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George Orwell, Mille neuf cent quatre-vingt-quatre 1

J’ai lu ce livre avant l’an 1984, au lycée tout d’abord par curiosité puis pour ma thèse de science politique sur l’Union soviétique. J’ai relu ce livre ensuite, après la sortie du film de Michael Radford… en 1984 justement. Puis je l’ai relu dans la nouvelle traduction de la Pléiade. Une traduction plus littérale, qui peut choquer les habitudes mais qui me semble plus juste. Car la langue est le sujet même d’Orwell : qui impose les mots impose la pensée qui va avec.

Quand vous êtes nul de banlieue et ne possédez que « 400 mots », comment voulez-vous comprendre les nuances de l’expression des autres et les complexités de la situation sociale ? Le néoparle est ce langage basique qui ne permet pas de penser et vous rend esclave de ceux qui savent, tout comme le globish est cet avatar d’anglais abâtardi qui permet de commander une pizza à l’autre bout du monde. « L’objet du néoparle ne consistait pas seulement à fournir un moyen d’expression de la vision du monde et des habitudes mentales des sectateurs du Socang [socialisme anglais], mais à rendre impossible tous les autres modes de pensée » p.1237 Pléiade.

Ce qui me frappe donc, à cette énième relecture de Mille neuf cent quatre-vingt-quatre (Orwell voulait le titre en toutes lettres), est donc son extrême actualité. Car le totalitarisme est une tentation permanente et la liberté un combat de chaque jour. Si Orwell visait surtout le totalitarisme soviétique, initié par Lénine, imposé par Trotski et bureaucratisé par Staline, il évoquait aussi Hitler (mais il a duré moins longtemps). Aujourd’hui Hitler revient chez les extrémistes à cerveaux étroits qui font du simplisme l’alpha et l’omega de la pensée humaine, mais s’étend aussi au « populisme » des forts en gueule qui injurient (style Trump, Mélenchon, Xi Jinping, Poutine, Erdogan), forts surtout de leurs « vérités alternatives ». Ce qu’Orwell appelle doublepenser. Pas mentir, non, mais pire : croire qu’il existe à la fois deux vérités en même temps, celle du la foi ou du Parti et celle du réel. L’islam dit que la terre est plate ? Le croyant affirme que la terre est plate même si, d’évidence, il arrive au même croyant de faire le tour de la terre ou d’envoyer dans l’espace un satellite qui montrent que la terre est ronde. « L’histoire s’est arrêtée. Rien d’autre n’existe qu’un présent sans fin dans lequel le Parti a toujours raison » p.1103.

Winston Smith est membre du Parti extérieur, autrement dit classe moyenne exécutante du Parti intérieur qui regroupe l’élite autour du Grand frère (qui peut-être n’existe pas). Car, tout comme au temps de Staline et dans la Chine actuelle de Xi, le régime est une oligarchie collectiviste. Il est employé aux Archives au ministère de la Vérité qui est celui de l’histoire falsifiée, de la propagande – car « le ministère de la Paix s’occupe de la guerre ; le ministère de la Vérité des mensonges ; le ministère de l’Amour est chargé de la torture ; et celui de l’Abondance, de la famine » p.1162. Il vit une brève idylle avec une jeune fille, Julia, qui l’aborde parce qu’elle désire baiser avec lui, ce qui est mal vu par le Parti.

Car l’amour est anarchie comme l’ont montré la Commune et mai 68 ; le Parti ne peut le supporter, pas plus que les religions du Livre. « Le Parti n’avait pas pour seul dessein d’empêcher les hommes et les femmes d’établir des liens de fidélité qu’il risquait de ne pas être capable de contrôler. Son objectif véritable, inavoué, était d’éliminer tout plaisir de l’acte sexuel » p.1023. C’est que le plaisir détourne de la foi et de la militance, ce pourquoi les scouts chrétiens, comme les pionniers communistes et les lionceaux islamistes sont élevés à la dure pour brimer les élans hormonaux et affirmer la Pureté de la jeunesse. « Le Parti s’appliquait à tuer l’instinct sexuel ou, s’il ne pouvait le tuer, à le gauchir et à le salir » id. Mais Julia ajoute p.1083 : « la frustration sexuelle induit une hystérie qui est désirable parce qu’on peut la transformer en ardeur guerrière et en culte du chef. (…) Tous ces défilés dans tous les sens, ces cris d’acclamation, ces drapeaux qu’on agite, tout ça, c’est rien d’autre que du sexe tourné au vinaigre » id. Et pan sur les braillards qui défilent à longueur de pavé à Paris et dans les grandes villes en croyant refaire le monde : rien que du ressentiment sexuel ! Du sexcrime en anglais, malsexe traduit en français. Mais Daech a très bien su orienter cette frustration exacerbée des jeunes musulmans interdits de sexe en leur fournissant des soumises à merci avec « mariage » express et polygamie licite pour engendrer des garçons qui seront des guerriers, récompense ici-bas du mâle après qu’il ait combattu. L’Eglise catholique a fait de même avec les « saints », comme Thérèse d’Avila, descendante de Juifs convertis qui voyait en extase apparaître un ange éphèbe lui dardant sa lance de feu au bas du ventre… Julia n’est pas intello mais meccano car, si elle travaille au même ministère de la Vérité que Winston, elle est au département des Romans, où elle répare et entretient les machines à produire des bluettes ou du porno à destination de la masse, des prolos (que le traducteur euphémise en proletos pour éviter – en néoparle – le sens « péjoratif » en français.

Bêtement, car Winston n’est pas très intelligent, le couple décide de « résister » en rejoignant une Fraternité mythique dévouée à l’Ennemi Goldstein, une sorte de franc-maçonnerie secrète dont O’Brien, le supérieur de Winston semble faire partie. Il les laisse venir – puis les fait arrêter, à poil, juste après leur baise illicite dans un réduit loué à un brocanteur qui les a dénoncés. Ils sont séparés, torturés, lavés du cerveau. Car le Parti ne cherche pas à éliminer ses ennemis mais à les convertir. Si l’Inquisition a fait des martyrs et les Procès de Moscou des dissidents dont on se souvient, le Grand frère veut de l’amour. Il FAUT que l’esprit cède à la contrainte et que la vérité en soi soit oubliée au profit de celle du Parti. Ce n’est qu’alors qu’une balle salvatrice pourra vaporiser le quidam, qui n’a aucune importance collective.

