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Garde à vue de Claude Miller

Les flics à l’ancienne, en province, dans les années Mitterrand. Pas d’ADN ni de téléphonie, ni de caméras de surveillance à l’époque, mais une enquête toute psychologique, un choc entre personnalités. Deux petites filles de 8 ans ont été retrouvées mortes étranglées, violées, jetées dans un fossé ou sur une plage en l’espace d’une semaine. Un notaire, dont la voiture a été retrouvée à proximité de la plage par les gendarmes le soir du second meurtre, est interrogé.

C’est la veille du Nouvel an, la ville de Cherbourg est en effervescence, il fait froid et il pleut. Pas de quoi avoir la trique pour violer, comme le note un inspecteur facétieux. L’inspecteur Antoine Gallien (Lino Ventura), confronte Maître Jérôme Martinaud (Michel Serrault) dans son smoking de sortie, et le met devant ses contradictions. Ce sont de petits détails insignifiants, mais qui dessinent une cohérence policière.

Le notaire a fait son devoir de citoyen et il devient suspect numéro un. Il a prévenu la police pour le premier meurtre : que faisait-il dans ce lieu marécageux plein de ronces ? Comment a-t-il pu reconnaître la fillette de loin dans l’obscurité s’il ne savait pas qui elle était et où il l’avait mise ? A-t-il promené le chien Tango du voisin ce soir-là ? Lui a déclaré que oui, des voisins ont témoigné que non. Est-ce un oubli ou un mensonge ? Le notaire voulait un chien mais sa femme n’en voulait pas, elle préfère les chats, mais lui n’en veut pas, ça fait des saletés. Pas d’enfant non plus, sa femme l’a répudié de son lit. Pourquoi ? Elle aimait la chose avant de se marier mais en est révulsée après. A moins que ce soit lui qui l’ait choquée, mais elle ne l’avoue pas.

Qu’a-t-il fait le soir du second meurtre, si près de la plage où le cadavre a été retrouvé ? Lui déclare qu’il s’est promené dans les dunes vers le phare. A-t-il entendu quelque chose ? Non, rien, sauf le bruit du ressac, rien d’autre. Et la corne de brume, alors ? Il a dissimulé le fait qu’il est allé ce soir-là aux putes après avoir été voir sa sœur. Mais un mensonge rend aussitôt le policier soupçonneux : menteur une fois, menteur toujours !

La nuit s’étire et l’interrogatoire n’avance pas. Martineau s’enferre mais il dit ne pas avoir tué. L’inspecteur-adjoint Belmont (Guy Marchand) tape le procès-verbal (en deux exemplaires avec carbone) et se marre ; il le croit d’évidence coupable et en a marre. A cette époque d’autorité toute-puissante, aucun avocat n’était autorisé durant la garde à vue. L’inspecteur est impulsif et lorsque Gallien doit sortir, appelé pour aller voir l’épouse du notaire qui veut retrouver son mari (ce qui n’est pas permis), Belmont l’impulsif frappe Martineau pour le faire avouer. Le scandale ne sera qu’en interne, rien ne sort publiquement à cette époque des violences policières.

Gallien reçoit Chantal Martineau (Romy Schneider), qui confirme les chambres à part et évoque sa répulsion envers son mari. Un soir de Noël, il a longuement conversé avec sa nièce Camille (la mignonne Elsa Lunghini de 8 ans à l’époque), et est resté avec elle seul dans la pièce aux cadeaux. L’épouse les a surpris très proches l’un de l’autre mais juste en train de parler. Ils se sont tus à son arrivée. Elle déclare que son mari lui disait des choses qui n’étaient pas de son âge, ce qui est très subjectif vu ce qu’elle a pu entendre, et plutôt ignoble, on n’en saura pas plus. Mais elle ajoute une « preuve » : le ticket de caisse du teinturier auquel le notaire a confié l’un de ses deux imperméables le lendemain du second meurtre. Pourquoi ? Etait-il souillé de quelque fluide ?

