Articles tagués : maturation

Moi Ivan, toi Abraham de Yolande Zauberman

Ce film sensible et vivant met en scène deux enfants sur un fond historique tragique. Nous sommes en Pologne en 1933. Se côtoient juifs usuriers, paysans chrétiens et boyards ivrognes qui possèdent la terre et se ruinent en menant grande vie. Chez les humbles, règne superstition et archaïsme d’un autre siècle.

Dans cet univers, la jeunesse éternelle se révolte contre la fatalité. Un jeune juif communiste, Aaron (Vladimir Mashkov) s’évade de prison et s’enfuit avec sa bien-aimée Rachel (Mariya Lipkina). Elle est la grande sœur du petit juif Abraham (Roma Alexandrovitch), que son grand-père Nachman, patriarche biblique, rabbin de la communauté et chef absolu de la famille, veut dresser à la tradition. Lui ne veut pas être séparé de son ami Ivan (Sacha Iakovlev,) ni surtout reproduire la vie au Shtetl du grand-père ; il décide de  s’enfuir avec Ivan. Le garçon est un tout jeune adolescent qui a été placé chez lui, par de lointains parents goys pour y apprendre le métier de tailleur d’habit.

Les deux enfants s’aiment, de façon bourrue mais solide, par-delà les barrières ethniques et religieuses. Ivan a presque 14 ans, il porte une croix d’or orthodoxe au cou, il est dur et secret ; il s’éveille à l’adolescence et découvre les filles, l’aventure et le monde. Abraham, fils aimé et turbulent, n’a que 9 ans et adore les chevaux ; il découvre la méchanceté et la bêtise. S’il coupe ses papillotes pour ne plus passer pour juif, il a le teint basané et est pris pour un Tzigane. La stupidité crasse de ceux qu’il croise leur fait croire qu’un un simple regard de ses yeux noirs jette un sort.

Leur fuite commune est initiatique – mais salutaire puisqu’un pogrom détruit le village et massacre la famille d’Abraham durant leur absence. Au retour, ils découvrent le désastre et les ruines. Ils se retrouvent désormais tout seuls : Abraham est orphelin, Ivan a oublié depuis longtemps où étaient ses parents qui ne se souviennent pas de lui. Il ne plus reste aux deux enfants que leur amitié pour survivre.

C’est là le plus beau, peut-être, bien plus que « la peinture du judaïsme historique » auquel les bien-pensants voudraient réduire le film : cet instant où l’on assiste à la brusque maturation d’Ivan. Le frémissant, l’étincelant Sacha Iakovlev dans le film, protège son petit compagnon ; dans les dernières images, il le soutient et lui promet son aide pour toujours.

14 ans est l’âge où les serments ont un sens qu’ils n’auront jamais plus, où l’adolescent joue à l’homme avec sérieux, avec ferveur. Le visage du jeune Sacha, boudeur et déterminé, le corps tendre mais la tête solide de rigueur morale, a quelque chose de tragique. Cette initiation est aussi une passion.

Elle est d’autant plus vive que le jeune acteur russe a été sélectionné dans un orphelinat. Il est lumière dans ce film sans nuance, un diamant brut. Plus encore parce que le film a été tourné exprès en noir et blanc.

Prix de la jeunesse au festival de Cannes 1993

DVD Moi Ivan, toi Abraham, Yolande Zauberman, 1993, avec Roma Alexandrovitch, Sacha Iakovlev, Vladimir Mashkov, Mariya Lipkina, OF2B, 1h45, occasion (DVD très rare donc cher, VHS possible – à numériser éventuellement)

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Alexander Neill, Libres enfants de Summerhill

alexander neill libres enfants de summerhill
L’avenir n’est écrit nulle part… sauf parfois dans le passé. Notre société est déréglée sur l’éducation, écartelée entre paranoïa sécuritaire et hédonisme égoïste, internat sévère et laisser-aller collégien.

