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Écrire, selon Bouvard et Pécuchet

Nos deux « Cloportes » selon leur père auteur, synthétisent une méthode pour écrire une pièce. Comme tout avec eux, c’est tout simple : il suffit de copier.

« Le difficile c’était le sujet.

Ils le cherchaient en déjeunant, et buvaient du café, liqueur indispensable au cerveau, puis deux ou trois petits verres. Ensuite, ils allaient dormir sur leur lit ; après quoi, ils descendaient dans le verger, s’y promenaient, , enfin sortaient pour trouver dehors l’inspiration, cheminant côte à côte, et rentraient exténués.

Ou bien, ils s’enfermaient à double tour, Bouvard nettoyait la table, mettait du papier devant lui, trempait sa plume et restait les yeux au plafond, pendant que Pécuchet dans le fauteuil, méditait les jambes droites et la tête basse.

Parfois, ils sentaient un frisson et comme le vent d’une idée ; au moment de la saisir, elle avait disparu.

Mais il existe des méthodes pour découvrir des sujets. On prend un titre, au hasard, et un fait en découle. On développe un proverbe, on combine des aventures en une seule. Pas un de ces moyens n’aboutit. Ils feuilletèrent vainement de recueils d’anecdotes, plusieurs volumes des Causes célèbres, un tas d’histoires.

(…)

Une illumination lui vint : s’ils avaient tant de mal, c’est qu’ils ne savaient pas les règles.

Ils les étudièrent, dans La pratique du théâtre par d’Aubignac, et dans quelques ouvrages moins démodés.

On y débat des questions importantes : si la comédie peut s’écrire en vers, – si la tragédie n’excède point les bornes en tirant sa fable de l’histoire moderne, – si les héros doivent être vertueux, – quel genre de scélérats elle comporte, – jusqu’à quel point les horreurs y sont permises ? Que les détails concourent à un seul but, que l’intérêt grandisse, que la fin réponde au commencement, sans doute !

Inventez des ressorts qui puissent m’attacher, dit Boileau.

Par quel moyen inventer des ressorts ?

Que dans tous vos discours, la passion émue

Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue.

Comment chauffer le cœur ?

Donc les règles ne suffisent pas. Il faut, de plus, le génie. Et le génie ne suffit pas.

(…)

C’est peut-être au public qu’il faut s’en rapporter ?

Mais des œuvres applaudies parfois leur déplaisaient, et dans les sifflées quelque chose leur agréait.

Ainsi, l’opinion des gens de goût est trompeuse et le jugement de la foule inconcevable. »

Amis auteurs en herbe, bon courage !

Surtout ne cherchez pas à copier ces conseils, lancez-vous et puis vous verrez.

Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, 1881, Livre de poche 1999, 474 pages, €4,60 e-book Kindle €2,99

Gustave Flaubert, Oeuvres complètes tome V – 1874-1880 (La tentation de saint Antoine, Trois contes, Bouvard et Pécuchet, Dictionnaire des idées reçues), Gallimard Pléiade, 2021, 1711 pages, €73,00

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Nous sommes tous inconstants, dit Montaigne

Le chapitre 1er du Livre II des Essais débute par une longue réflexion sur l’inconstance de nos actions, étayée par de nombreuses citations des Romains. Tout le monde se contredit, courageux à une heure et lâche à une autre, « le jeune Marius se trouve tantôt fils de Mars, tantôt fils de Vénus ». Marius fut général romain du IIe siècle avant, élu sept fois consul. Quant au pape « Boniface huitième » dès 1294, il « entra, dit-on, en sa charge comme un renard, s’y porta comme un lion et mourut comme un chien ». Montaigne a le sens de la formule. Le pape Boniface fut l’auteur de la bulle Unam Sanctam qui proclame la suprématie spirituelle de l’Église sur toute créature humaine, donc sur les rois. Ce qui ne fut pas du goût de Philippe le Bel, roi à poigne, qui le fit prisonnier à Agnani ; le pape mourut peu après.

« L’irrésolution me semble le plus commun et apparent vice de notre nature », pense Montaigne. Il est donc mensonger de juger quelqu’un par ce que l’on sait de sa vie : c’est créer une cohérence où il n’y en a pas, une belle histoire comme dans les CV ; seule la fin permet d’en trouver le fil. « Je crois des hommes plus mal aisément la constance, que toute autre chose, et rien plus aisément que l’inconstance ». Nous sommes tous inconstants, incertains, fluctuants, instables, indécis, indéterminés, mobiles. Et c’est heureux, ce que ne voit pas Montaigne, car le monde ne cesse de changer, exigeant de nous une adaptation permanente. Mais notre philosophe considère surtout la morale, qu’il appelle la vertu au sens des Antiques. Elle doit être continuelle et non fluctuante, « un certain et assuré train, qui est le principal but de la sagesse ». Selon Démosthène, qu’il cite, « le commencement de toute vertu, c’est consultation et délibération ; et la fin est perfection, constance ».

