Articles tagués : fellahs

Vie locale du Nil

« Les fumées noires sont toujours des usines de canne à sucre. » C’est ainsi que Dji répond à nos interrogations sur la pollution du ciel à certains endroits.

Nous descendons marcher un moment dans la palmeraie des rives. Passent des fellahs montés sur des bourricots, au sommet de grosses bottes de trèfle d’Alexandrie. Des champs, des plantations, des huttes de roseaux ponctuent le chemin poussiéreux. Pas d’enfants, ils doivent être à l’école, mais des chameaux. Nous revenons en bord de Nil pour rejoindre le bateau et y déjeuner.

chameaux egypte

Nous nous arrêtons devant les balcons du Nil, ces dunes qui montrent le niveau des plus hautes crues. Deux heures de marche entre Nil et canal secondaire nous attendent, sur la rive est cette fois. Des champs et des fellahs, des villages de terre entourés de grands murs, établis en hauteur, loin des plus hautes crues : rien ne change dans le paysage. Quatre ou cinq gamins enlèvent leurs habits – sauf le short – et traversent le canal secondaire, un sac à la main. Il contient, outre les vêtements qu’ils viennent d’ôter, une serpette pour cueillir les « mauvaises herbes ». Dji grommelle vaguement qu’ils vont couper le haschich, mais peut-être ai-je mal compris. Les jeunes garçons sont minces et musclés, beaux à voir ; leur corps est bien dessiné.

facade maison village nilotique

Sur les questions incessantes des femmes du groupe, Dji se lance alors dans une grande série de réponses entrecoupées d’anecdotes. Tout y passe, la condition des femmes, la vie sexuelle, l’existence au village. La conclusion de tout cela est curieusement « politiquement correcte » : les femmes-fellahs sont de maîtresses femmes qui mènent leur barque et souvent leur mari. Les Occidentales sont contentes, c’est ce qu’elles voulaient entendre. En cas de répudiation ou de divorce, c’est à la femme que sont confiés les enfants, les filles jusqu’à 12 ans, les garçons jusqu’à 14 ans. Les problèmes des mariages mixtes avec des étrangères ? C’est là où il y a souvent contresens : l’Égypte est un pays musulman. Lorsque le père est musulman, les enfants sont réputés l’être également. La mère, étrangère, n’est pas musulmane, sauf si elle se convertit (ce qui arrive rarement…). Les enfants ne peuvent être confiés à une non-musulmane et c’est le père qui les garde ! Dji commente, un brin goguenard : « Avis à vous, Mesdames, il faut toujours examiner le droit et l’histoire avant de conclure naïvement une histoire d’amour par un mariage avec une autre culture. »

villageois bord du nil

Mais ce qu’il ne dit pas, Rachid Mimouni le dit crûment : « une femme pour un islamiste, c’est comme un Juif pour un Nazi », une espèce différente, inférieure, soumise. Si les femmes traditionnelles, peu scolarisée et rurales, sont peu concernées par l’intégrisme musulman, les femmes modernes des villes, éduquées et travaillant, réagissent différemment. Certaines choisissent l’islamisme et ses symboles. Le voile permet aussi d’éviter la promiscuité dans les transports, de bien séparer l’espace privé et familial (dévoilé) et public (voilé). Mais, dans une société aussi fermée, ont-elles vraiment le choix ? Je ne souscris pas, en tout cas, à son optimisme sur l’islam. La terreur des religieux et des croyants conservateurs ressentie face à toute expression de la sexualité ne rend pas optimiste. En témoigne « l’affaire du baiser » d’adolescents marocains de 14 ans.

felouquier bord du nil

Claude Lévi-Strauss le disait très bien dans Tristes tropiques, en 1955 déjà : « si un corps de garde pouvait être religieux, l’islam paraîtrait sa religion idéale : stricte observance du règlement (prière cinq fois par jour, chacune exigeant cinquante génuflexions) ; revues de détail et soins de propreté (les ablutions rituelles) ; promiscuité masculine dans la vie spirituelle comme dans l’accomplissement des fonctions organiques ; et pas de femmes. » Lui, Dji, s’en accommode fort bien : il préfère vivre avec les garçons. Moi, pas ; j’ai besoin des femmes, de leur conversation, de leur contact. Les anciens Égyptiens avaient un hiéroglyphe imagé pour écrire l’amour : une houe devant un homme qui porte la main à sa bouche. Quand à « faire l’amour », il était dessiné par un phallus et deux pulsations. Rien à voir avec cette ségrégation musulmane d’aujourd’hui !

