Articles tagués : milieu juste

Notre condition est ridicule, dit Montaigne après Démocrite et Héraclite

Le chapitre L des Essais, livre 1, est consacré au « jugement » (la faculté de raisonner) à la suite de deux sages antiques, Démocrite et Héraclite, que Montaigne fréquentait assidûment.

Déjà, force est de constater que « le jugement est un outil à tous sujets, et se mêle partout ». Même lorsqu’on n’y connaît rien, on peut en gloser. Non pour inventer, comme ces étudiants qui n’ont pas lu le manuel et qui brodent en croyant grappiller quelques points, mais pour sonder la chose. « Si c’est un sujet que je n’entende point, à cela même je l’essaie, sondant le gué de bien loin ; et puis, le trouvant trop profond pour ma taille, je me tiens à la rive ». A un sujet vain, chercher de quoi donner corps ; à un sujet rebattu, élire la route qui semble meilleure parmi les opinions.

Il est quasi impossible de faire le tour des choses, elles sont trop complexes, vastes et changeantes pour qu’on n’en puisse dire que des généralités, partielles et provisoires. « Car je ne vois le tout de rien », confesse Montaigne. Pas plus que les autres d’ailleurs : « Ne font pas, ceux qui promettent de nous le faire voir ». Donc tenter seulement d’y voir clair, sans rester sur le bord mais en sondant le terrain. « De cent membres et visages qu’a chaque chose, j’en prends un tantôt à lécher seulement, tantôt à effleurer, et parfois à pincer jusqu’à l’os ».

Les choses ne sont pas les mêmes pour chacun. « La mort est effroyable à Cicéron, désirable à Caton, indifférente à Socrate », observe Montaigne. Il en est de même pour « la santé, la conscience, l’autorité, la science, la richesse, la beauté et leurs contraires… » Chacune est reine en son état mais « notre bien et notre mal ne tient qu’à nous ». Si Alexandre le Grand aimait les échecs, croit savoir Montaigne, lui les déteste, « pas assez jeu » et prenant trop d’attention qui serait mieux employée ailleurs. Tout cela pour dire que « chaque parcelle, chaque occupation de l’homme l’accuse et le montre également qu’une autre ».

C’est là qu’interviennent Démocrite et Héraclite. « Le premier, trouvant vaine et ridicule l’humaine condition, ne sortait en public qu’avec un visage moqueur et riant ; Héraclite, ayant pitié et compassion de cette même condition nôtre, en portait le visage continuellement attristé ». Montaigne préfère Démocrite non seulement parce qu’« il est plus plaisant de rire que de pleurer, mais parce qu’elle est plus dédaigneuse ». Plainte et commisération « sont mêlées à quelque estimation de la chose qu’on plaint » alors que « les choses de quoi on se moque, on les estime sans prix ».

D’autant que, déclare Montaigne, toujours épris du milieu juste, « je ne pense point qu’il y ait tant de malheur en nous comme il y a de vanité, ni tant de malice comme de sottise : nous ne sommes pas si plein de mal comme d’inanité ». Mieux vaut donc se moquer et rire des travers que de haïr et s’emplir d’aigreur pour la personne entière. La haine est une passion qui consume celui qui en est envahi, tandis que le dédain moqueur est une indifférence qui libère. « Celui qui nous souhaitait du mal était passionné du désir de notre ruine, fuyait notre conversation comme dangereuse, de méchants et de nature dépravée ; l’autre nous estimait si peu que nous ne pourrions ni le troubler, ni l’altérer par notre contagion, évitait notre compagnie, non pour la crainte, mais pour le dédain de notre commerce ; il ne nous estimait capables ni de bien, ni de mal faire. » Comparez Mélenchon le haineux et Macron le dédaigneux, vous mesurerez de suite la différence. Le premier a peur d’être contaminé et fulmine à l’encontre de tous ceux qui ne sont pas en complet accord de soumission avec lui ; le second s’en moque et se moque, il va son chemin sans se sentir troublé par les contestations.

