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Das Boot de Wolfgang Petersen

Un film de guerre retraçant la vie réaliste des sous-mariniers allemands durant la Seconde guerre mondiale. Il est l’adaptation romancée du récit de Lothar-Günther Buchheim, journaliste embarqué. Il existe plusieurs versions de ce film culte qui a réhabilité l’armée en Allemagne en 1981. Je chronique ici la version longue originale sans coupures de 4h42 (en 2 DVD). La version cinéma ne faisait que 2h29 et c’était déjà trop pour un film en salle. Une version télévisée en série en six épisodes de 50 mn a été adaptée en 1985 d’après le tournage original. Enfin une version « director’s cut » a été montée en 1997 pour 3h29. Mais rien ne vaut l’original en son entier.

Le bateau (Boot en allemand) est un microcosme d’humanité. C’est un lieu fermé qui renferme des personnalités diverses et des caractères plus ou moins placides ou emportés. C’est aussi un instrument de guerre, un poing fermé entre les mains de son commandant qui obéit aux ordres de l’amirauté. Son but : couler le maximum de navires alliés qui viennent ravitailler le front en Europe, et notamment le Royaume-Uni, seul pays qui résiste encore et toujours à l’envahisseur. En octobre 1941, lorsque débute l’histoire, il y a moins que les 18 U-Boot affectés à l’Atlantique en 1940 ; beaucoup ont été coulés selon le capitaine.

Ce sont encore des « sous-marins » occasionnels, fonctionnant au diesel. Ils ont besoin de remonter en surface pour faire de la vitesse (14 nœuds) recharger les batteries et renouveler l’air (le schnorkel ne sera mis en service que fin 1943), ou viser pour tirer efficacement des torpilles. Leur durée en plongée est réduite à quelques heures et leur vitesse est lente (4 nœuds). Les Alliés, qui ont perdu beaucoup de cargos dans les premiers mois de la guerre, perfectionnent leurs techniques de défense et de traque. Des destroyers escortent les convois, des avions chasseurs de sous-marins décollent des côtes, mais les deux sont handicapés par leurs rayons d’action, trop faibles pour couvrir toute la traversée de l’Atlantique. En revanche, dès qu’un U-Boot est repéré par l’émission caractéristique en morse de la lettre B suivie d’une barre, les destroyers se coordonnent pour le grenader en triangulant sa position par radiogoniométrie. Les Allemands ignoraient ce dispositif et continuent d’envoyer réglementairement toutes les heures, un message indiquant leur point en code. Le capitaine s’étonnera que les autres sous-marins ne lui envoient pas leur point, mais c’était justifié par l’expérience ! La dernière partie du film montrera aussi le « ping » caractéristique des premiers sonars anglais sur la coque métallique du sous-marin échoué sur le fond, aptes à repérer une grosse masse métallique.

Dans le film, le U-96 va appareiller de la base bétonnée de La Rochelle. La veille, l’équipage et les officiers ont fait la grosse fête, surtout alcoolisée, avec des petites femmes. L’un des officiers a une amoureuse qui est enceinte de lui, il peine à la quitter et s’inquiète des « maquisards » qui lui feront sa fête si l’Allemagne perd la guerre. Le départ a lieu dans les flonflons, puis la croisière dans l’Atlantique se déroule en surface, comme si de rien n’était. Car la zone affectée au sous-marin par l’amirauté n’est pas propice à rencontrer des convois. Le gros galonné de « grand » amiral Dönitz fait le matamore devant Hitler, marmonne le commandant (Jürgen Prochnow), mais il n’est pas foutu d’organiser la surveillance des convois et la tactique efficace pour les chasser. C’est pourquoi le capitaine, qui voit que l’équipage s’ennuie et commence même à connaître des frictions, entreprend de torpiller une corvette qui passait par là. Sauf que celle-ci l’a repéré et fonce sur le sous-marin qui est forcé de plonger en catastrophe. Premiers grenadages, qui font quelques dégâts, mais réparables. Ouf !

C’est ensuite le message qu’un autre U-Boot a accroché un convoi et le U-96 se porte sur les lieux. Il lance trois torpilles qui font mouche, mais il est une nouvelle fois repéré par les destroyers, qui se relaient pour le traquer. Le grenadage provoque un incendie à bord et des voies d’eau, le sous-marin descendant à une profondeur limite pour sa coque. Mais il s’en sort une fois de plus parce que chacun fait bien son métier. Lorsque le U-Boot refait surface, les destroyers se sont éloignés avec le convoi et seul un pétrolier brûle sur la mer. Mais il n’est pas coulé et le commandant décide, on ne sait pourquoi, de l’achever avec une nouvelle torpille. Il aurait pu le laisser flamber, de toutes façons il était inutilisable. Des marins sont encore à bord qui tentent d’échapper au feu en se jetant à l’eau et en nageant vers le sous-marin en surface. Mais l’engin comprend déjà une cinquantaine d’homme et ne peut prendre en charge les rescapés. Il recule et s’efface dans la nuit. Cela a marqué les officiers, la guerre et ses exigences contreviennent à l’humanité et à la solidarité des gens de mer.