crepuscule sur le nil

Toujours pas d’avancée à la voile. Nous reprenons le bateau à moteur pour nous échouer un mille plus loin sur une rive déserte, où les felouques de camping attendent déjà pour la nuit. Les felouquiers, qui ont entre 16 et 40 ans, ont allumé un feu de palmes et chantent en s’accompagnant d’un tambourin. Nous allons chanter avec eux, le rythme et la mélodie étant les seules formes de communication entre deux langues trop éloignées pour se comprendre. L’une du groupe déchaîne « Alouette » et d’autres chansons traditionnelles lorsque vient notre tour de chanter. Dans la fraternité des autres, Adj est rayonnant. Ils sont tous plus moustachus que lui, mais il a les épaules plus larges et le teint plus frais. Tous les yeux brillent et les dents blanches sourient jusqu’aux oreilles dans les faces basanées. La joie affleure vite chez nos felouquiers : un feu, du rythme, et c’est parti. Pas besoin d’alcool ni de femme pour se faire plaisir. On se presse les uns contre les autres par camaraderie et on rigole en connivence. Aux lueurs dansantes des flammes qui les éclairent par en-dessous, les hommes révèlent des « gueules » à la Breughel ; ils ont chacun leur caractère et attirent la sympathie.

Au dîner, les dix plats sont apportés simultanément et chacun pioche comme il veut dans la montagne de riz, les poivrons farcis, les crudités « de saison », les beignets d’aubergine, les patates à la tomate, les cuisses de poulet ou le potage aux pois chiches. Une toilette à l’eau chaude, sur un réchaud posé au bord du Nil, nous dépoussière et nous rassérène avant la nuit tombée.

Catégories : Egypte, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Parmi les champs du Nil

Après le petit-déjeuner de café, de pain et de fromage type feta, une heure de felouque dans le calme du paysage conduit la conversation. Nous débarquons au bord des marais, dans un univers presque breton. Le soleil chaud fait s’exhaler les odeurs des plantes. Des vaches broutent l’herbe et la luzerne.

champs de ble bord du nil

Des fellahs travaillent les champs à la houe. Ces purs Égyptiens n’ont pas vu changer leur type au cours des millénaires. On les retrouve tels sur les antiques bas-reliefs des temples : un profil fier, des lèvres gonflées, des yeux allongés aux paupières lourdes, une taille mince et des épaules en portemanteau. Pour nous, le peuple du Nil ne sera pas une partie du paysage comme il l’est pour ces touristes des bateaux-usines qui l’observent du haut du pont supérieur, en sortant de la piscine.

culture bord du nil

Nous longeons les champs en carré sur une hauteur artificielle qui sépare le Nil du canal secondaire. C’est là où, au cours des siècles, ont été déposées les alluvions grattées aux basses eaux pour conserver au Nil sa navigabilité. A nos pieds s’étend une mosaïque de plantations de choux, d’aubergines, de blé et de bananiers. Passent des gamins en galabieh, montés sur des ânes, sourire éclatant de dents blanches, image séculaire du monde arabe. Adj nous précède dans une longue galabieh bleu marine qu’il a passé par-dessus une blanche plus fine. L’interminable tissu sombre accentue l’aristocratique de sa démarche. Les filles l’avouent, c’est un beau gars. Il n’a que 16 ans. Nous passons notre chemin de poussière parmi les palmiers et les euphorbes, ces « pommiers de Sodome » aux fruits comme des roustons. De nombreux oiseaux suivent nos pas de leurs trilles de joie.

felouque a voile sur le nil

Un bateau de touristes du Nil semble s’être échoué bien à l’intérieur des terres, aux abords d’un village : mais c’est un dispensaire et une école construite par le gouvernement sur trois étages, tout en béton fonctionnel, carré comme un navire-usine. Des écolières en long foulard blanc d’uniforme vont y entrer et nous saluent d’une voix musicale.

chou et ble bord du nil

Au bord du fleuve, que nous rejoignons, joue un gamin noiraud au pull de laine sous la galabieh malgré la chaleur. Il porte dans ses bras un petit chien ébouriffé. Ce peuple du Nil semble d’humeur facile et aisé à connaître, gai dans sa misère et son assujettissement. L’insouciance, la joie tranquille de ce petit, me font oublier la stupidité religieuse. Les enfants sont des Murillos, disaient les voyageurs de l’autre siècle, ce qui voulait dire gracieux, bruns et en loques. Lady Lucy Duff-Gordon, qui a vécu parmi eux en 1862 les a aimés ; elle décrit ainsi l’un de ses mousses dans ses Lettres d’Égypte (Payot 1996) que je suis en train de lire : « une taille de cupidon antique libéralement montrée ». C’est joli. Ce livre est à lire absolument pour qui s’intéresse aux gens autant qu’aux pierres antiques.