Car ce qui importe du Parti est de garder le Pouvoir. Il se justifie par le bien-être du peuple, ce pourquoi les statistiques de production sont toujours en hausse même si la vie quotidienne se dégrade. Il ne faut surtout pas que le peuple soit prospère car il revendiquerait du pouvoir, comme dans les démocraties « décadentes » (disent Poutine, Xi Jinping, Erdogan et Trump de concert). « Sans doute était-il possible d’imaginer une société dans laquelle la richesse – les biens que l’on possède, le luxe – serait également répartie, tandis que le pouvoir resterait entre les mains d’une petite caste de privilégiés. En pratique, cependant, une telle société ne pourrait pas rester longtemps stable. Car si tous jouissaient simultanément de loisirs et ’’une pleine sécurité, la grande masse des êtres humains ordinairement abrutis par la pauvreté ne manqueraient pas de s’instruire et d’apprendre à penser par elle-même ; dès lors, elle comprendrait tôt ou tard que la minorité privilégiée n’a aucune raison d’être, et elle la balaierait » p.1135. Xi Jinping n’a que bien se tenir… car tel est le cas en Chine contemporaine !

Mais l’Appendice de Mille neuf cent quatre-vingt-quatre suggère que le totalitarisme n’a pas réussi. La première phrase sur le néoparle est déjà au passé, et la fin montre que les grandes œuvres comme Shakespeare, Milton, Swift, Byron n’ont pas réussi à être traduites en néoparle version XI, définitive.

Peu importe qu’Orwell se soit inspiré de Swift, London, Huxley, Zamiatine, Koestler ou Burnham, il a écrit un grand livre car il est éternellement actuel.

Suite demain : Le collectivisme oligarchique

George Orwell, 1984, 1949, Folio 2020, 400 pages, €8.60 e-book Kindle €8.49

George Orwell, Œuvres, édition de Philippe Jaworski, Gallimard Pléiade 2020, 1599 pages, €72.00

Le film 1984 chroniqué sur ce blog

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Charles Morgan, Sparkenbroke

Au début des années 1970, l’auteur anglais Charles Morgan, né en 1894 et décédé en 1968, était à la mode en France, réédité en Livre de poche. Sa prose riche et abondante chantait l’amour transcendant le réel, la perception des choses au-delà des apparences et des êtres au-delà des convenances, en bref tout ce qui remettait en cause la conception bourgeoise et prosaïque de l’existence. Poète, l’auteur anglais avait composé en 1944 une ode au général de Gaulle pour la France libre. Il avait combattu durant les deux guerres dans la Navy.

Aujourd’hui, Charles Morgan est oublié, trop de mots dit-on, l’ennui des pages interminables et de cet univers anglais préservé, comme sous naphtaline, depuis l’ère Victoria. Pourtant, la vision panthéiste de Morgan ressemble fort à celle que les écologistes prônent. Peut-être serait-il temps d’y revenir ?

Sparkenbroke est un lord qui vécut une enfance difficile, sa mère s’étant enfuie avec un amant alors qu’il n’avait qu’à peine l’âge de raison. Frustré des traditions jusqu’à 12 ans, l’enfant devait regarder son demi-frère aîné Stephen, de trois ans plus âgé, officier auprès de leur père devant le caveau familial alors que lui était condamné à rester à la maison. Un jour, son père qui reconnait en lui les traits de sa mère, femme qu’il a adorée, le convie à les rejoindre. Le jeune Piers en est moins fier que fasciné : non par la mort mais par les portes qu’elle lui ouvre. Pour le bizuter, son grand frère l’enferme dans le caveau, croyant le terroriser en représailles à son harcèlement pour en obtenir la clé. Rappelons quand même qu’il s’agit d’une maisonnette dans le cimetière, pas d’un trou à cercueils. Mais l’enfant est retrouvé halluciné, ayant vécu la première expérience marquante de sa vie. Il a été « visité », comme si l’abolition du moi avait ouvert la fenêtre sur l’au-delà des apparences ; « la mort est un accident au milieu d’une immortalité qui se poursuit » p.351.

Très sensible et imaginatif, l’enfant devient écrivain. Il serait alors « possédé par tout ce qui existe, en deviendrait une parcelle, de même qu’une flamme détachée fait partie d’en embrasement ou qu’une goutte de pluie perd son identité dans la mer » p.17. Lorsqu’il crée, l’artiste est comme un dieu, innocent et joyeux. « Pendant qu’il écrivait, il se trouvait sans péché. Inventer, c’était recevoir l’absolution et le brillant effort de traduire en paroles ce que son imagination lui imposait, purifiait son être de tous les poisons » p.125. L’extase est une sorte de mort à la réalité, une transcendance qui délivre de la mort physique. L’homme dans son existence, « par trois fois au moins, devient clairvoyant et peut s’exprimer : dans l’amour, la contemplation et la mort, ces trois extases » p.136.

Piers Sparkenbroke s’intéresse à la légende chrétienne de Nicodème sculptant le Christ, qu’un bateau guidé par les anges fait échouer à Lucques en Italie, puis au mythe de Tristan et Yseult où l’amour et la mort sont liés dans un même transport spirituel au-delà de la chair. Mais il bute sur certains passages, l’écriture se refuse à lui. C’est lorsqu’il rencontre Mary, jeune ingénue fiancée à un rustre qui rompt ses fiançailles avant d’habiter chez un pasteur, qu’il retrouve de l’inspiration. La fille donne et reçoit, plus que sa femme trop prosaïque ; elle crée une tension, une attente indéfinissable « dont le frémissement compte parmi les impulsions fondamentales de l’art » p.143. Il l’embrasse mais ne s’unit pas à elle, il se retient. Mary est sensible mais a des principes sains et solides.