Retour à La Rochelle pour avitailler et réparer, sauf que… message radio codé : le U-96 doit rallier Vigo en Espagne, pays neutre, pour y refaire le plein de mazout et de vivres, puis aller en Méditerranée pour soutenir un Rommel en peine avec l’Afrique du nord, enfin La Spezia en Italie. Ce qui est suicidaire : passer le détroit de Gibraltar étroitement surveillé par les destroyers anglais est une risque élevé ! Berlin refuse même que le correspondant de guerre Werner (Herbert Grönemeyer) débarque à Vigo ainsi que le premier lieutenant ingénieur en chef (Klaus Wennemann) dont la femme vient d’être bombardée à Cologne.

Le U-Boot va donc tenter de passer, en surface pour bénéficier du courant favorable dans ce sens, et pour avoir de la vitesse, puis en plongée une fois terminée l’étroitesse du détroit. La chance est avec eux au début, puis tourne. Un patrouilleur repère le sous-marin et la traque commence. Le U-Boot est obligé de plonger profond puis, endommagé par les charges sous-marines, ne peut se stabiliser. Il descend au-delà du cadran prévu pour la profondeur, à 280 m, heureusement arrêté dans sa chute par un banc de sable. La coque craque, des joints éclatent, des boulons sautent, mais la carcasse résiste quand même. Cependant, l’eau entre et les batteries sont noyées pour beaucoup. C’est alors que commence pour l’équipage la course contre la mort. Colmater, purger, gonfler, réparer le courant en joignant les batteries restantes, restaurer le diesel, enfin remonter et faire surface. Il était temps, l’air commençait à manquer ! C’est là que se révèlent les caractères, du chef-mécanicien Johann (Erwin Leder) qui craque puis se reprend en héros, au premier lieutenant qui se donne totalement, et aux hommes qui, épuisés, portent quand même des seaux pour évacuer l’eau.

Le U-96 n’a pas pu passer Gibraltar et est trop endommagé pour continuer ; il rallie La Rochelle, son port d’attache. Une fois à quai à La Pallice, dans les flonflons des autorités et des badauds… un raid aérien allié survient ! Tragique de l’histoire, le sous-marin qui avait vaillamment résisté à toutes les épreuves en mer avec un seul blessé est coulé à terre et son équipage décimé. Le commandant, atteint de plusieurs balles, n’a que le temps de voir disparaître complètement son bâtiment avant d’expirer, sous les yeux du correspondant de guerre navré.

La longueur permet le suspense tout en faisant connaissance avec chacun. Le spectateur vit l’aventure jusqu’au bout avec ses moments drôles, ses instants dramatiques et sa fin tragique. Les marins sont pris dans l’engrenage qui les dépasse, celui de la guerre, des folies d’un dictateur, de la mégalomanie ronflante d’un amiral, des ordres ineptes des bureaucrates à Berlin. Chacun fait son boulot et c’est cela l’héroïsme : faire ce qu’on doit au moment où on le doit – malgré sa peur et sa lassitude, malgré tout.

DVD Das Boot (Le bateau) version longue, Wolfgang Petersen, 1981, avec Jürgen Prochnow, Herbert Grönemeyer, Klaus Wennemann, Hubertus Bengsch, Martin Semmelrogge, Sony Pictures 2004, 4h42 en 2 DVD, €14,12 Blu-ray €15,63

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Patricia Wentworth, Au douzième coup de minuit

Nous sommes le 31 décembre 1941 dans l’Angleterre en guerre. Sir James Paradine, qui dirige une société d’armement, a convoqué toute sa famille au réveillon pour une communication importante : l’un d’entre eux a trahi sa confiance et doit « venir se confesser » à son bureau avant les douze coups de minuit. S’il fait amende honorable, tout sera pardonné et ne sera pas dénoncé. Paradine invite également son ingénieur Elliot Wray l’auteur des plans volés. Il est marié à sa fille Phyllida mais séparé depuis un an par les intrigues de son épouse et mère adoptive Grace Paradine.