La paranoïa vise à « assurer » le succès à tout prix, fût-ce par la solitude affective et la chiourme de la mise en pension. Les parents croient aux méthodes, aux programmes et à la discipline, comme si c’était à cela que se résumait toute éducation ; pire, ils exigent du résultat et ne veulent surtout pas assumer l’échec, même si cet échec est souvent le leur… Alors les électeurs mandatent les politiques qui refilent le bébé aux fonctionnaires qui réglementent, plus royalistes que le roi, bridant toute initiative. Et « l’éducation » conduit trop souvent à sortir de l’école sans savoir lire ni compter utilement, ou à mal parler anglais après 7 ans d’études assidues, à placer Brest à la place de Toulon sur une carte de France (vu à l’ENA !), et à ce bac qui ne vaut rien, « aboutissement d’un système périmé et laxiste » selon Jean-Robert Pitte, Président de Paris-Sorbonne (L’Express 30 août 2007).

Le laisser-aller égoïste est un abandon d’enfant, on le laisse à lui-même sans l’écouter, sans chercher à le comprendre, en quête désespérée d’identité qu’il va prendre sur le net ou parmi ses pairs en se donnant « un style » (être ou n’être pas « emoboy », quelle question !).

ado as tu confiance en toi

Et pourtant, tout n’avait-il pas été dit dans ce livre exigeant et généreux sur l’éducation, Libres enfants de Summerhill, écrit par Alexander Sutherland Neill… en 1960 ? Certes, la société coincée, puritaine, hypocrite et hiérarchique des années 50 n’est plus la nôtre – encore qu’on y revienne. 1968 a fait exploser tout cela et l’on a été trop loin, mais peut-être était-ce nécessaire ? « Il faut épuiser le désir avant de pouvoir le dépasser », écrit Neill. Refouler par la contrainte ne supprime pas le désir ; en parler, l’explorer, le circonscrire : si.

Pour former des enfants responsables, il est nécessaire de leur apprendre à ne pas s’identifier avec l’image de victime que la société est si prompte à ériger en icône vertueuse. Éduquer, signifie faire prendre conscience des risques que comporte toute vie ; donner le désir d’apprendre et de faire.

Le risque le plus grave est intérieur, il réside dans la pulsion de mort de chacun. La sécurité effective repose avant tout sur la sécurité affective. Tout parent le sait pour les bébés : pourquoi feint-il de l’oublier pour les adolescents ? C’est dans le risque assumé que l’on devient réellement autonome, que l’on se découvre soi, que l’on devient alors capable de relations libres et volontaires avec son entourage – y compris ses parents et ses profs. Ce n’est que si l’on est responsable de soi que l’on devient aussi responsable de sa propre éducation. Donc à « travailler à l’école » en développant ce qu’on aime faire.

enfants de summerhill faire un feu

Pour apprendre à se construire (et à se reconstruire après une épreuve), Neill fait entendre quelques principes simples :

1. Il faut aimer les enfants. C’est plus compliqué qu’on ne croît parfois, car il faut les aimer pour eux-mêmes et non pour ce qu’on voudrait qu’ils soient. Ils ne sont ni animaux de compagnie, ni souffre-douleur, ni miroirs narcissique. Laissez-les devenir ce qu’ils sont, sans les tordre de mauvais principes ni les culpabiliser de n’être pas des idéaux.

2. Il faut laisser être les enfants. Chacun se développe selon ses rythmes propres et rien ne sert de les brusquer. Les filles ne vont pas comme les garçons et deux frères ne suivent pas forcément les mêmes étapes au même âge (le Gamin a souffert de son aîné trop en avance lorsqu’il était petit). Neill déclare que « la paresse n’existe pas », qu’il n’existe que l’incapacité matérielle ou le désintérêt de l’enfant ou de l’adolescent. Un être immature ne peut agir « comme un adulte » : il n’en est pas un. Chaque étape de la maturation doit se faire, en son temps.

enfants de summerhill atelier

3. Les enfants se développent tout seul – dans un milieu propice. Mais la liberté n’est pas l’anarchie, les pouvoirs de l’enfant doivent s’arrêter à ce qui menace sa sécurité (dont il est inconscient), et à la liberté des autres (y compris celle des adultes). Chacun doit être traité avec dignité et, si l’adulte défend à l’enfant de planter des clous dans les meubles du salon, il doit aussi respecter l’aire de jeu de l’enfant et l’intimité de sa chambre. Faire participer et débattre est la clé de l’école de Summerhill.

