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J’ai la présomption de savoir qui je suis, dit Montaigne

Long est ce chapitre XVII du Livre II des Essais. Sous le titre général « De la présomption », Montaigne parle de lui. Il s’y étale, il s’y roule. Non par vanité mais par souci de bien parler de ce qu’il connaît. « Il y a une autre sorte de gloire, qui est une trop bonne opinion que nous concevons de notre valeur », commence-t-il. Et il va l’étirer sur 23 pages de l’édition Arléa. C’est qu’il n’est pas aisé de se connaître soi-même. Nous nous aimons et cela fausse notre jugement sur nous-même. Mais se déprécier par principe est aussi vain. « Je ne veux pas que, de peur de faillir de ce côté-là, un homme se méconnaisse pourtant, ni qu’il pense être moins que ce qu’il est. »

La société formate l’être humain et le déforme. « Nous ne sommes que cérémonie », dit Montaigne, parure apprêtée pour le regard d‘autrui, tout d’apparences et de convenances. « La cérémonie nous défend d’exprimer par la parole les chose licites et naturelles, et nous l’en croyons. » Laissons donc la cérémonie, dit l’auteur. La fortune fait beaucoup pour le jugement, ce qu’on appelle la réputation. Mais les autres, les communs, les anonymes ? Montaigne se met parmi eux et veut être jugé par ses écrits.

Jeune, on remarquait en lui « je ne sais quel port de corps et des gestes témoignant quelle vaine et sotte fierté. » Et alors ? dit-il : « il n’est pas inconvenant d’avoir des conditions et des propensions si propres et si incorporées en nous, que nous n’avons pas moyen de les sentir et reconnaître. » Et de citer Alexandre, César et Cicéron. Ces mouvements sont naturels, différents des artificiels que sont les « salutations et révérences » qui sont politesse mais peuvent devenir servilité.

Pour ce qui est de « l’âme », il distingue « deux parties en cette gloire : savoir est, de s’estimer trop, et n’estimer pas assez autrui ». Pour Montaigne, son « erreur d’âme » est de diminuer les qualités qu’il possède et hausser les qualités de ce qu’il ne possède pas. L’herbe est toujours plus verte dans le pré du voisin, avait coutume de dire un mien patron à qui voulait partir évoluer ailleurs. Ce qui fait déconsidérer ce que l’on a et envier ce que l’on n’a pas. Travers commun : un blond imberbe de corps enviera sans raison le brun velu (j’en ai connu un) ; une brune aux cheveux plats enviera une blonde aux cheveux bouclées (j’en ai connu une).

La philosophie aide à reconnaître en l’être humain « son irrésolution, sa faiblesse et son ignorance. » Car « il me semble que la mère nourrice des plus fausses opinions et publiques et particulières, c’est la trop bonne opinion que l’homme a de soi ». D’où la morgue des faux savants, la certitude technocratique des politiciens, la croyance dure comme fer des complotistes pour leurs élucubrations.

Cette digression digérée, Montaigne en revient à lui. « Il est bien difficile, ce me semble, qu’aucun autre s’estime moins, voire qu’aucun autre m’estime moins, que ce que je m’estime ». Une fois ces jeux de mots faits, le propos est de dire que rien ne satisfait Montaigne : ni le mouvement en lui, ni le jugement d’autrui. « J’ai le goût tendre et difficile, et notamment en mon endroit. » Il voit clairement mais fait mal. C’est particulièrement le cas en poésie ! « Je suis envieux du bonheur de ceux qui savent réjouir et gratifier en leur besogne, car c’est un moyen aisé de se donner du plaisir, puisqu’on le tire de soi-même. » Lui peine à écrire – comme Flaubert. Il n’est jamais satisfait des idées qu’il exprime, n’a qu’« une certaine image trouble » d’une forme qui serait meilleure sans qu’il puisse la saisir. « Tout est grossier en moi », résume-t-il. De même parler : « je ne sais parler qu’en bon escient, et suis dénué de cette facilité que je vois en plusieurs de mes compagnons, d’entretenir les premiers venus et tenir en haleine toute une troupe, ou amuser, sans se lasser, l’oreille d’un prince de toutes sortes de propos, la matière ne leur faillant jamais… »

