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A l’est d’Eden d’Elia Kazan

Salinas, près de Monterey en Californie, 1917. Un adolescent est malheureux (James Dean, 24 ans). Il n’est pas aimé, il n’a pas de mère, son père et son frère se liguent contre lui en l’accusant depuis l’enfance d’être « mauvais ». Au sens de la Bible, car ces bigots superstitieux savent tout grâce au Livre donné aux médiocres grâce à Dieu. Or la Bible, pour les protestants, est à lire au sens littéral et par chacun sans filtre ; les cinq livres juifs comptent donc plus que les quatre évangiles car ils sont placés au début. Le message du christianisme est justement l’inverse : Jésus est venu dire aux docteurs de Jérusalem, puis aux marchands du Temple, que le judaïsme se fourvoie dans la superstition des rites et des formules et que Dieu réclame mieux que ça.

Chacun peut mesurer, en Europe, les ravages du biblisme aux Etats-Unis : obsession névrotique du texte, croyance assurée en sa propre vertu, obéissance sans recul aux Commandements. Autrement dit, singer le règlement pour se faire bien voir dans l’au-delà, au lieu d’aimer ici-bas ceux qui nous sont proches et faire le bien autour de nous. Le catholicisme, malgré son détournement d’église vers le pouvoir, a au moins le mérite de replacer le Pentateuque dans l’ensemble du Message, celui du Christ, qui déclare qu’aimer (à l’image du Dieu créateur père de tout ce qui existe) suffit à la foi – et que les rites, tabous et gloses autour du texte ne sont que simagrées.

Tiré d’un roman de John Steinbeck paru en 1952, le film rend plus nette la parabole de Caïn et Abel. Caleb et Aaron sont deux frères jumeaux que leur mère a abandonnés tout bébés. Le père Adam (Raymond Massey) dit qu’elle est morte, puis qu’elle l’a quitté pour aller dans l’est. Mais Cal n’y croit pas ; un homme lui a parlé dans un bar et il sait sa mère proche, il veut la voir, la connaître, savoir qui il est et d’où il vient. Le père est un monument de Vertu qui ne jure que par la Bible et la cite à tout propos. Il croit à l’obéissance, au travail, au progrès du bien. Cal ayant toujours été rebelle et sauvage n’est pour lui qu’un rebut, au contraire de son frère Aaron (Richard Davalos, 25 ans), modèle de bon fils obéissant au Père.

Aaron porte cravate en civilisé conforme, Cal garde le col ouvert (et plus dans l’excitation) en jeune animal proche du naturel ; Aaron travaille bien à l’université, Cal se moque de l’école ; Aaron a déjà une fiancée, Cal laisse tourner autour de lui les filles sans s’attacher – et ainsi de suite. Le père n’est ni violent ni même autoritaire, il est seulement sûr de lui, de son bon droit, de sa vertu. C’est pour cela que sa femme l’a quitté, après avoir pondu deux fils ; elle ne supportait plus qu’il veuille diriger sa vie au nom du Livre.

Cal est éperdu de solitude. Personne ne le reconnait pour ce qu’il est, lui-même doute puisque tous répètent le père et le frère qui disent qu’il est « mauvais », seul le shérif (Burl Ives) se montre plus humain. Mais un enfant mal aimé ne peut qu’en vouloir à la société entière, non ? James Dean lui-même a été élevé dans une ferme sans mère et sans amour de son père. Ce pourquoi il semble le seul naturel et vivant dans le film ; les autres acteurs sont si conventionnels… Mais parce que le scénario le veut. On imagine mal aujourd’hui le conformisme et la bigoterie de cette population américaine d’il y a un siècle – ou même un demi-siècle ! Seule la fiancée Abra (Julie Harris, 20 ans) comprend l’adolescent. Elle doute elle-même d’aimer vraiment Aaron, sentant que ce lien est socialement bien vu mais de circonstance, alors que la profondeur de son promis lui échappe. Il apparaît trop comme un clone de son père, aussi assuré d’être dans le bon, le droit, le vrai parce qu’il obéit au père comme au Père et applique les ordres tels qu’ils sont donnés et le Livre tel qu’il est écrit.

Adam dans sa candeur de fils aimé d l’Eternel croit que mettre des laitues dans la glace permettra de les exporter jusque dans l’est ; Cal croit au contraire que planter des haricots secs est de meilleur rendement en raison de la proche entrée en guerre des Etats-Unis contre l’Allemagne du Kaiser. Le père bourre un convoi entier de chemin de fer de ses laitues de Salinas Valley – mais un éboulement retient le train des heures durant et la glace fond. Il est ruiné. Cal, qui l’a aidé de tout son corps, de tout son cœur et de toute son intelligence en inventant une rampe inclinée pour le rangement des salades et en prenant l’initiative lui-même, est effondré. Il voudrait tant aider son père à se refaire pour être enfin reconnu comme fils égal à l’autre ! Mais le père temporel est aussi borné que le Père éternel du Pentateuque : il agrée les offrandes d’Abel mais ignore les offrandes de Caïn.

Cal, qui suit d’abord Kate sa présumée mère (Jo Van Fleet, 40 ans mais ravagée) avant de forcer sa porte pour se faire reconnaître d’elle, la convainc de lui prêter 5000 $ pour lancer son affaire. Touchée de son obstination et reconnaissant en lui un rejeton qui lui ressemble (beau gosse, rebelle, doué en affaires), elle consent. Aidé d’un adulte associé, Cal achète 5 cts le kilo de haricots secs pour le revendre 18 cts au bureau du ravitaillement de guerre anglais, dégageant un beau bénéfice. Mais l’argent, pour Adam, est fils du péché ; c’est voler le paysan qui a produit. Il ne veut pas de ce don du fils et Cal désespère de tout amour. Lui qui voulait bien faire est rejeté. La scène entre le père et le fils, sous les yeux du frère et de la fiancée, est un moment très fort du film. Le spectateur foutrait volontiers son poing sur la gueule du Vertueux et jetterait sa « Bible » au feu illico s’il était dans l’histoire. A quoi sert un « guide de se bien conduire » si l’on se conduit de façon aussi égoïste et obtuse avec tant de bonne conscience dévoyée ?

Alors Cal veut suivre l’exemple de Caïn qui « se retira de devant l’Éternel, et séjourna dans le pays de Nôd, à l’est d’Éden » (Genèse 4, 16). Il veut garder le don refusé et partir, faire ses affaires ailleurs, loin du géniteur qui ne l’aimera jamais. Mais avant, il veut mettre son jumeau face à la réalité : il le conduit chez leur mère. C’est dans un « bar louche » – en fait un bordel chic – que Kate se saoule dans son bureau. Aaron tombe de haut, lui qui s’est fait une image illusoire d’une mère belle et bonne. Du choc, et voyant Abra se détacher de lui, il court s’engager dans l’armée.

Cela cause au père une rupture d’anévrisme qui le laisse quasi paralysé. Il n’en a plus pour longtemps avant de passer en jugement devant l’Eternel son Dieu. Il devra rendre des comptes sur ce qu’il a fait ici-bas et expliquer comment il a confondu le cœur et la lettre. Abra le convainc non de « pardonner » au fils rebelle (ce qu’il a fait durant des années parce que cela renforçait sa bonne conscience sans en penser un mot) mais de lui demander de faire quelque chose pour lui afin de prouver qu’il tient à lui. Car il n’y a définitivement pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour !

Golden Globe du Meilleur film dramatique 1956.

DVD A l’est d’Eden (East of Eden), Elia Kazan, 1955, avec James Dean, Julie Harris, Raymond Massey, Jo Van Fleet, Burl Ives, Warner Bros 2008, 1h53, €7.99

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Le Dalaï lama parle de Jésus

Ce livre est né d’une rencontre entre chrétiens et bouddhistes en Angleterre en 1994. Ce qui me frappe le plus est le contraste entre la verbosité des religieux chrétiens et la concision du dalaï-lama bouddhiste. Il pratique merveilleusement la douceur, la clarté et le rire, trois qualités oubliées de l’Eglise, confite depuis trop longtemps dans le rigorisme, l’abscons et le déplorable sérieux. La rencontre visait à obtenir son commentaire sur certains textes « importants » des Évangiles – importants pour les chrétiens.

Le dalaï-lama commence par rappeler que le bouddhisme ne reconnaît ni créateur ni sauveur personnel. En revanche, « je crois que le but de toutes les grandes traditions religieuses n’est pas de construire de grands temples à l’extérieur, mais de créer des temples de bonté et de compassion à l’intérieur, dans nos cœurs » p.32. Contre les fastes catholiques (combien de divisions ?) et la volonté de pouvoir des protestants, il rappelle les origines morales de la religion, dégagée du siècle et des superstitions. Il rejoint en cela les grandes pages du stoïcisme ou des Messieurs de Port-Royal. « La pratique religieuse vise en priorité à une transformation intérieure du pratiquant, à le faire passer d’un état d’esprit indiscipliné, rebelle, dispersé, à un état qui soit discipliné, dompté et équilibré » p.33.

En Occident, nous avons la lecture des grands auteurs ; en Orient, on préfère pratiquer la méditation. Cela vise à canaliser l’énergie mentale. Nul n’attend le Messie mais prend son destin en main pour se sauver lui-même en suivant la Voie. L’unité de l’être exige que l’on fasse servir l’émotion à la raison et réciproquement : « la compassion est un type d’émotion qui détient un potentiel de développement (…), s’appuie solidement sur la raison et l’expérience (…). Ce qui se passe alors est une jonction de l’intellect et du cœur » p.42.

Pour le dalaï-lama, tous les êtres humains participent de la même nature divine et « il n’existe pas d’être humain qui n’ait rien à voir avec votre vie » p.74. Nul être ne peut laisser indifférent. Les ignorer par égocentrisme, laisser surgir des émotions fluctuantes distinguant entre amis et ennemis, nuisent non seulement aux autres mais aussi à soi-même. « On s’aperçoit que les attitudes, les émotions et les états d’esprit sains comme la compassion, la tolérance et le pardon, sont fortement liés à la santé physique et au bien-être. Ils augmentent le bien-être physique, tandis que les attitudes et les émotions négatives ou malsaines comme la colère, la haine, les états d’esprit perturbés, minent la santé physique » p.48. Ces prétextes sont très chrétiens mais avec un souci réaliste de considérer l’humain comme un esprit et un cœur, indissolublement dépendants d’un corps. Mens sana in corpore sano. Pratiquer la morale fait du bien et l’on aimerait que les chrétiens méprisent moins le corps.

Les démons sont, selon le dalaï-lama, non ces êtres métaphysiques en guerre contre le Dieu créateur, mais ces impulsions négatives au fond de chacun d’entre nous. La pratique de la méditation aide justement à maîtriser la conscience afin d’obtenir une connaissance claire du monde, donc à adopter une attitude sage ou « juste » (dans le sens de la note de musique, qui est dans le ton). L’idéal est d’entrer en harmonie avec l’univers qui nous entoure.

Mais pas d’idéalisme naïf : on ne « tend pas l’autre joue » comme cela. Il est licite d’utiliser la force pour contraindre si on l’estime vraiment nécessaire. Ici encore, le réalisme l’emporte, ce qui rend si vivants les propos du dalaï-lama. « Même quand la motivation de l’auteur de l’acte est pure et positive, si l’on a recours à la violence, il est très difficile d’en prévoir les conséquences. Pour cette raison, il est toujours préférable d’éviter une situation exigeant d’avoir recours à la violence. Néanmoins, si vous vous trouvez placés dans une situation qui exige manifestement d’agir par la force pour vous défendre, il est impératif de répondre de manière appropriée. Dans ce contexte, il est important de comprendre que la tolérance et la patience n’impliquent pas de se soumettre ou de céder à l’injustice. La tolérance, dans son sens véritable, devient une réponse délibérée de votre part à une situation qui normalement appellerait une forte réponse émotionnelle négative comme la colère ou la haine » p.122. Le bouddhisme se traduit autant dans ces propos du dalaï-lama que dans les préceptes du guerrier samouraï : la violence de l’ego ne résout rien, prendre le comportement requis et ajusté aux circonstances est ce qu’il faut. L’état d’esprit courageux évite d’être trop affecté par l’incident pour maîtriser au mieux la situation.

Tentation permanente du chrétien, la rédemption passe-t-elle par la souffrance ? Non, répond le dalaï-lama. Il est faux de croire qu’il serait bon de souffrir. Le but de notre existence est de chercher le bonheur. « Cependant, comme les épreuves et les peines font naturellement parti de l’existence, il est capital d’avoir à leur égard un point de vue qui nous permette de les aborder de manière réaliste » p.52. Je reconnais là un stoïcisme actif.