Le sage ne doit « rien faire que pour soi », disait Hégésias repris par Montaigne ; et Théodore ajoutait « que c’est injustice que le sage se hasarde pour le bien de son pays, et qu’il mette en péril la sagesse pour des fous ». Le pays est rarement reconnaissant de ce qu’on fait pour lui, alors qu’il reconnaît ce qu’on a fait pour soi – et qui le sert. Ainsi la Résistance : c’est moins pour sauver la France que pour sauver leur honneur de Français et leur attachement aux Lumières et à la démocratie que les Résistants ont combattu le nazisme ; la France, pendant ce temps, trouvait son confort dans les bras de Pétain jusqu’à l’extrême limite et la victoire déjà acquise des Alliés.

Mieux vaut donc s’en moquer, de ces grands mots, grands hommes et fausses vertus. Chacun est mêlé de grandeur et de faiblesse, et nous ne devons ni le trouver vain, ni en avoir pitié. « Notre propre et particulière condition est autant ridicule que risible », conclut Montaigne avec Démocrite.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , ,

Tout change

Tout passe, tout lasse, tout casse, tout se recycle – éternellement. C’est la seule éternité – qui n’est pas celle de la Bible ou du Coran. Les religions du Livre, en effet, décident que tout est figé par un seul Dieu, une fois pour toutes, qui a créé « le » monde, donc avec un commencement et une fin. Alors qu’il n’y a aucun début ni aucune fin mais un éternel retour du même, un univers en expansion jusqu’à s’évanouir en trous noirs de plus en plus denses qui vont à leur tour exploser en de futurs univers en expansion qui…

Hors le Livre, qui a contaminé la mentalité de nombreuses générations en Occident par son fixisme hors de toute réalité, les sagesses et philosophies autres depuis l’antiquité sont en résonance. Marguerite Yourcenar traduit la pensée romaine païenne lorsqu’elle dit : « Mais tout change sans cesse en nous comme hors de nous ; même les paroles que je prononce en ce moment me changent. » Swami Prajñanpada traduit la pensée orientale lorsqu’il profère : « Tout change continuellement. Vous devez l’accepter et agir en conséquence. » Le politicien bien oublié aujourd’hui, Alain Juppé, traduit la pensée libérale lorsqu’il énonce : « Tout change. Tout va continuer à changer. De plus en plus vite. Sans sommations. »

Nous sommes dans le changement incessant. Tout évolue et se transforme, à commencer par nous, notre corps, nos passions, nos idées – et le monde qui nous entoure. Pourquoi, dès lors, vouloir revenir au passé ? Pourquoi vouloir « fixer » une fois pour toutes un Âge d’or qui n’est qu’un mythe, une reconstruction idéale volontaire qui n’a jamais existé et n’existera jamais ? Pourquoi penser un seul instant que « c’était mieux avant » ?

Peut-être parce ce que le monde va trop vite à mesure qu’on vieillit, et qu’on regrette tout simplement le temps où il allait comme nous, disons entre 30 et 60 ans. Avant, il ne va pas assez vite, trop de normes insupportables, trop de « vieux cons » qui empêchent, trop d’obstacles naturels. Après, il va trop vite, plus de règles ni de respect, trop d’égoïsmes individualistes, trop de nouvelles technologies qui vous larguent.

Je suis pour ma part héritier des Antiques, pour le milieu juste. Si l’histoire n’a pas de sens, elle a du sens – ce qui n’est pas la même chose. Chacun peut reconstituer les causes et les conséquences, les interactions passées devenues logiques – après coup. Quant à spéculer sur les causes d’aujourd’hui qui produiront les conséquences nécessaires de demain – c’est illusoire. Il y a tant de changement partout en même temps que les interactions ne cessent de modifier à chaque instant les paramètres et qu’il n’y a guère que les lois (grossières) de la physique qui paraissent à peu près stables (dans notre seul espace-temps).

Le milieu juste consiste à analyser ce qui est, sans rêver à ce qui aurait dû être ; à proposer ce qui se peut, sans ambitionner l’impossible ; à accompagner les changements de fond – contre lesquels on ne peut rien – sans regretter un autre temps où tout était autrement.