Quant à la beauté, c’est « une pièce de grande recommandation au commerce des hommes », constate Montaigne en citant les antiques. Le corps en premier car l’âme n’est rien sans son enveloppe selon « les chrétiens », dit-il. Pour le mâle, il doit être grand – « or je suis d’une taille un peu au-dessous de la moyenne », avoue Montaigne. « Les autres beautés sont pour les femmes », assure-t-il un brin amer. Le front, les yeux, le nez, la bouche, les dents, l’épaisseur de la barbe, la fraîcheur du teint, la proportion légitime des membres ne comptent pas, quand il s’agit des hommes. Lui avait tout cela, avec la santé, en son adolescence et son âge mûr, dit-il. Mais, « ayant piéça franchi les 40 ans (…) je m’échappe tous les jours et me dérobe à moi. » Il devient un « demi-être ».

« D’adresse et de disposition, je n’en ai point eu », dit-il, ni pour la musique, ni aux sports ou à la danse, ni pour nager, escrimer, voltiger ; ni pour bien rédiger ni écrire. Et il se compare à son père qui avait toutes les qualités. Il se résume ainsi : « Mes conditions corporelles sont en somme très bien accordantes à celles de l’âme. Il n’y a rien d’allègre ; il y a seulement une vigueur pleine et ferme. » Mais ce n’est pas si mal… Il se dit « extrêmement oisif, extrêmement libre, et par nature et par art » – que lui faut-il de plus ? S’il a du plaisir à faire, il s’y lance et le fait bien – que dire de mieux ? N’ayant eu ni commandant, ni maître forcé une fois adulte, il se juge « paresseux et fainéant » – mais selon quelle règle ? « J’ai marché aussi en avant et le pas qu’il m’a plu » – n’est-ce pas là une sagesse ?

Il n’a pas été ambitieux, ni n’a convoité la fortune, ayant à sa suffisance et dédaignant de compter. Il n’a « eu besoin que de jouir doucement des biens que Dieu par sa libéralité m’avait mis entre les mains ». « Mon enfance même a été conduite de façon molle et libre, et exempte de sujétion rigoureuse », dit-il – mais n’est-ce pas l’éducation que nous prônons ? Le terme de « molle » ne signifie pas pour lui à la paresseuse, mais sans grandes contraintes, en douceur. Il « s’abandonne du tout à la fortune », il s’efforce « de prendre toutes choses au pis. » N’est-ce pas cela la sagesse issue des stoïciens et des épicuriens ? En se dévalorisant en apparence, Montaigne dessine en creux la force qu’il a et la personne qu’il est. « Ne pouvant régler les événements, je me règle moi-même, et m’applique à eux s’ils ne s’appliquent à moi. » N’est-ce pas une attitude raisonnable et plus efficace que de se révolter contre « le sort » et de rêver à d’inutiles « yaka » ?