Quant aux rites, ils ne sont pas indispensables mais aident à créer une atmosphère favorable à l’éveil  spirituel. Sans dimension intérieure, ils ne sont qu’un simple cérémonial. « La foi vous conduit à un état plus élevé d’existence, conclut le dalaï-lama, tandis que la raison et l’analyse vous mènent à la libération complète (…). La foi doit être fondée sur la raison et la compréhension (…). C’est pourquoi nous voyons le Bouddha, dans ses propres écritures, admonester ses adeptes qui acceptent ses paroles simplement par vénération pour sa personne » p.128. Le bouddhisme m’apparaît plus réaliste et mieux en phase avec les gens ordinaires, moins accaparé par le pouvoir que le christianisme.

Le Dalaï lama parle de Jésus, 1999, J’ai lu 2008, 314 pages, €6.80

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Maria Daraki, Dionysos

Dionysos est un dieu dialectique. Ambivalent, il unit aussi les contraires. C’est un dieu de synthèse, entre le monde d’en bas et celui de l’Olympe, entre l’avant et l’après. Ancien professeur d’histoire ancienne à l’université de Paris-VIII, Maria Daraki nous offre dans ce petit livre une étude d’anthropologie historique passionnante sur la pensée sauvage et la raison grecque.

Il est lumières et ténèbres. Un éclair marque sa naissance. Lorsqu’il sort de la cuisse de Zeus, où il a parachevé sa gestation commencée dans le ventre d’une mortelle, il est armé de deux torches. Il est gardien du feu, rôdeur de nuit, assurant la jonction des ténèbres et de la lumière. Sa couronne est de lierre, plante de l’ombre, soporifique, et il porte la vigne, plante solaire, enivrante, qui pompe les sucs de la terre pour les faire chanter au soleil. Union de la surface terrestre et du monde souterrain, Dionysos circule entre le monde des morts et celui des vivants. C’est pourquoi il est le maître de l’élément liquide, l’eau qui sort de sous la terre puis y retourne. La mer, dit Maria Daraki, n’est « couleur de vin » selon Homère que dans sa fonction dionysiaque d’antichambre du monde ténébreux. Le serpent est l’animal du dieu car il joint le terrestre et le souterrain. Il joint aussi la saison ; par les offrandes alimentaires aux morts, les rituels de végétation relancent la circulation entre sous terre et sur terre. L’abondance est un cycle de dons et de contre don entre Gaïa et ses fils. Le milieu est magique, non humanisé par le travail. Le « sacrifice » de Dionysos, en ce sens, n’est pas une passion souffrante comme celle du Christ, mais un cercle qui traverse la mort pour renaître comme celui d’Osiris.

Pour cela même, Dionysos intègre les enfants à la cité. Il dompte par les rites, dont celui du mariage, les poulains et les pouliches sauvages que sont les jeunes garçons et les jeunes filles. C’est la « culture » qui établira la distinction entre enfants légitimes et bâtards, dont dépend la citoyenneté. Le mariage dompte la virginité (Artémis) et le désir (Aphrodite). Il humanise parce qu’il juridise la sexualité brute. Mais, toujours ambivalent, le dieu instaure les Dionysies qui sont une fête de transgression dans une Athènes très masculine. C’est un carnaval qui lève toutes les barrières. Les temples des dieux sont tous fermés sauf celui de Dionysos. La civilisation est mise entre parenthèses pour se ressourcer et renouveler, comme chaque année, l’alliance du dieu et de la cité. Comme rite d’intégration, on offre au garçonnet dès trois ans des cruches de vin, on fait s’envoyer en l’air les petites filles sur des balançoires, symbole sexuel rythmique. Moitié divin, moitié animal, l’enfant est un petit satyre dionysiaque qui se passe de déguisement. Freud, plus tard, a retrouvé cette intuition en le qualifiant de « pervers polymorphe ». Dionysos lui-même est un amant, un séducteur, pas un satyre. Ni homme, ni enfant ; ni humain, ni taureau ; il se propose à la reine en amant–fleur. Il est l’éphèbe fugace, beauté fragile, triomphe du printemps entre enfance et virilité, inachevé mais en devenir. Une fois de plus, le dieu unit les contraires dans les catégories comme dans le temps.

Car l’humanité grecque antique se pense en catégories collectives : masculin, féminin, enfant. L’union sexuelle est le miracle ou les trois se rejoignent pour perpétuer l’espèce. Homme et femme sont des instruments de la terre, non des agents. Ils doivent subir l’épreuve de médiation pour récolter ce qu’ils attendent, des nourritures et des rejetons. Les figurines « d’enfant–phallus » symbolisent les pères qui renaissent en fils, transmettant au-delà des personnes la catégorie collective mâle. Maria Daraki conclut, dans ce contexte, que l’inceste n’est pas transgression sexuelle mais transgression du temps de filiation. Œdipe est la tragédie des deux logiques : l’une, collective, de reproduction de la catégorie mâle, l’autre de quête d’identité ; le désordre filial produit par l’inceste est insupportable.

Le but d’un homme est de produire un fils, voir un petit-fils s’il n’a que des filles. La continuité de la filiation masculine importe, les femmes ne sont que des vases de nutrition. De même, les femmes sont une race à part, issue de Pandora. Pour les Grecs, la somme des âmes est stable et tourne. Dès que la terre a repris son « germe fécond », l’aïeul devient fécond à son tour et un petit-fils peut surgir du sol. Pour que le groupe humain se perpétue, il faut que s’épanouisse l’ensemble du règne vivant, espèces sauvages comprises. C’est l’activité procréatrice équitable de la terre. L’écologie aujourd’hui en revient à cette conception du tréfonds très ancien de l’esprit occidental.

La religion grecque est séparée en deux ensembles : céleste et chtonien. Les Olympiens conduits par Zeus sont personnes juridiques. Les divinités collectives patronnées par Gaïa sont anonymes et polyvalentes (Erinyes, Heures, Grâces, Titans, Nymphes). Elles sont des valeurs vitales dont l’orientation est la reproduction de tout ce qui vit, et sa nutrition. Les hommes, par l’institution civilisée de la société, se donnent comme milieu. Ils s’adaptent à la nature magique par le culte et le rituel, car la terre enfante tout, enfants, bêtes et plantes. Le monde est circulaire, la vie naît de la mort, les opposés sont également nécessaires au système. Les rituels ne sont pas des événements mais l’éternel retour du même, l’aller–retour cyclique des échanges vitaux entre sur terre et sous terre. Au contraire, la raison des dieux use exclusivement des oppositions. Elle est « logique de non–contradiction », selon Aristote. Le vote à l’Assemblée, la décision du tribunal, doivent trancher. La religion olympienne distingue un espace civilisé – ou règnent les rapports contractuels – et un espace sauvage – ou règnent les rapports magico-religieux. L’homme doit choisir, et cette capacité de choix est à la base de l’invention de la morale, de la logique, de l’histoire.

Coexistent donc deux systèmes, deux « intelligences adultes » : la pensée circulaire et la pensée linéaire ; les valeurs vitales et les valeurs politiques ; les rapports magico-religieux au milieu et les rapports de travail sur le milieu ; la logique circulaire « éternelle » et la logique linéaire du « temps » ; le culte et le droit ; Gaïa avec les divinités chtoniennes et Zeus avec les Olympiens ; le mariage reproduisant tout le règne vivant et le mariage reproduisant la cité politique et mâle ; le oui ET le non comme le oui OU le non ; le cercle d’éternel retour et le linéaire du progrès. La tragédie va naître de la transition entre ces deux logiques, et Dionysos va émerger comme médiateur.

« C’est l’athénien qui est tragique au Ve siècle. Mais tragique dans l’euphorie. La nouvelle société, celle de la cité démocratique, est une société profondément voulue. Nul n’a exprimé l’attachement général à la polis plus ardemment que les tragiques. Et ce sont eux qui, en même temps, ont mesuré dans toute sa profondeur le plus épouvantable des gouffres : l’écart entre le social et le mental que nous appelons désadaptation » p.188. L’émergence du dionysisme coïncide avec la carte des cités en Grèce. Le contrat politique importe plus que l’origine ethnique autochtone. L’hellénisation engendre un sentiment de supériorité plus que l’origine. On ne naît pas grec (donc civilisé), on le devient par l’éducation de la cité.

Présent en Grèce depuis le IIe millénaire, fils de Zeus et d’une princesse mortelle, Dionysos s’éveille brusquement vers la fin de l’époque archaïque. C’est le moment où le démos s’oppose aux nobles, où se fixent les cités et les rapports juridiques. La fonction de Dionysos est de gérer l’antique passé en tant que dieu olympien nouveau. Un Olympien atypique car il permet à tous les autres grands dieux de l’être dans les normes. Dionysos subordonne le système de reproduction au royaume du père, dieu du politique. La religion de terre fut repoussée du côté des femmes et des cultes à mystères. Le dionysisme participe à la fois à la religion de la terre et à la religion civique. Féminin et secret d’une part, masculin et public de l’autre, son culte a deux volets qui se déploient sur deux univers religieux. Il est un médiateur entre deux mondes étrangers. Il aménage l’âme sauvage sans l’altérer, il ménage la raison et l’éthique.

Entre la logique du logos et celle qui l’a précédée en Grèce, il n’y a pas eu passage mais affrontement, puis négociation. Dès que la nouvelle pensée surgit, l’ancienne dispose d’un pôle de comparaison qui lui permet de se penser depuis « l’autre ». La culture grecque que nous aimons est « fusion de deux modes logiques. Celui, linéaire et exclusif, qui est conforme aux besoins de la Grèce du politique, et cet autre exprimant une Grèce sauvage qui avait pensé le monde en cercle et développé une autre logique, circulaire et inclusive, qui traite les oppositions par oui et non. C’est pour avoir superposé le cercle et la ligne que la Grèce a pu réussir cette combinaison des deux qui en est le plus beau produit : non « la raison » mais la raison dialectique. C’est elle qui est en œuvre dans tout ce qui en Grèce est beau, le dionysisme, la tragédie, la dialectique spéculative, les mythes dont l’intrigue inclut son propre commentaire, et la beauté des formes qui, dans l’art, nous donne à voir la greffe de l’abstraction sur les valeurs anciennes, elle, corporelles… » p .230.

La synthèse dialectique est équilibre instable, sans cesse remis en cause. Le débat grec dure encore. « Dans le cas de la Grèce, nous serons précis : c’est la construction de la « personne », de l’identité individuelle, qui introduit contrainte et intolérance, et ouvre une guerre sans merci à « l’âme sauvage ». On ne peut pas être à la fois individu et sujet collectif, avoir et n’avoir pas de contours. Mais comme cela mène loin ! La vraie « personne » est au centre de l’ordre olympien, au centre de la filiation linéaire, au centre du temps irréversible, au centre du tribunal et de la citoyenneté active. En d’autres termes, elle est au centre de toutes les composantes de la « raison grecque ». » p.235.

Le dionysisme a surgi comme une protestation contre le prix à payer. Elle a été protestation organisée, formalisée en fête. Zeus, dieu juste, a eu deux enfants-dieux seulement, qu’il a pris la peine d’engendrer tout seul : Athéna, déesse de la raison, et Dionysos, dieu de la folie. Le nouveau et l’ancien coexistent en nous comme les deux cerveaux de notre évolution et en notre culture avec la science et le sacré. Et nul besoin d’avoir la foi pour ressentir du sacré. Dionysos est un dieu complexe, intéressant les origines de notre civilisation, et que nous devons connaître.

Maria Daraki, Dionysos et la déesse Terre, 1985, Champs histoire 1999, 287 pages, €9.00

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Ernst Jünger, Premier journal parisien, 1941-43

La prose de Jünger semble être d’une matière céramique. Elle est composée de terre rare, et passer par l’épreuve du four la durcit. Les émotions sont là, mais le langage les fige. Retenue, pudeur, distance : Jünger écrit pour retrouver l’éternel sous le contingent. Il est sensible aux fleurs, aux bêtes, aux enfants, aux adultes. Il a le caractère profondément humain d’un être qui fut aimé durant son enfance. En même temps, il possède une exigence de vérité, une rigueur d’exécution, il a besoin d’absolu, ce qui le contraint et le raidit.

Son expression se fait froide, parfois sibylline, par souci d’exprimer exactement ce qu’il ressent. D’où ces termes d’entomologiste pour parler des êtres qu’il aime : de ces enfants, il parle rarement, sinon pour noter d’un trait rapide une attitude exceptionnelle. Il les appelle par un vocable neutre, « l’enfant » pour Alexandre le petit, « le jeune garçon » pour Ernstel l’aîné. Les prénoms viendront plus tard sous sa plume, en 1943 et 1944, où l’intensification de la guerre, les bombardements, la menace « lémure », la proximité de la mort sur leurs têtes l’incitera à se livrer plus avant. Alors ils deviendront ce qu’ils sont, Ernstel et Alexandre, et parfois même « mon fils ». Sa femme reste éternellement « Perpetua » une compagne de caractère, réfléchie, un référent dans son existence.

