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Bunny Lake a disparu d’Otto Preminger

Ann Lake (Carol Lynley), une jeune femme un peu nunuche, vient d’arriver d’Amérique à Londres par bateau. Elle est accueillie par Stevie (Keir Dullea), bel homme journaliste, qui joue au protecteur depuis leur enfance. Il s’agit de tout faire vite : la dépose à la nouvelle école de la petite Bunny de 4 ans (Suki Appleby), l’emménagement dans un nouvel appartement, le harcèlement du propriétaire curieux et graveleux, les courses nécessaires… Lorsque Ann va rechercher à midi sa fille à l’école, elle a disparu.

Les 4 ans descendent de l’étage et elle n’est pas avec eux. Dans les classes vides, personne. Les institutrices ne l’ont pas remarquée et celle qui devait la prendre en charge n’était pas là à l’arrivée, et est partie en urgence à midi chez le dentiste. Seule la cuisinière (Lucie Mannheim), une Allemande à l’accent yiddish, se souvient de lui avoir conseillé de la laisser dans la pièce d’accueil où est déjà un bébé, mais elle a rendu son tablier et fait sa valise pour rentrer en Allemagne par avion l’après-midi.

En fait, tout apparaît faux aux Anglais – décalé – dans le comportement du couple. Ann est agressive, elle ne comprend pas, son comportement « américain » est anormal pour les mœurs anglaises. D’ailleurs, elle n’est pas mariée et Steve, qui l’accompagne, est son frère. Le papa n’existe pas, Ann est fille-mère, ce qui reste indécent dans la société européenne du début des années soixante.

Le frère s’en mêle, il parle haut, logique et ferme. Cette école est un foutoir, on y entre comme dans un moulin, les institutrices ne savent même pas qui est là ; il menace de faire son métier de journaliste et de révéler ces carences publiques. La police est alertée et le superintendant (commissaire dans la version française) Newhouse (Laurence Olivier) mène l’enquête – avec pléthore de moyens et diffusion d’un appel à la télé. Mais il faut se rendre à l’évidence : pas de Bunny Lake. Ses affaires à l’appartement ont disparu – il ne subsiste aucune trace d’elle. Personne ne l’a vue – à croire qu’elle n’existe pas.

C’est le propos que rapporte la « sorcière » du dernier étage, l’ancienne directrice dont l’appartement est au-dessus de l’école et qui ne sort plus guère. Confite dans sa bonbonnière, elle prépare un « livre » sur son expérience des enfants, leurs cauchemars, leurs inventions, leurs fantaisies. Pour elle, tout est possible. Stevie lui aurait dit qu’Ann sa sœur avait, petite, inventé une amie imaginaire qu’elle prénommait Bunny. Ce n’est pas rare chez les enfants ; c’est un signe pathologique chez une adulte. Ann, mère célibataire très attachée à son frère serait-elle fabulatrice ou dérangée ?

Newhouse va éplucher les listes d’arrivée du bateau indiqué : personne. Ni la mère, ni la fille. Les quelques passagers débarqués qu’on a pu retrouver ne se souviennent pas d’une petite fille. Normal, dit la mère, Bunny était enrhumée et je ne voulais pas qu’elle sorte. Mais est-ce la bonne date d’arrivée ? Ann a déclaré avoir passé cinq nuits dans la grande maison prêtée par un ami de Stevie absent, le temps de trouver un appartement. Non, corrige le frère, quatre nuits seulement.

Ce petit détail va tout faire basculer. Outre qu’Ann se souvient d’une poupée donnée à réparer dans une boutique spécialisée de Londres, nommée Hôpital des poupées. Elle s’empresse d’aller la chercher comme preuve le soir venu. Sauf que tout ne se passe pas comme prévu… Elle se retrouve à l’hôpital et doit fuir de nuit discrètement.

L’opiniâtreté de la mère faussement nunuche et la sagacité du superintendant faussement sceptique vont résoudre l’affaire et mettre au jour la psychose d’un personnage que l’on ne croyait pas si atteint. Le groupe de rock anglais The Zombies, créé en 1961 quelques années avant le tournage, rythme l’histoire sombre par des apparitions à la télévision, montrant combien la société anglaise se remet peu à peu de sa dépression post-guerre mondiale avec le tumulte grandissant des baby-boomers.

Preminger n’est pas Hitchcock mais l’intrigue est bien menée et la chute inattendue. Ce ne sont pas les scènes qui font monter la tension, ce sont les personnages qui sont de moins de moins nombreux à être soupçonnés et apparaissent de plus en plus tendus. Tout est logique dans ce film noir mais le spectateur se laisse embarquer dans des impasses successives.