Il est mal en son siècle de troubles civils, de peste pandémique et de guerre de religions. Il se serait trouvé mieux chez les Romains. « Les qualités mêmes qui sont en moi non reprochables, je les trouvais inutiles en ce siècle. La facilité de mes mœurs, on l’eût nommée lâcheté et faiblesse ; la foi et la conscience s’y fussent trouvées scrupuleuses et superstitieuses ; la franchise et la liberté, importunes, inconsidérées et téméraires. » Le siècle de turpitudes, tout « de feintises et de dissimulation » rend vertueux à peu de frais ; il suffit d’être bon. « Il ne faut pas toujours dire tout, car ce serait sottise ; mais ce qu’on dit, il faut qu’il soit tel qu’on le pense, autrement c’est méchanceté. » Montaigne avoue être mauvais dans cet art politique. « Présentant aux grands cette même licence de langue et de contenance que j’apporte de ma maison, je sens combien elle, décline vers l’indiscrétion et incivilité. Mais, outre que je suis ainsi fait, je n’ai pas l’esprit assez souple pour gauchir à une prompte demande et pour en échapper par quelques détour, ni pour feindre une vérité, ni assez de mémoire pour la retenir ainsi feinte, ni certes assez d’assurance pour la maintenir ; et fais le brave par faiblesse. » Montaigne avoue avoir peu de mémoire, ce qui le handicape dans la vie courante – mais lui permet d’écrire ce que lui pense, sans passer par les filtres des autres, bien qu’il assaisonne ses Essais, par convenance sorbonagre, de citations diverses. Il avoue aussi avoir l’esprit peu aiguisé : « Aux jeux, où l’esprit a sa part, des échecs, des cartes, des dames et autres, je n’y comprend que les plus grossiers traits. L’appréhension, je l’ai lente et embrouillée ; mais ce qu’elle tient une fois, elle le tient bien et l’embrasse universellement, étroitement et profondément, pour le temps qu’elle le tient. » Encore une fois, Montaigne fait de ses faiblesses des forces…

Le scrupule et l’embrouillamini de son esprit le conduisent à balancer pour toute décision. Il se laisse porter par le sort, ou la foule, dit-il. Ce pourquoi il est conservateur. « Il n’est aucun si mauvais train, pourvu qu’il ait de l’âge et de la constance, qui ne vaille mieux que le changement et le remuement ». L’instabilité est pire que le mal, observe-t-il. Il se pique d’être commun, donc d’avoir du bon sens – le sens commun. « Je pense avoir les opinions bonnes et saines ; mais qui n’en croit autant des siennes ? L’une des meilleures preuves que j’en aie, c’est le peu d’estime que je fais de moi » – une fois de plus, le défaut est renversé en qualité. C’est le en même temps, le yin et le yang, le balancement de sagesse. « Chacun regarde devant soi ; moi, je regarde dedans moi ». Les « imaginations » qu’il a en lui, Montaigne les a « établies et fortifiées par l’autorité d’autrui, et par les sains discours des anciens », mais elles sont avant tout « naturelles et toutes miennes », dit-il.

L’éducation de son temps ne formait pas au jugement, et c’est ce qu’il lui reproche. « Elle a eu pour sa fin de nous faire non bons et sages, mais savants : elle y est arrivée. » Et elle poursuit de nos jours cette fin d’enseigner et non d’éduquer, de former de futurs professeurs, pas des citoyens ni des praticiens. « Elle ne nous a pas appris de suivre et embrasser la vertu et la prudence, mais elle nous a imprimé la dérivation et l’étymologie. » A la fin de ce chapitre, venu bien tard dans l’œuvre, le lecteur connaît mieux Montaigne ; il est moins austère et plus proche de chacun, il reconnaît ses faiblesses et les change en forces. Il donne l’exemple.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.)

Michel de Montaigne,avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Montaigne fait l’apologie de Raymond Sebon

Dans le plus long essai des Essais, au chapitre XII du Livre II, Montaigne prend la défense d’un théologien catalan du 14ème siècle, Raymond Sebon. Sa Théologie naturelle a été publiée à sa mort à Toulouse en 1436 et le père de Montaigne, à qui un ami avait donné le livre, l’appréciait fort. Au point de demander à son fils de le traduire en français, ce qu’un bon rejeton ne pouvait « refuser au commandement du meilleur des pères qui fut oncques ». Montaigne entreprend cependant une critique radicale des thèses de Raymond Sebon, rébellion inconsciente contre le père ou avancée de ses connaissances due à la lecture assidue des antiques. Il dit ce qu’il pense au fond de Dieu, de la foi et de la connaissance humaine ; il y expose tout entier sa philosophie du ni trop, ni trop peu.