En ces années de guerre, où il lit la Bible chaque soir durant trois ans, il proclame son exigence de vérité. Il la trouve dans « l’inestimable et salutaire pouvoir de la prière », « la seule porte qui mène à la vérité, à la loyauté absolue et sans réserve ». La prière incite à tout dire à un juge muet, à s’analyser sans concession comme une catharsis, à confier son âme à une sagesse ultime. La prière, comme le journal sans concession, est une psychanalyse.

Cette vérité, il la cherche en lui-même, dans son « humanité » opposée au nihilisme de la « technique ». Celle-ci, en se développant, dévore l’homme de l’intérieur ; elle le rend mécanique, abstrait, inhumain. Elle en fait un robot, variante machinale du fonctionnaire. C’est une très ancienne forme de refus du savoir que cette crainte de l’inhumanité de la science. Déjà, au paradis, le serpent était le tentateur, puis vint Babel, la tour trop orgueilleuse où tous les hommes coopéraient pour la bâtir et qui fut donc détruite par le Dieu unique et jaloux. Nous sommes dans le thème éternel de l’apprenti sorcier, du Golem, de Frankenstein, du savant fou, du docteur Folamour, du savoir comme source du Mal. Pour Jünger, à son époque, il s’agissait d’une prodigieuse massification politique dans une période d’accélération technique. Tout allait trop vite pour les cadres traditionnels de pensée issus de la paysannerie. Il note les automatismes, les blindages, les rouages, « l’arsenal des formes vivantes qui se durcissent comme des crustacés » p.20. Il note aussi l’anonymat des bombardements, les tueries industrielles. « Des couches d’être commencent à se détacher de l’état humain proprement dit pour tomber dans l’inertie » p.51 – ce qu’il appelle « la monstrueuse puissance du nihilisme ».

Il cherche l’humanité en l’homme, la vérité de l’humain parmi ses semblables. « Les êtres cachent encore en en eux beaucoup de bons grains qui germeront à nouveau dès que le temps s’adoucira et reprendra des températures humaines » p.37. La ville lui est une amie « ou des cadeaux vous surprennent. J’éprouve de la joie surtout à voir les amoureux marcher, étroitement enlacés » p.44. Aux premières étoiles jaunes des Juifs aperçues dans Paris, le 7 juin 1942, il écrit : « je considère cela comme une date qui marque profondément, même dans l’histoire personnelle » p.136. Au lendemain de la rafle du Vel’ d’Hiv’ : « pas un seul instant, je ne dois oublier que je suis entouré de malheureux, d’êtres souffrant au plus profond d’eux-mêmes. Si je l’oubliais, quel homme, quel soldat serais-je ? » p.149. Il s’effraie de constater que certains restent aveugles aux souffrances de ceux qui sont sans défense et se glorifient même de les rudoyer. « La vieille chevalerie est morte. Les guerres d’aujourd’hui sont menées par des techniciens. Et l’homme est devenu cet homme annoncé depuis longtemps, et que Dostoïevski décrit sous les traits de Raskolnikov. Il considère alors ses semblables comme de la vermine, ce dont précisément il doit se garder il ne veut pas devenir insecte lui-même » p.290.

Face à cela, son attitude voudrait être celle du moine zen : « Lorsque que je vois les fleurs s’étaler si calmement au soleil, leur béatitude me paraît d’une profondeur infinie » p.22. Il cherche l’éternité dans les rites de la collection : « Il s’agit, dans la diversité, d’assurer des perspectives qui s’ordonnent autour du centre invisible de l’énergie créatrice. Tel est également le sens des jardins, et le sens, enfin, du chemin de la vie en général » p.185. Parce qu’en fait, « nous sommes de passagères combinaisons d’absolu » p.209. Alors, « l’œuvre doit atteindre un point où elle devient superflue – où l’éternité transparaît. (…) Il en est de même pour la vie en général. Nous devons parvenir en elle à un point où elle puisse passer de l’autre côté aisément, osmotiquement, à un niveau où elle mérite la mort » p.115.

Pour bien mourir, il faut avoir bien rempli sa vie, l’avoir aimée à chaque instant, avoir touché à la vérité du monde.

Les pages indiquées sont celles de l’édition Livre de poche 1998 épuisée

Ernst Jünger, Premier journal parisien, Journal 1941-43, Christian Bourgois 1995, 318 pages, €11.61

Ernst Jünger, Journaux de guerre, coffret 2 volumes, Gallimard Pléiade 2008, 2396 pages, €120.00

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Des rites du mariage catholique péruvien

Ce matin la gelée blanche a blanchi l’herbe rase des pourtours du stade. Le soleil ne paraît qu’après 8 h au-dessus de la montagne. Rêves peu agréables cette nuit, contraints par le mouton du soir et par le matelas trop fin pour dormir sur le côté. Dès avant le soleil, le coq vient faire des siennes près des tentes, à cocoricoter comme Artaban. Sale bête ! De petits enfants jaillissent des maisons, sifflent et chantent, curieux de la nouveauté que nous représentons. Avec ses braies, son poncho son chapeau, l’un d’eux semble sortir du moyen âge. Je lui donne la barre de céréale de la route.

Choisik nous précise au petit-déjeuner les étapes des rencontres hommes et femmes. Catholiquement, il y en a sept :

1 – la rencontre par le regard (Reksenacuy) ;

2 – l’approche, la préparation aux fiançailles (Sirninacuy). Les parents du garçon concoctent un plat spécial et l’offrent à l’autre famille ;

3 – les fiançailles, les parents du garçon demandent, les parents de la fille acceptent et préparent à leur tour un plat pour l’autre famille ;

4 – les rencontres officielles entre les jeunes gens (Munenacuy) ;

5 – le mariage local, la communauté entière construit en quelques jours la maison des nouveaux époux là où ils le désirent ;

6 – la vie de couple, les enfants (Tianacuy) ;

7 – l’homme va battre la femme et la femme l’homme, les problèmes surgissent dans le couple (Majanacuy). La femme retourne chez ses parents qui vont s’entremettre pour arranger les choses.

Happy end. En cas de veuvage, on peut se remarier.

Comme dans toute culture hiérarchique, on aime les distinctions dans ce pays. Un rapport espagnol de 1558 notait déjà comment les fonctionnaires de l’Inca répartissaient en catégories statistiques les habitants des communautés paysannes. Cette nomenclature est poétique dans son réalisme. De 1 à 3 mois on était « enfant couché » ; de 4 à 8 mois « enfant au maillot » ; de 8 mois à 1 an « enfant sans défense » ; de 1 à 2 ans « enfant marchant à quatre pattes » ; de 2 à 4 ans « enfant qui s’effraie » ; de 4 à 6 ans « enfant qui ne se sépare pas de ses parents » ; de 8 à 12 ans « enfant » (seulement !) ; de 12 à 16 ans « ramasseur de coca » (nos banlieues dealeuses reprennent le flambeau) ; de 16 à 20 ans « coursier » (sans scooter) ; de 20 à 40 ans « guerrier » (comme dans nos armées modernes) ; de 40 à 60 ans « homme d’âge moyen » ; plus de 60 ans « vieil endormi »…

Nous passons sur la route un moment ; elle se superpose parfois au chemin inca que nous nous efforçons de suivre. Le sentier serpente parmi les champs microscopiques installés sur les terrasses des pentes, parmi les buissons de chêne vert et divers arbustes. Parfois, entre deux bouffées de crème solaire émanant de celui ou celle qui précède, on peut sentir la menthe ou l’armoise. Près du rio, dans le thalweg, poussent les eucalyptus – et sévissent les moustiques ! Le parfum des arbres a ici des réminiscences de maquereau au vin blanc. La voie est tranquille, champêtre par rapport aux paysages arides que nous avons traversés ces derniers jours. Mais l’eau, qui vient des montagnes, demeure glacée lorsque l’on y plonge les mains. Sur la route goudronnée un peu plus loin, nous avons vu les porteurs passer au petit trot. Ils portent à peu près deux sacs et demi sur le dos, soit autour de 30 à 40 kg chacun.

Nous rencontrons une communauté en plein travail. Les femmes sont en mantes rouges avec leur assiette à soupe sur la tête et leurs jupes noires, les hommes en ponchos et bonnets. Quelques chiens et gamins courent autour comme les mouches autour du coche. Le groupe charrie de gros blocs de schiste pour réparer la route. Il n’est pas étonnant que le maoïste Sentier Lumineux ait connu quelque résonance dans les campagnes : l’entraide communiste est encore de tradition.

Plus loin, au bord d’une piste de terre, nous abordons une vaste école. C’est jour de rentrée, donc de grand nettoyage. Les enfants y sont accueillis de 3 à 12 ans. Ils sont 35 inscrits, dont une vingtaine qui viennent régulièrement. La directrice nous présente les petits, les grands travaillent à débroussailler et à rechauler un mur. Les petites classes fonctionnent par groupes et étudient les nombres, l’hygiène, les animaux. Nos enseignants sont à leurs affaires, même si, à part les nombres, ils n’enseignent rien comme ici.

Nous poursuivons la descente sur la route où un camion doit monter nous prendre. Nous visitons en attendant l’extérieur d’une petite église perdue. Elle est construite d’adobe, entourée d’un cimetière broussailleux dont certaines croix ont la forme de fourches.

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Michel Tournier, Le Roi des Aulnes

michel tournier le roi des aulnes
Roman éneaurme, comme disait Flaubert, roman mythologique qui peut se lire au premier degré mais en perdant beaucoup de son suc. Nous sommes dans l’histoire et dans la psychologie, dans le social et dans le signe – nous sommes à l’orée des années 1970 où tout devient possible, après mai 68 ; où tout est remis en cause de l’univers bourgeois ; où tout est sémiotique avec Roland Barthes, René Girard, Jacques Lacan, Roland Jacobson, Bruno Bettelheim

Nous avons donc Abel Tiffauges dont le nom est celui du fief du violeur en série Gilles de Rais, saisi dès l’enfance comme enfant martyr de ses camarades pré virils qui l’appellent Mabel comme une fille, et protégé par Nestor, un pervers obèse de son âge dans le pensionnat catholique Saint-Christophe. Lequel Abel, grandi et devenu géant malgré un petit zizi (microgénitomorphe) et un entonnoir sternal comme Michel Tournier (p.114), s’établit mécanicien faute de capacités intellectuelles, et voyeur photographe pour capturer la beauté d’enfance à laquelle il reste accroché. S’il échappe au renvoi du collège à cause d’un incendie, il échappe à la prison pour un viol de fillette qu’il n’a pas consommé à cause de la déclaration de guerre. Pension, armée française, camp de prisonnier allemand, il est remarqué par un garde-chasse de Goering puis est envoyé à la forteresse de Kaltenborn (source froide), en Mazurie aux confins de la Prusse-Orientale, terre de forêts et de marais, où sont dressés à l’art militaire en Napola l’élite aryenne du Reich entre 12 et 18 ans.

Très vite, les 16 à 18 ans sont envoyés au front, Abel étant chargé de recruter d’autres 11 à 13 ans aux alentours sur son grand cheval noir qu’il a nommé Barbe-Bleue (surnom de Gilles de Rais). Il joue au Roi des Aulnes du poème de Goethe, mis en musique par Schubert, cet elfe des marais rusé qui ensorcelle et s’empare des enfants pour en jouir, malgré la pauvre rationalité de déni par leur père, inapte à les protéger. Mais la guerre avance, avec sa démesure, l’ogre Hitler dévore les enfants allemands au rythme du rouleau compresseur soviétique, et les 400 Jungmannen de Kaltenborn mourront les armes à la main, les trois plus beaux empalés dans un grand cri primal sur les épées de parade – par les soldats communistes ivres de vengeance, croit le lecteur – mais au contraire par les enfants mêmes qui se sacrifient pour réunir l’apha et l’omega, explique Michel Tournier à Gallimard (Lettre de la Pléiade n°59), fin exigée par la mécanique héraldique. Une parodie criarde de Golgotha où les jumeaux roux encadrent un Lothar aux cheveux presqu’argent. Héneaurme, aurait dit Flaubert, qui crucifie de même les lions dans Salammbô et fait apporter la tête tranchée de Oaokannan à la fin du banquet d’Hérodiade. Abel Tiffauges a sauvé un petit Juif affaibli « entre 8 et 15 ans », qu’il portera sur les épaules avant de s’enfoncer lentement dans le marais. Il rejoindra ainsi dans l’éternité mythologique les hommes des tourbières, découverts par les archéologues en ces confins, victimes émissaires sacrifiées à l’âge du bronze pour faire vivre la société.