La France va mal ? Qu’est-ce précisément qui va mal ? L’islam sans les garde-fous des lois inappliquées de la République ? L’économie bradée sans contrôles aux Américains et aux Chinois ? L’Europe représentée par le Conseil (composé des chefs de chaque Etat) qui décide sans que le Parlement – trop peu démocratique et proche des citoyens européens – n’ait grand-chose à dire ? La démocratie représentative – en France trop centralisée à l’Elysée ?

Proposons donc de réformer ce qui est possible de ces problèmes concrets – et déjà d’appliquer la loi qui existe, souvent bien suffisante mais prolifique et mal connue, parfois déviée par des juristes idéologues.

Sur les changements de long terme, le climat, la démographie, les ressources, la géopolitique, il va nous falloir faire avec, user des instruments que l’on se donne qui ne peuvent qu’influer sans modifier vraiment, tant les forces d’inertie sont lourdes et inéluctables.

  • Le climat se réchauffe et, en attendant la prochaine glaciation naturelle, tentons de remédier à nos émissions de gaz à effet de serre : intelligence et économie, sans les fanfreluches de la mode et les futilités des paillettes qui continuent de sévir trop souvent.
  • La démographie des cinquante ans à venir est déjà dans les naissances de ces dernières années et le déséquilibre entre ceux qui font des bébés et ceux qui n’en font pas va s’accentuer ; tenter de contrôler les naissances là où elles nuisent au développement et aux ressources, tenter d’encourager les naissances là où elles manquent (je dis aux pénistes et autre zemmouriens : faites donc des gosses au lieu de reprocher aux autres de nous en envoyer !). Et dénoncez donc ce Pape qui refuse pilule et avortement et encourage l’immigration dans le grand métissage indistinct de tous les fils de Jéhovah – en position du missionnaire exclusivement.
  • Pour économiser les ressources, rien de tel que l’économie capitaliste – qui produit le plus avec le moins – mais régulée par les Etats ; et la recherche scientifique – qui rationalise et découvre de nouvelles voies – mais contrôlée par les pairs pour écarter les charlatans à la Raoult.
  • En ce qui concerne la géopolitique, le poids territorial et démographique de la Chine et de l’Inde va permettre que ces Etats prennent leur place « naturelle » dans le monde, tandis que l’Afrique est divisée, comme l’Europe, que la Russie décline et vieillit comme le Japon, et que les Etats-Unis se colorent et s’exacerbent dans des conflits internes qui vont probablement les miner comme jadis l’empire romain.

Tout change et il ne sert à rien de regretter le « bon vieux temps ». Il n’est que la reconstruction des souvenirs, pas la réalité vécue.

Catégories : Géopolitique, Philosophie, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Bouddhisme

Le bouddhisme est la seule grande religion dont le fondateur ne se proclame ni fils, ni prophète, ni envoyé d’un dieu – et qui rejette même l’idée d’un Dieu suprême comme sans « signification » pour l’homme. Car Bouddha est un homme.

Siddharta Gautama est né prince, en avril ou mai 558 avant notre ère à Lumbini, dans le Népal du sud, dans la tribu des Sakyas, et mort en novembre 478 à l’âge de 80 ans de dysenterie et de fièvres à Kushinagar dans le nord de l’Inde actuelle. Bouddha venait d’une famille noble et il eut, à 29 ans, un fils : Rahula (prononcer Raoula). Vivant fastueusement sa jeunesse de golden prince, ses yeux se sont dessillés en rencontrant la misère, la maladie, la mort, dans cet ordre. Il quitte alors son milieu, son statut et son luxe, pour trouver la voie vers la vérité de l’homme. Il suit les yogis et les ascètes durant de longues années, mais leur quête conduit à une impasse. Il entre alors en lui-même et médite sur le sens du monde, jusqu’à le recevoir par lui-même : il devient Bouddha, l’Éveillé. Désormais, il sera tout naturellement guide et maître spirituel – puisqu’on interroge sa sérénité – pour délivrer les hommes de l’erreur.

bouddha ceylan

La réalité est que le monde est continuellement créé par les actes, bons ou mauvais, des hommes. Il faut donc se pénétrer des quatre vérités :
1 – tout est souffrance car tout passe (la vie, la santé, l’amour, le désir)
2 – l’origine de la souffrance est le désir, qui allume l’illusion
3 – la délivrance est dans l’abolition des appétits
4 – la voie pour y parvenir est la discipline du milieu juste : ni hédonisme, ni ascétisme, mais l’existence, ici et maintenant, selon la voie droite.