L’Apologie ne fait pas moins de 8,5 % de l’ensemble des Essais, 131 pages sur 852 dans l’édition Arléa, agrémentée de près de 220 citations ! Manie universitaire aujourd’hui, venue de la scolastique médiévale, façon pour Montaigne de se dédouaner de ce qu’il affirmait en ouvrant le parapluie de l’érudition. C’est que cet essai était destiné à Marguerite de Valois, épouse d’Henri de Navarre, protestant qui deviendra Henri IV par conversion d’opportunité au catholicisme. L’Église avait mis à l’Index le Prologue de Sebon en 1564 et Montaigne, qui était en train de le traduire et le publie dès 1569, prenait ses précautions.

Tout l’art de Sebon, issu de Thomas d’Aquin à ce qu’il semble, était de distinguer la science humaine de la science divine, donc le savoir terrestre (incertain, changeant, provisoire) du savoir divin (établi, immuable, éternel). « Il entreprend, par raisons humaines et naturelles, établir et prouver contre les athéistes tous les articles de la religion chrétienne ». Montaigne montre grâce à lui que tout ce qui est humain est relatif et que tout ce qui est divin est objet de foi. Le savoir s’établit dans le doute, la foi dans la croyance pure. Ni l’un, ni l’autre ne sont satisfaisants pour Montaigne ; il introduit le doute dans les deux. Pour la foi, il ne « croit pas que les moyens purement humains en soient capables » (de la prouver). Mais – « il ne faut pas douter que ce ne soit l’usage le plus honorable que nous leur saurions donner, et qu’il n’est occupation ni dessein plus digne d’un homme chrétien que de viser par tous ses études et pensements à embellir, étendre et amplifier la vérité de sa croyance. »

Car le savoir exige précaution et méthode, il n’est pas à la portée de tout le monde. Et la croyance soumission complète, exclut aussitôt quiconque diverge. Ce livre fut donné au père de Montaigne « lorsque les nouvelletés de Luther commençaient d’entrer en crédit et ébranler en beaucoup de lieux notre ancienne croyance. En quoi il (…) prévoyait bien, par discours de raison, que ce commencement de maladie déclinerait aisément en un exécrable athéisme ; car le vulgaire, n’ayant pas la faculté de juger des choses par elles-mêmes, se laissant emporter à la fortune et aux apparences, après qu’on lui ait mis en main la hardiesse de mépriser et contrôler les opinions qu’il avait eues en extrême révérence, comme sont celles où il va de son salut, (…) il jette tantôt après aisément en pareille incertitude toutes les autres pièces de sa croyance (…) et secoue comme un joug tyrannique toutes les impressions qu’il avait reçues par l’autorité des lois ou révérence de l’ancien usage. » Ce luthéranisme, qui est jugement par chacun des saintes écritures, est la crainte aujourd’hui de tous les théologiens d’État, que ce soient Khamenei en Iran, Erdogan en Turquie, Poutine en Russie ou Xi en Chine. Tous récusent le relativisme et le jugement personnel, au profit de la foi intangible (fût-elle profane) et de la tradition. Ce que fit l’Église catholique durant des siècles.

Quant à la foi, elle peut être affirmée sans être vécue… « Notre zèle fait merveille, quand il va secondant notre pente vers la haine, la cruauté, l’ambition, l’avarice, la diffamation, la rébellion. (…) Notre religion est faite pour extirper les vices ; elle les couvre, les nourrit, les incite. » Ce que la religion catholique a montré à Montaigne lors de la saint Barthélémy, la foi révolutionnaire l’a montré en 1792 lors de la Terreur, la foi nazie dans les camps de Juifs, la foi communiste lors des Procès de Moscou, la foi intégriste de Daech en Syrie et ailleurs en Iran chiite, la foi communiste chinoise contre les Tibétains et les Ouïghours. Notre religion n’est que celle du pays où nous sommes nés, constate Montaigne. « Nous nous sommes rencontrés au pays où elle était en usage ; où nous regardons son ancienneté ou l’autorité des hommes qui l’ont maintenue ; ou craignons les menaces qu’elle attache aux mécréants ; ou suivons ses promesses. » Ce sont liaisons humaines, pas divines. Notre sagesse n’est que folie devant Dieu. « Est-il possible de rien imaginer si ridicule que cette misérable et chétive créature, qui n’est pas seulement maîtresse de soi, exposée aux offenses de toutes choses, se dire maîtresse et empérière de l’univers, duquel il n’est pas en sa puissance de connaître la moindre partie, tant s’en faut de la commander ? » Une telle charge contre l’esprit prométhéen de l’humanité se devait d’être citée.