Telle est la trame de ce gros livre en six parties dont la première, jusqu’au tiers du livre, attire peu. L’esclavage de pension et la propension à la scatologie sent trop lourdement sa psychologie freudienne du stade anal (« l’acte défécatoire »). La partie armée française permet déjà l’évasion, Abel s’occupant des pigeons voyageurs aux plumes soyeuses et tendres comme une peau d’enfant. Mais dès qu’il entre en Allemagne, le roman prend tout son charme. Michel Tournier, germaniste depuis l’âge de 9 ans, est incontestablement séduit par les paysages de brumes et de lisières un brin sauvages, par les gens un peu lourds (paysans fiables et avisés, ex-Wandervögels « chantants et enlacés, dépenaillés » p.418, ou gauleiters brutaux et vulgairement parés), par les bêtes (élans, cerfs, aurochs, chevaux) qui vivent comme au premier matin du monde – et par les jeunes garçons blonds aux muscles noueux et à la vitalité joyeuse. Il passera crescendo des pigeons aux gamins avec la même tendresse voyeuriste et caressante, avec le même amour panthéiste (et non génital).

Michel Tournier n’est pas Abel Tiffauges, même si un auteur met toujours de lui dans ses personnages. « Dans mes romans, je n’exprime pas du Tournier, je fais du roman », dit-il volontiers en entretien. Il n’a jamais été pensionnaire, il était trop jeune pour un camp de prisonnier, il n’a jamais été mécanicien ni racoleur de gosses pour école militaire. Ce pourquoi la lecture au premier degré d’un « fou » pédophile et séduit par le nazisme qui « gêne » certains contemporains, n’est pas la bonne. La honte coupable d’avoir laissé se développer le nazisme et la répulsion viscérale pour toute attraction même sublimée envers les moins de 15 ans disent d’ailleurs beaucoup sur notre époque de chochottes, « mal à l’aise » avec tout ce qui sort des normes confortablement puritaines et effarée devant toute violence fondamentale. Les islamistes et autres totalitaires ont de beaux jours devant eux, à terroriser cette faiblesse devant l’inconnu et le profond.

Mais la lecture au premier degré, qui est le fait de la majorité, n’est heureusement pas la seule. Pour bien comprendre, il faut de la culture, denrée rare en notre époque d’éducation « nationale » appauvrie et d’Internet plaçant tout sur le même plan. Le roman est symbolique, irrigué de mythologies à la Roland Barthes, de signes à la structuraliste et de psychologie de masse à la Wilhelm Reich. Embrigadé depuis tout petit en pension, garage, armée et camp, Abel Tiffauges est écartelé entre le nomadisme de son prénom biblique et l’enracinement ogresque de son nom de féodal prédateur, compagnon de Jeanne d’Arc. Ce n’est que par cette lecture que la première partie prend son sens. Abel n’aura de cesse que de procéder à « l’inversion » de toutes les normes d’une société qui cherche toujours à l’enfermer : dans la pension religieuse, dans l’instruction scolaire, dans l’amour conjugal, dans la sexualité hétéro obligatoire, dans le guerrier patriotique, dans le travailleur modèle. S’il couche avec une femme c’est avec « une garçonne », en outre « juive » : ce n’est pas par démagogie pour notre époque, mais par transgression des normes de bienséance bourgeoise avant-guerre. Après le viol dont la fillette qu’il révère l’accuse, alors qu’il ne l’a pas touchée, il fait une croix sur tout ce qui est féminin, « fausse fenêtre » de l’être originel : Adam l’androgyne.

Le garçon impubère représente pour lui comme pour les poètes érotiques de l’Antiquité l’idéal humain, l’espère originaire avant le sexe, « l’enfant de douze ans a atteint un point d’équilibre et d’épanouissement insurpassable qui fait de lui le chef-d’œuvre de la création » p.154. Ce pourquoi il aime enregistrer les voix des écoliers parisiens ou les jeux des jeunes nazis, capturer l’image des corps en mouvement avec l’appareil à objectif « sexe énorme, gainé de cuir » (p.167), palper, mesurer, caresser les peaux duveteuses où roulent déjà les muscles, se vautrer dans les cheveux dorés des gamins récemment tondus, oindre les lèvres gercées, soigner les plaies, faire chanter les poitrines, aligner les torses nus après le sport dans le matin frisquet de Kaltenborn. Cela est sensuel et même érotique, mais sans aucune génitalité. Comme Raspoutine prêchait l’innocence du sexe, il s’agit de la tendresse humaine – et pourquoi un homme en serait-il dépourvu ? Par convention d’une société étriquée de fonctionnaires et de boutiquiers ? Par castration d’une religion impérieuse, qui vise à soumettre les corps aux clercs et les âmes à « Dieu » ? La grande inversion subversive, deux années après mai 68, est là – dans ces pages d’un Michel Tournier de 46 ans. A la suite de Bronislaw Malinowski (La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives), d’Herbert Marcuse (L’homme unidimensionnel), d’Alexander Neill (Libres enfants de Summerhill) et de Gilles Deleuze (L’anti-Œdipe). L’auteur est resté toute sa vie vent debout contre le politiquement correct et l’ordre moral.

hitlerjugend

Christophe, Christo-phoros, le porte-Christ, Porte-Enfant qui fit traverser le fleuve au Fils, est « à la fois bête de somme et ostensoir » p.86. Il se soumet au garçon androgyne et en même temps célèbre l’humanité parfaite, créateur de rites jusqu’au sacrifice. Son désir est inversé en protection. Soulever dans ses bras un enfant est « une extase phorique » une offrande à la vie et à la beauté. L’inverse absolu du sous-officier SS Raufeisen qui marche en bottes de cuir crottées sur « les torses nus, jambes nues » des jeunes garçons à plat ventre dans la neige (p.548). L’innocence est la version positive de son inversion perverse : la pureté. L’innocence est asexuelle, affective, cherchant des relations fusionnelles (les jumeaux atteignant seuls la perfection). Pervers en revanche est l’adulte viril en société : pervers le curé catholique qui cherche les péchés, perverse la justice qui condamne l’amoureux platonique des petites filles qui ne sont pas les siennes, pervers le nazi qui dompte les corps gracieux des jeunes bêtes blondes pour en faire des mâles vulgaires et brutaux, poussés à la force et à la guerre sans espoir.

L’exigence de pureté est toujours une phobie de l’impur, une « gêne » devant le corps de nature, une obsession névrotique envers ses pulsions refoulées. L’islam, « religion de caserne » selon Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques, a poussé depuis quelques décennies cette névrose paranoïaque de l’impur au paroxysme, contaminant les bobos vaguement réactionnaires sur leur jeunesse brûlée en 68 comme les laïcs chantres de « la Morale ». Mais l’amour n’est pas le sexe, contrairement à ce que croit la psychologie de bazar des magazines pour mémères de vingt ans et plus. L’amour est plus large et plus profond, il n’a nullement besoin du sexe et c’est bien dans l’œil de ceux qui « croient soupçonner » que réside la saleté.

le roi des aulnes film de volker schlondorff

L’auteur passe très vite du Sigmund Freud anal au Wilhelm Reich de la répression de masse du fascisme. Ces deux psychiatres sont juifs, pas d’accord entre eux, mais complémentaires pour analyser ce qui leur est intégralement étranger : le nazisme. Le Surmoi social superficiel ne tient plus dans les périodes exceptionnelles ; ce sont les pulsions refoulées qui font surface : sadisme, lubricité, cupidité, envie (Freud) ; ce refoulement empêche le noyau biologique profond – amour, bonté – de se manifester naturellement (Reich). Le nazisme, variante germanique du fascisme, est le retour d’autant plus brutal du refoulé que la soupape était close après 1918, l’exaltation des pulsions de combat et de mort, de génération et de destruction, l’état de nature de la violence à douze ans. La faute à la société bourgeoise chrétienne qui a trop longtemps refoulé les pulsions, dit Wilhelm Reich, Qu’un être puisse les satisfaire dès l’enfance, elles resteront bénignes, sans pression accumulée ; elles permettront l’épanouissement de l’être fondamental qui est amour envers les autres. Utopie ? Mais qui a rencontrée, autour de 1968, nombre de hippies rousseauistes du gauchisme, aujourd’hui recyclés en écologistes – malheureusement revenus au puritanisme bourgeois.

« Horrible miroir inversé » de Kaltenborn est Auschwitz raconté par le petit Ephraïm à Tiffauges – la race blonde des fils de Caïn sédentaires contre les races nomades des Juifs et Gitans, fils d’Abel, dit l’auteur (p.560). L’unité de l’Adam primitif ou de l’androgyne originel (Tournier a fait une thèse sur Platon) est reconstituée par l’enfant juif perché sur les épaules du géant protecteur des garçons aryens.

Eneaurme à la Rabelais, baroque dans la ligne du romantisme allemand, réaliste ironique à la Céline, ce roman asexuel et amoral subvertit les codes soixantuitards du jouir sans entraves. Mais la nature est-elle morale ? Les profondeurs de la psyché humaines seulement sexuelles ? Le passage de l’enfance à l’âge adulte ne se fait pas sans douleur, qu’il concerne l’individu ou sa société. A cet égard, le contraste entre le pensionnat catholique et la napola nazie est criant, montrant tout l’écart des cultures française et allemande : la règle comme contrainte castrant toute liberté ou la règle comme limite permettant un épanouissement contenu. Abel devra passer par les épreuves, renoncer à être père ou amant ; la société française trop rationaliste devra être vaincue par les bêtes blondes avant de se régénérer ; le peuple allemand trop chimérique devra passer par l’écrasante défaite pour évacuer les brumes de son inconscient. L’histoire n’est pas une Raison qui se déploie mais une suite de mythes agissants (l’Ogre, l’Androgyne, le massacre des Innocents, l’Apocalypse) ; le roman n’est pas une sèche chronologie sans acteurs mais un réalisme magique ; l’authentique s’appréhende aussi par le grotesque.

Il y a bien des lectures de cette interprétation du Roi des Aulnes, ce pourquoi le roman, prix Goncourt 1970, continue à fasciner les générations : il se vend autour de 40 000 exemplaires par an.

Michel Tournier, Le Roi des Aulnes, 1970, Gallimard Folio 1975, 528 pages, €9.20
e-book format Kindle, €8.99
DVD Le Roi des Aulnes, film de Volker Schlöndorf avec John Malkovich, 1996, Lancaster 2000, €35.00
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Penser la France à la chinoise

Ce n’est pas parce qu’ils sont de l’autre côté de la terre que les Chinois ne sont pas comme nous. Mais c’est un fait qu’ils ne pensent pas comme nous. Notre propension, un peu arrogante, à croire que nous sommes l’universel en marche est sûrement ridicule ; malheureusement, nous sommes nombreux à y croire. Nous avons toutefois, dans notre façon de voir le monde, une vertu qui nous permet d’échapper à ce nombrilisme : elle nous permet de tenter objectivement de voir à travers leurs yeux, de nous mettre à leur place.

D’où, sans doute, les dérives récentes de la repentance et des incessantes commémorations, attisées par certains lobbies qui ont un intérêt financier (et de pouvoir) à se venger. Nous mettre à la place de l’autre montre combien nous avons été « inappropriés » dans le passé colonial ou politique. Mais nous sommes dans le flot médiatique, dans la dictature court-terme de l’opinion, dans la moraline politiquement correcte – et cette vertu de décentrement dérive en auto-flagellation masochiste.

Fenetre sur champs

Comment pourraient donc penser pour nous les Chinois ?

Pour l’empire du Milieu, le pouvoir n’est pas la force qui impose mais la force qui assemble – non pas le plus puissant mais le plus légitime. Il est comme le moyeu de la roue qui tient les rayons, une sorte de vide immobile autour duquel tout tourne. Ainsi le parti unique est comme le fils du Ciel, un système de gouvernement. S’il tient, tout tient ; s’il se délite, tout se délite ; s’il s’écroule, c’est le chaos. Ainsi le chef d’entreprise chinois ne commande rien, il n’est que le premier d’entre les pairs, le symbole de l’entreprise et le porte-parole des cadres, le rassembleur qui fait la synthèse des rapports de force autour de lui. Ce pourquoi il n’est « rien » en tant qu’individu ; il est « tout » en tant que bannière.

– Notre patriotisme, en particulier gaullien, n’est-il pas de cet ordre ? Le général de Gaulle à Londres « était » la France – pas l’individu Charles, général provisoire ayant fui à l’étranger. Pourquoi les Français continuent-ils d’aimer Chirac, ce grand Fout-rien qui a retardé de 20 ans les réformes indispensables, qui a livré le pays à la gauche pour 5 ans après une dissolution politiquement inepte, qui était copain comme cochon avec Saddam Hussein – sinon parce qu’il rappelle les années d’insouciance, le respect du droit international sur l’Irak et la fin du service militaire ? Nous n’avons plus de pouvoir qui assemble, ni en France où Hollande apparaît un mou sans boussole qui semble mentir autant qu’il affirme, ni en Europe où les 29 tirant à hue et à dia écartèlent toute initiative.

