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La poésie masquée

Le marché de la poésie, prévu du 21 au 25 octobre place Saint-Sulpice dans le 6ème arrondissement de Paris n’aura probablement pas lieu – même si le site n’en dit absolument rien « au 3 octobre ». En tout cas pas en présence réelle : peut-on candidement croire que « l’alerte maximale » en région « rouge écarlate » va être levée dans les quinze jours ? Déjà déporté à l’automne alors qu’il devait avoir lieu à l’orée de l’été, il se retrouve une fois de plus contaminé par le coronavirus. « Il nous a paru absolument vital de maintenir une édition du Marché en 2020 pour offrir aux participants la possibilité de défendre leur travail dans une année particulièrement difficile pour eux », dit le site. Certes ! Mais fait-on ce qu’on veut ? Il faut être un Trump pour croire que sa seule parole fait advenir la vérité. C’est tromper de feindre croire que c’est aussi simple.

Il y a d’ailleurs quelque incongruité à associer « marché » et « poésie ». Le cri de l’âme doit-il se vendre ? Le marché concerne plus les éditeurs et les revues que les créateurs, il devrait plutôt s’intituler « marché des publications de poésie ». Les fabricants de livres ou d’audio doivent vendre parce qu’ils ont des coûts ; ceux qui écrivent sont inspirés, l’argent ne leur vient (s’il vient) que par surcroît. Quant à la « chaîne culturelle » qui va des enseignants artistiques aux ateliers d’écriture et des libraires aux médiathèques, elle subit l’impact de la pandémie comme les agences de voyage et les hôtels-restaurants. La poésie n’est que leur terrain de culture.

Les poètes, eux, continuent, même s’ils déclament masqués. Ils portent un regard différent sur les choses, empreint d’émotion plus que de raison, d’intuition plus que de logique. Ecrire en poète, c’est se laisser être au monde, tel qu’il est, avec un esprit d’enfant. Le choc des mots qui en dit plus fait chanter l’imaginaire en jouant sur la sensibilité, actionnant le piano de tous les sens. La poésie est avant tout un émerveillement.

Elle n’a pas besoin de « marché » pour exister, seulement pour se vendre. Mais très peu de personnes parviennent à vivre de leurs écrits, que ce soit par le roman, l’essai, le théâtre ou la poésie. Il faut distinguer les poètes des versificateurs, les écrivains des écrivants. Aligner des mots, même en phrases déstructurées, ne fait pas un poème ; il faut encore avoir l’inspiration, faite de sentiments et de musique, de culture et de regard.

C’est une poétesse américaine, Louise Glück, qui a reçu le 8 octobre dernier le prix Nobel de littérature 2020. Quasi inconnue en France, faute de « marché », sa traduction sera difficile, comme toutes les poésies car la musique de la langue et le jeu des mots passe mal à la transposition en une autre langue. On peut lire d’elle (en anglais) Wild Iris et Averno.

J’aime particulièrement ce poème, intitulé Happiness – tout simplement bonheur :

A man and a woman lie on a white bed.
It is morning. I think
Soon they will waken.
On the bedside table is a vase
of lilies; sunlight
pools in their throats.
I watch him turn to her
as though to speak her name
but silently, deep in her mouth–
At the window ledge,
once, twice,
a bird calls.
And then she stirs; her body
fills with his breath.

I open my eyes; you are watching me.
Almost over this room
the sun is gliding.
Look at your face, you say,
holding your own close to me
to make a mirror.
How calm you are. And the burning wheel
passes gently over us.

Le 38ème marché sera virtuel ou ne sera pas – je vous invite à consulter le site les jours qui précèdent le 21 octobre, prévu pour son inauguration. « L’état d’alerte maximale » va très probablement le masquer.

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Site du 38ème Marché de la poésie

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Albert Camus, Noces

Dans le recueil ‘Noces’, écrit vers 1937 à 24 ans, le premier texte est une merveille. ‘Noces à Tipasa’ chante le bonheur de vivre, d’être tout simplement au monde, dans le paysage, en accord avec ses dynamiques. La richesse présente est si vaste qu’elle submerge. Il n’y a plus ni riche ni pauvre, ni puissants ni misérables, ni vallée de larmes ni promesse de paradis. Aucun plus tard offert à l’imagination ne peut égaler l’écrasante omniprésence de l’instant.

Tipasa est une cité romaine ruinée à quelque distance d’Alger, au bord de la Méditerranée et au pied du Chenous. « Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la mer à gros bouillons dans les amas de pierres. » Ainsi commence le texte, tout empli d’observation attentive et d’empathie pour l’univers. Camus jeune est un païen qui vibre aux rythmes naturels ; il a en lui cette grande joie de vivre, cette énergie qu’il ressource au soleil et au vent, aux flots et à l’odeur des herbes.