Car pour Montaigne l’homme est avant tout présomption. Elle « est notre maladie naturelle et originelle ». Ce pourquoi il faut douter de tout et ne croire en rien. Rien n’est établi, sauf « Dieu » – Montaigne ne va pas jusqu’à remettre en cause la Cause première, bien que son discours y tende. « C’est par la vanité de cette même imagination qu’il s’égale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines ». Donc même le doute doit être lui-même objet de doute. Dans cette incertitude fondamentale – très moderne – il faut rester dans le juste milieu : suivre son temps sans excès, douter sans cesse sans pourtant cesser de vivre. « De toutes les opinions humaines et anciennes touchant la religion, celle-là me semble avoir eu plus de vraisemblance et plus d’excuse, qui reconnaissait Dieu comme une puissance incompréhensible, origine et conservatrice de toute choses, toute bonté, toute perfection ». Ne cherchons donc pas à comprendre l’au-delà et conservons ce qui nous est donné ici-bas.

Montaigne se montre libéral au sens de l’humanisme : conservateur par les règles mais ouvert à tout changement. « Il ne faut pas laisser au jugement de chacun la connaissance de son devoir ; il le lui faut prescrire, non le laisser choisir à son discours ; autrement, selon l’imbécilité et variété infinie de nos raisons et opinions, nous nous forgerions enfin des devoirs qui nous mettraient à nous manger les uns les autres, comme dit Épicure ». Ce que répétera Hobbes avec son homme loup pour l’homme, ce que répètent à l’envi les libertariens américains adeptes du chacun pour soi et de la loi du plus fort. Ils savent bien que les « créateurs de valeurs », comme les appelle Nietzsche, les leaders d’opinion, les charismatiques, n’entraînent et ne gouvernent que ceux qui ont peur de leur propre liberté et qui se réfugient sous leur aile. Pour ceux-là, la foi est indispensable. « Voulez-vous un homme sain, demande Montaigne, le voulez-vous réglé et en ferme et sûre posture? affublez-le de ténèbres, d’oisiveté et de pesanteur. Il nous faut abêtir pour nous assagir, et nous aveugler pour nous guider ». Les théories du Complot et la désignations des diables ennemis (ainsi les « nazis » ukrainiens pour les Russes) sont les ténèbres, tout comme les affres de l’enfer dans l’au-delà, la pesanteur des tu-dois et des commandements. Le plus sage (comme on le dit à l’école) est le plus bête : il obéit en silence. « Ce n’est pas par discours ou par notre entendement que nous avons reçu notre religion, c’est par autorité et par commandement étranger. La faiblesse de notre jugement nous y aide plus que la force, et notre aveuglement plus que notre clairvoyance. » La tyrannie douce des réseaux sociaux, hier des cancanières au village, est là pour en témoigner…

Ce qui n’empêche pas le jugement personnel sur la religion et sur la foi, selon Montaigne. « Quand Mahomet promet aux siens un paradis tapissé, paré d’or et de pierreries, peuple de garces d’excellente beauté, de vins et de vivres singuliers, je vois bien que ce sont des moqueurs qui se plient à notre bêtise pour nous emmieller et attirer par ces opinions et espérances, convenables à notre mortel appétit. » Pourquoi ne pas mourir de suite si c’est mieux après ? Dieu est autre que cet adepte du marketing. « Il m’a toujours semblé qu’à un homme chrétien cette sorte de parler est pleine de démesure et d’irrévérence : Dieu ne peut mourir, Dieu ne se peut dédire, Dieu ne peut faire ceci ou cela. Je ne trouve pas bon d’enfermer ainsi la puissance divine sous les lois de notre parole. (…) Notre parler a ses faiblesses et ses défauts, comme tout le reste. La plupart des occasions des troubles du monde sont grammairiennes. » Dans les faits, « nous n’avons aucune communication à l’être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naître et le mourir, ne baillant de soi qu’une obscure apparence et ombre, et une incertaine et débile opinion. » Au contraire de Dieu, concept « réellement étant, qui, par un seul maintenant, emplit le toujours. »