nos felouques amarrees sur le nil

Le Nil étend ses tons pastel dans l’air translucide. La lumière est une douceur, comme la faible brise qui se lève parfois. Les roches qui bordent le fleuve sont gravées ou piquetées. On y distingue des animaux, des barques égyptiennes, des guerriers. Il y a là toutes les époques, jusqu’aux signes de carriers qui exploitaient le beau calcaire blond tout au bord du Nil. Mais elles révèlent que l’Égypte était une province de l’art pariétal d’Afrique du nord. Trois mille ans avant le Christ le désert libyque était fertile, riche d’arbres et d’animaux de la grande faune paléoafricaine : éléphants, girafes, autruches, gazelles, bovidés. Les gravures des rochers ressemblent à celles que l’on trouve au Hoggar et dans les Tassili.

Sur le chemin, nous avons rencontré plusieurs fois de vieilles chaussures plantées au bout d’un bâton. La semelle est toujours tournée vers le chemin. Dji nous explique que c’est ainsi que l’on éloigne le mauvais œil dans ce pays. La superstition s’étend à toute image : ce qui est dessiné est « capturé » et cette « possession » peut engendrer des pratiques magiques qui donnent un pouvoir. Telle est l’essence même de l’art égyptien antique, et il a perduré jusqu’à nos jours ! C’est pourquoi les photos sont parfois mal perçues par les victimes, il faut faire attention : « on leur vole leur âme. »

rive du nil

Nous remontons sur le bateau à moteur pour le déjeuner. En guise de café nous est servie une spécialité égyptienne, le karkadé, une infusion de sépales rouges d’hibiscus de couleur rouge vampire. Ce verre de sang est acidulé et sans grand goût. Je le préférerais froid. Certains ajoutent beaucoup de sucre.

Catégories : Egypte, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Égypte d’aujourd’hui

Ce matin le soleil est vif et embrase la campagne. Elle s’ébroue peu à peu de ses voiles nocturnes. Car nous découvrons qu’il fait froid l’hiver durant les heures de nuit ; l’Égypte n’est pas le pays de l’éternel printemps. Nous partons vite pour Edfou en car. Des champs de cannes à sucre s’étendent largement le long du Nil sur la rive ouest. Dji nous parle un peu de l’époque contemporaine durant le lent trajet. L’Égypte s’est émancipée de la tutelle anglaise en 1952 parce que la mode était à la décolonisation et au nationalisme tiers-mondiste – mais aussi (je l’ajoute) parce que l’Inde, devenue indépendante dès 1948, ne nécessitait pas de conserver sous contrôle la route maritime passant par le canal de Suez. Gamal Abdel Nasser a pris le pouvoir et réalisé à cette occasion, en 1952, la « dévolution des terres ». Chaque paysan a reçu 2,5 hectares, limités à 30 hectares pour un même nom afin d’éviter un trop grand pouvoir économique des familles étendues.

gamin sur chameau Egypte

Il existe aujourd’hui des terres privées et des terres d’État ; celles-ci sont gérées en coopératives. Les cultures privées ne sont pas entièrement indépendantes car les paysans doivent cultiver ce qui est décidé par la coopérative pour la moitié de son exploitation. La canne à sucre fait florès autour de Louxor. Elle sert à produire du sucre, des cartonnages, et un aggloméré pour les parois des habitations. Des rails à voie étroite courent parfois sur le sol ; ils servent aux wagons collecteurs de cannes. Celles-ci sont aussi transportées en camions à remorque. Aux ralentissements, des gamins se précipitent d’ailleurs pour tirer une ou deux cannes du chargement, afin de les écorcer et de croquer la tige juteuse et sucrée.

État « socialiste démocratique » pour l’affichage international, l’Égypte est surtout clanique, organisée autour de l’armée – cette élite des mâles qu’affectionnent les pays musulmans (voir le Pakistan, la Libye de Kadhafi et même l’Algérie). Le pays exporte surtout du coton (50% des gains en devises), mais aussi du sucre, du blé, du maïs, du riz, des tomates, des oranges. Il produit du gaz naturel et même du pétrole (14 ans de consommation au rythme actuel). Ce que Dji ne dit pas est que la politique de redistribution des terres aux fellahs est un échec car la démographie a été (et va encore) plus vite que le développement : le rendement des petites propriétés est déficitaire et l’analphabétisme rural monte à 67% ! C’est encore le tourisme qui rapporte le plus, employant 2,5 millions de personnes et rapportant deux fois le montant de l’aide annuelle américaine.