DVD Bunny Lake a disparu (Bunny Lake Is Missing), Otto Preminger, 1965, avec Laurence Oliver, Carol Lynley, Keir Dulea, Wild Side Video collection les Incontournables du cinéma, 1h43, €19,21

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Vera Caspary, Etranges vérités

Cinq romans policiers américains sur le mensonge et l’ambigu, au pays où la vérité n’est que ce que les gens croient. Vera Caspary, née en 1899 et fille d’immigrés juifs venus de Russie, devient publicitaire avant d’écrire des romans policiers. Laura sera, à 46 ans, son grand succès, adapté à l’écran par Otto Preminger qui en fait un film d’atmosphère avec Gene Tierney.

Laura est un personnage façonné par le regard des autres, son amant, son mentor et le policier chargé d’élucider sa mort. Elle a été découverte tuée d’un coup de feu en plein visage. Est-elle la « vraie » Laura ou seulement une image ? Le personnage n’apparaît vrai que selon le regard que l’on porte sur lui et le meurtrier, l’amant, les amis, le policier s’y laissent prendre. L’intrigue vise à déstabiliser justement l’idée qu’on s’en fait !

Bedelia, à mon avis le meilleur roman des cinq, brosse le portrait d’une femme mythomane qui change de personnalité comme d’apparence et chasse les maris. De petits mensonges en omission, son dernier mari, qui l’aime, devient soupçonneux. La confondre n’est pas aisé car elle use de toutes les ruses du sexe et de l’affection. Qui est la « vraie » Bedelia ? Et qu’est-ce donc que « la » vérité ? Est-elle utile ou l’illusion suffit-elle pour vivre heureux ? N’est-elle que le regard des autres ou faut-il en appeler à Dieu et à la morale dans l’absolu ? Paru tout d’abord en feuilleton, le roman pèche par quelques longueurs où l’histoire se délaye mais reste passionnant par son portrait de femme.

L’étrange vérité règle des comptes avec le monde des fausses vérités : celui de la publicité dans lequel l’auteur a un temps baigné. Un self-made man sauvé de sa jeunesse désorientée par l’invention d’une philosophie pratique (comme George W. Bush re-né – born again), le personnage principal devient un faux prophète qui vend sa méthode et devient millionnaire (comme Donald Trump avec The Art of the Deal), bien que l’on apprenne qu’il a intégralement tout piqué dans l’œuvre d’un obscur (comme le fondateur de Facebook). Nous sommes en plein dans l’univers mental yankee ! Il reste malheureusement d’une foncière actualité…

Erreur sur le mari met en scène une vieille fille, riche héritière des emballages et conserves, qui veut à tout prix se trouver un homme, comme ses sœurs. Mais l’élu l’aime-t-il pour elle-même ou pour sa fortune et sa notoriété qui lui sert en affaires ? Quelle est la vérité ? Les apparences tiennent-elles lieu de vrai ? Ou le réel concret vaut-il pour vrai dans l’absolu ? C’est la même chose en affaires – le mariage serait-il une affaire comme une autre, fondé sur l’illusion ? Cette psychologie sensible est traitée dans le grand monde des hôtels chics londoniens, avec tentatives de meurtres à la clé.

Le manteau neuf d’Anita aborde le milieu étroitement snob de l’art contemporain. La peinture que les gens aiment est-elle de la « vraie » peinture qui apporte un regard neuf et approfondit notre vision du monde – ou est-elle une illusion collective entretenue par de rares critiques intellos qui écrivent des articles obscurs et compliqués sur elle ? La vérité de l’art se réduit-elle au consensus ? Ou à ce qu’exige le réseau industriel des galeristes, experts et marchands ? Comme toujours, les habitants des Etats-Unis sont pratiques et avides de dollars. Une œuvre qui se vend a forcément quelque chose à voir avec le génie, même si son auteur n’est pas d’accord et cède à sa bonne femme pour la vêtir de fourrure et la loger en belle maison. Confondant art et respectabilité, l’épouse est capable de tout pour conserver sa fortune et son statut social. D’où une subtile intrigue policière écrite sans longueurs.

Au total, la société américaine est saisie dans sa vanité et son inculture, fondée sur l’opinion publique plus que sur la pensée personnelle. Est « vrai » ce que tout le monde croit vrai ou qui se vend bien. Seuls certains marginaux, ambitieux ou enquêteurs ne jouent pas le jeu social économique. Même les journalistes et les policiers se fourvoient lorsque les faits ne cadrent pas avec l’idée qu’ils s’en font. D’où les ambiguïtés et le drame – et l’argent omniprésent. Ce recueil vous permet de lire comme des romans le genre « film noir » de la période faste d’Hollywood.

Vera Caspary, Etranges vérités (Laura, 1942 – Bedelia, 1945 – L’étrange vérité, 1946 – Erreur sur le mari, 1957 – Le manteau neuf d’Anita, 1971), Omnibus 2012, 980 pages, €23.00

DVD Laura, Otto Preminger, avec Gene Tierney, Dana Andrews, Clifton Webb, Vincent Price, Judith Anderson, 20th Century Fox 2006, 1h28, standard €8.33 blu-ray €15.27

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