D’où ce conseil ultime du juste milieu à Marguerite de Valois, de l’humilité face à l’ampleur de l’ignorance que l’on aura toujours du monde. « Tenez-vous dans la route commune, il ne fait mie bon être si subtil et si fin. (…) Je vous conseille, en vos opinions et en vos discours, autant qu’en vos mœurs et en toute autre chose, la modération et la tempérance, et la fuite de la nouvelleté et de l’étrangeté. Toutes les voies extravagantes me fâchent. » Car, il faut en être conscient, « notre esprit est un outil vagabond, dangereux et téméraire ; il est malaisé d’y joindre l’ordre et la mesure. » Aussi, « on a raison de donner à l’esprit humain les barrières les plus contraintes qu’on peut. En l’étude, comme au reste, il lui faut compter et régler ses marches, il lui faut tailler par art les limites de sa chasse. On le bride et garrotte de religions, de lois, de coutumes, de science, de préceptes, de peines et récompenses mortelles et immortelles ; encore voit-on que, par sa volubilité et dissolution, il échappe à toutes ces liaisons. » D’où la discipline inculquée dès la naissance aux enfants, la méthode scientifique pour ne pas divaguer, les lois juridiques pour rester dans les clous, la constitution pour établir la loi fondamentale – et ainsi de suite, jusqu’à la morale commune qui fixe les limites. La liberté ne va jamais sans règles – sinon elle devient licence et tyrannie, pour les autres comme pour soi.

Cet essai est touffu, fort long et digressif, Montaigne ne cesse de dire « mais revenons à notre propos ». Il est à l’image d’un esprit fantasque qui suit son plaisir et s’affranchit des contraintes, ce qui l’oblige à corriger à grand peine ses essais. « Je ne sais ce que j’ai voulu dire, et m’échauffe souvent à corriger et y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier, qui valait mieux. Je ne fais qu’aller et venir : mon jugement ne tire pas toujours avant ; il flotte, il vague ». On ne saurait mieux dire ni juger de ses propres défauts.

Un grand texte de Montaigne, même s’il est lourd à lire.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

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On ne change pas facilement d’habitudes dit Montaigne

Le chapitre XXIII du Premier livre de ses Essais commence par une anecdote : « une femme de village, ayant appris de caresser et porter entre ses gras un veau dès l’âge de sa naissance, et continuant toujours à le faire, gagna cela par l’accoutumance, que tout grand bœuf qu’il était, elle le portait encore ». Telle est l’habitude qui nous fait considérer comme naturelle une chose hors de l’ordinaire.

Ne pas s’étonner vient de ce que l’on s’accoutume. « C’est une violente et traitresse maîtresse d’école que la coutume », écrit Montaigne, « un tyrannique visage ». Nous ne pouvons nous en déprendre et prenons pour naturel et divin ce que nous avons toujours connu et appris depuis l’enfance. Même le parfum que l’on se met ne sent plus à notre nez au bout de trois jours, expose encore notre philosophe, tout pratique. Ou encore les cloches voisines, que l’on ne perçoit plus au bout de quelque temps.