Le discours de réveillon est un choc, chacun se regarde en chien de faïence, effaré. Irène, l’une des filles de James, est rentrée chez elle avec son mari, inquiète pour ses enfants, dès 20h45 ; les deux neveux Mark et Richard partent dans leurs appartements à peine plus tard. Les femmes qui restent passent au salon, les hommes les suivent pour le café un quart d’heure après. Sir James Paradine s’est alors retiré dans son bureau. Les uns et les autres y défilent, sous divers prétextes, mais certainement pas, affirment-ils, pour « se confesser ».

A minuit deux, un cri dans la nuit : le maître de maison est passé par-dessus le parapet haut de soixante centimètres de sa terrasse. Il est tombé et gît mort sur la pelouse. La police, alertée, conclut à un meurtre : les blessures sur ses jambes montrent qu’on l’a violemment poussé.

Dès lors, qui l’a fait ?

Dans ce huis-clos délicieusement suranné, Dora Amy Elles, née en 1878 en Inde et qui a pris par décence de rigueur le pseudonyme de Patricia Wentworth (« qui valait la peine »), va agiter les petites cellules grises. Des dix à table, un est coupable, peut-être deux, qui sait ? Commence alors l’enquête dans un fauteuil qui consiste à reconstituer minutieusement l’ambiance, les antagonismes et les emplois du temps afin d’éclairer les actions de chacun.

Miss Maud Silver, vieille fille sagace qui « ressemble à une institutrice en retraite » (p.128), détective amateur comme la future Miss Jane Marple de la concurrente Agatha Christie, se trouve par hasard dans la petite ville. Connue par une relation d’amis, elle est conviée par Mark Paradine, premier neveu et principal héritier, à conduire une enquête discrète qui ne mettra pas en danger la réputation de la famille. Avec son air de paisible tante et son tricot, elle inspire confiance et sait soutirer des renseignements sans le montrer.

Nous sommes dans l’entre-soi convenable et dans l’intelligence des situations. La raison va démêler les fils des actes et les émotions qui les ont produits. La fin sera une demi-surprise mais la toute fin une double surprise.

C’est délicat, simplement présenté, éminemment psychologique, et nous replonge dans les mœurs de la haute société anglaise où les relations entre gens du même milieu comptent bien plus que leurs talents à la ville.

Patricia Wentworth, Au douzième coup de minuit (The Clock Strikes Twelve), 1945, 10-18 Grands detectives, 1994, 253 pages, €1.99 occasion e-book Kindle €8.99

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Nicolas Auzanneau, Bibliuguiansie

Sous un titre érudit qui ne fait pas envie et qui signifie « l’art de restaurer des livres », Nicolas Auzanneau, né à Poitiers il y a 46 ans, décortique un dictionnaire letton-français fatigué publié en 1941. La pire année du XXe siècle, dit-il. Occasion de parler des auteurs et du pays, donc de l’histoire.

En août 1939 le pacte germano-soviétique partage l’Europe et l’URSS fait main basse sur la Lettonie. « Vague de répression faisant disparaître au bas mot 500 personnes par mois jusqu’en juin 1941 » p.14. Début juin 1941, « rafles puis déportation massive d’environ 15 000 citoyens de Lettonie sur des critères politiques, sociaux et idéologiques vaseux » p.15. Fin juin 1941, invasion par l’Allemagne nazie avec « exécutions sauvages, règlements de compte, lynchages ». Le retour de l’URSS après la victoire ne sera pas meilleur.

Tiré à 3100 exemplaires en 15 x 11 cm sur 875 pages et jamais réimprimé, le dictionnaire « de J. Baltgrave et E. Blese est à ce jour le seul dictionnaire bilingue d’une certaine tenue » p.17. Une certaine S. Gollanska a aussi collaboré à l’œuvre. Mais d’elle et de Baltgrave, on ne sait rien.

Intrigué, l’auteur enquête, occasion de pénétrer dans les arcanes politiques et surtout idéologiques de ces années de plomb (calibre 7.65). Blese, vieil universitaire érudit plutôt centriste a vécu sans dommage la période soviétique puis la période nazie ; mais il a dû fuir pour cette même raison le retour des soviétiques. Baltgrave serait une femme, mais le choix est entre une militante bibliothécaire (pas très plausible) et une choriste prof de sciences naturelles d’une grande bonté. Quant à Gollanska, elle était juive, née Rabinovitch, elle a donc disparue intégralement de la mémoire soviétique pas moins antisémite que la mémoire nazie.

Le thème est minuscule, l’enquête délicate, le style factuel, mais le lecteur se prend à s’intéresser au sujet, à en apprendre plus qu’il n’en savait sur ces confins baltes plutôt ignorés en France. L’auteur est traducteur de romans lettons en français et fait passer sa curiosité dans ce petit livre.