Il s’agit pour les Chinois de suivre la « raison » des choses, ce mouvement qui va, issu de l’énergie interne des êtres vivants et des tensions de la matière. Agir, ce n’est pas dominer, c’est prendre conscience des rapports de force (des courants d’énergie) et de leur organisation ; c’est se rendre comme de l’eau, sans volonté autre que de se couler dans toutes les fentes, de s’infiltrer par tous les interstices – sans violence, sans autre « force » que cette seule raison de l’eau qui est la pesanteur. Ainsi le combattant n’impose pas sa brutalité musculaire, il est tout souplesse et regard flottant ; il capte l’énergie de l’adversaire à son profit, utilise la force de l’autre pour jouer le déséquilibre.

– Nos Lumières et leur libéralisme ont découvert par elles-mêmes que la laïcité envers les déterminismes divins, nationaux, sociaux, familiaux, biologiques était prise de conscience de ces forces obscures, de ces tensions qui font avancer les peuples, les sociétés et les individus. Nietzsche a repris à son actif cette « volonté de puissance » qui est la force dans les choses et dans chacun. Il n’était pas libéral, au vu des chamailleries des médiocres de son temps, mais qu’est-ce que le libéralisme sinon la liberté ? Celle de « laisser faire » disent ceux qui ont peur de leur responsabilité adulte et qui voudraient bien qu’un chef, un parti, une religion ou un moralisme leur disent comment il faut se conduire. L’initiative, la création, l’entreprise, l’aventure, sont des prises de risques – en responsabilité. Ceux qui réussissent ne s’imposent pas par la brutalité comme un quelconque tyran, mais par leur astuce, cette autre forme de la force qui est capacité à faire émerger une idée au bon moment et à la traduire dans les faits, par tâtonnements, malgré tous les obstacles. Comme de l’eau. Le libéralisme politique accompagne le mouvement de la société, il le réfléchit, il le tempère, mais évolue avec son temps. Où est-il dans la toile administrative, la surveillance tout azimuts, la mise en procès de toute action – et le « principe de précaution » érigé en Commandeur – par Chirac – dans la Constitution !

garcon dauphin

D’où l’importance des moyens pratiques de vivre ensemble, dans la politique chinoise. Pas de « grands principes » gravés dans le marbre (comme notre gauche volontiers « révolutionnaire » adore en poser) ni de commandements délivrés sur la montagne dans le tonnerre et les éclairs (comme les religions du Livre le font croire), mais des rites, un ensemble de pratiques connues de tous et prévisibles qui permettent à chacun de savoir où il se trouve et ce qu’il doit faire. Il s’agit bien d’un ordre social, mais sans cesse en mouvement, issu de la société humaine elle-même, pas d’un au-delà capté par quelques prêtre, membre du parti, gourou ou imam. L’être humain n’est pas individu mais enserré dans la société. Il n’a pas de « droit » personnel mais relève des mœurs civiques. Ainsi tout dissident est-il mauvais puisqu’il conteste le « naturel » de l’ordre social ; il doit être puni « pour l’exemple ». Ce n’est pas le meilleur de la pensée chinoise, faisant du conformisme « confucianiste » la vertu humaine par excellence.

– Notre « politiquement correct » venu des États-Unis, ce « cool » des jeunes que tout conflit ennuie, sont-il d’une autre forme, sinon par leur hypocrisie ? « Cachez ce sein que je ne saurais voir » impose Facebook et l’impérialisme puritain yankee. Le déni insupportable de la gauche intello bobo chez nous est du même ordre hypocrite, à propos de ces « pauvres victimes » de musulmans « stigmatisés » – même lorsqu’ils tuent des plumitifs ou des Juifs à la kalachnikov, même lorsqu’ils égorgent des désarmés les mains liées, même lorsqu’ils violent des enfants « parce que c’est permis dans le Coran » ? Les Français ne sont pas dupes mais les officiels ne le reconnaissent pas. La Chine, au contraire, reste mentalement en mouvement – et sa société ne tolère pas de tels crimes sans réagir vigoureusement, ouvertement (contrairement à nos bobos et à nos média) avec l’assentiment de tous. Il n’en est pas de même en nos pays fatigués, où les « grands principes », trop rigides, sclérosent les consciences des élites et engendrent à des révoltes populaires sporadiques contre ce déni, en attendant les révolutions pour renverser l’entre-soi. Où le Parlement, lieu de débats politiques et de décisions claires, se perd en parlotes et en querelles d’ego, où les postures de bac à sable des politiciens médiocres comptent plus que l’intérêt général.

Il est stimulant de « penser chinois » : l’on voit ainsi que si ce peuple à l’autre bout de la terre n’est pas comme nous, nous avons des formes de pensée qui se rejoignent. Mais qu’il existe, dans la culture chinoise, une souplesse qui nous fait bien défaut – surtout à l’époque de transition que nous vivons.

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Yasushi Inoué, Le maître de thé

yasushi inoue le maitre de the
Écrire tout un livre où il ne se passe presque rien sur un maître célèbre dont on ne sait presque rien, tel est le pari du romancier historique Inoué, éminemment japonais. Dommage que la traduction un peu archaïque (« Monsieur Rikyû ») et parfois maladroite en français (« sain et simple » moins euphonique que « simple et sain ») desserve le propos.

« Le » maître de thé est non pas l’inventeur de la voie, mais celui qui, sous le Taikô Hideyoshi, l’a portée à son incandescence. Rikyû, 1522-1590, a fait de la simple pause pour boire du thé une voie zen équivalente à celle du guerrier. La cérémonie du thé est une discipline pour se réaliser grâce à une expérience intérieure. Entre deux batailles sauvages, les samouraïs venaient s’isoler en maison de thé, à quelques-uns, comme pour prier. Ils dégustaient le thé selon les rites, appréciaient chaque moment d’harmonie, se mettaient en phase avec la nature, avec les autres et avec eux-mêmes.

Honkakubô est un moine zen disciple du maître dont l’auteur présente le « journal » de quête. Maître Rikyû a choisi la mort volontaire par éventrement pour avoir déplu au seigneur suprême du Japon, le Taikô Hideyoshi, aussi irascible que séducteur. Et Honkakubô s’interroge, il questionne les amis du maître, tente de se souvenir des moments qui l’ont marqués. C’est le Taikô qui avait fait de Rikyû un maître de thé ; ce qu’il a donné, il l’a repris, tel est la roue de la fortune, concept bouddhiste qui est l’essence du zen. Peut-être est-ce la libération par la voie du thé qui a conduit Rikyû à mourir, plus que l’ordre (d’ailleurs annulé) du seigneur ? Si Maître Rikyû a trouvé la voie, il l’a suivie sans plus se préoccuper des prééminences terrestres ; il a accompli son destin. « Le néant n’anéantit rien ; c’est la mort qui abolit tout ».

bouilloire et bols a the

« On appelle ‘homme de thé’ l’expert en ustensiles qui dirige bien la cérémonie et gagne sa vie avec. On appelle ‘amateur éclairé’ celui qui ne possède rien, mais ne cesse de réfléchir à la création d’un style original. On appelle ‘Maître’ celui qui non seulement répond aux critères de l’homme de thé mais est aussi un bon collectionneur d’ustensiles chinois anciens ». Comme tout métier lorsqu’il est bien fait, préparer et servir le thé est un long apprentissage, comme une ascèse : « De quinze à trente ans, suivre aveuglément toutes les instructions du Maître. De trente à quarante ans, en revanche, il convient de réfléchir et d’arriver soi-même aux bonnes décisions. De quarante à cinquante ans, il faut prendre le contrepied du Maître, afin de trouver son propre style et d’être digne d’être appelé Maître à son tour : ‘renouveler la Voie du Thé’ ! De cinquante à soixante ans, refaire en tout point ce que le Maître faisait (…) Prendre exemple sur tous les Maîtres. À soixante-dix ans, tenter d’atteindre à la maîtrise de la cérémonie… »

Car le thé dépend non seulement de la qualité des feuilles, broyées en macha pour le thé vert ou infusées après séchage pour le thé doux, non seulement de la qualité de l’eau, de sa bonne température et du degré exact d’infusion requis – mais aussi du décor, des ustensiles, du rituel. Le brasero, la jarre à eau pure, la bouilloire de fonte, les réceptacles à thé, la spatule pour le prendre ou le fouet pour l’émulsionner, sont aussi importants pour l’œil et pour l’esprit que le bol qui ira de la main de l’hôte à celle de l’invité. Ce bol doit tenir parfaitement dans la paume, plaire au regard et au toucher, arrêter l’attention par sa couleur et ses irrégularités. L’univers entier se contient dans un bol à thé.

bol a the raku noir osaka

Cette voie particulière du zen qui peut sembler futile est l’art japonais par excellence, un rituel gratuit qui ne sert en apparence à rien – sinon à créer l’harmonie des êtres, entre eux, avec leur environnement et avec l’univers même. La voie du thé rejoint la voie du guerrier par un égal respect de la puissance supérieure (ici celle de l’objet tel qu’il est, de la plante jamais identique, de la nature alentour sans cesse changeante), par la pureté du maître faite de rigueur et de simplicité pour atteindre à une efficacité maximum des gestes, et par la sérénité qui imprègne cette cérémonie quasi-religieuse.

La légère imperfection des choses, par exemple le grain du bol ou les couleurs variables à la cuisson, ont autant d’importance que la qualité du breuvage, jamais la même suivant les auteurs et les moments. Ces légers défauts qui mettent un voile sur les choses brutes les évoquent avec plus de puissance, tout comme la lune sous de légers nuages rend le moment plus intense que la lune comme un sabre lorsqu’elle est seule au ciel. Le sfumato est un procédé occidental de peintre ; il est une philosophie au Japon. Pas de noir et blanc, pas d’approche directe, pas d’esprit grossier bulldozer : tout dans la nuance, l’approche oblique, la ruse de l’intelligence. Anti-platoniciens, les Japonais rejettent la forme parfaite, abstraite, idéale, au profit des formes réelles, imparfaites, naturelles.

Le Maître de thé est le contrepoint, sur la même époque, au Château de Yodo, autre roman historique d’Inoue : d’un côté l’art de sagesse, de l’autre le fracas des batailles pour le pouvoir. Les deux se complètent et, si le second est rempli du bruit et de la fureur shakespearienne, le premier est d’un calme religieux, au-dessus des mêlées, en harmonie avec la nature et avec les êtres. Au prix de la mort s’il le faut, puisque la mort n’est au fond que l’accomplissement de l’être singulier dans le grand tout universel.

Yasushi Inoué, Le maître de thé, 1991, Livre de poche 2000, 157 pages, €5.10
Les romans de Yasushi Inoué chroniqués sur ce blog

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La charia a bon dos

Des monarchies traditionnelles aux dictatures militaires et aux révolutions islamistes récentes, l’Islam est confronté à la modernité et aux bouleversements du monde comme hier le christianisme et avant-hier le judaïsme. D’où la réaction du retour aux sources, soi-disant « pures » des origines.

Mais cette névrose obsessionnelle du sale à nettoyer est le paravent commode des mafias, luttes de pouvoir et autres affairismes. N’en déplaise aux belles âmes bobos confortablement installées dans leurs salons parisiens, les « pauvres » musulmans qui « se battent » pour « se libérer » au nom de leur Dieu prennent prétexte de la religion pour manipuler les âmes. Ce qu’on appelle habituellement l’idéologie, masque des intérêts bien gras et bien terrestres que sont l’argent, le pouvoir, les armes viriles et l’appropriation des femmes. Le nord-Mali, c’est ça : des mercenaires vaincus de Kadhafi qui veulent se venger des Occidentaux en montrant qu’ils ont « la plus grosse » (arme prothèse) et occuper les territoires vides entre 10 États (le Sahara) pour développer leurs trafics : armes, cigarette, drogue venue de Colombie par avion, migrants, femmes à prostituer. Suite logique des traites négrières et commerçantes des siècles d’islam jusqu’au XIXème siècle. Ils profitent des circonstances, la question touarègue, les richesses minières, le ressentiment colonial, la faiblesse (Mali, Mauritanie, Burkina, Niger) ou l’indifférence intéressée (Algérie, Guinée Bissau, Tchad) des États riverains ou proches, pour occuper le terrain et faire de l’esbroufe en détruisant des mausolées. Cela leur donne bonne conscience, ils croient faire « gloire à Dieu » en agissant à sa place (a-t-il demandé quelque chose ?) et en son Nom (a-t-il dit expressément de le faire ?), tout en tirant de vils mais fructueux bénéfices ici-bas, qu’ils « blanchissent » ainsi dans l’éternité. Mais qu’en est-il vraiment ?

