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Marcel Achard, Jean de la lune

L’Immortel Marcel est bien oublié aujourd’hui malgré son élection à l’Académie française en 1959. C’est qu’il était déjà de l’autre siècle, né en 1899, et qu’il n’a connu le succès au théâtre qu’entre-deux guerres, durant la crise, avec sa pièce Jean de la lune.

Louis Jouvet a monté les trois actes en 1929 au théâtre des Champs-Elysées et Jean Piat en 1967 au théâtre du Palais-Royal ; la pièce a été reprise par Pierre Sabbagh pour la télévision dans Au théâtre ce soir. Elle met en scène le fiancé, la femme, l’amant, en plus du frère cynique et faible de la belle. Le ressort est la femme, Marcelline, perverse et inconstante, qui vole de bite en bite en butinant ce qu’elle croit être l’amour. Mais Richard, le fiancé qui l’aimait, en a marre et la jette. Elle en est étonnée et désespérée : l’aime-t-elle ? Est-elle capable d’aimer ? L’amour n’est-elle pour elle que séduction du mâle et l’homme à ses pieds ?

N’est-il pas plutôt auprès de Jef, ce doux sentimental timide qui l’admire et la chérit en lui pardonnant tout malgré le frère Clotaire et l’amant Richard dont il est ami ? Jef est surnommé depuis tout petit Jean de la lune tant il n’apparaît pas sur terre mais dans ses rêves. Pour lui, le monde vrai n’est pas ce qu’il a devant les yeux mais ce qu’il veut y voir. Ainsi l’amour n’est-il pas dans les transports immédiats et éphémères mais dans la pudeur et la constance. Marcelline, décillée par la rébellion de Richard, s’en rendra compte à la fin. Elle épousera un Jef sans épaisseur et sans grande passion, mais sentimental plus que désirant. Le cœur plus que le sexe est le trésor de l’amour, semble nous dire l’auteur, en complète opposition avec son époque portée aux paroxysmes (fasciste et communiste) et à l’immédiat après la guerre la plus con.

Sur un canevas réduit – un simplet veut marier une cocotte qui trompe tout le monde – la pièce suscite la joie et la mélancolie du moraliste. Elle laisse à penser que tout se résout avec le temps, ce qui est sagesse, mais rare en amour. Un film a été tourné à partir de la pièce par Jean Choux, sorti en 1931 (il n’existe pas de DVD mais le film est accessible sur YouTube), mais la pièce a été filmée pour la télé.

Marcel Achard, Jean de la lune, 1929, Livre de poche 1968, occasion €4.45

DVD Au théâtre ce soir – Jean de la lune, Pierre Sabbagh, avec Michel Duchaussoy, Claudine Coster, Christian Marin, Jean-Pierre Delage, Laurence Badie, LCJ éditions 2005, 2h, €6.30

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Andreï Tarkovski, Le miroir

Le miroir est un film sur la mémoire, réalisé par un cinéaste de 40 ans, à sa maturité. Son double à l’écran est Aliocha (Oleg Yankovsy), cinéaste malade. Il est séparé de son épouse (Margarita Terechkova) et a délaissé son fils Ignat (Ignat Daniltsev). Alors il se rappelle. La mémoire, parce qu’elle révèle ce qui reste enfoui dans le quotidien, est une thérapie. La première séquence, incongrue, le montre : quand Ignat allume la télévision, l’émission montre un jeune homme (qui ressemble à son père) soigné de son bégaiement par l’hypnose administrée par une jeune infirmière. Tout est dans le visage qui va libérer la voix. C’est la même chose pour les souvenirs des temps enfuis. L’image filmée libère l’inconscient par sa puissance de suggestion : la voix de son père, le visage de sa mère.

Aliocha se souvient de la datcha d’enfance (sise au tournage à Tuchkovo, à près de 90 km à l’ouest de Moscou). Il revoit sa mère jeune (Margarita Terechkova de nouveau), le père trop rarement présent (Oleg Yankovsy de nouveau), un poète qui chante la glèbe dans les années trente. La version sous-titrée permet à chacun d’apprécier le chant de la langue russe, magnifique malgré l’abâtardissement du parler bolchevik. La lumière est belle en fin de soirée alors que le soleil rosit les nuages au-dessus de la forêt et des champs. Les enfants dorment en hamac, Aliocha et sa sœur, sa mère rêve en contemplant le chemin d’où le père peut venir, la route de la gare qui conduit au village. Un buisson marque l’endroit où l’on peut reconnaître celui qui vient. Le plan filmé rend la sensation du temps qui passe.

Un médecin se présente qui lui demande la route ; il parle un moment, fait s’écrouler la barrière par son poids lorsqu’il s’assoit, il rit. Puis il repart, regrettant ce temps de lutinage badin avec une jolie femme. Lorsqu’il parvient au fameux buisson pour retrouver le chemin du village, une bourrasque se lève et le médecin se retourne, interloqué ; cet effet sur le visage de l’autre prouve que le monde fait sens, nous sommes reliés les uns aux autres naturellement par les éléments. Et Aliocha enfant (Philippe Jankovski) en est témoin, il fera des films pour retrouver ces expressions.

