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Colette, Mes apprentissages

Passé 62 ans, Colette rédige ses souvenirs. Mais ils sont amers, permis par la mort d’Henry Gauthier-Villars dit Willy, son premier mari, au début de 1931. Elle raconte ses premières années de femme face à un homme de seize ans plus âgé qu’elle et qui exige sa soumission. Il n’a jamais rien écrit lui-même, assure-t-elle avec une virulence dont on soupçonne le parti-pris ; il a toujours établi une chaîne de « relecteurs » dont il sollicitait les idées, les corrections et les avis. Ainsi, d’un simple synopsis, il parvenait à faire un roman sous son nom. Colette elle-même a été dépossédée de la série des Claudine, publiées sous le nom de Willy.

La violence secrète de cet homme connu, éditeur respecté, enterré devant trois mille personnes dont le ministre Louis Barthou et des académiciens, préférait les jeunes filles, plus sexy et plus ignorantes que les mûres, afin de les former et de les assujettir. Colette, mariée à 20 ans, l’avoue pour le dénoncer et s’en défendre : « Elles sont nombreuses, les filles à peine nubiles qui rêvent d’être le spectacle, le jouet, le chef-d’œuvre libertin d’un homme mûr. C’est une laide envie, qu’elles expient en la contentant, une envie qui va de pair avec les névroses de la puberté… » p.998 Pléiade. Elle récidive un peu plus tard : « La brûlante intrépidité sensuelle jette, à des séducteurs mis-défaits par le temps, trop de petites beautés impatientes et c’est à celles-ci, ma mémoire aidant, que je chercherais querelle. Le corrupteur n’a même pas besoin d’y mettre le prix, sa proie piaffante ne craint rien, pour commencer. Même elle s’étonne souvent : ‘Et que fait-on encore ? Est-ce là tout ? Recommence-t-on, au moins ?’ Tant que dure son consentement ou sa curiosité, elle distingue mal l’éducateur. Que ne contemple-t-elle plus longtemps l’ombre de Priape avantagée sur le mur, au clair de lune ou à la lampe ! Cette ombre finit par démasquer l’ombre d’un homme, qui a déjà de l’âge, un trouble regard bleuâtre, illisible, le don des larmes à faire frémir, la voix merveilleusement voilée, une légèreté étrange d’obèse, une dureté d’édredon bourré de cailloux… » p.1021.

C’est pourtant Willy qui a forcé Colette à écrire et en a fait un écrivain. « Si je ne fais erreur, c’est au retour d’une villégiature franc-comtoise (…) Que M. Willy décida de ranger le contenu de son bureau. (…) Et l’on revit, oubliés, les cahiers que j’avais noircis : Claudine à l’école… ‘Tiens, dit M. Willy. Je croyais que je les avais mis au panier.’ Il ouvrit un cahier, le feuilleta  : ‘C’est gentil…’ Il ouvrit un second cahier, ne dit plus rien – un troisième, un quatrième… ‘Nom de dieu ! grommela t-il, je ne suis qu’un c…’ Il rafla en désordre les cahiers, sauta sur son chapeau à bords plats, couru chez un éditeur… Et voilà comment je suis devenue écrivain » p.1022.

Elle évoque le cas Willy avec passion, car la haine n’est jamais loin de l’amour. Elle multiplie les signes d’objectivité en décrivant des dessins de presse sur son ex-mari, des photos, citant (mais remaniant parfois) des lettres, expertisant l’écriture en graphologue amateur, analysant le crâne en phrénologue amateur, diagnostiquant en psychologue amateur la fébrilité et le déséquilibre, la névrose révélée par un tic… Une façon de caricature modérée plus féroce que la virulente. Mais au fond, que peut-elle dire de Willy qui fut son mari et de ses relations avec lui ? Pas grand-chose, c’est ce qui déçoit, en ce livre de faux souvenirs présenté comme un faux roman. Elle a dit bien plus dans ses autres livres que dans celui qui devait éclairer sa vie.

La perspective reste floue, comme si le personnage Colette écrit par l’auteur Colette était imaginaire. Les personnalités journalistiques et littéraires qu’elle a côtoyées sont évoquées en contraste avec elle, tels la belle Otero, Polaire qui incarna Claudine au Théâtre, Liane de Pougy, Marcel Schwob, Claude Debussy, Mata-Hari. Le lecteur n’apprend rien des « apprentissages » promis par le titre ; l’autrice saute d’un moment à un autre sans préciser la transition. Elle revient en arrière, court en avant, au fil des souvenirs, sans tisser une trame cohérente de ce qu’elle aurait appris de la vie. Elle a ainsi dissimulé sa « peur » de Willy, ses crises nerveuses, ses amours lesbiens, ses outrances et audaces de Belle Époque comme le scandale du Moulin-Rouge dont on ne saura rien.