La religion musulmane a pour principe que tout vient de Dieu mais Dieu, bien qu’omnipotent, ne parle pas tout seul. Il lui faut un homme. Ce fut Moïse, puis Jésus, enfin Mahomet. Comme l’écrit finement Hela Ouardi, professeur de civilisation à l’université Tunis El-Manar dans la revue Le Débat de septembre 2012 (n°171), « Mohamed, comme messager de Dieu (… est) l’unique dépositaire de l’autorité divine. Ce pouvoir lui revient à lui seul et prend fin avec sa mort ; or, Mohamed est mort sans avoir délégué son pouvoir à qui que ce soit ». Depuis 632, toute autorité en islam est donc « une construction idéologique fondée sur une représentation plutôt fictive de l’Histoire ».

Ce qui s’est imposé, c’est le calife, substitut du Prophète sur terre, autrement dit chef de droit divin et chef religieux (imam) – comme nos rois chrétiens. Mais la chaîne des califes fondée sur la famille et la tribu du Prophète (les beaux-frères et les gendres) s’est rompue avec Ali, le quatrième calife. La fitna (discorde) s’est introduite dans l’islam, séparant les musulmans en sunnites et chiites. C’est alors que l’interprétation des textes a pris de l’importance et que la caste des clercs savants s’est imposée comme autorité religieuse.

Or il n’existe pas de clergé en islam sunnite, chaque croyant musulman a le droit et le devoir de faire par lui-même l’effort de l’interprétation. La caste des oulémas et faqihs, savants théologiens, relève plus du mandarinat que de la sacralité. Ils consolident leur pouvoir dans l’histoire grâce à leur connivence avec le pouvoir politique – tout comme les clercs d’église catholique avec la royauté.

Mais cette autorité théologique repose elle-même sur un corpus de textes dont l’authenticité est sujette à caution. Comme la Bible talmudique et les Évangiles catholiques, le Coran et ses commentaires (hadiths), ont été rassemblés lentement dans une histoire longue. Trois compilations du Coran ont eu lieu après la mort du Prophète. Le premier calife Abu Bakr aurait fait faire une recollection, le calife Uthman en a fait faire une deuxième pour éliminer les divergences dans la récitation. Une troisième a eu lieu sous le calife Abd-al-Malik. Hela Ouardi : « Alors que les musulmans aujourd’hui campent sur une position très conservatrice, les érudits musulmans des premiers siècles de l’islam étaient bien plus flexibles, émettant l’hypothèse que des parties du Coran étaient perdues, perverties, et qu’il y avait plusieurs milliers de variantes qui nous empêchent de parler d’un Coran unique ». Quant aux hadiths, ils « ont tous été réunis au moins deux siècles après la mort de Mohamed ».

Burqa par PlantuLa charia, que les aqmistes du nord Mali veulent faire appliquer comme la loi de Dieu, « n’a jamais été codifiée dans un livre de lois, elle se comprend plus comme une opinion partagée par les musulmans, fondée sur de nombreuses sources. » Le texte sacré ne s’actualise qu’en fonction des contingences historiques. Les quatre écoles juridiques de l’islam (hanafites, chafiites, malikites et hanbalites) divergent… Le hanafisme n’interdit pas l’alcool mais il met seulement en garde contre son abus. En cause, la contradiction dans le Coran même, en faisant œuvre du diable (verset 90 sourate V) ou signe de la faveur divine à l’homme (verset 67 sourate XVI).

Le pouvoir politique utilise l’islam depuis le cinquième calife pour légitimer sa transmission héréditaire et son autorité. Hela Ouardi : « Cela a consacré la dégénérescence de l’islam en idéologie et en instrument d’aliénation et de tyrannie ». Le « Vatican wahhabite » qui contrôle les lieux saints de La Mecque et Médine (mais pas Jérusalem) crée un mirage du présent dans le passé pour assurer sa prééminence aujourd’hui en faisant parler les textes saints. Il s’appuie sur l’argent du pétrole pour imposer sa vision particulière de la religion. Socialement, il manipule l’inquiétude liée aux bouleversements du présent pour dire sa vérité. Il « se fonde sur un ‘délire de pureté’ qui tente de restaurer un islam ‘chimiquement pur des origines’. » D’où l’importance accordée aux rites qui fixe les codes de la bonne conduite dans tous ses détails. La liste du permis et de l’interdit dispense ainsi tout musulman de faire un effort : au lieu d’approfondir sa foi par l’étude personnelle des textes, il se contente de suivre sa bande et sa tribu pour imposer le pouvoir de son clan.

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La religion, par les moyens modernes de communication et la mondialisation, devient « un système totalitaire », Hela Ouardi n’hésite pas à l’écrire. La voix du peuple devient la voix de Dieu – évidemment interprétée et répandue par ses interprètes : les idéologues du parti islamiste. On se croirait en « socialisme réel »… aussi faussement révolutionnaire, aussi conservateur.

Mais le revers de la médaille est qu’en faisant descendre l’islam dans l’arène démocratique, les islamistes se voient exposés à la voir jugée par les urnes, tout comme l’église catholique dans les débuts de notre IIIème République. Qu’en prenant prétexte de Dieu pour assurer leurs trafics par les armes, les islamistes pervertissent la religion et suscitent la réaction indignée des populations qu’ils soumettent – et des États jusque là restés attentistes : l’Algérie. Oui, la guerre civile menace à nouveau, comme dans les années 1990, si le pouvoir algérien ne fait rien contre les bandes armées qui menacent ses frontières sud. Et des militaires humiliés, à Alger, c’est la forte probabilité d’une révolte populaire, la suite logique du printemps arabe…

L’islam va-t-il connaître, avec un siècle de retard, la même séparation du religieux et du profane ? De l’église (ici des imams) et de l’État ? Il retrouverait ainsi ses origines : Mahomet comme seul porte-parole de Dieu, chaque croyant comme seul interprète de la Parole. Sans aucune excuse idéologique pour les crimes et profits.

Références :

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Propos et anecdotes sur la vie selon le Tao

Propos et anecdotes sur la vie selon le taoLa morale politique des siècles d’or chinois il y a 2200 ans, compilés par un lettré et choisis par un spécialiste contemporain. Un petit bijou à La Rochefoucauld. Toute politique n’est efficace que si elle est « morale », ce qui veut dire qu’elle obéit à la vertu, conduite humaine en harmonie avec l’ordre du monde. Qui s’en abstrait échoue, nos politiciens pourraient l’apprendre…

La façon chinoise de faire de la philosophie n’est pas de proposer un traité logique, partant de l’abstrait hors du monde pour fixer les règles du concret dans le monde. Ce serait plutôt l’inverse : les faits historiques engendrent des réflexions, nourries d’entretiens des hommes exemplaires entre eux. Seule l’expérience historique est garante de la vérité. Ce qui a été vécu une fois, discuté et médité, vaut bien mieux que tous les traités bâtis en chambre par un seul esprit enfiévré. Là encore, la Chine n’est pas l’Occident, privilégiant le collectif à l’individuel.

Nous sommes à une époque d’empire centralisé, qui règne grâce à une armée de fonctionnaires, quelques 400 ans après Confucius. La seule certitude à laquelle l’être humain puisse s’accrocher est la vertu. Or celle-ci consiste observer la réalité ici et maintenant, dans ce monde et avec les hommes et les choses tels qu’ils sont. Existe-t-il une conscience supérieure ? Une vie après la mort ? Il faudra attendre de passer de l’autre côté avant de le savoir. En attendant, l’existence concerne les vivants, et leur comportement doit y être adapté. C’est le rôle des rites, qui sont proches du droit, soit un ensemble de règles de vie en société qui vont du gouvernement à la civilité entre individus, en passant par les relations commerciales et politiques. La civilisation est une politesse, mais cette courtoisie englobe la maîtrise de soi et la culture.

Pas de « bon sauvage » (idée absurde à un Chinois), mais un être naturellement prêt à être éduqué par ses parents, sa famille, son milieu, la société et l’État. La « vertu » est ce qui résulte de cet élevage – au sens premier de l’élévation d’un être. Certes, nous sommes il y a des milliers d’années et la liberté individuelle comme l’égalité revendiquée ne faisaient pas partie de l’univers chinois. Mais il y avait respect et hiérarchie. Fidélité de l’inférieur au supérieur et du supérieur à l’inférieur. Une sorte de relation féodale où la puissance s’étendait par débordement à l’ensemble de la maisnie. La mentalité bourgeoise, de mise depuis le XVIIIème siècle en France (voir Le Bourgeois gentilhomme…) est imperméable à cet esprit aristocratique, mais il subsiste chez les militaires, les sportifs et dans certaines entreprises – comme dans certains jeux vidéos appréciés des ados et tirés des vastes fresques intergalactiques, fantastiques ou vampiriques.

Un homme de pouvoir vertueux ne pouvait imposer à quiconque ce qu’il n’était pas prêt lui-même à faire. La culture est la nature, ou plutôt une harmonie de sagesse entre l’être vivant et l’univers dans lequel il vit, qu’il soit inerte, alimentaire, humain ou cosmique. La culture de soi est donc plus importante que l’apparence, élégance et esprit valent mieux que titre ou Rolex. Le bien entraîne le bien, le mal entraîne le mal. Et les puissants ne sont pas à l’abri d’une erreur. Ce pourquoi existent les sages, qui sont ceux qui savent parler sans fard et oser critiquer le pouvoir lorsqu’il le faut. Rien de pire pour le vertueux que d’être entouré d’admirateurs qui n’ont que louanges à la bouche. « Qui aime la guerre va à sa perte, mais qui oublie la guerre est en danger. » Vigilance et  persuasion sont nécessaires pour mener le char de l’État.

« Confucius était juge suprême depuis sept jours lorsqu’il fit exécuter quelqu’un. » Ses disciples s’interrogent. Confucius répond : « Il faut condamner à mort cinq sortes d’hommes, qui n’ont rien à voir avec les bandits et les voleurs. Les premiers utilisent leur perspicacité pour faire des coups fourrés ; les seconds trompent les autres parce qu’ils sont très malins ; les troisièmes ont une conduit mauvaise et s’entêtent sans vouloir se réformer ; les quatrièmes ont des ambitions stupides et en même temps de vastes connaissances ; les cinquièmes raisonnent faussement mais avec tellement de brio qu’on ne s’en aperçoit pas. (…) Si on les laisse pratiquer leur fausseté, leur intelligence leur permettra d’exciter les foules et leur puissance de diriger le pays dans leur propre intérêt. Il faut absolument éliminer ces aventuriers félons. » Mais Confucius d’ajouter : « Évidemment, une condamnation à mort pour une telle raison peut susciter doutes et inquiétude chez l’homme de bien et laisser l’imbécile décontenancé » p.115.

Chacun reconnaîtra aisément le portrait de politiciens français contemporains dans cette description précise du philosophe chinois.

Quant à l’État, voici pourquoi il part à vau l’eau : « Notre souverain est jeune et faible ; les dignitaires sont des prévaricateurs, ils se liguent en factions pour accaparer postes et titres ; les fonctionnaires exercent un pouvoir dictatorial sans même informer leurs supérieurs ; les réformes politiques ne peuvent s’inscrire dans la réalité et on en change plusieurs fois en cours de route ; la plupart des lettrés sont rusés et cupides et en même temps éprouvent du ressentiment. Voilà les véritables présages funestes du royaume de Zhai » p.130. Tout est dit de notre présent – et avec plus de clarté et de talent que n’importe quel chroniqueur politique.

C’était déjà pensé et mis en lettres il y a plus de deux mille ans…

Yiqing Liu, Propos et anecdotes sur la vie selon le Tao – précédé de Jardins d’anecdotes, environ 50 avant J-C, traduit du chinois par Jacques Pimpaneau, 2002, Picquier, 223 pages, €33.56

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Anne Perry, Du sang sur la soie

Est-ce pour forcer l’aspect policier que l’éditeur de la collection Grands détectives a traduit ‘La splendeur de la soie’ par ‘Du sang sur la soie’ ? Même écarlate, la soie chatoie, ce qui n’est pas le cas du sang. S’il y a crime à Byzance (et cela arrive souvent), ce n’est qu’après moult intrigues et combinaisons politiques. Rome est terne et austère, Byzance à la même époque brille et a des reflets changeants.

En bonne anglo-saxonne, Anne Perry a voulu écrire contre l’absolutisme abstrait français et latin, en faveur des « querelles byzantines ». Elle oppose la civilisation de la soie (chaude, multiple, intellectuelle) à la civilisation de la bure (glacée, obéissante, dogmatique). Byzance, c’est un peu les États-Unis bouillonnants, marchands et multiculturels – héritiers de l’Angleterre comme Byzance mimait Venise ; Rome, c’est un peu l’Europe de Bruxelles et sa bureaucratie bornée qui dit l’unique pour tous les peuples. « Il y avait de la beauté à Constantinople, une sagesse et une liberté de penser, peut-être chaotique, mais infiniment variée, des possibilités infinies d’aventure de l’esprit. (…) Constantinople incarnait le commerce et la diplomatie, le dialogue contre la violence. Rome voyait dans l’ouverture intellectuelle du relâchement moral, et dans la tolérance aux idées (aussi ridicules et confuses soient-elles) un signe de faiblesse, sans comprendre que la soumission aveugle finissait par étouffer la pensée » p.788.