Cette maison d’enfance (reconstituée par Tarkovski sur les lieux mêmes où elle se tenait dans la réalité) a pesé sur sa vie et cette mémoire est une chape qui le rend malade. Sa mélancolie tient au sentiment d’échec qu’il a entre la promesse du souvenir et sa vie présente. Les autres se dérobent et il ne sait pas pourquoi. Il développe une mauvaise conscience : il ne se sent pas à la hauteur. Est-ce parce qu’il a grandi parmi les femmes et s’est comporté comme un roi à qui tout est dû ? C’est ce que lui dit sa femme, mais est-il coupable en tant que fils de bénéficier des privilèges du père ?

Le film procède par association d’idées, correspondances, glissements, tout comme la mémoire dans la vie-même. C’est un peu déroutant pour l’histoire racontée, mais Tarkovski raconte moins des faits que leur empreinte en lui : l’enfance, les parents, la guerre, le couple, le fils – dans leur ordre chronologique. Une grange qui brûle est aussi importante que le siège de Léningrad. La pellicule peut projeter les souvenirs en éclaté plus que le texte, forcé au linéaire du discours. « Le montage du Miroir fut un travail colossal », a dit l’auteur ; il n’a pris sens qu’après d’innombrables essais. Car la mémoire est triple : collective par l’époque partagée, sociale par les rôles que l’on joue et qui préexistent, de l’autre qui vit les mêmes situations.

D’où la séquence Lisa, une voisine qui a un jour paniqué parce qu’elle a cru « voir » dans son rêve une coquille laissée dans un texte qu’elle a corrigé pour l’imprimerie : à l’époque de Staline, ça ne rigolait pas et lui aurait valu le camp ! Une collègue, devant sa panique injustifiée, l’accuse de névrose obsessionnelle comme la sœur de Stravoguine dans Les Possédés de Dostoïevski. Elle en demande tant et plus à tous, bien qu’on la domine, qu’elle suscite des catastrophes. Ce pourquoi mari et enfants la honnissent. Dès lors, pourquoi se sentir coupable de ce sur quoi l’on ne peut rien ?

Relié, l’individu ne peut que méditer sur sa place en sa famille, en son pays et sur la place de son pays dans le monde. Sa grand-mère demande à Aliocha, 12 ans, (Ignat Daniltsev à nouveau) de lire les notes qu’elle a prises soulignées en rouge d’un texte de Pouchkine. L’écrivain se demande quel est le rôle historique de la Russie : Orient ou Occident, intermédiaire ou rempart, ou encore nouvelle civilisation à la soviétique ? Père absent, Staline mort, identité errante… Aliocha en est malade à 40 ans, tout comme Tarkovski à 41 ans. En visite pieds nus avec sa mère chez la femme du médecin du village, il a pris conscience de lui-même à 12 ans face à un miroir – d’où le titre du film. Adulte à l’hôpital, il tient un oiseau dans la main qu’il relâche. Cette libération est la sienne. Il lâche prise de toute culpabilité, chrétienne (péché originel) ou communiste (péché de classe ou faute sociale). L’oisillon est l’enfant libéré en lui, l’âme païenne qui peut enfin vivre et s’envoler dans les airs.

DVD Andreï Tarkovski, Le miroir, 1974, avec Margarita Terekhova, Maria Tarkovski, Oleg Yankovski,  Philippe Jankovski, Ignat Daniltsev, Arcadès 2017 (version restaurée, russe sous-titré français nouvelle traduction), 1h42, €20.38 blu-ray €26.32

Intégrale Tarkovski (version restaurée sous-titrée français), Potemkine films 2017, standard €68.32 blu-ray €73.28

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Dépendance affective et lien social

La société japonaise est pour nous étrange et familière, comme un à-côté auquel nous avons par miracle échappés. Décentrer notre regard trop français vers l’étranger est une façon de revenir à soi pour observer notre propre société d’un œil différent. Le psychothérapeute Takeo Doï a étudié la matrice culturelle et affective dans laquelle il a baigné et il en retire le concept de dépendance affective, « amae », qui engendre une attente d’indulgence en société.

Il s’agit d’un modèle de relations sociales fondé sur les relations mère-enfant, fusionnelles. Elles sont plus importantes au Japon qu’ailleurs étant donné que le mari et père part chaque matin à 7 h pour ne rentrer que vers 21 h, passant le reste du temps avec ses collègues et ses chefs dans l’entreprise où il travaille.

