de nous initier aux intrigues de la cour d’Angleterre sous Edouard II.

Nous sommes en 1307 et Mathilde a vraiment existé ; comme l’héroïne, elle était versée en simples et connaissait sur le bout des doigts l’apothicairerie. L’intrigue commence en France, à Paris, sous Philippe dit le Bel. Ce roi absolu, adepte du bon plaisir et avide de fonds pour financer ses guerres, ayant le Pape Bertrand de Got à sa botte en Avignon, ne trouve rien de mieux que d’accuser les Templiers de sorcellerie, sodomie et autres jouissances horrifiques du temps. Mathilde, nièce du trésorier parisien de l’Ordre, doit fuir et se cacher.

Quel meilleur endroit que la Cour elle-même ? Quelle meilleure protection que celle de la fille du roi, Isabelle, promise au jeune Édouard II d’Angleterre pour arrimer la Gascogne, apanage anglais, au royaume de France lorsque naîtra un héritier ? Isabelle n’a que 13 ans mais a été initiée au sexe par ses frères plus âgés depuis des années. Les princes, comme leur père, prennent leur bon plaisir sans se soucier de la morale d’église ni de la réprobation anti-pédophile de notre siècle. Mathilde, 20 ans, observatrice et intelligente, se fait reconnaître comme amie par la princesse. Elle l’utilisera pour assurer son pouvoir, sur son père retord Philippe le Bel d’abord, puis sur son époux anglais plus porté vers son favori Galveston que vers elle.

Ce premier opus de la série allèche le lecteur. Il est bien troussé, allègre et empli de détails croustillants sur les mœurs et les quartiers de Paris en 1307. Les encombrements, la puanteur et des hypocrisies sont déjà là à l’époque.

Se dessine, par petites touches, l’écart constant entre la France et l’Angleterre.

  • La France s’est formée en État contre les divisions féodales ; le bon plaisir, la tentation du pouvoir absolu et l’utilisation des juristes pour le justifier sont inscrites dans la génétique politique française.
  • L’Angleterre, à l’inverse, est une île qui n’a plus de problème identitaire depuis les rois saxons vers l’an 800 ; mais qui reste soumise aux contre-pouvoirs des puissants féodaux d’Ecosse, du pays de Galles et d’Irlande, sans compter les barons qui exigent de siéger au Conseil du roi. L’obligation de négocier, le partage du pouvoir, l’appui sur l’église, sont inscrits dans la génétique politique anglaise. Le roi n’est pas absolu, le roi n’est pas l’État à lui tout seul, le roi ne fait pas ce qu’il veut.

Isabelle va découvrir, malgré son jeune âge, le machiavélisme du « grand jeu » entre la France et l’Angleterre. Philippe le Bel va user de sa fille comme d’un pion de grande politique. Mais celle-ci, finaude et mal aimée, ne va pas se laisser faire…

Pour qui aime l’histoire et les romans policiers ; pour qui aime rester dans le réel du temps tout en goûtant une bonne intrigue ; pour qui veut en savoir plus sur le moyen âge, loin des mythes qui courent l’éducation primaire et les médias – lisez Paul Doherty. Il instruit en divertissant et Mathilde est une fille qu’on aimerait rencontrer plus souvent.

Paul Doherty, Le calice des esprits (The Cup of Ghosts), 2005, 10-18 novembre 2009, 351 pages, €8.36

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Alix, L’Ibère

César se bat contre les fils de Pompée en Espagne. Le scénario est calqué sur la conquête napoléonienne, avec factions rivales et paysans-résistants de l’intérieur. Quand un village choisit un camp, le camp adverse vient piller, violer, massacrer. César va triompher, militairement et moralement, en ralliant à lui le peuple local. Mais non sans politique. C’est là que paraît le cynisme du scénariste notre époque, qui n’a jamais été celui de Jacques Martin, élevé en collège religieux et chez les scouts.