Lorsque Spark, comme l’appelle familièrement son fils Richard, 6 ans, repart en Italie chercher la solitude nécessaire à l’écriture, Mary se marie tout naturellement avec George, ami d’enfance de Piers, plus âgé que lui et qu’elle. Elle trouve chez ce médecin de campagne une sérénité et une bonté qui l’apaise et la rassure. Mais le destin s’en mêle, un voyage en Sicile fait échouer Mary à Lucques avec la sœur de George, Helen, malade d’une sclérose en plaques. Sparkenbroke les héberge jusqu’à la mort d’Helen et Mary retombe en amour pour lui. Mais elle se dérobe et rompt à nouveau, d’un commun accord avec Piers qui songe à retrouver sa femme pour assurer l’héritage à Richard. Là encore, le destin refuse ; s’il est des êtres faits l’un pour l’autre, ils ne peuvent que s’attirer. « Piers comprit que les créatures ne doivent pas être comparées entre elles en termes de beauté ou d’intelligence, qui sont les qualités du monde des apparences, mais en raison de leur perméabilité au flux créateur.  (…) Pénétrer ce qui est réel, en être visité, imprégné, lui parut résumer les deux impulsions complémentaires et dirigeantes de la vie, et il s’aperçut que l’existence sociale à laquelle il revenait délibérément, était la négation de ces élans, les empoisonnait et les atrophiait » p.428.

Le divorce est consommé entre la vie sociale en couple pour élever des enfants et la vie hors du monde de l’artiste qui crée. L’amour absolu n’est accompli que dans la mort, par-delà les apparences, pour rejoindre l’élan cosmique que l’acte créateur approche entre temps par éclairs. Dans le monde réel, Mary ne peut qu’être prosaïque et Piers insatisfait. Je ne vous donne pas le dénouement, mais il n’a rien de romantique car son époque naïve est dépassée en ce début des années 1930 où se passe le roman. La guerre est finie et la guerre approche, les mondes basculent. L’art va se recomposer et, pourtant, la façon de voir de Charles Morgan reste éternelle.

L’auteur a souvent des bonheurs d’écriture, des remarques qui sonnent justes à qui sait observer. Ainsi cette exaltation sans cause à 15 ans, lors de certains moments privilégiés, « le bruit de l’eau, la voix de Piers, la sensation sauvage de la jeunesse, du flux de la vie, de la joie d’être un garçon » p.74. Ou « ce lien spécifiquement anglais – la faculté de communiquer ses sentiments sans étalage de mots » p.278. Encore ce processus de l’amour qui va bien au-delà du comportement des caniches : « Personne n’aime une femme uniquement à cause d’elle-même – pour ce qu’elle est. On peut dans ce cas éprouver du désir ou de l’amitié, mais celui qui prétendrait aimer une femme pour cette raison ne serait pas un véritable amoureux et manquerait de compréhension. Il ne l’aimera que lorsqu’il aura déversé en elle un millier d’aspirations et de rêves qui ont leur origine en-dehors d’elle, et que tout son être à lui sera en quelque sorte recréé en elle » p.309. Enfin la description tout en mouvement de la frise de putti par Jacopo della Quercia sur la tombe d’Ilaria à l’église Santa Maria delle Rose à Lucques qui est un bonheur de lecture (p.347).

La pagination indiquée est celle du Livre de poche 1972 en 499 pages (édition épuisée)

Charles Morgan, Sparkenbroke, 1936, J’ai lu 2004, 666 pages, €5.50

Un autre roman de Charles Morgan déjà chroniqué sur ce blog

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Norman Spinrad, Rêve de fer

Rêve de fer est un livre à préface et postface. Entre les deux le vrai roman, écrit par un certain Adolf Hitler né en Autriche en 1889 et émigré à New York en 1919 où il fit une carrière de dessinateur de bandes dessinées et d’œuvres de science-fiction. La dernière qu’il écrit juste avant sa mort, en 1953 – après l’invasion du Royaume-Uni par l’Union soviétique en 1948 – s’intitule Le seigneur du svastika. C’est ce livre qu’on va lire.

Il décrit la geste d’un héros racial, animé d’une volonté de surhumanité assez forte pour galvaniser son peuple génétique et conquérir non seulement la Terre mais aussi les étoiles. Le Heldon est un pays enclavé qui a eu la volonté de rester pur après la grande guerre nucléaire. Ses habitants, les Helders (« héros » en allemand), sont menacés d’abâtardissement par les mutants du Borgrave (France) à sa frontière, et par la puissance du Zind à l’est (URSS), par-delà l’insignifiant Wolak (Pologne). Féric Jaggar, descendant de pur homme, a vécu son enfance exilé parmi la lie de l’humanité mutante et métissée ; il désire réintégrer le vrai pays de ses ancêtres.

A la frontière il doit montrer patte blanche, ou plutôt haute taille, physique athlétique, regard franc et bleu, cheveux blonds de rigueur – plus quelques autres indices génétiques attestant de sa pureté. Mais il constate du relâchement parmi les fonctionnaires chargés des tests : ils sont sous l’emprise psychique d’un Dom (dominateur) dont l’unique visée est de souiller le sang pur et d’avilir l’humain pour assurer sa domination sur un troupeau d’esclaves. Ainsi fait le Zind à grande échelle ; ainsi font les Doms disséminés dans les autres pays comme des rats.

Féric, « animé d’une juste colère raciale », ne tarde pas à entraîner avec lui des buveurs d’auberge et des commerçants indignés massacrer le Dom de la frontière et faire honte aux purhommes dominés. Il ne tarde pas non plus à faire connaissance d’un gang de loubards à motos qui écume la grande forêt d’émeraude du pays, à défier son chef, à le vaincre virilement, et à prouver à tous qu’il est bien le descendant des anciens purs : il lève d’une seule main la grande massue phallique appelée Commandeur d’acier que seul un pur peut soulever – tel Arthur le glaive du rocher.

Il fonde du même élan un parti, les Fils de la svastika (Sons of Svastika, en abrégé SS) et se fait élire au Conseil de l’Etat avant de prendre le pouvoir par un coup de force. L’armée se range de son côté et la sélection des meilleurs commence. Les camps d’étude raciale trient le bon grain de l’ivraie : les purs peuvent passer les tests d’entrée dans la garde d’élite SS, ceux qui ont échoué intégrer l’armée, et les impurs s’exiler ou être stérilisés. Le Borgrave est reconquis pour être purifié de ses mutants génétiques ignobles, hommes-crapauds, peaux-bleues et autres perroquets.

Mais très vite le Zind s’agite ; il se sent menacé par la volonté raciale du peuple des purs. Lorsqu’il envahit le Wolak, Féric décide d’attaquer – et de vaincre. Ce qu’il fait dans une suite de batailles grandioses où mitrailleuses, avions, chars, fantassins à moto – et massues – abattent à la chaîne les esclaves nus, velus et musclés dominés psychiquement dans chaque escouade par un Dom soigneusement protégé en char de fer. Une fois le Dom tué, les esclaves qu’il dominait se conduisent comme des robots fous : ils bavent, défèquent, se mordent les uns les autres, s’entretuent, se pissent dessus. C’en est répugnant.