4. Pour parler aux enfants, il faut les écouter. On peut les réprimander pour une faute immédiate, mais ce qu’il faut éviter est, pour toute vétille, de faire intervenir les essences : le Bien et le Mal, la mauvaise hérédité ou l’enfer ultérieur, la Matrone irascible ou le Père fouettard. Et toujours se demander pourquoi un enfant est au présent agressif ou malheureux.

5. L’enfant est attentif aux règles, confiez-lui des responsabilités de son âge. Avec mesure et contrôle, mais confiance. Cela confirmera sa dignité et l’aidera à former sa personne. Une étude de deux auteurs norvégiens parue dans ‘Science’ (316, 1717, 2007) montre que les aînés ont en moyenne un meilleur quotient d’intelligence que les autres. La principale cause de cette différence pourrait bien être le rôle de tuteur, de responsable, que joue le plus âgé sur les plus jeunes.

education chantage

6. L’éducation se fait avant tout par l’exemple – et surtout pas par « la morale » ! C’est vrai aussi en politique : les indignés sont rarement ceux qui agissent et les vrais réformateurs ne sont jamais les pères la Vertu. L’adulte doit être indulgent mais rester lui-même. La pression du groupe, dans la fratrie, à l’école, par les parents et les adultes côtoyés est plus importante que les matières enseignées. Les normes sociales se corrigent par le milieu – à l’inverse, un milieu peu propice imbibera l’enfant de comportements peu sociaux : on le constate dans les ghettos immigrés où les communautés vivent entre elles, ignorant les lois communes. D’où le choix des écoles et des lycées, bien plus important qu’on croit : mixer les niveaux et les classes sociales ne fonctionne que lorsque les écarts sont autour de la moyenne. Les surdoués s’ennuient dans les classes normales et les « nuls » n’accrocheront jamais ; les élèves curieux et avides d’apprendre se feront vite traiter de « bouffons » et corriger à coups de poings par les « racailles » qui font de leur virilité machiste en germe la seule vertu selon la religion.

Tout cela, le sait-on assez aujourd’hui ? L’avenir n’est écrit nulle part… sauf quelquefois dans le passé : il faut lire et relire Libres enfants de Summerhill, paru en 1960, pour avoir des enfants sains et heureux.

Alexander Neill, Libres enfants de Summerhill, 1960, La Découverte 2004, 463 pages, €13.80

Summerhill School Wikipedia
Summerhill School aujourd’hui
L’école et “les normes du ministère” en 1999
film Summerhill TV movie 2008 sur YouTube
film Les enfants de Summerhill 1997 sur YouTube
interview d’AS Neill sur YouTube

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Clément Rosset, Le réel et son double

clement rosset le reel et son double folio
L’homme est doté d’un système nerveux complexe et hiérarchisé. De ce fait, les stimulations du monde extérieur se désensualisent pour devenir des « états cérébraux » : le chien n’est plus un chien mais une image de chien. La perception devient une « intégration personnalisante », indissociable de la pensée. La sensation n’existe pas comme purement elle-même, elle est « pensée de sensation ». L’homme recrée le monde en son propre cerveau.

Cette image mentale est aussi reconsidération des informations. Le mouvement de la pensée est le doute. L’être humain étant ainsi construit, deux attitudes lui sont possibles : soit l’angoisse (qui engendre l’illusion par compensation), soit l’acceptation (qui engendre la découverte en récompense). Car le doute a deux faces : l’une créatrice, née de la confiance en soi et du trop-plein d’être, génère une curiosité qui colle au réel ; l’autre négative, née de l’angoisse du timoré, génère une illusion de transfert.