Dès la première page, la morale des personnages est campée crûment : Alix défend les « victimes innocentes », César « Ne soit pas naïf » – quant à Enak, il bouffe… A croire que le colonialisme mental a imprégné la génération récente : Enak n’apparaît-il pas proche de l’animal ? Comme lui il va presque à poil, fidèle comme un chien et avide de plaisirs terrestres : les frottements sur sa peau nue, la viande avalée goulument, l’eau qui dégouline sur son torse, une main amie sur son épaule, la sensualité des liens… Jacques Martin ne l’avait pas fait évoluer ainsi, jusqu’à ce qu’il passe la main. C’est le danger de faire continuer la série, après la mort de l’auteur : la trahison.

Tarago est fils de chef, orgueilleux et fanatique. En vrai caudillo, il est le seul à avoir raison et impose ses vues par la violence. Plusieurs cases « justifient » la violence en la présentant comme normale, habituelle, à reproduire en cours de récré. Quant à la torture pour obtenir des renseignements, pas de problème : placer une lame sur la gorge nue d’un gamin suffit à son aîné pour déballer tout ce qu’il sait. Morale : ça marche, donc essayez !

En contrepartie, Tarago apprécie le courage et donne une chance aux braves. Voilà du bon machisme méditerranéen, qui justifie qu’on ait « des couilles ». Et pas touche à sa sœur – sauf si elle trahit la famille et le clan.

En bref, voilà tout le catalogue valorisé des poncifs attachés à l’Espagne et aux maquisards de Méditerranée, tous vaguement corses ou siciliens dans l’imaginaire essentialiste du scénariste. Notons les mœurs issues des Arabes (touche pas ma sœur, le cimeterre recourbé à égorger). Elles sont bien anachroniques puisque nous sommes censés être au temps de César et que le Prophète n’est pas même né !

Entre Alix, Tarago et César va se jouer une partie de poker politique où l’argent, l’honneur et la terre sont l’enjeu. Alix est trop donquichottesque pour tirer un quelconque intérêt de l’aventure, César trop obstiné pour échouer et Tarago trop fanatique pour réussir. Voilà le schéma.

Restent les comparses : Enak, toujours torse nu, sur le point de se faire égorger comme en Afghanistan avant d’être flanqué avec brutalité à terre par Tarago ; Celsona, sœur de Tarago, qui aime évidemment un opposant modéré et qui le paye de sa vie, étant donnée la brutalité du frère qu’imitent ses sbires ; Labiénus, général romain renégat, qui joue triple jeu et s’y perd ; les paysans qui cultivent la terre rude et dont les jeunes enfants gambadent de joie au soleil.

La morale de l’aventure est un peu obscure aux jeunes lecteurs et c’est le plus gênant. A croire que la génération trentenaire qui tient les commandes de la série n’a plus de morale. Elle souscrit au cynisme girouette du temps tout en jouissant de la torture des jeunes corps adolescents. Les gamins suivent Alix puisqu’il est le héros ; ils aiment Enak, plus à leur portée par son âge et sa faiblesse, plus raisonnable et attaché à son aîné ; ils admirent César puisqu’il est le chef, personnage historique et bon républicain.

Mais Alix laisse la vie sauve à son ennemi et met en péril tous les autres, à commencer par la sœur dudit ; Alix refuse le cadeau de César au nom d’un humanisme qui n’existe pas encore alors qu’il aurait pu accepter et donner lui-même la ferme aux paysans (ce qu’il fera, mais à la toute fin !) ; Labienus trahit tous ceux qui l’approchent, bien que général (donc discipliné) et Romain (donc civilisé) ; Tarago, soudard brutal et fanatique au début, devient sympathique par son combat de résistant contre les colonisateurs, avant de déraper dans l’allégeance aux fils de Pompée, encore plus cyniques que César… Comment les jeunes têtes pourraient-elles se retrouver dans cet imbroglio ?

Heureusement, le dessin de Christophe Simon sauve l’album. Les corps souples, les visages expressifs, les attitudes naturelles, la dramatisation des ombres qui disent la rudesse du combat ou la tendresse des amoureux, parlent plus que le texte.

Au total, comme toujours depuis la renonciation de Jacques Martin, voici un mauvais Alix. Une dégradation d’époque sans morale. Bel exemple pour la jeunesse !

Alix, L’Ibère, 2007, Jacques Martin, Christophe Simon, P. Weber, Maingoval, Casterman, 48 pages, 9.88€

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