« Nous marchons à la rencontre de l’amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons, ni l’amère philosophie qu’on demande à la grandeur. Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile. » Foin des grands mots, des attitudes théâtrales, des postures héroïques tourmentées – la philosophie n’est pas dans la masturbation intello à la Hegel, ni dans les engagements à la Sartre, ni dans les prises de position des vertueux clamant leur vertu à la face des autres. La philosophie est l’art de bien vivre, dans la lignée des Grecs et de Montaigne. Elle est d’être ici et maintenant, et de réaliser au mieux sa condition d’homme.

« Ce n’est pas si facile de devenir ce qu’on est, de retrouver sa nature profonde. » Pour cela, il faut s’accorder à ce qui nous entoure, sans vouloir le contraindre, ni imaginer un ailleurs meilleur. « J’apprenais à respirer, je m’intégrais et je m’accomplissais. Je gravissais l’un après l’autre des coteaux dont chacun me réservait une récompense… » Fais ce que dois, tu n’es ni dieu ni diable mais homme tout simplement. Roule donc ton rocher comme le titan sur la montagne, puisque telle est ta condition. « Il faut imaginer Sisyphe heureux ».

« Voir, et voir sur cette terre, comment oublier la leçon ? Aux Mystères d’Eleusis, il suffisait de contempler. Ici même, je sais que jamais je ne m’approcherai assez du monde. Il me faut être nu puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l’étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. » Le bonheur est le simple accord de l’être avec ce qui l’entoure. Bonheur encore plus grand dans le plus simple appareil, sens en éveil, tout entouré de nature.

Car la vérité humaine est la vie éphémère, celle du soleil qui précède celle de la nuit comme la vie précède la mort. Toute cité devient ruines et le bâti retourne à sa mère la nature. Est-ce pour cela qu’il ne faut point bâtir ? L’homme n’est pas un dieu, il ne vit pas dans l’éternité et son destin est tragique : il vit d’autant plus au présent qu’il n’existait pas au passé et qu’il n’existera plus au futur. Il se condamne à mourir par le seul fait de naître. Mais, durant sa courte vie, il construit pour lui et avec les autres. D’où son exigence d’agir ni pour plus tard ni pour ailleurs mais ici et maintenant son vrai destin d’homme.

« J’aime cette vie avec abandon et je veux en parler avec liberté : elle me donne l’orgueil de ma condition d’homme. » C’est la grandeur de la bête intelligente d’être consciente de son destin. Lucide comme la lumière, exigeant la vérité qui tranche comme le rai de soleil. « Je ne revêts aucun masque : il me suffit d’apprendre patiemment la difficile science de vivre qui vaut bien tout leur savoir vivre. » La société, en effet, déforme. Trop contrainte de puritanisme paulinien, de mépris d’Eglise pour l’ici-bas, de convenances bourgeoises. Il faut se découvrir, se construire, se prouver. « Connais-toi toi-même », exhortait le fronton  du temple d’Apollon à Delphes ; « deviens ce que tu es », exigeait Nietzsche ; « fais craquer tes gaines » proposait Gide ; soit « ami par la foulée » criait Montherlant. Ce sont les références d’Albert Camus en ses années de jeunesse, auxquelles il faut ajouter Jean Grenier, qui fut son professeur.

« Tout être beau a l’orgueil naturel de sa beauté et le monde aujourd’hui laisse son orgueil suinter de toutes parts. Devant lui, pourquoi nierai-je la joie de vivre, si je sais ne pas tout renfermer dans la joie de vivre ? Il n’y a pas de honte à être heureux. Mais aujourd’hui l’imbécile est roi, et j’appelle imbécile celui qui a peur de jouir. » Les ‘Noces’ de Camus sont celles de l’être et du monde, celles de l’auteur avec sa terre maternelle. Les autres textes du recueil sont dans le ton : le vent à Djémila, l’été à Alger, le désert dans la peinture italienne. Il s’agit toujours de se plonger dans le monde, de se mettre en accord avec lui, d’accomplir pleinement son destin humain. Ce n’est pas simple hédonisme, mais bel et bien vertu. Le soleil égal donne la même couleur aux gens ; l’amour et l’amitié font jouir et faire ensemble ; le respect de la nature qui exalte et qui permet rend libre, avec le sentiment d’éphémère. Égalité, fraternité, liberté, c’est toute une philosophie de jeunesse qui est donnée là. L’élan, la vigueur, l’entente.

Le persiflage intello français aime à répéter ce bon mot qu’Albert Camus serait un philosophe pour classes Terminales ; il apparaît plutôt comme un philosophe de la jeunesse. En mon adolescence j’aimais bien Sartre pour son exigence de liberté ; je me suis très vite senti plus attiré vers Camus, à mon œil moins histrion. Chacun choisit selon son tempérament.

Albert Camus, Noces suivi de l’Eté, 1938, Folio €5.41

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