C’est donc l’inverse de l’être humain laissé à lui-même comme une bête, à ses instincts et désirs, ce qui est le lot commun de la plupart. « Notre façon ordinaire, c’est d’aller après les inclinations de notre appétit, à gauche, à dextre, contre-mont, contre-bas, selon que le vent des occasions nous emporte. Nous ne pensons ce que nous voulons, qu’à l’instant où nous le voulons, et changeons comme cet animal qui prend la couleur du lieu où on le couche ». Souvent femme varie, comme la foule, ou l’opinion. Nous n’allons pas, on nous emporte, s’exclame Montaigne avant de citer Lucrèce et Cicéron. « Nous ne voulons rien librement, rien absolument, rien constamment », résume-t-il en une sentence dense. Aucune liberté puisque nous flottons au gré des circonstances, aucune volonté d’atteindre un but puisque nous changeons sans cesse d’avis, aucune constance puisque nous avançons et reculons sans raison.

« Celui que vous vîtes hier si aventureux, ne trouvez pas étrange de le voir aussi poltron le lendemain : ou la colère, ou la nécessité, ou la compagnie, ou le vin, ou le son d’une trompette lui avaient mis le cœur au ventre ». Le héros n’est que de circonstance s’il n’est pas vertueux. Au point que certains ont vu en nous deux âmes, dit Montaigne, deux puissances qui nous agitent vers le bien ou vers le mal. Il ne connaissait pas encore la schizophrénie.

Mais il voit l’humain en lui. Montaigne ne se veut pas différent des autres hommes, peut-être plus curieux d’analyse, donc plus réfléchi et plus sage après débat interne. « Non seulement le vent des accidents me remue, selon son inclination, mais en outre je me remue et trouble moi-même par l’instabilité de ma posture ; et qui y regarde primement, ne se trouve guère deux fois en même état. (…) Si je parle diversement de moi, c’est que je me regarde diversement. Toutes les contradictions s’y trouvent selon quelque tour et en quelque façon. Timide, insolent ; chaste, luxurieux ; bavard, taciturne ; laborieux, délicat ; intelligent, hébété ; chagrin, débonnaire ; menteur, véritable ; savant, ignorant, et libéral, et avare, et prodigue, tout cela, je le vois en moi d’une certaine manière, selon que je me vire ; et quiconque s’étudie bien attentivement trouve en soi, voire en son jugement même, cette volubilité et discordance. » Nous sommes tous inconstants, et Montaigne le premier. L’important est de s’en rendre compte, puis d’avoir pour boussole une sagesse.

« Encore que je sois toujours d’avis de dire du bien le bien, et d’interpréter plutôt en bonne part les choses qui le peuvent être, toujours est-il que l’étrangeté de notre condition porte que nous soyons par le vice même poussés à bien faire, si le bien faire ne se jugeait par la seule intention ». Un fait courageux ne fait pas un homme vaillant. « Si c’était une habitude de vertu, et non une saillie, elle rendrait un homme résolu à tous accidents, tel seul qu’en compagnie », dit Montaigne. Il distingue une fois encore l’apparence de la réalité, l’habit du moine. Seul le sage pratique les vertus avec constance, puisque c’est sa seconde nature, acquise par éducation, exemples et expérience. Les vertus apparentes de la plupart ne viennent pas de la sagesse mais du hasard des circonstances. « La vertu ne veut être suivie que pour elle-même ; et, si on emprunte parfois son masque pour une autre occasion, elle nous l’arrache aussitôt du visage. (…) Voilà pourquoi, pour juger d’un homme, il faut suivre longuement et curieusement sa trace. » C’est vrai évidemment aussi des femmes et des ambisexes, puisqu’il faut tout préciser pour les ignares blessés immédiatement de ce qu’ils croient comprendre.

« Ce n’est pas merveille, dit un ancien, que le hasard puisse tant sur nous, puisque nous vivons par hasard ». Ainsi invoque-t-on « la chance » ou crie-t-on au « complot » si l’on réussit ou pas – alors qu’il ne tient le plus souvent qu’à soi de le faire. « L’archer doit premièrement savoir où il vise, et puis y accommoder sa main, l’arc, la corde, la flèche et les mouvements. Nos projets se fourvoient parce qu’ils n’ont pas d’adresse et de but », dit Montaigne – avec raison. Le sage est un bon artisan, un humain comme les autres qui fait bien son travail de sagesse, pas un dieu égaré sur la terre, ni un vil être condamné à l’erreur par son Père qui est aux cieux. C’est l’erreur de l’étudiant que d’incriminer le prof alors qu’il n’a pas appris ou pas compris ; c’est l’erreur du président de la République de ne pas proposer d’objectifs clairs sur un quinquennat – et l’actuel n’est pas pire que les autres depuis De Gaulle. Tous vont selon le vent et les envies, les étudiants comme les présidents ; et ils incriminent ensuite les autres qui leur en voudraient, ou la malchance des circonstances, pour se dédouaner d’avoir mal entrepris.