Le chemin vise à se « détacher », c’est-à-dire à discipliner le corps, à maîtriser les désirs, à aiguiser l’intelligence. Cela afin de devenir « ouvert », disponible, dans cet état où, selon Heidegger, on « laisse être les choses », où « le poète est le berger de l’être ». L’exercice, l’entraînement et la tempérance donnent la santé au corps, la discipline mentale est faite d’attention, de concentration et d’ouverture (les exercices yogiques y aident, tout comme les arts martiaux japonais, mais ils ne sont pas un but en eux-mêmes). Le tout engendrera une conduite « morale » (c’est-à-dire à propos, juste et équilibrée, pas venue d’ailleurs, mais de l’homme lui-même en relation avec ce et ceux qui l’entourent).

eveil bouddhiste troisieme oeil nepal

Pour l’esprit, l’usure de l’ego illusoire, la modestie et l’exercice de la lucidité déchireront craintes folles, espérances vaines, concepts rigides, feront voir « le vrai », et apporteront la paix de l’âme. Dès lors, la conscience grandira, part de cette conscience subtile du monde, préexistante aux corps matériels. L’intérêt pour ce monde-ci et la compassion pour les êtres engendreront sagesse et générosité. Car le sentiment d’interdépendance universelle et la conscience que rien ne dure, sauf nos actes qui ont des conséquences à l’infini, feront « bien » agir. Le bien est défini comme ce qui œuvre en faveur de l’intérêt général des hommes et des êtres vivants, comme de l’intérêt supérieur du cosmos. La sagesse est l’intelligence d’une situation. Il faut se faire confiance, se laisser être, c’est-à-dire demeurer ouvert et adaptable, réfléchi. Attitude « intelligente » au sens premier, celle qui définit qui l’on est, où l’on est, dans le présent.

La discipline mentale est une voie d’expérience, longue et non transmissible en mots : il faut s’y exercer pour la comprendre. La transmutation de la conscience survient par les exercices de concentration, de méditation, de recueillement, éclairés étape par étape par l’expérience d’un guide. La concentration (samadhi) permet de fixer la pensée sur certains objets ou notions, afin d’obtenir l’unification de la conscience et la suppression des pensées parasites. On peut s’asseoir en lotus sur un coussin, comme les méditants zen, ou tout nu dans la neige, comme les ascètes tibétains – on peut aussi, comme nous le faisons, s’asseoir la plume à la main et dérouler sa pensée par écrit.

La méditation (jhana) vise au détachement du désir et de l’intellect obsessionnel. L’esprit, lorsqu’il s’active tout seul, tourne à vide, il divise la réalité en concepts abstraits, en délires fantasmatiques, alors qu’il lui faudrait servir d’outil à la sérénité. L’esprit ne sert que par l’unification de la pensée et le détachement – tant de la joie que de la douleur.

La pleine conscience permet d’atteindre un état de pureté absolue : « l’indifférence » de la pensée éveillée. Non pas un retrait du monde, ni un nihilisme de tout ce qui fait l’homme, mais une libération. Car font écran, chez le commun des hommes, leurs sens, leurs émotions, leur intellect. Ils sont submergés d’avidité ou de désirs, hargneux ou amoureux, raisonneurs ou technocrates. Ils ne sont pas prêts à l’expérience qui est de s’ouvrir et de se donner à ce qui vient, pas prêts à voir les situations telles qu’elles sont par-delà « attrait » ou « choc », « confirmation de ce qu’on pensait » ou « infirmation », « bien » et « mal ».