Cela suffit pour conforter l’orientation de l’enquête. Une intime conviction se forme, même si l’inspecteur Gallien préfère les faits. Or les faits convergent vers le notaire, faute d’autres preuves. Le fil de la réalité est écarté pour la cohérence du scénario. Martineau, lassé, comprend qu’il est pris et enserré dans une toile sociale de on-dits et de ratages familiaux. Sa nièce Camille, qu’il aime comme un père, risque d’être appelée à témoigner à la barre. Sa femme ne l’aime pas, elle ne veut pas divorcer, ils n’ont pas d’enfants ni de chien. Lorsqu’il s’intéresse au chien ou à l’enfant du voisin, c’est pour être aussitôt soupçonné de mauvaises intentions. Sa vie est foutue : pour avoir la paix, il avoue tout ce qu’on voudra. La garde à vue à la française est (était ?) un entonnoir vers l’inculpation directe. Les flics se faisaient un film et y tenaient mordicus, écartant les autres pistes. Tous les témoins, sentant le sens du vent, orientaient leurs déclarations vers l’opinion la plus forte.

Sauf qu’un inévitable coup de théâtre empêchera l’erreur judiciaire. Car le vrai coupable n’a pas d’histoire et ne présente aucune contradiction : il est bête, et transparent.

Aujourd’hui, le suspect serait lynché par les réseaux sociaux avant même de pouvoir s’expliquer. Aimer les enfants fait grimper l’hystérie, même si c’est en tout bien, tout honneur. On ne peut mignoter que les siens, et encore, pas trop en public. On serait dénoncé à moins, la délation étant le sport favori des « bonnes âmes » en France depuis toujours. La raison des faits est trop volontiers ignorée au profit des croyances et des fantasmes – même chez les flics.

En 1981, le public éclairé était plus en faveur des libertés que du soupçon – l’époque a changé, et pas toujours en bien.

Un bon film psychologique, avec une brochette d’acteurs comme on n’en fait plus, posés, cultivés, patients, talentueux. Lino Ventura est très bon en flic à qui on ne la fait pas mais qui ne s’énerve jamais. Romy Schneider joue les trop belles femmes, déçues donc vénéneuses (elle mourra quelques mois plus tard). Michel Serrault le notable voit s’écrouler toute respectabilité en même temps que les apparences de son couple. Il croit que sa femme l’attend au sortir de sa garde à vue, parce qu’elle est garée devant le commissariat et au volant, mais…

DVD Garde à vue, Claude Miller, 1981, avec Lino Ventura, Michel Serrault, Romy Schneider, Guy Marchand, Michel Such, TF1 studio 2017, 1h21, €9,36

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Raymond Aron, Penser la guerre – Clausewitz

Clausewitz demeure ambigu malgré cette interprétation attentive et posée. Raymond Aron raisonne en généalogiste, il suit la formation de la pensée, le développement de la théorie. Cela suppose que la pensée soit une graine qui germe et croisse, avant de s’épanouir en fleur et finir en graine. Est-ce toujours comme cela que fonctionne l’esprit humain ? De la naissance à la mort, sans jamais régresser ?

Mais admettons. Je fais confiance à Raymond Aron et à sa méthode car il me paraît avoir été un intellectuel pointu et honnête. Il l’a prouvé de son esprit critique lorsque la mode du marxisme a déferlé sur l’université dans les années 1960 pour tout emporter et droguer les intellectuels comme un opium.

Karl von Clausewitz a toujours été militaire. Il n’a pas eu sitôt fini de jouer au soldat durant ses enfances qu’il est entré dans l’armée prussienne ; il a 12 ans, c’est en 1792. Il deviendra général avant de mourir du choléra en 1831, à 51 ans. Sa famille était de noblesse douteuse et Karl en a souffert toute sa jeunesse. Le contraste entre ses origines et le milieu qu’il fréquentait a accentué son penchant au repli sur soi et à la gravité. D’où le regard impitoyable qu’il porte sur les êtres et sur les situations. Sa pensée et sa philosophie appartiennent au XVIIIe siècle, au monde des Lumières. Le philosophe qui a servi de modèle est le Montesquieu de L’Esprit des lois. Il raisonne par les extrêmes, afin de dégager des idéaux-types.