Nicolas Auzanneau, Bibliuguiansie ou l’effacement de la lexicographie (Riga 1941), PhB éditions 2018, 70 pages, €10, inconnu sur Amazon et à la FNAC, ISBN : 979-10-93732-19-0, EAN : 9791093732190, disponible chez Librest et Mollat

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Samarcande, mausolée Gur-Emir et medersas

L’après-midi, nous allons au mausolée Gur-Emir, celui même où repose Tamerlan dès 1405. Il l’a fait construire lui-même avant sa mort pour son petit-fils préféré Mohammed Sultan, mort deux ans avant, pendant l’expédition d’Asie mineure. Les deux fils de Timour y sont inhumés, Oulougbek aussi. Le mausolée complète autour d’une cour une medersa et la khanaka, le couvent des derviches. La coupole, de mosaïque glacée bleu azur moucheté de jaune d’or et d’outremer, est cannelée de 64 rainures. Cela lui donne une légèreté visuelle étonnante.

Les murs intérieurs sont ornés de reliefs dorés géométriques et de peintures bleu ciel sur des bossages en papier mâché. Les fenêtres à vitraux clairs s’ouvrent comme des grottes aux stalactites de stuc.

L’épitaphe de Timour, sur sa pierre tombale en néphrite vert foncé, maudit quiconque qui dérangerait le mort. Celui qui ouvrirait la tombe attirerait l’invasion sur son pays. Des archéologues soviétiques athées ont exhumé le cadavre pour tenter de reconstituer ses traits. C’était en mai-juin 1941 et, le 21 juin, l’Allemagne nazie entrait brusquement en Union soviétique avec des intentions rien moins que pacifiques…

Trois medersas du Registan sont à voir : Chir-Dor, Oulougbek et Tilla-Kari. Elles datent du 15ème siècle, celle d’Oulougbek – appelée Mirza – des années 1417-1420. Sur Registan Square, la porte de la mosquée indique la direction de La Mecque. Son plafond est décoré à la feuille d’or.

Ici règnent les marchands du temple, il y a des boutiques partout qui vendent des tapis, des vêtements, des souvenirs de pèlerinage. Le Registan était par tradition le centre marchand, artisanal et culturel de la ville depuis le 11ème siècle. Ce lieu public central de la ville montrait les exécutions capitales, criait les ordonnances du Khan et accueillait les fêtes populaires.

C’est toujours le cas : sur l’esplanade a lieu une grande fête des étudiants, musique locale à fond dans les haut-parleurs et danses rituelles de la jeunesse. C’est une occasion de badauder pour les spectateurs qui, dans ce pays, adorent ça.

Autour jouent les gamins, tout à leur imagination. Un petit dur en bermuda et torse nu, le corps pain d’épice et les cheveux blond ras, a la poitrine toute griffée par ces jeux violents. Un plus grand l’entreprend d’ailleurs et ne le ménage pas.

Nous n’avons qu’à peine le temps de souffler que, vers 19 h, nous devons quitter l’hôtel où nous venons de revenir, une demi-heure avant, pour aller dîner « chez l’habitant ». Il s’agit d’une extension de ces restaurants privatifs, mis à la mode à Moscou dans les dernières années soviétiques. Nous sommes accueillis dans une grande maison d’hôte. Un particulier loue son cadre et vend ses repas traditionnels. Sa grande terrasse, qui domine la cour, est fort agréable. Nous sommes servis sur une longue table et les plats montent directement de la cuisine par l’escalier. Salades diverses, samosas et le fameux « plof » qui est du riz pilaf au mouton gras, agrémenté de carotte et de raisins secs comme dans un couscous.

 

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Sébastopol

Base conjointe de la flotte russe de la mer Noire et de la flotte ukrainienne, renégociée avec l’Ukraine jusqu’en 2017, c’est le président déchu Ianoukovitch qui a concédé Sébastopol à Poutine jusqu’en 2024. Le port a été fondé par Catherine II en 1783 sur un site favorable, puisque formé de huit baies en eau profonde, dont celle de Balaklava. Aujourd’hui, 340 000 habitants y habitent, Russes à 72%.