La bataille finale permet d’annihiler Bora, la capitale du Zind (Moscou), mais un vieux Dom réfugié en bunker souterrain actionne l’arme des Anciens : le feu nucléaire qui va détruire le génome de tous les beaux spécimens aryens, leur faisant engendrer à leur tour des mutants. Qu’à cela ne tienne ! La volonté raciale incarnée par son Commandeur Féric trouvera la solution du clonage afin de perpétuer la race à la pointe de l’Evolution, appelée à la surhumanité et à conquérir les étoiles.

Ainsi s’achève le roman d’un psychopathe sadique à l’imagination enfiévrée de chevalerie médiévale et de romantisme kitsch. La postface parodie les critiques psychiatriques en usage aux Etats-Unis dans les années soixante et pointe non seulement la fascination de la violence, le fétichisme du cuir, des uniformes, du salut mécanique et de la parade armée, mais aussi l’absence totale de femmes, d’animaux et d’enfants, et l’homoérotisme viril dû au narcissisme de la perfection raciale.

Norman Spinrad, en Dom particulièrement puissant, sait captiver son lecteur. Ecrit en 1972, ce roman rejoue la scène hitlérienne sous la forme du conte de science-fiction avec Féric dans le rôle d’un Adolf racialement magnifié (le vrai Hitler était petit, brun, nullement sportif et végétarien), la Russie soviétique sous l’aspect du Zind et les Juifs en Dom. Le Heldon aux trois couleurs noir, blanc, rouge, aux maisons de pierres noires et aux avenues impeccables de béton, bordé de la forêt d’émeraude, est l’Allemagne mythique avec son architecture, son obsession de propreté, son goût de l’ordre et sa Forêt noire. Stopa est Röhm, Walling est Goering, Remler est Himmler, Ludolf Best est Rudolf Hess… et les partis universaliste, traditionaliste et libertarien calquent les partis socialiste, conservateur et libéral. Comme aujourd’hui, les Fils du svastika sont nationalistes, xénophobes, animés de volonté raciale tendant à la purification et d’aspiration à la surhumanité. Leur croyance est le gène et leur Coran le code génétique, le Commandeur des croyants les soulève en unanimisme fusionnel pour accomplir la volonté divine du plus fort en une nouvelle Cité de Dieu aryenne. La manipulation des masses passe par les défilés mâles, les couleurs vives, les uniformes ajustés et « quelques cadavres universalistes dans les caniveaux » p.132 pour la couverture télévisée. Nul n’a mieux réussi, surtout pas les gilets jaunes malgré leurs manifs, leurs gilets et leurs blessés par la police – pourtant sur le même schéma.

« Debout, symbolisant dans l’espace et le temps ce tournant de l’Histoire, son âme au centre d’une mer de feu patriotique, Féric sentit la puissance de sa destinée cosmique couler dans ses veines et le remplir de la volonté raciale du peuple de Heldon. Il était réellement sur le pinacle de la puissance évolutionniste ; ses paroles guideraient le cours de l’évolution humaine vers de nouveaux sommets de pureté raciale, et ce par la seule force de sa propre volonté » p.144. Qui n’a jamais compris le nazisme ou Daech doit lire ce livre : la race est Dieu ou l’inverse, mais le résultat est le même.

Le jeune et pur Ludolf Best massacrant les guerriers du Zind, « rivé aux commandes du tank et à sa mitrailleuse, montrait un visage crispé par une farouche détermination ; ses yeux bleus exprimaient une extase sauvage et totale » p.283. La même que celle des SS combattants, la même que celle des terroristes islamistes. Mais aussi, à un moindre degré, les amateurs de jeux vidéo et de space-opera – ingénument fascistes…

Car cette uchronie débusque la tentation fasciste en chacun, le plus souvent dans les fantasmes comme chez un Hitler qui aurait émigré, mais aussi dans le goût pour les grandes fresques galactiques d’empire où les aliens sont à éradiquer et les terriens à préserver.

Prix Apollo 1974

Les pages citées sont celles de l’édition Livre de poche 1977

Norman Spinrad, Rêve de fer (The Iron Dream), 1972, Folio 2006, 384 pages, €9.00

 

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Roger Taylor, Mingming au rythme de la houle

roger taylor mingming au rythme de la houle

Wow, I love this book ! Je m’y reconnais dans la façon de voir le monde, je me sens bien avec le tempérament de son auteur. En deux voyages de 67 et 65 jours en solitaire vers le grand nord des mers libres, Roger Taylor, 64 ans, par ailleurs homme d’affaires parlant plusieurs langues, expérimente avec délices the tonic of wilderness, la salubrité des étendues sauvages – vierges. Il me rappelle Bernard Moitessier, le hippie contemplatif de La Longue route, mais en moins immature et de solide qualité anglaise.

Solitaire mais pas introverti, seul sur la mer mais attentif à toute vie, il médite sur les origines et sur les fins, se disant par exemple que les éléments sont complètement indifférents au vivant, que la nature poursuit obstinément son processus sans dessein et, qu’au fond, les terres sont une anomalie et l’océan la norme – à l’échelle géologique.

Le premier périple, intitulé Tempêtes, sillonne presque la route des Vikings, ralliant Plymouth à la Terre de Baffin, qu’il ne parviendra pas à joindre. En effet, à 165 milles du Cap Desolation au sud-ouest du Groenland, au bout de 34 jours de mer sur son bateau de 6m50 sans moteur, gréé de voiles à panneaux comme les jonques afin de pouvoir le manœuvrer seul et simplement sans beaucoup sortir, l’auteur se casse une côte dans un coup de mer et décide de virer de bord pour rentrer à bon port.

roger taylor carte voyage mingming 2006 2011

Ce n’est pas sans avoir vécu intensément les mouvements et le chatoiement des vagues, écouté la plainte du vent et, plus rarement, le chant des baleines, observé les milliers d’oiseaux qui cherchent leur pitance et se jouent des masses d’air, joui des lumières sans cesse changeantes du ciel et de la mer. C’est ce récit d’observations méditatives qui fait le sel de ce livre – un grand livre de marin. Tout ce qui occupe en général les récits de voyage, ces détails minutieux de la préparation, des réparations et des opérations, est ici réduit à sa plus simple expression. En revanche, l’auteur est ouvert à tout ce qui survient, pétrel cul blanc ou albatros à sourcils noirs (rarissime à ces latitudes), requins, dauphins, rorquals, ondes concentriques des gouttes de pluie sur une mer d’huile ou crêtes échevelées d’embruns aussi aigus que des dents. « Plus on regarde, plus on voit » (p.42), dit ce marin à l’opposé des hommes pressés que la civilisation produit.