Egypte campagne

Quel contraste entre deux pays de delta, l’Égypte au Proche-Orient et le Vietnam en Asie ! Tous deux sont pauvres, sortis de la colonisation ou de la guerre, majoritairement paysans. Mais l’un s’en sort et l’autre pas ! On peut tristement le constater, aucun pays arabe n’a développé d’économie avancée. Ils ont acheté des compétences et des services à l’extérieur plutôt que de chercher à apprendre et produire par eux-mêmes, poursuivant leur tradition de prédateurs guerriers. Mentalité proche, en plus fruste, de celle de nos aristocrates d’ancien régime. L’Égypte n’a pas connu de solution à son problème de développement, rien que des secours d’urgence et des gestions de crise. Tout est dévolu à l’armée, « orgueil arabe », improductive et autoritaire par définition.

adolescent en galabieh egypte

Riches ou pauvres, tous les pays arabes sans exception ont des régimes despotiques dans les années 2000. Les dirigeants ne sont pas responsables, leurs actes sont imprévisibles, toute l’économie est subordonnée à la politique, celle-ci réduite au clientélisme et aux féodalités. Le développement économique n’est pas une fin en soi, nous sommes bien d’accord, mais demandez aux paysans du Nil s’ils veulent être nourris convenablement et bien vêtus, s’ils veulent envoyer leurs enfants à l’école et comprendre un peu mieux le monde dans lequel ils vivent ? J’ai l’intuition qu’ils vous répondront oui. Je ne connais personne qui veuille rester dans la crasse ou l’ignorance, même l’écologiste ou le tiers-mondiste le plus convaincu. L’absence de développement des pays arabes est un problème culturel. Pourtant, la démocratie, je l’ai montré, n’est pas incompatible avec l’islam.

Egypte Medinet Habou

On peut en incriminer la religion : le Dieu de l’Islam est sans désir ni amour ; il dépasse l’intelligence et la raison ; il n’aime pas ses créatures qui lui sont indifférentes. Sa puissance est insensible, « islam » veut dire « résignation ». Mais, après tout, le catholicisme n’est pas plus ouvert… La différence est que les sociétés arabes ne génèrent pas de main d’œuvre informée ni capable ; elles rejettent les idées et les techniques nouvelles par préjugé antioccidental (les chrétiens sont honnis) ; la révérence pour le Coran – Livre saint qui a tout dit – empêche toute réflexion personnelle et tout apport extérieur (les chrétiens ont vécu cela jusqu’à Galilée) ; même le savoir que certains acquièrent à l’étranger n’est pas respecté, on lui préfère le clanisme et le bakchich – terme qui vient d’ailleurs de l’arabe. Les entrepreneurs locaux n’appartiennent pas par hasard aux minorités copte, juive ou grecque dans l’histoire de l’Égypte. Même le coton, richesse actuelle du pays, a été introduit par le français Jumel en 1822.

gamins Egypte

Le principal obstacle au développement est peut-être le machisme ambiant. Les femmes sont tenues à l’écart, comme une espèce « inférieure ». Cette attitude prive le pays de main d’œuvre de talent, elle sape le désir de réussite des garçons (traités comme des « pachas »), elle délaisse toute tentative de réflexion ou de débat au profit, très vite, de la violence, expression du physique quand manquent les mots mais aussi quintessence hormonale de l’identité mâle et modèle culturel du guerrier. Le problème est qu’on ne conquiert pas la programmation informatique par le sabre, ni les processus complexes pour fabriquer un avion par la querelle. Sans ouverture culturelle à l’autre, les pays arabes resteront dans leur ghetto. Peut-être est-ce ainsi qu’il faut interpréter l’espoir qu’a fait naître le printemps arabe, malgré ses airs d’automne déjà venu.

Catégories : Egypte, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Gaston Maspero, Ruines et paysages d’Égypte

gaston maspero ruines et paysages d egypte

Gaston Maspero fut un égyptologue français renommé, né en 1846 et mort en 1916. Professeur au Collège de France à 28 ans, il prit la succession d’Auguste Mariette à la direction du Service des antiquités égyptiennes, embauché par le gouvernement du Caire. Il y créa le Musée égyptien, découvrit les momies royales de Deir el-Bahari et déblaya, consolida et restaura nombre de monuments aujourd’hui offerts aux touristes – manne économique pour l’Égypte. Ce nomade professionnel, de l’amont à l’aval du Nil, a écrit nombre d’articles pour égayer les lecteurs du Temps et autres revues du public cultivé. Son éditeur les a recueillis en volume.