Mais le côté positif de l’accoutumance est la vertu. « Je trouve que nos plus grands vices prennent leur pli de notre plus tendre enfance », analyse Montaigne. Laisser faire la cruauté de nature des petits, « tordre le cou à un poulet et s’ébattre à blesser un chien et un chat » est une semence qui germe et fera de l’adulte un être sans empathie qui jouira de faire souffrir. « Elles profitent à force entre les mains de la coutume. » Il est très dangereux d’excuser au motif de minorité comme trop de nos « bonnes âmes » ont inclination à le faire, bien au chaud dans leurs bureaux d’associations et autres militantismes de bonne conscience. « Il faut apprendre soigneusement aux enfants de haïr les vices pour leur nature propre, et leur en faut apprendre la naturelle difformité, à ce qu’ils les fuient, non en leur action seulement, mais surtout en leur cœur ; que la pensée même leur en soit odieuse, quelque masque qu’ils portent ». Ce partisan des libertés n’approuve pas le laisser-faire. La responsabilité doit toujours aller de pair avec une liberté et son habitude devenir une seconde nature.

En revanche, la diversité des coutumes se doit d’être observée. « J’estime qu’il ne tombe en l’imagination humaine aucune fantaisie si forcenée qui ne rencontre l’exemple de quelques usage public, et par conséquent que notre discours n’étaie et ne fonde », constate Montaigne. D’où l’intérêt de beaucoup lire et se renseigner, de voyager hors de sa province et son pays, pour frotter sa couenne aux coutumes autres que les nôtres. Et de citer trois pleines pages au moins d’exemples où : ainsi « où l’on estime si mal de la condition des femmes que l’on y tue les femelles qui y naissent, et achète-t-on des voisins des femmes pour le besoin » ; « où chacun fait un dieu de ce qui lui plaît, le chasseur d’un lion ou d’un renard, le pêcheur de certains poissons, et des idoles de chaque action ou passion humaine » ; « où les pères prêtent leurs enfants, les maris leur femme, à jouir aux hôtes, en payant » – et ainsi de suite.

« Les lois de la conscience, que nous disons naître de nature, naissent de la coutume ; chacun ayant en vénération interne les opinions et mœurs approuvées et reçues autour de lui, ne s’en peut déprendre sans remords, ni s’y appliquer sans applaudissement ». Où est le libre-arbitre en ce cas ? Pire lorsque ces lois de la conscience sont des coutumes imposées par la mode ou par le plus fort – ce qui est emprise, domination et colonialisme. Mais que croient nos parangons de vertu lorsqu’ils imitent servilement le nouveau style en usage aux Etats-Unis, pays pourtant impérial, capitaliste et destructeur de la planète, par ailleurs honnis par nos mêmes parangons de vertu « de gauche », forcément de gauche ?

« Je laisse à part la grossière imposture des religions, précise-t-il, de quoi tant de grandes nations et tans de suffisants personnages se sont vus enivrés ; car cette partie étant hors de nos raisons humaines, il est plus excusable de s’y perdre, à qui n’y est extraordinairement éclairé par faveur divine ». Où l’on voit que Montaigne croyait sans y croire, émettait beaucoup de doute sur les églises et sur les miracles, sans remettre en cause pour autant Dieu et la foi. Il réfléchissait et écrivait en une  époque de guerre de religions, ce qui lui permettait de relativiser les dogmes et les usages.

La coutume et l’habitude sont donc la meilleure et la pire des choses, comme souvent en matière humaine. « Ce qui est hors des gonds de coutume, on le croit hors des gonds de raison ; Dieu sait combien déraisonnablement, le plus souvent », conclut Montaigne.