Il est sensible à cette force qui va, sans autre but qu’elle-même, de la vague et du vent, des masses d’eau emportées de courants, des masses d’airs perturbées de pressions. « Cette bourrasque (…) est arrivée sans retenue, toute neuve et gonflée d’une splendide joie de vivre » p.98 – les derniers mots en français dans le texte. Il va jusqu’à noter sur une portée musicale, dans son carnet de bord p.134, la tonalité de son murmure incessant. « La mer était formée de vagues qui se développaient sur des vagues qui s’étaient elles-mêmes développées sur des vagues », dit-il encore p.101. Et à attraper l’œil du peintre : « Les innombrables jeux de lumière, créés par la diffraction et par l’agitation liquide, se diffusaient dans une infinité de bulles minuscules, de mousse et d’air momentanément emprisonné, et ils rendaient la mer d’un vert presque blanc, d’un vert émeraude et parfois, c’était le plus beau, d’un vert glacé translucide » p.123.

4100 milles plus tard, il boucle la boucle, de retour à Plymouth. De quoi passer l’hiver à réparer, améliorer et songer à un nouveau voyage.

roger taylor bateau mingming

C’est le propos de Montagnes de nous emporter vers le Spitzberg depuis le nord de l’Écosse, via l’île Jan Mayen. Le lecteur peut se croire chez Jules Verne, grand marin lui aussi, amoureux de la liberté du grand large en son siècle conquis par la machine. Roger Taylor vise les 80° de latitude Nord, aux confins d’un doigt étiré que le Gulf Stream parvient à enfoncer dans les glaces polaires envahissantes. « La fin de l’eau libre au bout de la terre », traduit-il p.153. Il retrouve avec bonheur « la délicieuse solitude du navigateur solitaire, une solitude ouverte, accueillante, qui devient en elle-même la meilleure des compagnes » p.185. D’autant qu’il n’est pas seul : toute une bande de dauphins pilotes fonceurs, un troupeau placide de baleines à bosse, un puissant rorqual boréal, puis le ballet des sternes arctiques, labbes pomarin charnus, mouettes tridactyles, guillemots de Brünnich – et même une bergeronnette égarée qui va mourir – peuplent de vie l’univers pélagique.

La liberté est une libération. « Ce changement commence par l’effacement progressif du personnage terrien : non pas la perte de soi, mais de la partie de soi qui est construite par besoin social et par besoin d’image (…) largement artificielle » p.219. Roger Taylor retrouve la poésie en chacun, ce sentiment océanique d’être une partie du Tout, en phase avec le mouvement du monde. « Le poète est le berger de l’Être », disait opportunément le Philosophe, que les happy few reconnaîtront.

roger taylor photo montagnes au sud de l ile jan mayen

Les 80° N sont atteints après 31 jours et 19 heures. C’est le retour qui prendra plus de temps, jusqu’à la frayeur ultime, au moment de rentrer au port. Un bateau sans moteur est sous la dépendance des vents, et viser l’étroite passe quand le vent est contraire et souffle en tempête, c’est risquer sa vie autant que dans une voiture de course lancée sur un circuit sous la pluie. Intuition ? Décision ? Chance ? L’auteur arrive à bon port deux heures avant que ne se déclenche le vrai gros mauvais temps !

Lors d’une nuit arctique illuminée du soleil de minuit, alors qu’à l’horizon arrière s’effacent les derniers pics du Spitzberg, l’auteur a éprouvé comme une extase : « Oui, pendant ces quelques heures d’immobilité, j’ai vu la planète, ce qui occupe sa surface et le grand espace de l’espace, nettoyés à blanc : la mer, l’air, la roche et l’animal, immaculés et élémentaires, éclatants et terribles » p.257. Lisez l’expérience de « l’homme qui a vu la planète », cela vaut tous les traités plus ou moins filandreux d’écologie !

Roger Taylor, Mingming au rythme de la houle (Mingming and the tonic of wildness), 2012, éditions La Découvrance 2015, 308 pages, €21.00

roger taylor avec guilaine depis paris

Roger Taylor est aussi l’auteur précédent de Voyage d’un simple marin (La Découvrance 2013) et de Mingming et la navigation minimaliste (La Découvrance 2013)

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Bouddhisme

Le bouddhisme est la seule grande religion dont le fondateur ne se proclame ni fils, ni prophète, ni envoyé d’un dieu – et qui rejette même l’idée d’un Dieu suprême comme sans « signification » pour l’homme. Car Bouddha est un homme.

Siddharta Gautama est né prince, en avril ou mai 558 avant notre ère à Lumbini, dans le Népal du sud, dans la tribu des Sakyas, et mort en novembre 478 à l’âge de 80 ans de dysenterie et de fièvres à Kushinagar dans le nord de l’Inde actuelle. Bouddha venait d’une famille noble et il eut, à 29 ans, un fils : Rahula (prononcer Raoula). Vivant fastueusement sa jeunesse de golden prince, ses yeux se sont dessillés en rencontrant la misère, la maladie, la mort, dans cet ordre. Il quitte alors son milieu, son statut et son luxe, pour trouver la voie vers la vérité de l’homme. Il suit les yogis et les ascètes durant de longues années, mais leur quête conduit à une impasse. Il entre alors en lui-même et médite sur le sens du monde, jusqu’à le recevoir par lui-même : il devient Bouddha, l’Éveillé. Désormais, il sera tout naturellement guide et maître spirituel – puisqu’on interroge sa sérénité – pour délivrer les hommes de l’erreur.

