
Rares sont les poètes, surtout en France. Yves Bonnefoy est un ex-poète vivant, il s’est éteint le 1er juillet à 93 ans. J’avais abordé tard sa poésie, dans les années 1990, pourtant il a écrit dès 1953. C’est qu’il n’est pas simple de pénétrer son univers, intemporel de mathématicien philosophe, critique d’art et professeur au Collège de France. Il ne faut pas l’aborder trop tôt, sous peine de passer à côté.
Bonnefoy est le poète de la présence au monde. Il veut que la terre soit cet endroit habitable où tout fait sens, comme en enfance, où le concept n’a pas encore détruit le mot.
« Le jour se penche sur le fleuve du passé,
Il cherche à ressaisir
Les armes tôt perdues,
Les joyaux de la mort enfantine profonde.
Il n’ose pas savoir
S’il est vraiment le jour
Et s’il a droit d’aimer cette parole d’aube
Qui a troué pour lui la muraille du jour… » (Hier régnant, p.131)
Le poète est le passeur de la présence réelle, aimant comme il dit passer sur l’autre rive pour relier l’hier et l’aujourd’hui, l’abstrait et le concret, la présence et l’absence.
« Visage séparé de ses branches premières,
Beauté toute d’alarme par ciel bas,
En quel âtre dresser le feu de ton visage
O ménade saisie jetée la tête en bas ? » (Art poétique, Du mouvement p.78).
Ou l’image et le désir, comme sur une Pietà de Tintoret :
« Ici,
Un grand espoir fut peintre. Oh, qui est le plus réel
Du chagrin désirant ou de l’image peinte ?
Le désir déchira le voile de l’image,
L’image donna vie à l’exsangue désir » (Pierre écrite, p.247)
Il lui faut être en intimité avec ce monde – car il n’en existe pas d’autre.
« Dieu qui n’es pas, pose ta main sur notre épaule,
Ébauche notre corps du poids de ton retour,
Achève de mêler à nos âmes ces astres,
Ces bois, ces cris d’oiseaux, ces ombres et ces jours.
Renonce-toi en nous comme un fruit se déchire,
Efface-nous en toi. Découvre-nous
Le sens mystérieux de ce qui n’est que simple
Et fut tombé sans feu dans des mots sans amour. » (Pierre écrite, p.233)
Être pierre et vie, passer sans dommage le feu, relier les éléments : telle est la salamandre.
« Son regard n’était qu’une pierre,
Mais je voyais son cœur battre éternel.
O ma complice et ma pensée, allégorie
De tout ce qui est pur,
Que j’aime qui resserre ainsi dans son silence
La seule force de joie.
Que j’aime qui s’accorde aux astres par l’inerte
Masse de tout son corps,
Que j’aime qui attend l’heure de sa victoire,
Et qui retient son souffle et tient au sol. » (Du mouvement, p.111)
Des lieux et des saisons, Delphes, Florence, Trieste, l’été, le printemps…
« Dans ce rêve de mai
L’éternité montait parmi les fruits de l’arbre
Sans angoisse ni mort, d’un monde partagé » (Pierre écrite, p.186)
Il faut qu’on nomme pour exister, être en relation signifie appeler qui et quoi par son nom. Toute mémoire a besoin de mots pour perdurer et l’enfant qui ne sait encore parler n’a pas de souvenir.
« Pourquoi des mots ? Par confiance
Et pour qu’un lieu retraverse
La voix d’Œdipe sauvé. » (Hier régnant, p.175)
Qui ne dit mot ne consent pas au monde. Qui n’a pas les mots pour le dire reste au-dehors, absent.
« Il désirait, sans connaître,
Il a péri, sans avoir.
Arbres, fumées,
Toutes lignes de vent et de déception
Furent son gîte.
Infiniment
Il n’a étreint que sa mort » (Pierre écrite, p.204)

Retrouver l’enfance où le monde était évidence même, retrouver l’esprit d’enfance avec toute la puissance d’esprit de l’adulte. Pour voir le monde tel qu’il est, « la divinité d’une herbe sèche », accueillir la terre sans les voiles de l’apparence puisqu’elle excède le désir, sans illusion, sans écran rose ou noir, telle « l’eau qui veut la pente dans les pierres », ou « l’élan de l’agneau, fait de joie pure », comme « l’enfant qui joue sans limite sur le seuil » (p.312).
« O terre, terre,
Pourquoi la perfection du fruit, lorsque le sens
Comme une barque à peine pressentie
Se dérobe de la couleur et de la forme,
Et d’où ce souvenir qui serre le cœur
De la barque d’un autre été au ras des herbes ?
D’où, oui, tant d’évidence à travers tant
D’énigme, et tant de certitude encore, et même
Tant de joie, préservée ? Et pourquoi l’image
Qui n’est pas l’apparence, qui n’est pas
Même le rêve trouble, insiste-t-elle
En dépit du déni de l’être ? Jours profonds,
Un dieu jeune passait à gué le fleuve,
Le berger s’éloignait dans la poussière,
Des enfants jouaient haut dans le feuillage,
Rires, batailles dans la paix, les bruits du soir,
Et l’esprit avait là son souffle, égal… » (Dans le leurre, p.255)
Le poète est le berger de l’être, disait Heidegger un dieu jeune qui passe à gué le fleuve…
« Retrouvons-nous, prenons
À poignées notre pure présence nue » (Dans le leurre, p.290).
Yves Bonnefoy, Poèmes : Anti-Platon, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, Hier régnant désert, Dévotion, Pierre écrite, Dans le leurre du seuil, collection Poésie Gallimard 1985, 346 pages, €9.90
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