Ce pourquoi, dans l’inconstance pérenne des humains, il ne faut pas « nous juger simplement par nos actions de dehors ; il faut sonder jusqu’au dedans, et voir par quels ressorts se donne le branle ». Pas simple pour un étudiant car le prof en a de multiples ; pas simple pour un président car sa tâche est multiforme et les exigences du monde pressantes. « C’est une hasardeuse et haute entreprise » que ce genre de jugement sur les autres, avoue Montaigne ; lui préfère l’analyse au jugement et le débat aux vérités à l’emporte-pièce. « Je voudrais que moins de gens s’en mêlassent », conclut-il. Car qui peut vraiment juger des ressorts de chacun ?

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Richard North Patterson romance le système judiciaire américain

Article repris par Medium4You.

L’affaire Strauss-Kahn est traitée dans les romans judiciaires américains. ‘Pour les yeux d’un enfant’ parle de viol d’une journaliste dans une chambre d’hôtel… Comment prouver que c’est vrai… ou faux ? Suspense.

Ancien avocat puis procureur de l’Ohio, fonctionnaire de liaison entre la SEC (l’autorité des marchés financiers américains) et procureur du Watergate, militant du parti Démocrate, ami de Ted Kennedy et heureux père de cinq enfants, Richard North Patterson est également l’auteur depuis 1979 de roman policiers juridiques. Outre qu’ils donnent une description précise et vivante du système judiciaire en vigueur aux États-Unis, ils ont pour particularité d’être très bien écrits et d’offrir une psychologie fouillée des personnages. Il a vendu 25 millions d’exemplaires de ses 15 romans, ce qui lui permet de vivre entre la baie de San Francisco et Martha’s Vineyard, deux lieux qu’il décrit parfois dans ses livres.

Ceux que je préfère dans le lot sont anciens, mais on les trouve encore – c’est dire ! Le temps qui vinifie donne aussi sa patine aux vraies œuvres. ‘Degré de culpabilité’ (Degree of guilt, 1993) et ‘Pour les yeux d’un enfant’ (Eyes of a child, 1994), racontent chacun un procès, mais mettent surtout en scène un père et son fils. C’est profond, émouvant et vrai. L’expérience a d’ailleurs été vécue telle, Richard North Patterson ayant obtenu la garde de son premier fils adolescent après un divorce. « Être un parent solitaire, dit-il dans une interview, a été probablement l’expérience la plus importante de ma vie d’adulte. »

Dans ‘Pour les yeux d’un enfant’, on interroge le fils de 16 ans : « Qu’est-ce qui te fait dire que Chris a été un bon père, Carlo ? – Il a toujours été très présent. Carlo parlait d’une voix un peu rauque. J’ai toujours su à quel point je comptais pour lui. Caroline sourit. – Que veux-tu dire par ‘il a toujours été très présent’ ? – Pour l’école, pour mes matches, pour me conduire là où je devais aller, et puis pour parler. » p.585 En quelques phrases, voici résumé tout un traité d’éducation et de psychologie, en plus clair et plus efficace : un gamin a besoin qu’on s’intéresse à lui, qu’on se préoccupe de qui il est et de ce qu’il fait, ni plus, ni moins.

La seconde expérience est probablement celle d’écrire, de fouiller les personnalités, d’accuser les caractères tout en conservant les nuances qui donnent la couleur de chaque individu. « Écrire, c’est réécrire », dit-il encore, « écrire est difficile et doit être maîtrisé. » Il se défend d’écrire des énigmes policières, ce qui tend à faire croire que le monde est un endroit logique où des solutions peuvent être trouvées à tout. Il préfère les romans qui prennent la loi pour prétexte car ils explorent les territoires moralement ambigus du crime, du mensonge et de leurs motifs. La clé est l’empathie : pour les victimes comme pour les bourreaux. Non pour les excuser, mais pour observer leurs ressorts et analyser les passions qui les meuvent, avec cette surdétermination de l’humain qui met de la valeur partout.

‘Nulle part au monde ‘(No safe place, 1998), paraît à Richard North Patterson le type même du livre qu’il aime à écrire, son « meilleur et le plus accompli », l’exploration la plus complexe d’un rôle d’homme. Le sénateur Kerry Kilcannon, d’origine irlandaise comme l’auteur, est candidat démocrate à la Présidentielle. Sa campagne se heurte aux minorités violentes anti-avortement et pro-armes à feu. Tout est bon pour casser sa campagne… jusqu’à la manipulation du secret professionnel et du fanatisme. L’instrument du destin sera un gamin mal grandi, que le héros se reproche de ne pas avoir accueilli le jour où il avait besoin. Du grand art dramatique !

Richard North Patterson est un auteur américain à lire. Ses qualités d’écriture captivent le lecteur et le pavé que représente chaque livre est avalé sans s’en apercevoir. Il montre aussi un autre visage des États-Unis, que nous avions oublié : celui qui se préoccupe de l’homme plus que du business, de l’épanouissement des enfants plus que de l’égoïsme des adultes. Je n’ai cité que trois livres, mais les autres sont tout aussi attachants.

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