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La réalité est que le monde est continuellement créé par les actes, bons ou mauvais, des hommes. Il faut donc se pénétrer des quatre vérités :
1 – tout est souffrance car tout passe (la vie, la santé, l’amour, le désir)
2 – l’origine de la souffrance est le désir, qui allume l’illusion
3 – la délivrance est dans l’abolition des appétits
4 – la voie pour y parvenir est la discipline du milieu juste : ni hédonisme, ni ascétisme, mais l’existence, ici et maintenant, selon la voie droite.

Le chemin vise à se « détacher », c’est-à-dire à discipliner le corps, à maîtriser les désirs, à aiguiser l’intelligence. Cela afin de devenir « ouvert », disponible, dans cet état où, selon Heidegger, on « laisse être les choses », où « le poète est le berger de l’être ». L’exercice, l’entraînement et la tempérance donnent la santé au corps, la discipline mentale est faite d’attention, de concentration et d’ouverture (les exercices yogiques y aident, tout comme les arts martiaux japonais, mais ils ne sont pas un but en eux-mêmes). Le tout engendrera une conduite « morale » (c’est-à-dire à propos, juste et équilibrée, pas venue d’ailleurs, mais de l’homme lui-même en relation avec ce et ceux qui l’entourent).

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Pour l’esprit, l’usure de l’ego illusoire, la modestie et l’exercice de la lucidité déchireront craintes folles, espérances vaines, concepts rigides, feront voir « le vrai », et apporteront la paix de l’âme. Dès lors, la conscience grandira, part de cette conscience subtile du monde, préexistante aux corps matériels. L’intérêt pour ce monde-ci et la compassion pour les êtres engendreront sagesse et générosité. Car le sentiment d’interdépendance universelle et la conscience que rien ne dure, sauf nos actes qui ont des conséquences à l’infini, feront « bien » agir. Le bien est défini comme ce qui œuvre en faveur de l’intérêt général des hommes et des êtres vivants, comme de l’intérêt supérieur du cosmos. La sagesse est l’intelligence d’une situation. Il faut se faire confiance, se laisser être, c’est-à-dire demeurer ouvert et adaptable, réfléchi. Attitude « intelligente » au sens premier, celle qui définit qui l’on est, où l’on est, dans le présent.

La discipline mentale est une voie d’expérience, longue et non transmissible en mots : il faut s’y exercer pour la comprendre. La transmutation de la conscience survient par les exercices de concentration, de méditation, de recueillement, éclairés étape par étape par l’expérience d’un guide. La concentration (samadhi) permet de fixer la pensée sur certains objets ou notions, afin d’obtenir l’unification de la conscience et la suppression des pensées parasites. On peut s’asseoir en lotus sur un coussin, comme les méditants zen, ou tout nu dans la neige, comme les ascètes tibétains – on peut aussi, comme nous le faisons, s’asseoir la plume à la main et dérouler sa pensée par écrit.

La méditation (jhana) vise au détachement du désir et de l’intellect obsessionnel. L’esprit, lorsqu’il s’active tout seul, tourne à vide, il divise la réalité en concepts abstraits, en délires fantasmatiques, alors qu’il lui faudrait servir d’outil à la sérénité. L’esprit ne sert que par l’unification de la pensée et le détachement – tant de la joie que de la douleur.

La pleine conscience permet d’atteindre un état de pureté absolue : « l’indifférence » de la pensée éveillée. Non pas un retrait du monde, ni un nihilisme de tout ce qui fait l’homme, mais une libération. Car font écran, chez le commun des hommes, leurs sens, leurs émotions, leur intellect. Ils sont submergés d’avidité ou de désirs, hargneux ou amoureux, raisonneurs ou technocrates. Ils ne sont pas prêts à l’expérience qui est de s’ouvrir et de se donner à ce qui vient, pas prêts à voir les situations telles qu’elles sont par-delà « attrait » ou « choc », « confirmation de ce qu’on pensait » ou « infirmation », « bien » et « mal ».

Cela est plus difficile aux adultes que nous sommes, sans préparation. Les enfants parviennent assez bien à vivre dans l’instant, mais manquent de capacités intellectuelles pour dominer leurs instincts et leurs émotions afin d’acquérir la sagesse que recèle leur être spirituel. Le recueillement adulte (samapatti) peut survenir devant de grands paysages, ou à l’écoute de certaines musiques ; il vide la pensée de ses contenus volages, pour la concentrer successivement sur l’infinité de l’espace, l’infinité de la conscience, sur l’abolition de la dualité absurde « ni conscience, ni inconscience », enfin sur l’arrêt volontaire de toute perception et de toute idée, pour ne se faire qu’écoute, attention au monde, sans interférence. Cet état est très rare, et donc précieux, car alors le corps, le cœur, l’esprit, la nature, ne font qu’un. C’est une extase, un sentiment océanique d’identité avec tout ce qui existe – le nirvana indien, le satori japonais, la fusion mystique, la plénitude humaniste.

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Pour le zen japonais, branche du bouddhisme de laquelle je suis plus proche, il s’agit de se confondre avec ce qu’on fait, dans le seul présent, hic et nunc  – ici et maintenant. « Quand je bois, je bois, quand je dors, je dors », disait un maître zen. Nulle volonté d’imprimer sa marque héroïque sur le réel, mais plutôt intention de détecter la propension des choses, de se mettre en état de réception pour saisir spontanément la situation qui se présente (c’est tout l’art du judo). Dans chaque situation, rechercher le mouvement interne, la potentialité en devenir (c’est tout l’art de la dialectique). Se laisser porter pour utiliser le moment propice selon sa volonté, mais avec le minimum d’énergie (c’est tout l’art de la stratégie). Le sage est comme de l’eau : la pesanteur est sa volonté constante, tenace, profitant de la moindre faille. Ce n’est pas une démission de l’agir, mais un moindre effort très efficace. Point de grimaces de souffrance héroïque (théâtrales, épuisantes, inopérantes), mais le calme en tension de qui attend le bon moment pour se saisir du mouvement des choses.

Le sort des batailles, on l’apprend en combattant dans les dojos, n’est pas décidé seulement par le courage et l’ardeur, mais surtout par l’ouverture sans préjugé à la situation, à la lucidité qui voit cru, à la souplesse qui permet de saisir l’instant, utilisant les circonstances en développement, l’ordre interne qui se déploie dans le temps et dans l’espace. Le détachement n’est pas refus du monde ou paresse de la volonté, il est le jeu du réel, comble d’efficacité de l’acte puisqu’ouverture inépuisable à toute disposition spontanée. « L’homme est toujours parfait, sinon il ne pourrait jamais le devenir, mais il faut qu’il s’en rende compte », disait Vivekananda.