C’est en 1954 que Khrouchtchev a transféré l’oblast de Crimée – avec Sébastopol – à la république socialiste soviétique d’Ukraine. Sébastopol obéit donc en théorie à Kiev, mais sans faire partie de l’oblast de Crimée, qui est la seule république autonome d’Ukraine. Un peu compliqué… d’autant que la population aux trois-quarts russe continue d’être maîtres de la ville par la marine et ses activités. Selon certains politiciens, l’indépendance de l’Ukraine en 1991 a dégagé la Russie de ce « don socialiste » – et le droit des populations à disposer d’elles-mêmes, par un référendum, pourrait demander le rattachement à la mère-patrie russe.

sebastopol famille russe

La guerre de Crimée a opposé depuis 1853 l’Empire ottoman (allié à la France, à la Grande-Bretagne et au royaume de Sardaigne) à la Russie qui voulait annexer Constantinople, les Détroits du Bosphore et des Dardanelles. Les Anglais voulaient barrer aux Russes la route de la Méditerranée et Napoléon III voulait empêcher une coalition comme celle qui a déposé Napoléon 1er en s’alliant avec l’Angleterre, tout en prenant prétexte de défendre les intérêts catholiques et français en Orient à propos des Lieux Saints. Après la victoire de l’Alma, Français et Anglais mirent le siège devant la puissante forteresse russe de Sébastopol le 27 septembre 1854. 185 000 assiégeants, emmenés par le général Canrobert, auront à affronter les rigueurs de l’hiver et les tentatives de sorties du colonel russe Franz Todleben. Les Russes se retireront de la citadelle en août 1855 avant de demander, quelques mois plus tard, la paix. Cette victoire a été le fruit d’une alliance franco-britannique improbable après sept siècles de conflit entre les deux pays. La Russie a capitulé après la prise par le général Mac-Mahon le 8 septembre 1855 de la tour Malakoff à Sébastopol. Le traité de Paris du 30 mars 1856 prévoyait l’intégrité de l’Empire ottoman, la neutralisation de la mer Noire, interdite à tout navire de guerre, la libre circulation sur le Danube et l’autonomie des principautés de Moldavie, Valachie et Serbie. L’amorce de la future guerre de 14…

Sebastopol GoogleEarth

Dans la plaine de vignes qui s’étend sous nos yeux, avant la ville, il est difficile de croire qu’ici s’est déroulée la furieuse bataille de Balaklava, si présente à l’esprit d’Hester, l’héroïne des romans policiers victoriens d’Anne Perry (éditions 10/18). Ici, le 25 octobre 1854, s’affrontèrent Russes et Anglais. Les cavaliers britanniques de Lord Cardigan repoussèrent une contre-attaque russe devant Sébastopol. Les Cosaques ne réussirent pas à s’emparer de la base anglaise de Balaklava. Le siège dura jusqu’au 10 septembre 1855. Les Anglais furent poussés au panache par leurs badernes de chefs durant la fameuse « charge de la brigade légère ». Elle aboutît au massacre, systématique et programmé. Toute l’imbécillité militaire à l’œuvre : la rigidité, l’étroitesse d’esprit, l’arbitraire. Quel « héroïsme » peut-il y avoir à seulement obéir ? Quel « héroïsme » à pousser les cavaliers à se faire hacher menu ?

sebastopol port

Le général Russe Wrangel à la tête de « l’Armée Blanche » s’incline à Sébastopol le 16 novembre 1920 face aux bolcheviks. « L’Armée Rouge », qui a forcé l’isthme de Pérékop, s’est emparée de la ville et a contraint Wrangel et ses alliés à battre en retraite. La victoire des Bolcheviks mit fin à la guerre civile qui enflammait la Russie depuis la révolution d’Octobre 1917 et a consacré Lénine – sonnant par là même la fin de l’indépendance de l’État d’Ukraine, rattaché à l’URSS, bien que disposant d’un siège à l’ONU. Ficelles roublardes du socialisme.

sebastopol souvenir de la guerre

Mais la ville est surtout célèbre pour avoir résisté aux Nazis durant la Seconde Guerre mondiale. Les troupes allemandes et roumaines avancèrent dans les environs de la ville par le nord et lancèrent leur attaque le 30 octobre 1941. L’attaque échoua ; les forces de l’Axe débutèrent alors le siège de la ville et lancèrent des bombardements. Une seconde offensive terrestre échoua en décembre 1941. Sébastopol résista pied à pied à plus de 250 jours de siège, d’octobre 1941 à juin 1942, puis occupée. La ville ne fut libérée après un combat sanglant qu’en mai 1944. Sébastopol est l’une des huit Villes-Héros de l’Union soviétique avec notamment Moscou, Kiev et Odessa.

sebastopol monument stalinien

Son centre-ville est tout à la gloire de la guerre et visité par des colonies de jeunes russes venus du nord, guidés par les moniteurs patriotes. Ces collégiens tardifs sont tous en tee-shirt jaune-orange. Les filles à la mode en nouent le bas sur leur ventre, pour libérer nombril et reins. Un monument de béton stalinien exalte le héros mâle, prolétaire aux muscles carrés, sourcils froncés, main en avant-garde, apportant le Progrès au bout du fusil, au-dessus de stèles commémorant les médailles acquises par les Villes-Héros. Sur la place s’élève la statue de l’amiral Paul-Stéphane Nadjimov.