L’évocation de cette époque d’avant 14, bien révolue à l’heure où elle écrit, reste le meilleur. Bayreuth et son sérieux poussiéreux de la wagnérolâtrie (qui est loin d’avoir disparue!) en prend pour son grade. A l’inverse, le Jura, des Monts-Boucons et les neveux par alliance, Belle-Île, sont autant de moments de ressourcement naturels. Les détails imprévus marquent l’image, d’un Debussy en transes après un opéra à une putain marseillaise à la chevelure de nuage, et à la peau violacée de Mata-Hari. Il y a de la couleur, de la senteur, de la sensation plus que des idées.

Plus que jamais Colette observe, décrit plus qu’elle n’analyse. Cette vérité vitale, vécue, reste précieuse et nous apprend plus sur elle que ce qu’elle dit. L’essentiel est peut-être justement dans ses silences.

Colette, Mes apprentissages, 1935, Fayard 2004, 162 pages, €14,00, e-book Kindle €4,99 ; il existe une édition en Livre de poche, épuisée, disponible seulement en occasion sur certains sites comme à la Fnac.

Colette, Œuvres, tome 3, Gallimard Pléiade 1991, 1984 pages, €78,00

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Colette, Prisons et paradis

C’est un recueil de textes épars publiés dans les journaux à diverses dates et traitant des animaux, de sa maison en Provence, de la Bourgogne de portraits de personnages connus, et de voyage en Algérie et au Maroc. Les paradis se dévoilent à qui sait les regarder ; pour le reste, ce sont des prisons, des solitudes, des égoïsmes. La diversité des thèmes abordés est donc moins un éparpillement que le regard attentif sur l’infini renouvelé du vivant.

Les serpents et les paons plaisent moins à Colette que les panthères, les léopards et les lions, mais c’est une préférence personnelle ; les chats-huants et les écureuils l’attirent, avec profusion d’images et d’anecdotes. Sans cesse, les animaux sont confrontés à l’homme – et ce n’est pas souvent l’humain qui gagne moralement. Le sauvage est à contempler au naturel pour en tirer leçons.

En 1926, Colette vend sa maison bretonne de Saint-Coulomb, où elle situait Le blé en herbe et ses ébats avec Bertrand, son beau-fils de 16 ans, pour investir à Saint-Tropez dans la Treille muscate, maisonnette près de la mer entourée d’un jardin. La prison, c’est le tourisme de masse (relative à l’époque, c’est bien pire depuis!), le paradis le havre de paix du jardin et de l’aube sur la mer. Mais comme les touristes affluaient de plus en plus, grâce aux congés payés du Front populaire et au snobisme accentué des bourgeois fortunés, Colette a renoncé ; elle a vendu la Treille muscate en 1938. Restent ces textes de souvenir et de nostalgie, en album.

De même en gastronomie, en éducation et en mode féminine, Colette se range du côté de la tradition, contre l’affectation d’originalité ou – pire – de l’esprit grégaire d’imitation de l’anglo-américain. L’art de vivre à la française doit rester français. Elle vante les vertus du vin pour une publicité dont elle gomme la marque en reprenant le texte. « Bien avisés les parents qui dispensent à leur progéniture le doigt devint pur – entendez pur dans le sens noble du mot – et lui enseignent : en-dehors des repas, vous avez la pompe, le robinet, la source, le filtre. L’eau, c’est pour les soifs. Le vin c’est, selon sa qualité et son terroir, un tonique nécessaire, un luxe, l’honneur des mets » p.292. La cuisine nouvelle ou la nouvelle femme ne sont pas meilleurs que la colonisation, dont l’Exposition coloniale à grand succès de 1931 a ancré le mythe illusoire. Colette est allée en 1922 en Algérie et en 1926 au Maroc, avant de retourner dans ces deux pays en 1929 et 1931.

Elle trouve l’Afrique du nord française belle, mais les colons « aussi mauvais que les boches » ; elle admire Lyautey d’voir bien gouverné le Maroc en respectant ses coutumes et sa beauté. Il a osé aimer la grandeur, en vrai français. Les pachas du sud faisaient danser de très jeunes filles à peine nubiles, parfois nues, devant les étrangers ; c’est qu’elles étaient des esclaves.

Les portraits sont ceux de Philippe Berthelot, diplomate qu’elle nomme « le seigneur Chat », de Mistinguett danseuse chanteuse, de Chanel couturière et parfumeuse, de Landru tueur en série, de Pierre Faguet – sorcier. Elle note avec humour que, chez un tel personnage, « le marc de café coûte plus cher que le café » p.750. A chaque fois, Colette suspend son jugement, elle décrit en silence, ne se pose aucune question. Elle observe la réalité comme un don renouvelé. Elle sent, elle compatit, elle regarde – elle vit et nous fait vivre avec elle.

Colette, Prisons et paradis, 1935, Fayard 1986, 159 pages, €16,00 e-book Kindle €4,99

Colette, Œuvres, tome 3, Gallimard Pléiade 1991, 1984 pages, €78,00

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