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Paul Doherty, Le calice des esprits

Paul Doherty Le calice des esprits

L’éminent professeur anglais d’histoire médiévale adore écrire l’histoire sous forme de whodunit, ces énigmes policières qui captivent l’auditoire tout en instruisant sur les mœurs et sur l’histoire du temps. Après Hugh Corbett, Frère Athelstan, Mathew Jankyn et Katrin Swinbrooke, c’est au tour de Mathilde de Westminster de nous initier aux intrigues de la cour d’Angleterre sous Edouard II.

Nous sommes en 1307 et Mathilde a vraiment existé ; comme l’héroïne, elle était versée en simples et connaissait sur le bout des doigts l’apothicairerie.

L’intrigue commence en France, à Paris, sous Philippe dit le Bel. Ce roi absolu, adepte du bon plaisir et avide de fonds pour financer ses guerres, ayant le Pape Bertrand de Got à sa botte en Avignon, ne trouve rien de mieux que d’accuser les Templiers de sorcellerie, sodomie et autres jouissances horrifiques du temps. Mathilde, nièce du trésorier parisien de l’Ordre, doit fuir et se cacher.

Quel meilleur endroit que la Cour elle-même ? Quelle meilleure protection que celle de la fille du roi, Isabelle, promise au jeune Edouard II d’Angleterre pour arrimer la Gascogne, apanage anglais, au royaume de France lorsque naîtra un héritier ? Isabelle n’a que 13 ans mais a déjà été déflorée et initiée par ses frères plus âgés depuis des années. Les princes, comme leur père, prennent leur bon plaisir sans se soucier de la morale d’église ni de la réprobation anti-pédophile de notre XXIe siècle. Mathilde, 20 ans, observatrice et intelligente, se fait reconnaître comme amie par la princesse. Elle l’utilisera pour assurer son pouvoir, sur son père retord Philippe le Bel d’abord, puis sur son époux anglais plus porté vers son favori Galveston que vers elle.

Ce premier opus de la série allèche le lecteur. Il est bien troussé, allègre et empli de détails croustillants sur les mœurs et les quartiers de Paris en 1307. Les encombrements, la puanteur et des hypocrisies sont déjà courantes à cette époque.

Se dessine, par petites touches, l’écart constant entre la France et l’Angleterre. La France s’est formée en État contre les divisions féodales ; le bon plaisir, la tentation du pouvoir absolu et l’utilisation des juristes pour le justifier sont inscrites dans la génétique politique française. L’Angleterre, à l’inverse, est une île qui n’a plus de problème identitaire depuis les rois saxons vers l’an 800 ; mais elle reste soumise aux contre-pouvoirs des puissants féodaux d’Écosse, du pays de Galles et d’Irlande, sans compter les barons qui exigent de siéger au Conseil du roi. L’obligation de négocier, le partage du pouvoir, l’appui sur l’église, sont inscrits dans la génétique politique anglaise. Le roi ne fait pas ce qu’il veut.

Isabelle va découvrir, malgré son jeune âge, le machiavélisme du « grand jeu » entre la France et l’Angleterre. Philippe le Bel va user de sa fille comme d’un pion de grande politique. Mais celle-ci, finaude et mal aimée, ne va pas se laisser faire…

Pour qui aime l’histoire et les romans policiers ; pour qui aime rester dans le réel du temps tout en goûtant une bonne intrigue ; pour qui veut en savoir plus sur le moyen âge, loin des mythes qui courent l’éducation primaire et les médias – lisez Paul Doherty. Il instruit en divertissant et Mathilde est une fille qu’on aimerait rencontrer plus souvent.

Paul Doherty, Le calice des esprits (The Cup of Ghosts), 2005, 10-18 novembre 2009, 351 pages, €8.80

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Albert Camus, Caligula

Commencée en 1938 après l’éblouissement de Suétone en classe de Première, la pièce a été mûrie durant les années de guerre. Elle fait partie de la trilogie des « trois absurdes », dont le roman ‘L’Etranger’ et l’essai ‘Le mythe de Sisyphe constituaient les premières publications.

Pour Camus, il importe de ne pas croire : ni en l’idéal, ni en l’au-delà. Tel est l’absurde de l’existence. Faut-il pour cela renoncer à la vie ? Que non pas ! L’énergie vitale se suffit à elle-même pour réaliser pleinement sa condition d’homme réel. Telle est la révolte prônée par l’auteur, mouvement personnel pour exister dans le vrai, attitude qui rejoint en partie l’Existentialisme du temps sans en avoir l’esprit de système. Reste la troisième phase du mouvement de la pensée, vers l’amour. Non pas l’amour à l’eau de rose des magazines ou des bonnes sœurs, mais l’amour vital, l’appétit pour l’existence parce qu’elle est la seule que nous ayons et qu’elle est éphémère, l’amor fati de Nietzsche, ce grand « oui » à la vie. Devenir comme un enfant après avoir été chameau (absurde) puis lion (révolté).

Caligula, élevé parmi les militaires, devient empereur romain à 25 ans. Sa sœur préférée Drusilla meurt, qu’il avait déflorée quand il était encore enfant. Cette absurdité le désespère ; il balance les convenances. « Cet empereur était parfait. – Oui, il était comme il faut : scrupuleux et sans expérience » I,1. Il devient créateur par révolte, au grand dam des élites : « Un empereur artiste, ce n’est pas concevable. Nous en avons eu un ou deux, bien entendu. Il y a des brebis galeuses partout. Mais les autres ont eu le bon goût de rester des fonctionnaires » I,2. Toute allusion à un quelconque dirigeant d’aujourd’hui serait purement fortuite.