Pour lui, la guerre est un art, non une science. « La guerre est un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté » – telle est la définition qu’il en donne. Instinct violent et naturel, livré au jeu de la probabilité et du hasard, donc des passions, la guerre vise une fin politique qui ressort de la raison. Instinct, passion, raison – la guerre met en jeu l’homme tout entier, voire Dieu en sus.

Le Traité de Karl von Clausewitz se déroule dialectiquement, comme sa pensée :

  • La première opposition est celle du moral et du physique : l’action des hommes aux prises les uns avec les autres à travers le temps et l’espace, le chef assumant la volonté de mouvoir la masse en dépit du frottement.
  • La seconde opposition est celle des moyens et des fins : la tactique utilise les forces armées dans le but d’obtenir des victoires, tandis que la stratégie utilise les victoires pour la fin visée par la guerre elle-même.
  • La troisième opposition est celle de la défense et de l’attaque : c’est une épreuve de volonté, l’un des lutteurs voulant conquérir quelque chose que l’autre ne veut pas lui céder.

Il importe à chaque niveau, politique, stratégique, tactique, de ne pas imposer le combat dans des conditions qui n’offriraient pas de chance de succès. Pour Clausewitz, la guerre n’implique pas l’anéantissement de l’adversaire, seulement de le « jeter à terre ». Si la logique est dialectique (l’ascension aux extrêmes), elle s’accomplit dans la guerre par le déchaînement des passions mais les fins appartiennent aux Etats et elles sont rationnelles.

D’où l’importance du moral. Celui du peuple en tant qu’opinion, de sa conviction d’un combat juste pour résister ou conquérir. Celui des combattants et de leurs chefs, portés par les succès ou déprimés par les revers. En 1799, « les Français portés par l’esprit de la Révolution à briser toutes les entraves et à n’attendre de résultats que d’actes audacieux, obéissaient à cette impulsion quand ils ne voyaient pas d’autre issue. Les Autrichiens, élevés dans la dépendance de la volonté, habitués à des règles, paralysés par le souci de leur responsabilité, demeuraient inactifs quand ils se trouvaient en difficulté ». Mais le citoyen n’est pas le soldat. La guerre est un métier que la bravoure et l’enthousiasme ne suffise pas à pratiquer, rappelle Clausewitz. Il y faut aussi le « drill » – l’entraînement – et l’expérience.

La stratégie consiste à s’assurer la supériorité du nombre en un certain point, à un certain moment. L’effet de surprise est plutôt rare et la ruse réduite. Le courage est celui de risquer sa vie mais aussi de prendre ses responsabilités. Il y a dialectique entre entendement et affectivité pour être résolu, décider malgré l’incertitude, apte à la présence d’esprit. La défense ne peut être pensée sans contre-attaque, et toute attaque doit prendre en compte une défense comme un mal nécessaire (ce qui fut l’erreur monumentale d’Hitler en Russie). Une guerre politiquement défensive peut être menée de façon stratégiquement offensive, pour renverser le rapport de forces physiques et morales.

Les deux héros de Clausewitz sont Frédéric II et Napoléon 1er. Frédéric a toujours proportionné ses entreprises à ses moyens. Napoléon élaborait de bons plans mais sa démesure l’a poussé aux erreurs. Il tente son dernier pari en Russie et il le perd parce qu’il se trompe sur son ennemi.

On cite souvent Clausewitz sans toujours le connaître. L’étude de Raymond Aron, rigoureuse et proche des textes, aide à comprendre son œuvre.

Raymond Aron, Penser la guerre – Clausewitz, 1976, Gallimard Tel, tome 1 L’âge européen, €12.50 e-book Kindle €8.49, tome 2 L’âge planétaire, €13.50 e-bbok Kindle €9.49

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