Clément Rosset a étudié cette seconde attitude. Des diverses formes de refus du réel (drogue, folie, suicide), la pire est sans doute la « perception inutile », autre nom de l’illusion. La perception a un double aspect, le premier théorique (ce qui se voit) et le second pratique (ce qui se fait). Chez l’angoissé, ces deux aspects ne sont pas complémentaires : la pratique ne correspond plus à la théorie. Malgré ce qu’on voit, on fait « comme si ». Ce qui est grave est que « toute remontrance est vaine – on ne saurait en remontrer à quelqu’un qui a déjà sous les yeux ce qu’on se propose de lui faire voir » p.12. L’illusion, comme la foi, colore et restreint la vision que l’on a du monde.

L’essai vise à démontrer que la structure fondamentale de l’illusion n’est autre que la structure paradoxale du Double.

L’auteur retrouve le mécanisme de l’illusion dans l’oracle (grec, arabe ou médiéval) où l’événement possède un double. « L’événement attendu vient coïncider avec lui-même, d’où précisément la surprise : car on attendait quelque chose de différent, quoique voisin » p.39. La prédiction s’accomplit, mais le héros qui la savait s’étonne ; il espérait autre chose. Pire, la prédiction s’accomplit par le geste même qui s’efforce de la conjurer. Œdipe, fuyant Corinthe en apprenant le destin de parricide et d’inceste qui le menace, tue en chemin son véritable père, puis épouse sa mère parce qu’il a résolu l’énigme de la sphinge.

Autre forme d’illusion, la métaphysique, où le monde possède un double. Thèse de Platon dans Cratyle, l’objet sensible ne peut se répliquer, donc le sensible est fini ; il ne peut non plus répéter un modèle suprasensible, donc le sensible est décevant. Tout cela ne satisfaisant point l’exigence humaine de rationalité, il doit donc exister un « autre » monde, domaine de l’Idée, où le réel est absolu et non plus contingent. Seul ce monde est rationnellement vrai. Hegel poussera la démonstration plus loin : la ruse de cet autre monde, justement, est de nous faire croire qu’il n’existe pas. Si l’autre monde est invisible, c’est qu’il est doublé par celui-ci qui interdit de le voir. « La pensée métaphysique se fonde sur un seul refus, comme instinctif, de l’immédiat, celui-ci soupçonné d’être en quelque sorte l’autre de lui-même, ou la doublure d’une autre réalité » p.59. A contrario, une structure non métaphysique de la duplication est concevable ; elle est celle des Stoïciens et celle de Nietzsche. Un « retour éternel » enrichit le présent de toutes les potentialités passées et futures car tout est à jamais premier.

Dernière forme d’illusion, la psychologique, où l’homme possède un double (fantasme du sosie ou du jumeau). L’unique est la structure fondamentale du réel – mais il ne peut se voir, car même le miroir est une fausse évidence : il ne montre qu’un reflet et un inverse. Doutant de son image, doutant de son existence (qu’il sait périssable), l’angoissé en vient à douter de soi. La vraie vie est ailleurs. Fatalité : tous ceux qui doutent d’eux-mêmes cherchent leur salut dans un modèle. Las ! Cet autre magique, dont on espère qu’il vous fera échapper au sort, vous enferme inexorablement en vous-même. Par peur d’être stupide, on devient stupide – stupide d’essayer d’échapper et d’exorciser ce qu’on n’est pas. Par peur d’être snob, on devient snob – mécanisme classique du conformisme de l’anticonformisme.

Nietzsche a bien dénoncé ce danger. Il accusait ainsi Carlyle de confondre « l’homme sublime » et « l’homme élevé ». « Le premier a la poitrine bombée, comme ceux qui aspirent de l’air », il est « un pénitent de l’esprit » qui « ne connait ni le rire, ni la beauté ». Il faut qu’il se fatigue de sa sublimité pour atteindre à la grandeur, « qu’il désapprenne sa volonté d’héroïsme », car « la beauté est insaisissable pour toute volonté violente » (Zarathoustra, II.3). L’angoisse de voir disparaître son reflet est l’angoisse de deviner que l’on est incapable d’établir son existence par soi-même.