Et d’opposer la liberté à la contrainte : « Les peuples nourris à la liberté et à se commander eux-mêmes estiment toute autre forme de police monstrueuse et contre nature. Ceux qui sont formés à la monarchie en font de même. Et quelque facilité que leur prête fortune au changement, lors même qu’ils se sont, avec grandes difficultés, défaits de l’importunité d’un maître, ils courent à en replanter un nouveau avec pareilles difficultés, pour ne se pouvoir résoudre de prendre en haine l’autorité ». L’exemple déplorable de la Russie aujourd’hui est patent : à peine délivrée du joug tsariste, ce fut pour se laisser enfermer dans le joug communiste, ; à peine délivré de la tyrannie soviétique, ce fut pour élire un nouvel apparatchik issu des Organes, qui s’assoit au pouvoir depuis vingt ans et récuse tout adversaire, soit qu’il l’emprisonne, soit qu’il l’empoisonne. La France a elle-même eut peine à se délivrer des rois, à peine 1789 eut-il explosé qu’un dictateur devint empereur, puis que trois rois se succédèrent et un autre empereur avant qu’enfin – par le hasard d’un vote, les lois de la République pussent être votées près d’un siècle plus tard ! Avant la resucée de Vichy, puis de l’autorité gaulliste, dont certains sont nostalgiques en mêlent étrangement les deux, comme s’ils étaient compatibles.

« Le sage doit au-dedans retirer son âme de la presse, et la tenir en liberté et puissance de juger librement des choses », affirme Montaigne. Mais d’ajouter aussitôt une tempérance : « mais, quant au dehors, qu’il doit suivre entièrement les façons et formes reçues. (…) Car c’est la règle des règles, et générale loi des lois, que chacun observe celles du lieu où il est ». Et de citer « Socrate [qui] refusa de sauver sa vie par la désobéissance du magistrat ».

Est-ce conservatisme ? J’y verrai plutôt les premiers signes du libéralisme, issu de l’Antiquité via la Renaissance, qui va exploser avec les idées des Lumières. Changer les lois reçues est une opération de très longue haleine qui ne doit s’entreprendre qu’avec précautions. « C’est comme un bâtiment de diverses pièces jointes ensemble, d’une telle liaison qu’il est impossible d’en ébranler une que tout le corps ne s’en sente », écrit le philosophe. Les chamboule-tout sont en général des démagogues qui flattent les bas instincts de la populace en leur promettant de tout changer vite et radicalement, avec facilité car yaka. Il suffirait de dire « je veux » pour que tout soit, comme Dieu qui créa le monde.

« Je suis dégoûté de la nouvelleté, quelque visage qu’elle porte, et ai raison, car j’en ai vu des effets très dommageable », dit Montaigne qui parle de son temps. La Réforme protestante « par accident a tout produit et engendré, voire et les maux et ruines qui se font depuis sans elle, et contre elle ». Rien n’est pire pour un peuple que la division et la guerre civile au prétexte de Dieu ou d’une cause. Les Zemmour et autres déclinistes qui en appellent à la haine pour ceux qui ne pensent pas comme eux, au prétexte évidemment de « l’urgence » (mot à la mode), ne conçoivent pas les braises qu’ils attisent. « Il y a grand amour de soi et présomption, d’estimer ses opinions jusque-là que, pour les établir, il faille renverser une paix publique et introduire tant de maux inévitables et d’une si horrible corruption de mœurs que les guerres civiles apportent, et les mutations d’état », conclut Montaigne. L’orgueil indécent de l’apprenti sorcier qui se prend pour un dieu. « Qui se mêle de choisir et de changer, usurpe l’autorité de juger, et se doit faire fort de voir la faute de ce qu’il chasse, et le bien de ce qu’il introduit ». Se fier à un perfide, c’est lui donner le moyen de nuire, dit Sénèque cité par Montaigne.

On peut changer les lois et coutumes, mais avec précaution et en prenant le temps qu’il faut pour rallier à sa cause le plus grand nombre. Ce qui suppose consultations et débats. Il est plus difficile de changer ses propres habitudes, et pourtant il faut sans doute commencer par là. L’écologie théorique est magnifique, l’écologie de terrain plus ardue, l’écologie de soi pire encore. Pareil pour les mœurs. Il faut en juger de soi et autour de soi, pas aller les piquer aux égéries universitaires américaines qui ne savent plus quoi inventer pour se faire publier, donc avoir accès au fric. Montaigne, comme toujours, nous parle de nous et de notre temps en parlant de lui et du sien.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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