Cela est plus difficile aux adultes que nous sommes, sans préparation. Les enfants parviennent assez bien à vivre dans l’instant, mais manquent de capacités intellectuelles pour dominer leurs instincts et leurs émotions afin d’acquérir la sagesse que recèle leur être spirituel. Le recueillement adulte (samapatti) peut survenir devant de grands paysages, ou à l’écoute de certaines musiques ; il vide la pensée de ses contenus volages, pour la concentrer successivement sur l’infinité de l’espace, l’infinité de la conscience, sur l’abolition de la dualité absurde « ni conscience, ni inconscience », enfin sur l’arrêt volontaire de toute perception et de toute idée, pour ne se faire qu’écoute, attention au monde, sans interférence. Cet état est très rare, et donc précieux, car alors le corps, le cœur, l’esprit, la nature, ne font qu’un. C’est une extase, un sentiment océanique d’identité avec tout ce qui existe – le nirvana indien, le satori japonais, la fusion mystique, la plénitude humaniste.

bouddhisme carte de diffusion

Pour le zen japonais, branche du bouddhisme de laquelle je suis plus proche, il s’agit de se confondre avec ce qu’on fait, dans le seul présent, hic et nunc  – ici et maintenant. « Quand je bois, je bois, quand je dors, je dors », disait un maître zen. Nulle volonté d’imprimer sa marque héroïque sur le réel, mais plutôt intention de détecter la propension des choses, de se mettre en état de réception pour saisir spontanément la situation qui se présente (c’est tout l’art du judo). Dans chaque situation, rechercher le mouvement interne, la potentialité en devenir (c’est tout l’art de la dialectique). Se laisser porter pour utiliser le moment propice selon sa volonté, mais avec le minimum d’énergie (c’est tout l’art de la stratégie). Le sage est comme de l’eau : la pesanteur est sa volonté constante, tenace, profitant de la moindre faille. Ce n’est pas une démission de l’agir, mais un moindre effort très efficace. Point de grimaces de souffrance héroïque (théâtrales, épuisantes, inopérantes), mais le calme en tension de qui attend le bon moment pour se saisir du mouvement des choses.

Le sort des batailles, on l’apprend en combattant dans les dojos, n’est pas décidé seulement par le courage et l’ardeur, mais surtout par l’ouverture sans préjugé à la situation, à la lucidité qui voit cru, à la souplesse qui permet de saisir l’instant, utilisant les circonstances en développement, l’ordre interne qui se déploie dans le temps et dans l’espace. Le détachement n’est pas refus du monde ou paresse de la volonté, il est le jeu du réel, comble d’efficacité de l’acte puisqu’ouverture inépuisable à toute disposition spontanée. « L’homme est toujours parfait, sinon il ne pourrait jamais le devenir, mais il faut qu’il s’en rende compte », disait Vivekananda.

L’idéal à atteindre est l’affranchissement des contraintes du monde et de l’apparence du temps. Toute situation conditionnée peut être dépassée car le « soi » est une illusion, et « l’imago », un obstacle (les psychologues le disent). Par exemple, Argoul est le produit de gènes qui viennent de loin, d’une éducation qui ne se résume pas à celle que lui ont donnée ses parents, mais inclut l’école, les amis, la famille, les innombrables livres qu’il a lus, les paysages et les gens rencontrés, et ainsi de suite. Argoul n’est donc pas identifiable à un « soi » essentiel et figé de toute éternité, il est un « agrégat » sans cesse mouvant, un être plus vaste que la résultante de tous ses conditionnements, chaque jour un peu semblable mais chaque jour un peu différent. Non pas « très » différent, mais suffisamment pour que le « soi » ne soit réellement qu’un voile qui masque sa vérité. « Rien n’est plus difficile, songes-y, que d’être toujours le même homme », disait Sénèque dans ses Épîtres.

Ce « soi » apparent, mouvant, a une relative liberté qui lui permet de suivre la voie de l’Éveil. Il ne s’agit que de retrouver la capacité primordiale en nous. Il se dégagera alors de l’anarchie égoïste et vaine des désirs, ce petit ego qui exige et parade, pour conquérir la liberté de la conscience. Elle lui montrera que tout est vain, que rien n’est permanent, et que notre infime parcelle d’état conscient fait partie d’un grand tout qui est le monde. Dès lors, notre esprit étant calmé (les désirs étant pris pour ce qu’ils sont, des illusions, les émotions canalisées et maîtrisées pour servir, la claire lucidité de l’intelligence pouvant alors s’exercer pleinement), notre conduite sera l’ouverture, la générosité, la communication, la compassion, le respect du monde, la conscience intelligente des situations telles qu’elles se déroulent, cela dans la joie d’être en rythme avec les énergies de la vie. En bref l’harmonie recherchée par la vie bonne des philosophes antiques, la fin de l’aliénation par le retour à a véritable nature humaine des marxistes, l’accord de l’être avec l’existence qu’il mène de Camus.