sebastopol jeunesse

La baie abrite la base navale de la flotte de la mer Noire, partagée depuis 1997 entre la Russie et l’Ukraine. Cette base navale a eu une annexe réservée aux sous-marins d’attaque, creusée sous la montagne de Balaklava.

sebastopol bateaux de guerre russes

Elle est aujourd’hui abandonnée faute de pouvoir sortir les sous-marins par les Dardanelles, étroitement surveillées par l’OTAN.

sebastopol marins

Mais le commandement de la base navale et les organisations russes continuent de contrôler la ville, dominant le commerce et la vie culturelle. Le transfert de Sébastopol à l’Ukraine n’a jamais vraiment été accepté, ni par la société russe, ni par les autorités militaires, qui ne le considèrent toujours que comme provisoire.

sebastopol marechal nadjimov

Je préfère quant à moi la vie qui va, à l’autoritarisme botté. Des gamins de Sébastopol, fils costauds de militaires russes, ont ôté polo et jean, quitté leurs sandales, pour plonger dans les eaux du port cueillir les coquillages qui prospèrent au fond. Ce sont de gros bigorneaux appelés en russe raban dont l’intérieur est orange corail.

sebastopol gamins russes plongeurs

Les bigorneaux sont fort jolis et les juvéniles au corps souple, lissé par l’eau, n’hésitent pas à les vendre quelques hryvnias (la monnaie locale, prononcer grivnia) aux touristes. Ils jouent pour se faire de leurs charmes ingénus auprès des féminines moscovites ou kiéviennes, croisant les bras pour faire ressortir leurs pectoraux, des gouttes d’eau de leur chevelure roulant comme des perles sur leur peau dorée.

sebastopol gamins russes torse nu

Les vacancières parties, deux d’entre eux vont regarder s’éloigner, au bout du ponton, le navire à voiles Véga qui recule au moteur. Car la ville est vouée à la mer et tous les gamins sont marins dès l’enfance.

sebastopol goelette vega

Puis ils plongent une dernière fois en bermuda de ville et ressortent ruisselants, avant de récupérer leurs sacs à dos et décamper, baskets à la main, laissant l’eau goutter sur les pavés, vers chez eux, au centre ville. C’est l’été des vacances.

sebastopol gamins russes

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Yukio Mishima, Le temple de l’aube

yukio mishima le temple de l aube folio

Après le Japon ancestral 1912, la réaction fasciste 1932, nous voici dans la défaite et l’après-guerre, 1941 et 1952. Mais cette chronologie en forme de saga de réincarnation peut se lire autrement. Mishima a livré son roman du sexe avec Neige de printemps, son roman du cœur avec Chevaux échappés, il nous livre son roman de l’esprit avec Le temple de l’aube. Restera le domaine de l’âme pour le dernier tome, L’ange en décomposition. Ce qui relie l’ensemble, c’est bien sûr l’auteur, mais aussi le personnage masculin qui traverse les périodes : Honda le rationnel, celui qui veut comprendre.

Le temple de l’aube est un temple thaï de Bangkok, mais aussi la princesse Ying Chan fille du prince siamois qui a fait ses études au collège des Pairs avec Kiyoaki et Honda, enfin la forme du mont Fuji lui-même qui symbolise le Japon et la japonité. L’âme du Japon se réincarne toujours dans des êtres beaux qui se sacrifient : Kiyo, Isao, Ying… Car il y aura trois morts dans ce tome, dont l’héroïne mordue par un cobra, serpent royal protecteur de Bouddha. Les deux autres sont de pâles caricatures des deux héros précédents : un poète sexuellement actif et personnellement minable, et une mère toujours éplorée dix ans après d’avoir perdu son fils à la guerre. Mishima montre que ce ne sont pas les situations qui font le tragique d’une destinée mais la qualité des êtres.

Honda part pour affaires en Thaïlande l’an 1941. Il se laisse envoûter par la chaleur du climat et la luxuriance de jungle des jardins comme par le baroque doré des temples. Il voit la princesse de sept ans, fille de son condisciple ; elle se croit japonaise réincarnée. Mais, bien que l’observant se baigner nue avec ses gouvernantes, il ne parvient pas à distinguer si elle a ces trois grains de beauté qui sont la marque de Kiyoaki, en-dessous du sein gauche. Il n’aura dès lors de cesse de le savoir. Lorsqu’en 1952 la princesse viendra étudier au Japon, Honda la poussera dans les bras d’un étudiant pour qu’il lui dise ; mais le rendez-vous n’aboutit pas. Il fera construire une piscine, invitera la jeune fille, jouera au voyeur en perçant un trou dans le mur de sa chambre, comme le préado du Marin rejeté par la mer. Vieil homme de 57 ans, il tombera amoureux de cette jeunesse – mais découvrira vite qu’elle est gouine ! La réincarnation a parfois de ces pieds de nez…