A l’inverse, la reconnaissance de soi implique l’exorcisme du double, qui est aussi une adhésion au réel. S’accepter et s’aimer tel qu’on est rend indifférent à toutes ses propres copies, fantasmes ou idéaux. « Être soi », c’est refuser de paraître autre aux yeux d’autrui, c’est refuser le snobisme et son affectation (écart constant du personnage avec ce qu’il est réellement) et son chichi (coût de la complication par peur de n’être que soi).

La reconnaissance de soi est un processus psychique de maturation, de l’âge adolescent à l’âge adulte. Lors de sa quête d’identité, le jeune cherche des modèles qu’il valorise ; il ne devient lui-même que par dépassement – non des modèles – mais de son besoin de modèles et de son désir d’idéal. Cette rupture entre adolescence et maturité n’est pas si brutale que les nécessités de l’expression nous le font exposer. Le passage est insensible et progressif avec les années, variable selon les individus, parfois fort tard. L’exorcisme du double, la reconnaissance pleine et entière de soi est une tendance qui se poursuit tout au long de la vie. Clément Rosset avoue que seule « la mort signifie la fin de toute distance possible de soi à soi, tant spatiale que temporelle, et l’urgence d’une coïncidence avec soi-même » p.100. C’est moi qui meurt et non mon double.

L’essai est stimulant en ce qu’il montre la face sombre de la faculté de penser. « L’homme, s’il possède le principe de penser, n’a pas reçu le don d’ubiquité intellectuelle : il pense à quelque chose à un moment donné, et rien d’autre à ce moment-là. C’est en quoi il peut toujours constituer une proie facile » p.24. Mais cette façon d’envisager la fragilité de la pensée, si elle reste globalement vraie, est contestable. Le propre de l’intelligence est le doute, qui est justement la faculté de remettre en cause, au moment où l’on pense quelque chose, cette pensée même. Ce n’est pas le pouvoir de raison qui est en soi fragile, mais bien plutôt l’interférence de l’affectivité ou de l’instinct, qui oriente et polarise la pensée par sa puissance inconsciente, empêchant le doute, supprimant la distance.

Premier ouvrage publié de Rosset, sa réflexion n’est pas encore aboutie. Le reproche principal que je ferais à cet essai est de ne pas avoir (au moins dans la préface) replacé le phénomène de l’illusion dans celui – plus général – de l’opération de penser. Ce qui importe, en cette opération, est la distanciation à l’égard du donné immédiat. C’est ce qui distingue l’homme de l’animal et permet que ses actions ne soient pas de pures réactions, ni ses réflexions des réflexes. Lorsque la distanciation joue, la pensée garde une certaine autonomie qui lui permet de réfléchir sur le réel.

Clément Rosset, Le réel et son double, 1976, Folio 1993, 129 pages, €6.40
Les livres de Clément Rosset chroniqués sur ce blog

Catégories : Clément Rosset, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Pierre Drieu La Rochelle, Le feu follet

Le feu follet est cette flamme éphémère qui naît sur les marais. Une âme surgie de la boue, un élan du méphitique. Tel était Jacques Rigaut, ami de Drieu et d’Aragon, qui s’est suicidé en 1929. Encore cette hantise de l’auteur, le suicide, avec « la faiblesse », mot répété à satiété. Rigaut était son ami et il en a fait un personnage, Alain, prénom à la mode en ce temps là. Il l’a rendu absolu. « Il y avait, somme toute, du chrétien chez Alain. Mais par-dessus ce chrétien, il y avait un homme qui, s’il acceptait sa faiblesse comme allant de soi, pourtant ne voulait pas s’arranger avec cette faiblesse, ni essayer d’en faire une sorte de force ; il aimait mieux se raidir jusqu’à se casser » p.324.