Le Christianisme considère que l’homme a été créé par Dieu en lui donnant le monde pour qu’il en soit le maître – ce qui faisait rire Montaigne, qui traitait l’homme de « mignon de Nature ». Le Bouddhisme considère que la vie humaine est une part de la vie de l’univers dans son entier, d’où l’amour spontané de l’humain pour les bêtes et les plantes, le respect des paysages et de la nature, la compassion pour les êtres. C’est pourquoi l’actuel Dalaï Lama, chef spirituel du Tibet, se prononce résolument en faveur de l’écologie et du contrôle des naissances. Les trois vertus du Christianisme sont la foi, l’espérance et la charité. Le Bouddhisme verrait plutôt la lucidité, la volonté et la compassion. Il y a une différence de degré, qui me fait considérer que le Bouddhisme conduit à une conscience humaine plus haute, en l’absence de foi en un Dieu transcendant. L’homme ne remet pas son destin entre les mains d’un « Père » (la foi), il accepte son sort tel qu’il est, lucidement – et chacun est son propre « sauveur », s’il le veut (le karma). L’homme ne s’illusionne pas sur le monde ou sur l’avenir (l’espérance), il agit dans le présent, afin d’acquérir une conscience et une liberté plus fortes.

L’homme ne se contente pas d’« aimer son prochain » sur commandement (la charité), de le traiter avec bienfaisance « comme soi-même » (mais qu’est le « soi » ?), tout cela avec une certaine condescendance, une sorte de retrait – mais il « compatit » parce qu’il se met dans le courant du réel, qu’il est touché par les maux d’autrui, humains, bêtes, plantes et même la nature en sa globalité. Il les ressent, comprend la souffrance dans chaque situation parce qu’il a franchi les étapes de la voie et qu’il peut aider les autres êtres. La compassion est alors ouverture à l’autre, à sa détresse ; l’homme devient « bodhisattva », sage ou saint. Le Christianisme part à l’inverse, il « faut aimer » parce que les humains sont tous « frères du même Père », et ce sentimentalisme qui commande les actes se fait d’en haut, pas depuis l’intime. Le devoir moral n’est pas la sagesse personnelle qui permet de comprendre.

« La religion d’un grand nombre est faite d’émotions, de sentimentalité, voilà pourquoi elle s’use si vite. Que voulez-vous attendre d’une religion, produit d’un esprit névrosé, vague poésie, dernier asile où se réfugie une âme tremblante, éperdue, en quête de consolation ? » écrivait si justement Alexandra David-Néel, cette grande dame adepte du bouddhisme. Au lieu d’attendre la fin de cette « vallée de larmes » et d’espérer des félicités éternelles dans un au-delà hypothétique, le Bouddhisme prône d’observer délibérément les souffrances d’aujourd’hui (lucidité), de les analyser (intelligence) et de les penser (sagesse) pour les dépasser (éveil). A mesure que décroît l’orgueil du « soi » (ce soi qui n’est que construction fantasmée), l’influence de l’illusion décroît et augmente le respect d’autrui et du monde. Telle est la liberté de la conscience éveillée. Pour le zen, la religion n’est pas un Dieu personnalisé (hypertrophie du « soi » illusoire), mais rien d’autre que la conscience de l’infini, à chaque instant de la vie. Être simplement ce qu’on est, dans le monde, dans la vie. Briller comme la lune, d’une sagesse sans ego, la folle sagesse de qui laisse couler la vie autour de lui et à travers lui, pour être pleinement dans son courant.