Le style est bavard et fleuri comme on l’aimait au XIXe siècle, revenant peu à la ligne, mais Maspero n’est pas un touriste. S’il sacrifie parfois aux sentiments d’atmosphère ou au pittoresque du paysage, c’est pour montrer en historien la continuité millénaire du peuple égyptien, vivant en 1900 presque comme en -3900. « Une bande d’âne qui sort d’un creux derrière la digue, sous un faix de sacs gonflés, pourrait être celle-là même qui servit de modèle aux dessinateurs du tombeau de Ti pour la rentrée des gerbes » 20 janvier 1904, p.62.

Il n’aime rien tant, Monsieur l’archéologue, qu’évoquer les processions conduites par les prêtres d’Isis ou du culte d’Amon, nous montrer leur itinéraire encore visible au sol, remonter les colonnes à terre, ou nous faire sentir les odeurs, entendre les sons et palper l’humanité même d’hier avec les mots d’aujourd’hui. « C’est l’ordinaire paysage d’Égypte (…) deux chaînes de collines menues, déchiquetées, noires et zébrées de jaune où le sable s’écoule, un Nil boueux et presque désert, des lignes d’arbres tourmentés par le vent, des taches de verdure tranchant en vigueur sur le sable de la plaine. (…) Est-ce bien l’Edfou d’aujourd’hui qui va s’endormir sous nos yeux ? » 14 janvier 1906, p.275. Ce délassement de professionnel pour l’édification du grand nombre est un bonheur de lecture.

Temples, monastères, mosquées, usines se succèdent avec les millénaires – mais l’Égypte demeure et ses peuples y vivent aussi sédentaires, conservateurs, fatalistes. Ainsi d’un site guérisseur : « Le charme opérait d’abord par la puissance de Khnoumou, le seigneur de la cataracte, puis Khnoumou le transmit à saint Hédéré, et aujourd’hui un cheikh musulman (…) a recueilli l’héritage de saint Hédéré et de Khnoumou. Il en va ainsi par l’Égypte entière. Le peuple n’a point changé d’âme en changeant de religion » Kom Ombo, 11 janvier 1905, p.289.

1900 philae

Maspero a vu Philae sans les eaux. Les deux barrages de 1903 et 1913 ont submergé une partie des ruines, mais le barrage Nasser en 1971 a plus encore modifié le paysage antique. Avant que la technique n’intervienne, le paysage était ainsi décrit : « Philae, intacte encore, étalait ingénument aux regards les reliques de son passé, parvis obsédés de bâtisses parasites, portiques, chapelles païennes, églises construites avec les débris des temples, maisons grecques, coptes, arabes, entassées le long des ruelles et à l’orée des carrefours » p.303. C’est dire, d’une langue flexible et riche de mots, l’entassement des siècles, l’empilement des époques, le chaos pittoresque qui envahissait de vie les ruines, avant que le Tourisme, au nom de la Science, ne déblaie tout ce fatras pour mettre à nu les Ruines – sur lesquelles viendront rêver les romantiques…

colosses ibsamboul ou abou simbel

Gaston Maspero n’est pas insensible au romantisme, mais il reste scientifique. S’il aime l’humain au présent, ces âniers braillards, ces femmes criardes, ces bandes de gosses dépenaillés et gouailleurs, ces fellahs durs à la peine – il sait aussi observer les mouvements du jour sur la pierre des colosses, comme une caresse des dieux sur la matière. Il faut avoir été en Égypte, à cette heure entre chien et chacal, pour ressentir cette puissante impression d’un souffle venu d’ailleurs passant sur les vieilles pierres. A propos des colosses d’Ibsamboul (nom ancien d’Abou Simbel), Maspero écrit : « L’aube suivante nous les montre encore absorbés dans leurs voiles, le visage dur de pensée concentrée, la prunelle fixe, les lèvres serrées, puis le soleil, montant au-dessus de la chaîne libyque, gagne leur couronne et allume dans leurs yeux une flamme rosée ; à peine a-t-il effleuré leurs lèvres, leur bouche tremble et un sourire léger éclaire leur face. C’est l’illusion d’un moment, et leur impassibilité les reprend » 30 décembre 1904, p.326.

Un bien beau livre, à lire en petites étapes, de retour d’Égypte ou sur le bateau qui remonte le Nil.

Gaston Maspero, Ruines et paysages d’Égypte, édition revue et augmentée 1914, Petite bibliothèque Payot 2003, 362 pages, €8.69

Catégories : Archéologie, Egypte, Livres, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,