
Ce tome deux de la tétralogie mishimienne qu’est La mer de la fertilité est le plus long, signe que l’auteur y tenait. Il est le plus lourd aussi pour nos consciences contemporaines, l’univers mental qu’il décrit étant largement ‘ancien régime’, se passant en 1932. Il ne fera vibrer que ceux qui chantent les traditions millénaires d’enracinement d’une race dans une terre.
Isao est un jeune homme de vingt ans, expert en kendo, les yeux clairs brûlant d’une aspiration à la pureté, symbolisée par le lis sauvage du sanctuaire d’Isé. Pour sa fin d’adolescence encore chaste, son honneur est sa fidélité. Pénétré de l’appartenance charnelle du peuple japonais à son domaine éclairé par le soleil levant, symbolisé par l’empereur, il n’a que réprobation pour l’occidentalisation, « un capitalisme dépourvu de tout loyalisme national » (chap.21), et même le bouddhisme venu de Chine « parce que celui-ci niait l’existence, et en conséquence, qu’on puisse mourir pour l’empereur » (chap.22). Il ne voit pas le compromis nécessaire, en ce monde fini, de l’esprit avec la matière, mais la corruption d’une âme du Japon dont il fait un mythe éternel, intangible, né de la terre Yamato. Il brûle donc d’une flamme ardente pour créer l’événement en attirant l’attention de l’empereur-soleil sur les turpitudes commises en son nom. Il se pénètre de la réaction d’un groupe de samouraïs sous l’ère Meiji pour créer à leur exemple une Société du Vent Divin afin de repousser, comme dans la tradition, l’invasion venue d’ailleurs. Entouré de jeunes comme lui, enthousiastes et purs, il compte assassiner des personnalités du monde des affaires et entraîner l’armée à opérer un coup d’État. « Nous sommes tout entier résolus à nous sacrifier pour cette Restauration » (chap.24). Il dit bien l’aspiration au retour à l’âge d’or fantasmé d’un Japon isolé et immobile d’ancien régime.

Un Japon aristocrate où les meilleurs font leur propre loi, au-dessus de la loi destinée à encadrer le vulgaire : « La pureté extraordinaire d’une poignée d’hommes, le dévouement passionné qui ne veut rien savoir des règles du monde… la loi est un système qui essaie de les dégrader vers le ‘mal’ » (chap.33). Malgré les apparences, nous sommes bien loin de Nietzsche, qui demandait aux happy few d’être Par-delà le Bien et le Mal pour créer eux-mêmes leurs propres valeurs. Mishima se détache là aussi du philosophe allemand qui l’a le plus influencé, parce qu’il n’est pas japonais et ne ressentait pas cet enracinement charnel des êtres dans leur île et leurs traditions préservées de toute influence étrangères durant deux siècles. Nietzsche incitait à penser par soi-même pour former son propre jugement de valeur – et surtout pas à se laisser dicter sa conduite par les traditions, l’empereur ou l’honneur !
Rien, bien entendu, ne se passe comme prévu et la jeunesse trop effilée ne peut que briller en vain avant de mourir. Car il y a encore un jeune homme sacrifié à la fin, thème éternel de Mishima. A cause d’une femme amoureuse, autre thème cher à l’auteur pour qui la virilité active doit se conquérir sur la part féminine passivement accueillante de chaque garçon.
Le héros, Isao, est fils de l’Iinuma précepteur de Kioyaki, héros du précédent volume. Kiyo est mort mais, mystérieusement, ses trois grains de beauté en-dessous du sein gauche existent de même sur la poitrine musclée d’Isao. Rien de commun pourtant au physique comme au moral entre ces deux jeunes êtres – mais plane ici l’anti-occidentalisme de Mishima, affirmé une fois de plus malgré ses influences profondes. Non seulement il récuse l’humanisme, qu’il qualifie d’ « usine d’idéalisme d’Europe occidentale » (chap.28), mais il veut croire aussi, contre la logique d’Aristote, à la réincarnation de la philosophie asiatique, à la transmigration de l’Esprit dans des corps différents. Après tout, Kiyoaki comme Isao sont Mishima, deux facettes successives de son être, l’adolescence chétive et passionnée, puis la jeunesse qui se cuirasse d’une armure de muscles et s’exerce au kendo. Ce qui nous vaut d’admirables descriptions de combats au sabre de bambou qui ne laissent aucun adepte des arts martiaux indifférent. C’est le mérite de Honda, vingt ans plus vieux, que de reconnaître son ami Kiyo dans le jeune Isao en le voyant nu sous une cascade, se purifiant dans un sanctuaire shinto.

Le complot est dénoncé et Honda n’hésite pas à sacrifier sa carrière de magistrat pour devenir avocat et défendre le jeune homme. Non par attirance homosexuelle, comme peuvent le croire des lecteurs obnubilés par l’idéologie du mariage gai, mais par fidélité profonde à l’être jeune qu’il fut et à l’amitié d’alors – conduite très japonaise. Si attirance il y a, elle est peut-être à chercher du côté du père d’Isao, ce précepteur rigide du trop beau Kiyo qui n’a jamais consenti à le voir nu : « Dans l’embarras où se trouvait Iinuma, ses traits rudes se contractèrent et le sang monta à ses joues basanées. ‘Quand le jeune maître était dévêtu, je n’ai jamais pu me résoudre à le regarder’. » (chap.8). Peut-être est-ce la raison qui le poussera à trahir son fils, pour sauver ce beau corps de garçon façonné par lui (double fusionnel idéal), contrairement à Kiyo auquel il ne peut penser sans être encore ému aux larmes ? Mais les rebondissements ne manquent pas sur la fin, que je vous laisse découvrir.
L’indigeste de ce gros roman réside dans la profession de foi nationaliste de tout le chapitre 9, exaltation absurde de valeurs qui n’ont plus cours tels l’honneur rigide, la pureté sacrificielle, la fidélité jusqu’à la mort à refuser tout changement. La jeunesse qui n’a encore jamais connu le sexe s’enivre de grands mots et de grands sentiments, croyant devoir régénérer le monde par ce qu’il a de plus précieux : le suicide exemplaire de sa fleur. Il y a de la pensée magique en cette offrande du meilleur « aux dieux » : « Un sacrifice, au sens le plus large, est le fait de renoncer à quelque chose de précieux pour obtenir autre chose que l’on estime encore plus précieux » (dit-on ici). Tous les mouvements totalitaires ont joué de ce dévouement des hormones, de cette énergie prête à servir, de ces « chevaux échappés ». Ce pourquoi je serais tenté de suivre Wilhelm Reich lorsqu’il montre que le fascisme et le nazisme sont nés des frustrations sexuelles de la société bourgeoise – frustrations qui n’étaient pas celles des temps aristocratiques. Les cas plus anecdotiques de Merah et de Breivic vont aussi dans ce sens. C’est pourquoi Mishima fait de la femme amoureuse un danger, le personnage de Makiko étant redoutable, maîtresse femme comme l’auteur sait en créer, habile et intelligente à modérer la virilité.
Moins séduisant que le premier tome, mais qui peut se lire indépendamment, Chevaux échappés est plus idéologique que romanesque. Il tenait fort au cœur de l’auteur, expliquant ainsi ce qu’il va accomplir dans la vie réelle : son suicide médiatique en 1970.
Yukio Mishima, Chevaux échappés, 1969, Gallimard Folio 1999, 499 pages, €8.46
Yukio Mishima, La mer de la fertilité (Neige de printemps – Chevaux échappés – Le temple de l’aube – L’ange en décomposition), Quarto Gallimard 2004, 1204 pages, €27.55
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