bouddhistes carte repartition

Bien sûr, je n’ai pas la prétention, en cette courte note, d’embrasser la diversité des écoles ni même des grandes doctrines du Bouddhisme. Non seulement existent le Petit et le Grand Véhicule, mais aussi le Tantrisme tibétain et le Zen japonais. Certaines écoles sont tentées par le renoncement au monde, d’autres par l’homme dans le monde. Comme en toute religion, la mystique et la morale se partagent les disciples. Le Bouddhisme est la pensée religieuse le mieux en phase avec le monde tel qu’il va, me semble-t-il. Il n’est pas un « nihilisme », comme le disait Victor Cousin en projetant ses hantises d’Européen du pénultième siècle. Le Bouddhisme analyse, depuis deux millénaires, l’évanescence de l’identité personnelle, le rapport de chaque humain au temps, à l’espace qui l’entoure et aux autres hommes, l’ancrage historique des principes moraux qui ne viennent pas d’une autre planète mais sont élaborés par les hommes pour gérer la société des hommes.

Notre « éveil », s’il devait toucher le plus grand nombre, bouleverserait sans aucun doute notre société telle que nous la connaissons ; peut-être cela viendra-t-il, l’écologie scientifique et la conscience du tout terrestre en prennent le chemin, le clonage et les manipulations génétiques aussi, remettant en question le « soi ». Malheureusement pas l’écologie politique, marigot en France d’arrivismes frustrés et de gauchisme déçu. L’humanisme occidental tel qu’il nous a été transmis est appelé à se transformer au contact des peuples nombreux et en développement accéléré, qui pensent autrement de nous. La dernière « décolonisation » ne fait que commencer. Pour le plus grand bien de la planète et des êtres vivants.

Pour approfondir :

Catégories : Livres, Religions | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Maître Kong dit Confucius

Etiemble Confucius

Il y a un demi-siècle Etiemble, professeur de chinois, écrivain et traducteur, commit un livre sur Confucius, réédité en 1985 en Folio. De l’homme, on sait peu de choses sinon que les Jésuites en Chine latinisèrent son nom de Kong Fuziu en « Confucius ». Il a vraiment existé mais n’est pas l’auteur de toutes les œuvres qu’on lui attribue. Il est né autour de 551 avant notre ère et mort à peu près vers – 479. Moraliste à la manière de Montaigne son successeur de 2000 ans plus tard sans le connaître, il a pensé une période semblable aux guerres de religions françaises. Car de – 591 à la fin officielle des Tcheou au 3ème siècle avant, la Chine n’a connu que des conflits entre chefferies. Sage et non prophète, Confucius est l’auteur d’essais que l’on connaît sous le titre d’Entretiens familiers.

Dans la Chine de cette époque, on ne pouvait être que noble ou esclave. Les nobles sans terres, amenuisées par les partages successifs, ne pouvaient que se faire lettrés et conseiller les princes. Confucius fut l’un des derniers et le plus flamboyant de cette lignée de clercs. De bonne naissance mais pauvre et orphelin, il n’avait que 17 ans lorsqu’un grand officier sur le point de mourir l’institua maître de son fils. « On le chargea de l’intendance, dès lors les comptes furent exacts. On le chargea du bétail, dès lors le cheptel prospéra » p.64. Car l’essentiel, pour Kong, est la vertu.

Certes, les hommes n’en sont pas remplis mais « les oiseaux et les bêtes sauvages, nous ne pouvons nous associer à eux ni vivre en leur compagnie. Si je ne fréquente pas les hommes tels qu’ils sont, avec qui frayer ? » p.65. La base est de bien définir les mots du discours, pour bien comprendre et bien être compris. En effet, « dénominations incorrectes, discours incohérents ; discours incohérents, affaires compromises ; affaires compromises, rites et musique en friche, punitions et châtiments inadéquats (…) le peuple ne sait plus sur quel pied danser, ni que faire de ses dix doigts » p.69. Nos politiciens pourraient utilement s’inspirer de ces conseils de bons sens lorsqu’ils prononcent leurs discours ou qu’ils élaborent la loi. Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. De plus, si l’on se dit « souverain », « ministre », « père », ce sont autant de noms qui engagent comme la noblesse oblige. Il n’y a de vertu que dans la droiture de l’intention et la pureté du cœur. Cela se manifeste par la civilité, le premier des rites, qui est respect pour autrui autant que pour soi-même.