Pierre Drieu La Rochelle Le feu follet

Le jeune homme commence sa trentaine et voit se faner la fleur séduisante de sa jeunesse. Tout lui était dû à 18 ans, les femmes venaient à lui, les hommes même le draguaient. Comme beaucoup d’adolescents attardés, narcissiques et mal dans leur peau, il croyait qu’il suffisait de paraître pour que le sexe, l’argent et pourquoi pas l’amour leur soient donnés. Mais il y a loin de l’idéal à la réalité. La société bourgeoise d’entre-deux guerres est près de ses sous, sa jeunesse déboussolée par le massacre industriel 14-18, l’esprit écrasé par la technique. Il faut faire sa vie comme tout le monde : travailler, concourir, conquérir. Une œuvre ne naît pas toute armée, elle demande du temps, de l’observation et de la maturation ; elle doit être élevée comme un enfant.

C’est demander l’impossible à la génération Dada et futuriste qui désire vivre à cent à l’heure et tout posséder. Point de demi-mesures, il faut tout tenter jusqu’au bout. Cette morale sans limites est totalitaire, sans vertu ni garde-fous. Elle fait le lit moral des totalitarismes qui surgissent à ce moment en Russie, en Italie et en Allemagne – devant lesquels Aragon comme Drieu vont se prosterner. Jacques Rigaut n’aura pas vu ça. « Je me tue parce que vous ne m’avez pas aimé, parce que je ne vous ai pas aimés » p.338. Autoportrait d’État civil : l’enfant mal aimé, mal armé pour la vie, sans confiance en soi. Au fond, Le feu follet est le roman de la dépendance : aux autres, au sexe, à la notoriété, à l’argent, au luxe, à l’alcool, à la drogue. L’individu exacerbé veut se perdre pour se trouver, mais il ne rencontre que la solitude, née de sa peur d’agir et de séduire. Lorsqu’on offrira à ce nihiliste le confort du Collectif, où la pensée s’abolit en obéissance, il s’y vautrera avec délices et soulagement. Ce que feront Drieu dans le Parti populaire français de Doriot et Aragon dans le Parti communiste.

Car Drieu joue le matamore, tous ses personnages sont de carton-pâte, outres de vent, gonflés de leur importance, croyant que tout leur est dû. Mais Drieu voit en même temps l’autre face, la faiblesse intime, l’absence d’énergie vitale, qu’il décrit très bien. Ce pourquoi il réussit à se hisser à un niveau d’écrivain. Le lecteur n’aime pas ses antihéros mais il les comprend car ils sont tirés de sa chair même. Il ne crée un personnage que pour mieux parler de lui, de l’une des facettes de sa personnalité. Et la satire n’est jamais meilleure chez Drieu que lorsqu’il crache sa haine avec férocité : les gens du monde, les psys contents d’eux, les baroudeurs cassants (Brancion qui est Malraux) les littérateurs écartelés entre réalité et mystique (Urcel qui est Cocteau), les dévoreuses mal éduquées yankees, les décadents, les petit-bourgeois popote… « Les gens du monde qui sont des demi-intellectuels à force d’être gavés de spectacles et de racontars, les intellectuels qui deviennent gens du monde à force d’irréflexion et de routine, toute la racaille parisienne se disait enchantée de ce nouvel excès, de cette nouvelle faiblesse » p.308. Mais Drieu ne se hausse ni à la truculence Zola ni à la froideur analytique Balzac, il est trop impliqué personnellement dans ce qu’il appelle ces « saletés » pour prendre du recul. Chaque personnage principal est un peu lui, il n’arrive pas à s’en détacher.

Il faut dire que Rigaut et lui étaient proches et que son suicide l’a bouleversé, comme s’il perdait un frère, et plus peut-être : « J’aurais pu te prendre contre mon sein et te réchauffer », va-t-il jusqu’à écrire dans son petit carnet noir 1929… Après La valise vide et L’adieu à Gonzague, Le feu follet est l’ultime hommage à l’ami mort, une « libation d’encre » à ses mânes. Roman de la nausée sociale d’époque, il est aussi un bon roman d’empathie qui cherche à se glisser dans la crise intime d’un disparu. Même si je ne peux décidément pas aimer les personnages – question de tempérament.

Pierre Drieu La Rochelle, Le feu follet, 1930, Folio 1972, 185 pages, €5.03

Tous les romans de Drieu La Rochelle chroniqués sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,