Caligula se révolte contre l’absurde. «  C’est que tout, autour de moi est mensonge, et moi je veux qu’on vive dans la vérité ! » I,4. Il fait enseigner « la vérité de ce monde qui est de n’en point avoir » III,2. « On ne comprend pas le destin et c’est pourquoi je me suis fait destin. J’ai pris le visage bête et incompréhensible des dieux (…) – Et c’est cela le blasphème, Caïus. – Non, Scipion, c’est de l’art dramatique ! » III,2. Le storytelling n’est pas d’invention récente… Toute révolte est création, mais création contre le convenu, l’illusion, l’idéal. « Je n’aime pas les littérateurs et je ne peux supporter leurs mensonges » I,10 (à quoi ça sert à une guichetière d’avoir étudié ‘La princesse de Clèves’ ?). « Ce monde est sans importance et qui le reconnaît conquiert sa liberté » I,10. Or, le créateur est rarement compris : il n’est pas comme les autres ; ni imbu du ‘principe de précaution’. Cherea est le patricien raisonnable qui s’oppose à Caligula. «  J’ai envie de vivre et d’être heureux. Je crois qu’on ne peut être ni l’un ni l’autre en poussant l’absurde dans toutes ses conséquences. (…) Caligula – Il faut donc que tu croies à quelque idée supérieure. Cherea – Je crois qu’il y a des actions qui sont plus belles que d’autres » III,6.

Caligula va-t-il accepter son destin d’empereur et l’aimer ? Non, il ne le peut pas, et c’est là qu’il devient un homme négatif, trop faible, en prise avec ses démons. L’un d’eux est « la logique », cet orgueil sans amour, cette raison pure attirée vers le délire. Lui voudrait « la lune » et que « l’impossible soit possible ». Voilà ce qui serait important. Or en politique, à en croire les spécialistes, « tout est important : les finances, la moralité publique, la politique extérieure, l’approvisionnement de l’armée et les lois agraires ! Tout est capital, te dis-je. Tout est sur le même pied : la grandeur de Rome et tes crises d’arthritismes » I,7. Poussons donc jusqu’au bout cette logique occidentale binaire, scientiste, positiviste : « Écoute-moi bien, imbécile. Si le Trésor a de l’importance, alors la vie humaine n’en a pas. Cela est clair. (…) et puisque j’ai le pouvoir, vous allez voir ce que la logique va vous coûter. J’exterminerai les contradicteurs et les contradictions » I,9. La pique contre le capitalisme de la seule rentabilité est là ; mais aussi celle contre le marxisme et son explication totale du monde ; tout comme celle des volontaristes jacobins pour qui tout est politique et yaka imposer.

La prétention « scientifique » à dire la Vérité positive et à « résoudre les contradictions » est contenue dans les déclarations de l’empereur délirant. [Ce monde] « ma volonté est de le changer, je ferai à ce siècle le don de l’égalité » I,11. Tout juste ce que diront Marx et Engels dans ‘Le Manifeste’. Camus qui avait adhéré au PC algérien en 1935 le quittait en 1937 pour dogmatisme et indifférence tactique au colonialisme, époque où il commence Caligula.

Dès lors, l’empereur romain Caligula prend les traits de Staline (ou d’Hitler). Exiger l’impossible fait périr les hommes. Nul ne s’en rend compte, il faut « attendre que cette logique soit devenue démence » II,2. « Honnêteté, respectabilité, qu’en-dira-t-on, sagesse des nations, rien ne veut plus rien dire. Tout disparaît devant la peur » II,5. Or nul ne peut être libre contre les autres. Le jeune Scipion (17 ans), le double positif de Caligula et porte-parole de Camus jeune, le dit au dictateur. Comme Camus, il a perdu son père, tué par l’Etat Léviathan ; mais il n’en veut pas au destin, il comprend le tyran puisque tout le monde le laisse faire. La liberté s’avance collective, ou bien elle dégénère en tyrannie personnelle – quelles que soient les « bonnes » intentions initiales. « Cherea – J’ai le goût et le besoin de la sécurité. La plupart des hommes sont comme moi » III,6. « Il [Caligula] force tout le monde à penser. L’insécurité, voilà ce qui fait penser » IV,4. Le contraire des vaches ruminantes au chaud dans leur étable comme le disait Nietzsche des bons bourgeois repus de son temps. Le contraire des résignés gris des pays de l’Est, diront les dissidents.

Qui va se révolter, « poser un acte » ? Les jacteurs, les intellos, les bons bourgeois ? Évidemment pas, ils sont eux aussi constamment dans la posture, le théâtre, l’art dramatique. Hélicon, esclave affranchi par Caligula, les critique vertement : « Vous, les vertueux (…) ceux qui n’ont jamais rien souffert ni risqué. J’ai les drapés nobles mais l’usure au cœur, le visage avare, la main fuyante. Vous, des juges ? Vous qui tenez boutique de vertu, qui rêvez de sécurité comme la jeune fille rêve d’amour (…) sans même savoir que vous avez menti toute votre vie… » IV,6.

Caligula périra, mais moins par la révolte positive et courageuse que par la lâcheté de l’immonde bêtise. Celle que Flaubert fustigeait dans ses écrits, la courte vue des vaniteux offensés. Caligula : « la bêtise (…) Elle est meurtrière lorsqu’elle se juge offensée. (…) Les autres, ceux que j’ai moqués et ridiculisés, je suis sans défense contre leur vanité » IV,13. Albert Camus était bien de son temps, à décliner ainsi l’absurde du métro-boulot-dodo (L’Etranger), les raisons de vivre sans Dieu biblique ni foi marxiste (Le mythe de Sisyphe), et les dérives délirantes du pouvoir absolu (Caligula). En effet : où est l’homme, dans tout ça ?

Albert Camus, Caligula suivi du Malentendu, 1945, Folio, 5.89€

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