L’homme n’est pas un être idéal mais un naturel que l’on éduque par l’exemple plus que par les conseils. Le recours aux anciens permet de tourner les croyances et les manies, mais c’est bien l’homme présent qui doit réfléchir par lui-même et agir. « Parce que je suis maître de moi, je suis maître de l’univers, ou digne de le devenir. Qui veut gouverner doit d’abord se gouverner ». Car tel est la sagesse : on ne change pas le monde par décret, non plus que le peuple, ni les comportements. On ne peut commencer que par ce qui est à notre portée. En premier par soi-même (ce pourquoi François Hollande a entrepris un régime amaigrissant avant les élections). Seul le maintien d’une bonne santé, puis l’exemple de la vertu permettront, de proche en proche, de changer comportements, hommes et monde. Tout le reste n’est qu’utopie dans son sens maléfique d’idéal inaccessible, donc d’alibi pour – surtout – ne rien faire. Si nos « alter » en politique veulent changer quoi que ce soit, ils doivent commencer par comprendre le monde, puis eux-mêmes, enfin donner l’exemple. La première vertu est de donner un modèle. Par sa réussite « exemplaire », les convictions se feront et le monde pourra suivre. Ce n’est pas l’inverse qui est vrai.

Confucius médaille

Ne jamais désespérer de l’homme, dit Confucius, mais aimer comme haïr avec discernement. Point de juste milieu mais le « milieu juste », tel la flèche tirée au centre de la cible et pas à côté. Pour cela respecter, écouter, étudier avant de dire et d’agir. « L’homme de qualité n’est pas un spécialiste » p.107 Mais il est amateur de tout et il s’enquiert. L’homme vulgaire ne pense qu’à son bien-être et à son intérêt, tandis que celui qui aspire à l’équité s’ennoblit. Sa récompense est la paix du cœur et de l’esprit en voyant se diffuser la justice et le bonheur qui va avec autour de lui. Pas besoin de dieux pour injonction ou pour sanction, l’homme suffit qui est semblable à nous, un frère.

« Tout passe comme cette eau ; rien ne s’arrête, ni jour, ni nuit » p.115 – et l’homme de qualité imite ce mouvement, cette fluidité de l’intelligence (qui est faculté d’adaptation) dans le changement incessant des choses (qu’on ne peut immobiliser). L’homme de qualité vit dans le temps, avec son temps, sans regretter un mythique âge d’or ni se consoler dans un quelconque avenir radieux. Ce qu’il faut changer est ici et maintenant, avec les hommes tels qu’ils sont et les rapports de force présents. Pour guide, le sage a la « raison raisonnable et non point rationaliste, et nullement ratiocinante » p.129 : point de technocratie ni de foi aveugle dans le seul « calculable », point de coupage de cheveux en quatre idéologique pour noyer le poisson. La justice exige le bon sens, la voie juste, un regard étendu et l’écoute de tous, même si la décision est une. Dialectiquement, elle se situe « après ».

Confucius entretiens

« Les anciens, qui désiraient que la terre entière resplendit de la resplendissante vertu, commençaient par bien gouverner leur principauté.

« Comme ils désiraient bien gouverner leur principauté, ils commençaient par mettre en ordre leur famille. Comme ils désiraient mettre en ordre leur famille, ils commençaient par se perfectionner eux-mêmes.

« Comme ils désiraient se perfectionner eux-mêmes, ils commençaient par régler leur cœur.

« Comme ils désiraient régler leur cœur, ils commençaient par purifier leurs intentions.

« Comme ils désiraient purifier leurs intentions, ils commençaient par étendre leur savoir » p.137.

Tout maître Kong est là – et tout est dit. Il sert de grand exemple aux Chinois d’aujourd’hui. Et les vaniteux intellos et politiciens français pourraient en tirer des leçons d’humilité au lieu de donner des leçons de socialisme et de démocratie au monde entier.

Etiemble, Confucius, Folio essais, 1986, 320 pages, €3.49

Confucius, Entretiens, Folio2€, 2005, 144 pages, €1.90

Catégories : Chine, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,