Anna se déguise en eunuque (un troisième sexe qui ne saurait exister à Rome en 1273) pour enquêter sur l’exil en monastère de son frère jumeau Justinien, accusé d’avoir participé à un complot contre l’empereur Michel Paléologue. Être femme autour de la Méditerranée n’a jamais été simple, seuls les hommes sont libres. L’eunuque a l’avantage de n’être ni homme ni femme, exclu du jeu de la séduction et considéré comme un technicien négligeable. Médecin formé par son père et ouverte aux savoirs juif et musulman qui ont recueilli et développé la science des Grecs, Anna se fait appeler Anastasius pour approcher les grands. Elle soignera l’évêque eunuque Constantin, le Premier eunuque Nicéphore et l’empereur Michel lui-même. Mais surtout la subtile, brutale et belle Zoé Chrysaphès, experte en intrigues et poisons. « Violente, insatiable, d’une féminité agressive évoquant non pas l’odeur fraîche de l’eau ou la douceur du lin, mais le musc de la sensualité et les couleurs brûlantes de la soie, Zoé incarnait tout qui était impudique chez une femme. Il ne fallait jamais, au grand jamais, faire confiance à Zoé, ne jamais oublier ce qu’elle était : un outil au service d’une grande cause, une lame dangereuse qui risquait de frapper dans toutes les directions » p.735.

Anna, Zoé du bien, découvrira peu à peu la vérité sur son frère, tout en étant prise dans les rets de cette Ville rivale de Rome qui lutte à la fois contre les croisés latins financés par Venise, contre les khans mongols qui menacent le nord et contre les Musulmans qui menacent le sud. En 1204, 70 ans auparavant, les Croisés ont pris, dévasté et pillé la ville, violant femmes et enfants avant de massacrer et d’incendier, comme si les Byzantins n’étaient pas ces Chrétiens comme eux… Et ils sont prêts à recommencer ! L’époque bouge, ce ne sont pas moins de six papes qui se succèdent entre 1271 et 1285. Le roi de Sicile Charles d’Anjou, oncle du roi de France, a l’énergie et la puissance de vouloir unifier les royaumes d’orient, Byzance y compris. Les nombreux personnages du roman voient leurs destins se croiser au gré des ambitions politiques et des croyances religieuses exclusives. On y rencontre même Dante à 11 ans, illuminé de son amour pour la petite Béatrice ! Et le lecteur saura de près ce que furent les Vêpres siciliennes…

L’intrigue policière n’est qu’un prétexte au tableau : ce qui est en jeu dans cet ouvrage est la tolérance. Toute foi exclusive se voit menacer de servir plus les pouvoirs terrestres que l’ineffable bonté de Dieu. On ne saurait massacrer « au nom de Dieu » : Il est assez puissant et assez omniprésent pour savoir ce qu’Il fait sans que les hommes s’en mêlent ! Anna, déguisée en Anastasius, est la porte-parole d’Anne Perry quand elle déclare : « Je veux une Église qui enseigne la miséricorde et la bonté, la patience, l’espoir, s’abstienne du pharisaïsme, mais laisse place à la passion, au rire et aux rêves » p.717. Tout ce que ne fait pas la Rome des papes – souvenez-vous du ‘Nom de la rose’ ! L’Église, aussi bien celle des papes que celle des évêques de Byzance, est un carcan qui empêche la foi : « Vous n’aimez pas Dieu plus que moi, dit-elle à l’évêque Constantin, Vous aimez votre pouvoir, l’assurance de ne pas avoir à penser par vous-même ou de devoir affronter le fait que vous êtes seul et que vous ne valez rien du tout… » p.812.

Et la foi dans tout ça ? Toute Église instituée tue la foi au profit de l’obéissance. Anne Perry ne critique pas seulement la Rome des papes ou l’intransigeance des évêques orthodoxes, mais aussi tout dogme imposé, qu’il soit stalinien hier ou aujourd’hui musulman. « Vous avez créé un dieu à votre image, un dieu de lois et de rites, d’observances, parce que cela ne requiert que des actes visibles. C’est facile à comprendre. Vous n’avez pas besoin de ressentir vraiment les choses ni de donner votre cœur. Il vous manque la grâce et la passion, le courage inimaginable, l’espoir même dans l’obscurité totale, la douceur, le rire et l’amour pur. Le chemin est plus long et plus escarpé, au-delà de votre compréhension. Mais le Paradis est bien haut dans le Ciel, il doit donc en être ainsi » p.908.

Ce roman chatoyant et complexe, empli d’intrigues sourdes et de fureurs, d’or et de sang, de luttes intestines et de querelles byzantines, montre à quel point toute civilisation est fragile. Les barbares sont à nos portes et nous nous querellons sur des points insignifiants de doctrine ! Il faut qu’une femme sous le costume d’eunuque (neutralité sexuelle) opère comme médecin (neutralité soignante) pour démontrer que la raison n’est pas d’imposer sa vérité mais de discerner le possible, au travers des grands principes qui sont autant de moulins. La fin est belle, pleine d’émotions…

Anne Perry, Du sang sur la soie (The Sheen on the Silk), 2010, 10-18 2011, 979 pages, €10.50 

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Albert Camus, L’Etranger et le Mythe de Sisyphe

Publiés volontairement à quelques mois d’intervalle, en pleine Occupation, le roman et l’essai se complètent et s’enrichissent l’un de l’autre. Le roman renouvelle la littérature française du temps par son objet et par son style ; l’essai propose une philosophie de notre temps, lassé de l’Idéalisme et des religions et avide d’agir concrètement dans le monde. Tous deux ont pour objet « l’absurde », qui est la question centrale du sens de la vie.

Meursault est un jeune adulte qui vient de perdre sa mère, vieille femme usée qui n’avait plus rien à lui dire depuis des années. Il travaille comme employé dans un bureau, déjeune chaque jour dans la même gargote chez Céleste, dort tard le dimanche et sort vaguement avec une fille parce qu’il ressent parfois le désir. Sa vie ne mène à rien ; il n’est qu’un rouage de la machine, sans aucune ambition. Il a pris ses petites habitudes et répugne à en changer, par paresse ou manque d’énergie. Il a des « copains » parce qu’ils sont là mais ne ressent rien de particulier envers eux. Il se laisse agir et le destin va engrener les circonstances pour en faire un meurtrier. Abasourdi et ne comprenant pas ce qui lui arrive, il ne va pas se défendre et se laisse aller à la guillotine. Étranger à la société, étranger à ses conventions comme à ses rites, Meursault s’évacue de la vie. Il dit ce qui est sans y mettre les formes et les autres, les institutions ne lui pardonnent pas ce réalisme qu’ils trouvent froid. Ils lui préfèrent l’idéal des apparences ou de la religion.

Au fond, s’il meurt, c’est pour la vérité du monde.

Or, dit l’essai, « il arrive que les décors s’écroulent. Lever, Tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le ‘pourquoi’ s’élève et tout commence dans cette lassitude teintée d’étonnement. » Naît alors le mouvement de la conscience qui aboutit à l’éveil ou au renoncement.

Meursault, l’Etranger, renonce ; l’éveillé, c’est Don Juan, le comédien, le conquérant ou le créateur. Peut-être Meursault aurait-il pu trouver une bouée sur l’océan sans but de l’existence s’il avait accepté de « se marier » avec la fille, d’avoir des petits. Procréer c’est aussi créer, être comédien dans un rôle, voir conquérant. Mais son désir n’était pas assez fort. Il ne s’est pas révolté contre l’absurde de l’engrenage – ce que feront les étudiants de mai 68 contre le métro-boulot-dodo.

« L’une des seules positions philosophiques cohérentes, c’est ainsi la révolte. Elle est un confrontement perpétuel de l’homme et de sa propre obscurité. Elle est exigence d’une impossible transparence. Elle remet le monde en question à chacune de ses secondes. (…) Elle est cette présence constante de l’homme à lui-même. Elle n’est pas aspiration, elle est sans espoir. Cette révolte n’est que l’assurance d’un destin écrasant, moins la résignation qui devrait l’accompagner. » Ne pas consentir à l’absurde de la vie, ce n’est pas se réfugier dans un idéal ou un ailleurs ; ni sombrer dans le nihilisme qui conduit au suicide. Mais donner son prix à la vie, « l’intelligence aux prises avec une réalité qui le dépasse ». A un lecteur, Camus précisera : « L’effort de la pensée absurde (et gratuite), c’est l’expulsion de tous les jugements de valeur au profit des jugements de fait. » (Lettre à Pierre Bonnel, 18 mars 1943)

La position de l’homme absurde est celle du tragique grec : « l’indifférence à l’avenir et la passion d’épuiser tout ce qui est donné. » Vivre le plus et non le mieux – puisqu’il n’existe aucun code transcendant auquel obéir. Ce qui signifie « être en face du monde le plus souvent possible », lucide, réaliste, pragmatique. Ne pas se voiler la face ni travestir les choses ou les sentiments. Être là, ici et maintenant, ni dans le futur ni dans l’ailleurs. Ce qui signifie beaucoup, comme par exemple qu’aucune fin ne peut justifier des moyens intolérables – et qui fera le grand écart de Camus et de Sartre. « Sentir sa vie, sa révolte, sa liberté, et le plus possible, c’est vivre et le plus possible. » Ce qui veut dire agir – mais pas en suiveur d’un gourou ou d’un parti.

« Une révolution s’accomplit toujours contre les dieux, à commencer par celle de Prométhée, le premier des conquérants modernes. C’est une revendication de l’homme contre son destin : la revendication du pauvre n’est qu’un prétexte. Mais je ne puis saisir cet esprit que dans son acte historique et c’est là que je le rejoins. » Créer, c’est donner une forme à son destin. S’il n’y a pas de destinée supérieure, il y a bien un destin personnel. Ainsi en est-il de Sisyphe : « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. »

Albert Camus, L’Etranger, 1942, Folio €4.37

Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, 1942, Folio €6.93

Œuvres reprises dans Albert Camus, Pléiade tome 1, 1931-1944, sous la direction de Jacqueline Lévi-Valensi, 2006

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Arequipa

Envol vers Arequipa, seule ville du Pérou qui pourrait se suffire à elle-même. 2378 m d’altitude, climat sec, températures clémentes (moyenne annuelle 14-25°), nombreuses industries, vallées fertiles, jusqu’à trois récoltes de blé par an, ville dynamique.

Construite en sillar, pierre volcanique blanche au grain très fin provenant du Chachani, Arequipa est typiquement coloniale avec ses maisons d’un seul étage, munies d’un patio. Construite au pied d’un volcan, le Misti (5820 m) et proche de deux autres le Chachani (6075 m) et le Machu Picchu (5664 m). Près de là, l’Amazone, le plus long fleuve du monde prend sa source près du volcan Mismi. Né à moins de 150 km de l’Océan Pacifique, après plus de 7000 km il se jette dans l’Océan Atlantique.

Visite du Couvent de Santa Catalina, ville dans la ville. Fondé en 1580, il occupe 20 000 m² et abritait 500 religieuses carmélites issues des riches familles espagnoles de la région. Mais, d’après la féministe Flora Tristan qui visita le couvent en 1832, les couventines étaient (contrairement au double vœu de silence et de pauvreté de l’ordre) aussi douées pour la conversation que dépensières. Elles avaient leur propre domestique et mangeaient dans de la vaisselle de porcelaine, sur des nappes en damas, avec des couverts en argent. En entrant dans le couvent, on se retrouve au 16e siècle. Un entrecroisement de patios, de cloîtres ornées de fresques, de maisons particulières, de bâtiments monastiques séparés par des rues, bâtis en sillar, coloré de couleurs gaies, ocre, jaune et bleu. La plus grande partie est accessible aux visiteurs. Les novices devaient être d’origine espagnole et apporter une dot de 1000 pesos d’or pour être acceptées dans l’ordre. C’est réellement un enchantement de se promener à travers ce labyrinthe à l’allure andalouse.

Que de rencontres, après le Seigneur de Sipan, voici Juanita, la belle fille du volcan Ampato. Découverte le 8 septembre 1995, cette jeune morte inca de 13 ou 14 ans a été offerte au Apu Ampato par les prêtres incas il y a environ 500 ans. On pense qu’elle dût aller à Cuzco, accompagnée par les personnages importants de la région, et qu’elle fût reçue par l’Inca lui-même. Après de grandes festivités et rites, Juanita a été soumise au jeûne. Elle fût endormie avant qu’on lui donne un coup dans le sourcil droit, ce qui provoqua sa mort. C’est l’éruption du volcan Sabacaya qui permit sa découverte. Elle fait l’objet de « soins » importants aujourd’hui et permettra aux chercheurs d’avancer dans la découverte de la culture inca.