L’idéal à atteindre est l’affranchissement des contraintes du monde et de l’apparence du temps. Toute situation conditionnée peut être dépassée car le « soi » est une illusion, et « l’imago », un obstacle (les psychologues le disent). Par exemple, Argoul est le produit de gènes qui viennent de loin, d’une éducation qui ne se résume pas à celle que lui ont donnée ses parents, mais inclut l’école, les amis, la famille, les innombrables livres qu’il a lus, les paysages et les gens rencontrés, et ainsi de suite. Argoul n’est donc pas identifiable à un « soi » essentiel et figé de toute éternité, il est un « agrégat » sans cesse mouvant, un être plus vaste que la résultante de tous ses conditionnements, chaque jour un peu semblable mais chaque jour un peu différent. Non pas « très » différent, mais suffisamment pour que le « soi » ne soit réellement qu’un voile qui masque sa vérité. « Rien n’est plus difficile, songes-y, que d’être toujours le même homme », disait Sénèque dans ses Épîtres.

Ce « soi » apparent, mouvant, a une relative liberté qui lui permet de suivre la voie de l’Éveil. Il ne s’agit que de retrouver la capacité primordiale en nous. Il se dégagera alors de l’anarchie égoïste et vaine des désirs, ce petit ego qui exige et parade, pour conquérir la liberté de la conscience. Elle lui montrera que tout est vain, que rien n’est permanent, et que notre infime parcelle d’état conscient fait partie d’un grand tout qui est le monde. Dès lors, notre esprit étant calmé (les désirs étant pris pour ce qu’ils sont, des illusions, les émotions canalisées et maîtrisées pour servir, la claire lucidité de l’intelligence pouvant alors s’exercer pleinement), notre conduite sera l’ouverture, la générosité, la communication, la compassion, le respect du monde, la conscience intelligente des situations telles qu’elles se déroulent, cela dans la joie d’être en rythme avec les énergies de la vie. En bref l’harmonie recherchée par la vie bonne des philosophes antiques, la fin de l’aliénation par le retour à a véritable nature humaine des marxistes, l’accord de l’être avec l’existence qu’il mène de Camus.

Le Christianisme considère que l’homme a été créé par Dieu en lui donnant le monde pour qu’il en soit le maître – ce qui faisait rire Montaigne, qui traitait l’homme de « mignon de Nature ». Le Bouddhisme considère que la vie humaine est une part de la vie de l’univers dans son entier, d’où l’amour spontané de l’humain pour les bêtes et les plantes, le respect des paysages et de la nature, la compassion pour les êtres. C’est pourquoi l’actuel Dalaï Lama, chef spirituel du Tibet, se prononce résolument en faveur de l’écologie et du contrôle des naissances. Les trois vertus du Christianisme sont la foi, l’espérance et la charité. Le Bouddhisme verrait plutôt la lucidité, la volonté et la compassion. Il y a une différence de degré, qui me fait considérer que le Bouddhisme conduit à une conscience humaine plus haute, en l’absence de foi en un Dieu transcendant. L’homme ne remet pas son destin entre les mains d’un « Père » (la foi), il accepte son sort tel qu’il est, lucidement – et chacun est son propre « sauveur », s’il le veut (le karma). L’homme ne s’illusionne pas sur le monde ou sur l’avenir (l’espérance), il agit dans le présent, afin d’acquérir une conscience et une liberté plus fortes.

L’homme ne se contente pas d’« aimer son prochain » sur commandement (la charité), de le traiter avec bienfaisance « comme soi-même » (mais qu’est le « soi » ?), tout cela avec une certaine condescendance, une sorte de retrait – mais il « compatit » parce qu’il se met dans le courant du réel, qu’il est touché par les maux d’autrui, humains, bêtes, plantes et même la nature en sa globalité. Il les ressent, comprend la souffrance dans chaque situation parce qu’il a franchi les étapes de la voie et qu’il peut aider les autres êtres. La compassion est alors ouverture à l’autre, à sa détresse ; l’homme devient « bodhisattva », sage ou saint. Le Christianisme part à l’inverse, il « faut aimer » parce que les humains sont tous « frères du même Père », et ce sentimentalisme qui commande les actes se fait d’en haut, pas depuis l’intime. Le devoir moral n’est pas la sagesse personnelle qui permet de comprendre.

« La religion d’un grand nombre est faite d’émotions, de sentimentalité, voilà pourquoi elle s’use si vite. Que voulez-vous attendre d’une religion, produit d’un esprit névrosé, vague poésie, dernier asile où se réfugie une âme tremblante, éperdue, en quête de consolation ? » écrivait si justement Alexandra David-Néel, cette grande dame adepte du bouddhisme. Au lieu d’attendre la fin de cette « vallée de larmes » et d’espérer des félicités éternelles dans un au-delà hypothétique, le Bouddhisme prône d’observer délibérément les souffrances d’aujourd’hui (lucidité), de les analyser (intelligence) et de les penser (sagesse) pour les dépasser (éveil). A mesure que décroît l’orgueil du « soi » (ce soi qui n’est que construction fantasmée), l’influence de l’illusion décroît et augmente le respect d’autrui et du monde. Telle est la liberté de la conscience éveillée. Pour le zen, la religion n’est pas un Dieu personnalisé (hypertrophie du « soi » illusoire), mais rien d’autre que la conscience de l’infini, à chaque instant de la vie. Être simplement ce qu’on est, dans le monde, dans la vie. Briller comme la lune, d’une sagesse sans ego, la folle sagesse de qui laisse couler la vie autour de lui et à travers lui, pour être pleinement dans son courant.

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Bien sûr, je n’ai pas la prétention, en cette courte note, d’embrasser la diversité des écoles ni même des grandes doctrines du Bouddhisme. Non seulement existent le Petit et le Grand Véhicule, mais aussi le Tantrisme tibétain et le Zen japonais. Certaines écoles sont tentées par le renoncement au monde, d’autres par l’homme dans le monde. Comme en toute religion, la mystique et la morale se partagent les disciples. Le Bouddhisme est la pensée religieuse le mieux en phase avec le monde tel qu’il va, me semble-t-il. Il n’est pas un « nihilisme », comme le disait Victor Cousin en projetant ses hantises d’Européen du pénultième siècle. Le Bouddhisme analyse, depuis deux millénaires, l’évanescence de l’identité personnelle, le rapport de chaque humain au temps, à l’espace qui l’entoure et aux autres hommes, l’ancrage historique des principes moraux qui ne viennent pas d’une autre planète mais sont élaborés par les hommes pour gérer la société des hommes.