grains de beauté sous sein gauche

La réincarnation, justement, forme le plus pesant du roman. Honda, en bon juriste (comme Mishima le fut), explore les centaines de textes des centaines de sectes bouddhistes qui évoquent ce mystère, des origines indiennes aux applications japonaises. Je soupçonne la traduction du japonais en anglais puis de l’anglais en français de rendre parfois difficilement compréhensibles les concepts bouddhistes. Une nouvelle traduction serait bienvenue, malgré le vœu de Mishima que ses œuvres soient publiées en français à partir de leur traduction anglaise. Les années 1960 ne connaissaient probablement pas beaucoup de japonisants littéraires en France, mais ce temps est révolu (et pourquoi pas en Pléiade ? Il y a bien la Duras, nettement au-dessous en termes d’universel). Honda s’applique aussi à lister tout ce qui, dans la philosophie occidentale, pourrait venir conforter la tradition bouddhiste : des Upanishad aux lois de Manou qui filtrent vers Pythagore et Héraclite, repris par Campanella et Vico jusqu’à Nietzsche.

Honda le raisonnable n’a certes pas eu le destin météoritique d’Achille, mais il est là pour analyser tous les excès du Japon – et ceux de Mishima. L’auteur agit et s’observe en même temps ; il a déjà choisi son destin, qui est de mourir selon la tradition, mais il n’incite pas tout le monde à faire de même. « Si l’on veut vivre, on ne doit pas se cramponner à la pureté comme l’avait fait Isao. (…) Y avait-il moyen de vivre honnêtement avec le Japon sinon en répudiant toutes choses, sinon en répudiant le Japon d’aujourd’hui et les Japonais ? N’était-il pas d’autre moyen de vivre que celui-là, si difficile, qui, finalement, conduisait à l’assassinat, puis au suicide ? (…) En y réfléchissant, la tribu la plus pure avait en elle l’odeur du sang et la tare de la sauvagerie » (chap.2). Mishima se montre ici non pas fasciste, mais égotiste : c’est lui qui veut mourir, avec des compagnons choisis, il ne veut pas entraîner le pays tout entier dans l’orgueil névrosé de « la simplicité et de la pureté des choses au Japon (…) La soie blanche, l’eau froide et claire, le papier blanc en zigzag du bâton de l’exorciste qui flotte dans la brise, l’enclos sacré que borne le torii, la demeure marine des dieux, les montagnes, le vaste océan, le sabre japonais à lame étincelante, si pure et si effilée » (chap.2). L’obsession perfectionniste, l’austérité maniaque, le souci simplificateur du détail, sont des excès culturels ou éducatifs qui frappent le visiteur attentif du Japon. Kimitake Hiraoka en a été torturé tout enfant et n’est devenu Yukio Mishima que par cet art du bonzaï éducatif. Adulte, par la voix de Honda, il analyse ce travers : « Les gens ont trop longtemps vécu dans la crainte de trop de liberté, de désirs trop charnels » (chap.3).

Or la « vie est action. La conscience alaya fonctionne. Cette conscience est le fruit de toutes récompenses, elle entrepose toutes semences qui résultent de toutes actions. (…) Cette conscience est en flux constant comme la chute d’eau, blanche d’écume. Tandis que la cascade est toujours visible à nos yeux, l’eau n’est pas la même d’une minute à l’autre » (chap.18). Le motif de la cascade revient dans chaque roman, celle du chien mort dans le premier, la purificatrice dans le second, les flots thaïs en crue dans celui-ci. Elle montre que tout passe, bien que tout paraisse éternel. Telle doit être la tradition, revivifiée pour rester vivante, telles sont les réincarnations des êtres qui cherchent l’ultime conscience (alaya), au-delà du moi qui – lui – ne se réincarne pas.

Chaque tome qui passe est un peu moins bon. Mishima excelle dans la sensualité de la jeunesse, peine à nous emporter dans la passion de la pureté sacrificielle, il englue ici le lecteur dans l’exégèse bouddhiste. Restent ces personnages bien croqués piqués dans la société japonaise, réalistes et parfois amusants, que l’auteur peint d’un regard critique.