En bus, nous nous dirigeons vers Copacabana en passant par Moquegua, petite ville située au milieu des vergers, en gravissant le Cerro Baül (colline de la malle). En traversant  le village de Santa Rosa, arrêt au belvédère d’Ilabaya d’où la vue plonge sur la vallée de Moquegna et ses terrasses et le Cerro Baül.

Direction la Bolivie.

Hiata de Tahiti

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Lima

Nous arrivons dans la capitale du Pérou, ville fondée en 1535 par la conquérant espagnol Francisco Pizarro sur l’une des oasis fluviales de la zone aride côtière péruvienne. Elle est arrosée par le Rimac et habitée depuis des temps très reculés. On dit de Lima qu’elle est la plus belle d’Amérique du Sud.

L’occasion de visiter la cathédrale, la Plazza de Armas, le couvent San Francisco. La place San Francisco est l’ensemble architectural le plus important et le plus beau de l’époque coloniale. L’exposition didactique et chronologique de la culture péruvienne au Musée de la Nation est un détour indispensable.

La Plazza de Armas est de belle proportions, au centre une fontaine de bronze du 17e siècle, c’est le centre historique de la cité. Côté nord, la maison de Pizaro devint le Palais du Gouvernement après reconstruction, achevée en 1938 dans le plus pur baroque français.

Côté est, la cathédrale a été reconstruite plusieurs fois après des tremblements de terre. L’intérieur est vaste et austère. Puis le Palais de l’Archevêché orné d’un impressionnant balcon de bois ajouré, l’Hôtel de Ville, le Club de la Union, la Poste Centrale. Plus loin encore le Monastère de San Francisco, le joyau du Lima colonial.

C’est au musée de la Nation que j’ai salué comme il se doit « le Seigneur de Sipan ». Vous savez que la culture mochica s’est épanouie entre le 1er et le 7e siècle de notre ère. La découverte fortuite d’une plate-forme funéraire dans la vallée de Lambayeque, au village de Sipan, a permis de consigner une quantité impressionnante d’informations sur la culture mochica. Les archéologues qui ont fouillé la tombe ont eu la chance de découvrir les restes d’un « gardien » aux pieds amputés afin qu’il ne quitte pas son poste. Ensuite les restes du Seigneur de Sipan, enterré avec de magnifiques parures en or, en argent, en cuivre doré ornées de pierres semi-précieuses.

La symbolique est complexe. On a relevé plusieurs niveaux de parure déposés sur son corps. Il avait été inhumé avec divers ornements d’oreilles, son visage était recouvert de fines feuilles d’or, le menton et les joues étaient protégés par un « couvre-menton » en or, la coiffe était ornée d’un cimier en or. Le corps était paré de pectoraux et bracelets faits de perles en coquillages. Il portait un collier composé de 10 cacahuètes en or à droite et de 10 cacahuètes en argent à gauche. Sa taille était entourée de sonnailles en demi-lune. Ses hanches étaient protégées par deux éléments en forme de tumi (couteau andin dont la lame est en demi-lune), l’un en or, l’autre en argent. Dans sa main droite un sceptre en or. Ses pieds étaient chaussés de sandales en cuivre.

Le seigneur était accompagné par un certain nombre de serviteurs sacrifiés lors des rites de l’inhumation : à droite un guerrier (35-40 ans), à gauche un homme (même âge) avec un chien étendu sur ses jambes, à la tête du Seigneur une femme (16-20 ans), au-dessous une autre femme, un enfant de 10 ans, une autre jeune femme, deux lamas et des offrandes de céramique. Pour le moment, la symbolique des deux métaux précieux, or et argent, demeure inconnue. La position particulière des corps dans la chambre funéraire, autre symbolique, reste à décrypter elle aussi.

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Les Incas du Pérou

On ne connaît pas l’origine des Incas. Certains les font venir des hautes plaines de l’Amazonie, d’autres du Lac Titicaca… Les Incas ont fondé vers 1200 Cuzco, « le nombril du monde » en quechua. Le grand temple du Soleil est devenu les fondations du monastère Santo Domingo. Douze dynasties incas se seraient succédé à Cuzco. Atahualpa appartiendrait à la treizième. Le premier Inca historique est Pachaculec-Inca-Yupan (1438-1471). « Renversement de l’ordre du monde » signifierait son nom. Les Espagnols découvrirent la ville de Cuzco rebâtie par lui.

Les Incas dominaient un immense empire couvrant le Pérou, la Bolivie, l’Equateur, et une partie de la Colombie et du Chili d’aujourd’hui. Les traces de cette civilisation sont partout, chez les gènes des 10 millions d’indigènes parlant le quetchua, dans les objets des musées, dans les ruines du bâti antique. Les Incas ont beaucoup apporté à l’agriculture et à l’architecture. Comment ne pas être admiratif devant les ouvrages colossaux constitués d’impressionnantes pierres taillées et ajustées qu’on ne peut, entre deux blocs, y glisser la lame d’un couteau ?

Sur les crêtes, ils ont construit Machu Picchu, Pisac, Sacsahuaman, des cités-forteresses approvisionnées et surveillées par tout un réseau de chemins et de sentiers d’approche. Les travaux des routes commencés sous la civilisation Chimu se sont poursuivis. Ils les ont agrandis jusqu’à 11 000 km, une route suivant la côte, l’autre la cordillère.

Si la religion catholique a été adoptée par la majorité des peuples d’Amérique du Sud, l’animisme a conservé ses rites millénaires : lorsqu’on passe un col, vous verrez votre chauffeur descendre de voiture ou de car et poser un caillou blanc sur un tas déjà constitué. Le jour des morts on fait libation sur les tombes, on apporte aux défunts à manger, on trinque avec la tequila, on leur fait donner une aubade. Le lutin bossu et grassouillet (ekeko), censé apporté la richesse, est béni ainsi que tous les autres le 24 janvier à La Paz. Le demi-dieu de l’abondance est porteur de tous les désirs en représentations miniatures tels enfants, nourriture, argent, automobile Mercédès. Les poupées du Pérou en laine, coton et fibres végétales n’étaient pas des jouets mais des idoles rituelles. Les guérisseurs font toujours office de médecins.

La musique demeure l’une des plus belles qu’il m’ait été donnée d’entendre que ce soit dans les auberges, les fêtes populaires, sur une place publique.

Les tambours, (cajas et tinyas), percussions, sifflets, ocarina, flûtes de pan (antaras), flûtes droites (quenas), guitare et violon accompagnent les chanteurs et danseurs de valse créole et marinera.

Hiata de Tahiti

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Rencontrer un troisième type à Tahiti : mahu et raerae

Chaque arii (noble tahitien) possédait son mahu (prononcer mahou). Ceux-ci ne sont pas assimilés à des « hommes » par les Polynésiens. Le Tahiti des temps anciens possédait peu d’interdits sexuels. Il copulait dès qu’il le pouvait, les filles dès douze ans, selon les documents de marins français du 19ème siècle. L’inceste, le motoro (façon directe d’exprimer son empressement à la fille de son choix) ainsi que la relation sexuelle avec les mahu étaient des pratiques courantes, naturelles.

A l’adolescence, dès leur comportement efféminé perçu, les futurs mahu recevaient une éducation différente des autres mâles : pas d’épreuves physiques, pas de guerre ni de chasse. A l’inverse, les femmes leur inculquaient la féminité ; les anciens mahu leur inculquaient la pratique des hommes. L’intégration des garçons pubères se traduisait par des rites d’initiation, le préambule étant la circoncision – ou plutôt la subincision. Ce rite se pratiquait sur le marse. Le prépuce était fendu en sa partie supérieure par une dent de requin et, après application de cendre pour arrêter le sang, la plaie était laissée à l’air libre pour cicatriser. Aucune obligation à subir cette pratique – sinon celle de se faire interpeller publiquement et d’être la risée des autres en cas de refus ! Cette subincision formait un bourrelet à la base du gland qui expliquerait le goût des tahitiennes pour les hommes de leur race !

La tradition veut qu’on naisse mahu comme on naît homme ou femme. Contrairement aux raerae, les mahu n’ont pas honte de leur état, puisqu’il est « naturel » (pas comme chez nous). Ils utilisent leur prénom de garçon et ne songent nullement à en changer. Observez la démarche du mahu, elle est caractéristique. Le mahu se déplace torse en avant, serrant les fesses et ondulant des hanches. Il porte souvent les cheveux longs, noués en catogan sur la nuque, et un ou plusieurs ongles longs. Leur voix est toujours douce et leur comportement plutôt passif mais – pour la plupart des mahu – la sodomie reste un acte indigne. Dans les années 1960, les mahu les plus efféminés ont mis en évidence leur aspect féminin et ont fini par vivre en femmes : les raerae sont nés (prononcez réré).

[Si les mahus sont efféminés, voire homosexuels, ils restent en accord avec leur sexe biologique et leur identité de genre. En revanche, les raerae se veulent transsexuels, en inadéquation avec leur être biologique et mental ; ils se considèrent comme de véritables femmes malgré leurs attributs physiques masculins. Si les mahus faisaient partie de la tradition polynésienne du « troisième sexe », les raerae ne sont nés qu’avec la modernité, le commerce, et le passage de nombreux militaires demandeurs par les îles. Les mahus sont « différents », les raerae « prostitués » – Argoul]

Rien d’étonnant à ce que les raerae évoluent aux frontières de la délinquance. Ils affabulent facilement et dénaturent les faits pour se mettre en valeur. Généralement issus d’un milieu modeste, désormais incompris et maltraités lors de leur enfance, les raerae fuient la maison familiale très jeune. Ils approchent les hommes de façon provocante et intéressée pour un verre, une robe. Toujours court vêtus et excessivement maquillés, ils exhibent fesses rondes et poitrine suggestive. Ils vivent du trottoir. Pur produit du fenua, la « pipe tahitienne » est l’invention des mahus travestis. Elle serait la nouvelle référence dans les chambrées militaires…

Pour la transsexuelle, il s’agit non seulement d’être belle, mais surtout de paraître vraie femme. Les raerae fréquentent les homos parce qu’ils rencontrent les mêmes problèmes d’exclusion et de marginalité qu’eux, mais leurs relations ne deviennent jamais sexuelles. Les prostituées, en revanche, se plaignent de la concurrence des raerae. Par dépit, elles traitent les ‘trans’ et leurs clients de « pédés ».

Pour la plupart, les raerae déclarent avoir ressenti un désir sexuel pour la première fois entre 9 et 12 ans. Ils s’initient au sexe plus tôt que les autres et l’âge moyen de leur première fellation est autour de 15 ans. La « débutante » se dirige naturellement rue des Écoles (!), passage obligatoire sur le front de mer à la sortie des boites de nuits, rue des marraines (!!), et elle est ‘prise’ en apprentissage par des raerae adultes. Il lui faut alors supprimer les poils rebelles – tous ! S’épiler le pubis en triangle pour simuler la vraie femme. Mais ce sont les seins qui incarnent le plus manifestement l’identité féminine, beauté, érotisme et fécondité. Le soutien-‘gorge factice’ est bourré de coton, mouchoirs, papier toilette – même de préservatifs remplis d’eau pour faire volume ! Le camouflage des testicules du raerae pose quand même problème. La méthode la plus courante consiste à les reloger dans l’abdomen, à tirer la verge entre les cuisses vers l’arrière et de coincer le tout avec un string. Il faut maintenir tout cela en place !

La débutante vole ; elle emprunte sans rendre ; elle dérobe de l’argent ou des objets à ses clients. La débutante « prête » ses affaires ; elle peut même donner avec légèreté les affaires qu’elle chérit le plus, quitte à le regretter plus tard. En général, lorsqu’un raerae a un amant régulier, il l’appelle son « mari ». Ils éprouvent une grande répugnance de mœurs pour le travail physique ; s’astreindre à des horaires est contraire à leur conception volage de l’existence ; de par leur mythomanie, ils perdent tout sens de la réalité et non seulement mentent, mais ils se mentent à eux-mêmes. Seul compte le fait d’être ‘la plus belle’ aux yeux des autres. En mars a lieu l’élection de miss Piano Bar, titre le plus convoité, qui porte le nom d’une boite de nuit célèbre de Papeete. En juillet, c’est au tour de miss Heiva. Ceux qui sont familiers de la rue de la Chapelle, à Paris, peuvent voir un raerae arpenter le trottoir : ils croisent sans le savoir une ex-miss Piano Bar !

A Papeete, la rue des Écoles est celle « où l’on rigole, où on picole, où on racole. » Il faut la visiter la nuit et entrer au « Mana Rock Café », ou au « 106 ». Je n’ai connaissance que des tarifs 2002, pour vous donner une idée : une fellation coûte 5000 francs pacifique, le « complet » 10 000 et « la partouze » (?) 20 000. Les raerae qui « besognent » disent qu’ils « vont au bureau » ; ils ne font pas la pute, ils sont « secrétaires de mairie » !

Hiata de Tahiti

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