Notre « éveil », s’il devait toucher le plus grand nombre, bouleverserait sans aucun doute notre société telle que nous la connaissons ; peut-être cela viendra-t-il, l’écologie scientifique et la conscience du tout terrestre en prennent le chemin, le clonage et les manipulations génétiques aussi, remettant en question le « soi ». Malheureusement pas l’écologie politique, marigot en France d’arrivismes frustrés et de gauchisme déçu. L’humanisme occidental tel qu’il nous a été transmis est appelé à se transformer au contact des peuples nombreux et en développement accéléré, qui pensent autrement de nous. La dernière « décolonisation » ne fait que commencer. Pour le plus grand bien de la planète et des êtres vivants.

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Êtes-vous fleur bleue ?

C’est joli « fleur bleue », tout le monde comprend par analogie comment est votre cœur lorsque vous êtes en condition adolescente : vous aimez, délicatement offert(e), corolle ouverte, fragile et accueillant(e).

Mais d’où vient cette mignonne expression ? Mignonne comme « allons voir si la rose », mais deux siècles plus tard. La rose a des épines, pas la fleur bleue, qui n’est que pétales déboutonnés offrant son sein délicatement doré aux caresses et baisers. Quelle fleur, d’ailleurs ? Die blaue Blume, c’est tout ce qu’on sait. Peut-être le myosotis des Alpes ? Ou le coquelicot de l’Himalaya ? Ce que l’on connait en revanche, est le nom de l’auteur qui a le premier créé cette expression. Il s’agit du romantique allemand Novalis.

Dans son roman inachevé Heinrich von Ofterdingen (écrit en 1800), le fils de baron Friedrich von Hardenberg, alias Novalis par la plume, décrit un rêve de jeune homme. Tout commence ainsi : dans son sommeil, il découvre un bassin dont les ondes chatoyaient. « Aussitôt, un souffle intérieur le parcourut tout entier, le réconfortant et le désaltérant. Pris d’un irrésistible désir de se baigner, il se dévêtit et descendit dans le bassin. (…) Une sensation céleste inonda son cœur (…) Et chaque vague de l’adorable élément se pressait contre lui comme une gorge amoureuse. Le flot paraissait fait de charmantes filles dissoutes dans l’onde, qui reprenaient leur forme dès que les effleurait le corps du jeune homme. » Freud n’était pas encore inventé, mais le désir est explicite dans cette montée sensuelle.

C’est alors que le rêve atteint ses sommets : « Ivre d’extase, mais conscient de la moindre impression, il se laissa emporter par le torrent lumineux (…) mais une nouvelle vision le réveilla. Il se trouvait à présent étendu sur une molle pelouse au bord d’une source qui jaillissait dans les airs et semblait s’y consumer. Non loin de là, s’élevaient des roches bleuâtres aux veines diaprées. Le jour qui l’entourait lui parut plus clair, plus doux que de coutume ; le ciel, bleu noir, était d’une pureté absolue. Mais ce qui l’attira d’une manière irrésistible, ce fut, dressée au bord même de la source, une grande Fleur d’un bleu éthéré qui l’effleurait de ses hauts pétales éclatants ; autour d’elle se pressaient des milliers de fleurs de toutes les couleurs et dont les suaves parfums embaumaient l’air. Lui, ne voyait que la Fleur bleue, et longtemps il la contempla avec une indicible tendresse. Mais quand il voulut enfin s’approcher d’elle, elle se mit à frémir et à changer d’aspect. Les feuilles, de plus en plus brillantes, se serraient contre la tige qui croissait à vue d’œil ; la Fleur se pencha vers lui : parmi les pétales qui formaient une sorte de collerette bleue, flottait un tendre visage… Son émerveillement grandissait avec cette étrange métamorphose quand soudain la voix de sa mère le réveilla et il se retrouva dans la chambre familiale que dorait déjà le soleil du matin. »

Jung et Freud se conjuguent pour offrir du commentaire bien sexuel de tout cela, évidemment. Le pénis jaillissant, la Fleur mère qui l’attire et le domine, l’aspiration au bleu d’éther pour se fondre dans la nature divine, le tendre visage idéal de son amour futur… Disons que la fleur trouvera son nom et (je vous le dit en secret), ce sera dans le roman Mathilde. Dans la réalité… mais n’allons pas trop vite.

Friedrich dit Novalis, dont Nietzsche aura le prénom, est un être délicieux. Né en 1772 dans la Saxe prussienne, il est fils de baron et protestant Morave. Second garçon d’une fratrie de 11, il s’amusait à raconter des contes mythologiques (märchen) à ses frères et sœurs, qu’il inventait à mesure. Il avait même créé un jeu participatif, où chacun devait incarner un personnage. Tous des génies ou des héros. Il se fiance à 23 ans avec Sophie qui n’en a que 13, peut-être la vraie Fleur bleue… Mais la trop charmante enfant pleine de grâce juvénile meurt à 15 ans de maladie, c’était courant en ce temps là. Novalis est désespéré, mais il finit par retomber amoureux d’une Julie parce qu’il est très jeune. Las ! il mourra de phtisie en 1801, juste avant de l’épouser…

Tragique destin de météore que cet Achille des lettres ! Disparu à 29 ans, il est resté éternellement adolescent, ayant adoré la jeunesse depuis sa tendre enfance. Il est probablement le meilleur poète romantique de toute l’Allemagne. Il vise à représenter tout simplement l’âme, ce monde en soi que les convenances aiment à cacher. Les mots sont un passage entre ce royaume intérieur et le monde extérieur. Tout se passe en soi et la création poétique est l’âme fusionnée avec l’univers. D’où son éternité, et son infini. La puberté comme source jaillissante d’inspiration : Nietzsche n’aura pas dit mieux, trois générations plus tard.

Le site francophone du poète Novalis http://novalis.moncelon.com/

Novalis, Henri d’Ofterdingen, 1800, GF Garnier-Flammarion 2011, €8.55

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