Yukio Mishima, Le temple de l’aube, 1970, Folio 1992, 416 pages, €7.98

Yukio Mishima, La mer de la fertilité (Neige de printemps – Chevaux échappés – Le temple de l’aube – L’ange en décomposition), Quarto Gallimard 2004, 1204 pages, €27.55

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Claude Dupouy, Sur les ailes du temps

claude dupouy sur les ailes du temps

Nous sommes dans le roman, un vieux monsieur raconte sa guerre au petit-fils. La photo de couverture dit tout des relations entre ces deux là, gamin entrant en sixième et octogénaire qui a vécu intensément. L’auteur était-il pilote ? Il a opté en tout cas pour l’Éducation nationale ; il garde de la formation pré-68 le vocabulaire suranné et les phrases littéraires. Peu vraisemblable cependant est le garçon de 11 ans parlant ainsi : « Vous ne viviez pas, grand-père, une histoire d’amour de toute tranquillité » p.76… Sans aller jusqu’à le « Eh baba, tu kiffais ta meuf, hein ? », disons qu’un peu plus de spontanéité ajouterait de la crédibilité au personnage.

Ce sont les mouettes de la baie de Saint-Brieuc, dont les virevoltes lui font penser aux avions, qui incitent le grand-père maternel à conter à son petit-fils unique son expérience des avions de chasse, du Spitfire Mark I au Mark XVI. Cracheur de feu et soupe au lait, cet avion était plus lent que les Messerschmitt 109 et les Focke-Wulf 190 mais plus manœuvrant en combat aérien. Né avec l’aviation, le vieux transmet au plus jeune son amour du vol (et de la vie) et la liberté (jamais sans discipline) qui va avec. Le pilotage, le combat contre les nazis, l’amour, sont des leçons d’existence que ce pédagogue 1922 inculque à la génération 2012.

C’est bien illustré, aventureux et progressif, la morale n’étant jamais pesante et toujours tirée de l’expérience même. Résistant embarqué pour Londres dès 18 ans (après avoir passé son bac d’abord), le grand-père devient pilote de la RAF en août 1941 après 79 heures de vol solo. Il rejoint le squadron 340 « Île-de-France » sur Spitfire, avant de connaître sa première attaque en avril 1942. Lui, un héros ? « On prend souvent des morts pour des héros parce qu’on croit qu’ils ont donné leur vie pour que d’autres vivent. Ce n’est pas aussi simple que ça. Personne ne se sacrifie. C’est une croyance infondée. Dans un conflit, chacun se comporte comme il peut. Certains ont plus de détermination que d’autres et prennent de plus grands risques. C’est leur façon d’aborder le problème, de vivre les difficultés du moment. (…) Alors les héros… je n’y crois pas. Ce sont les vivants qui ont besoin de héros pour s’identifier à eux afin de se donner plus d’importance pour leur estime de soi » p.28.

spitfire

Le jeune homme sera blessé, puis abattu au-dessus de Dieppe lors d’une mission. Il rencontrera Hélène, infirmière bretonne comme lui, dont il ira voir les parents après s’être ramassé en parachute dans la campagne. Comme nous sommes dans le roman, rien de grave ne lui arrivera jusqu’à la fin de la guerre, l’amour est merveilleux, pour la vie, et il récupère de célèbres anecdotes comme être recueilli en mer par la vedette de Philippe de Gaulle ou inventer de déstabiliser les V1 allemands avec l’aile de son avion. Ce sont de belles histoires qui pimentent le roman, que le lecteur pardonne volontiers, d’autant qu’il imagine les yeux ébahis du gamin. L’auteur raconte bien, qui a l’âge d’être grand-père : « les mots sont des notes de musique qui peuvent rendre heureux » p.55.

Un anachronisme choquant cependant, pour un livre si bien écrit : proposer ses services à « Air France-KLM » en 1946 ! L’alliance ne s’est formée qu’en 2004 selon les wikipédagogues. « Air France » aurait suffit, mais digérons une autre leçon de grand-père : « Pense que toi aussi tu peux projeter de l’agressivité quand une parole, un geste ou une attitude chez quelqu’un d’autre te déplaît. (…) Cherche dans les autres leurs qualités et oublie leurs défauts » p.89.

Dommage que dans l’Éducation nationale à la française on ne pense plus comme cela : ce ne sont que notes, évaluations, classements, sélection, avertissements, humiliations. Sur 12 millions d’élèves, 160 000 sortent chaque année du système sans AUCUN diplôme et, déjà, un sur cinq ont des difficultés avec l’écrit en 6ème…  Mais ce n’est pas « par manque de moyens » (air connu des enfeignants) : il y a plus de profs et moins d’élèves qu’en 1990 – mais c’est une autre histoire à écrire.

Reste un livre court et pédagogique qui se lit bien et peut être offert aux enfants, surtout s’ils se posent des questions sur la guerre, la résistance, l’engagement, l’aventure.

Claude Dupouy, Sur les ailes du temps, 2013, éditions Baudelaire, 100 pages, €12.35

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