« A mon avis, c’est dans la mentalité d’amae que, depuis deux millénaires, les Japonais ont puisé les forces émotionnelles qui ont eu un rôle fondamental dans leur développement, qui leur ont donné l’élan nécessaire. Or, apparemment, il a fallu la défaite de la Seconde guerre mondiale pour qu’on s’avise du fait que cette mentalité est d’essence infantile » p.63.

Le Japon est une île, donc porté à l’isolement. Le pays est essentiellement montagneux, séparant les villages dans d’étroites vallées, donc porté à la communauté. La maison est le cocon de la famille, où règne la grand-mère, ce qui resserre les liens entre les jeunes et les matriarches. Le zen même engendre l’idée que sujet et objet ne font qu’un. Le respect fonde un statut sécurisant, l’individu se fond dans le groupe que mène le chef qui, lui-même, dépend de ses vassaux. Le chef ne décide pas, il est le porte-parole de l’unanimité du groupe.

« C’est celui qui incarne la dépendance infantile sous sa forme la plus pure qui est le plus qualifié pour se tenir au sommet de la société japonaise » p.46. Exemple l’empereur, les grands patrons de firmes – mais aussi les enfants et les vieillards qui ont droit à plus d’indulgence que les autres parce qu’ils sont plus dépendants.

La soumission affective aux réactions des autres engendre une attente d’indulgence qui fonde le giri : le devoir, les obligations parents-enfants, maîtres-élèves, chef-troupe, amis et voisins. Cette dépendance exalte le ninjo, le sentiment humain de compassion que vante le bouddhisme et que promeut le zen.

Le revers est la honte. « Le sens de la honte, qui porte avec soi une impression d’imperfection, d’inaptitude, d’insuffisance de sa propre personne, est plus fondamental. Celui qui éprouve de la honte doit nécessairement souffrir de son désir d’amae, exposé aux regards d’autrui » p.44. D’où le taux de suicides mâles élevé au Japon, plus qu’ailleurs. La honte est impardonnable à ses propres yeux.

A l’inverse, quiconque n’a aucun lien avec soi, ni de parenté ni d’obligations, est géré par le tanin : cette indifférente froideur qui frappe dès que l’on débarque au Japon. « Les autres » ne sont pas du cercle d’indulgence réciproque et l’on se conduit autrement avec eux.

La pathologie d’amae, selon l’auteur, est l’obsession et l’immaturité. On a besoin d’apparaître parfait aux yeux des autres parce que l’on dépend d’eux pour sa propre image. La figure de l’autre est crainte. D’où la perpétuelle insatisfaction qui, en contrepartie, motive le zèle au travail. D’où aussi la propension à se comparer, à admirer meilleur que soi, à s’égaler au miroir de l’autre. Ce qui engendre des sentiments homoérotiques vers ceux qui vous ressemblent. Il s’agit moins de pulsions sexuelles, encore que le sexe ne soit ni tabou ni péché, que de narcissisme. L’intimité entre hommes se traduit par la révérence envers le sensei, le maître, le désir étant jeune d’avoir l’air mignon, touchant, digne de protection par les autres (hommes ou femmes).

L’Eglise catholique avait quelque tendance à susciter ces mêmes comportements issus de la dépendance affective. La Vierge Marie étant la Mère à qui l’on son confiait et le curé un Protecteur qui avait une relation directe avec Dieu – et qui pouvait donc se « permettre » des comportements affectifs à la limite du sexe. Ce n’est plus admissible aujourd’hui que la société a évolué, mais peut-être faut-il chercher dans cette dépendance affective longtemps couvée en serre par la bourgeoisie conservatrice catholique ces enfermements affectifs du patronage, des scouts, des collèges et pensions ou couvents.

Un autre trait de ce sentiment d’amae est la mélancolie, l’apitoiement sur un héros défunt. Nous l’avons eu en Occident dans le romantisme comme dans la pratique religieuse où le Christ martyr suscitait des émois empathiques au point d’attraper les stigmates de ses plaies. Ce sentiment victimaire est proche du sentiment d’injustice, d’être en butte aux persécutions, surtout à l’adolescence (voir L’enfant de Jules Vallès, Poil de carotte de Jules Renard, et Vipère au poing d’Hervé Bazin).

Le moi n’est pas construit mais malléable au groupe ; au Japon il ne se construit pas. L’enfant parle de lui à la troisième personne, s’identifiant à un héros imaginaire ou à un être persécuté, se complaisant vers la puberté dans les tortures fantasmées et la mort théâtrale. Le moi n’émerge que par le groupe, sans le groupe l’individu est comme un escargot sans coquille, nu et fragile, croqué par le premier prédateur qui passe.

D’où la recherche éperdue de consensus, qui nous étonne dès que l’on s’immerge dans la société japonaise, mais qui arrive comme une vague dans nos contrées avec les réseaux sociaux, surtout à cette période immature de l’adolescence. « Être d’accord » est le mantra de tous ; la hantise de devoir penser par soi-même et s’affirmer, même gentiment, contre les autres apparaît insupportable.

L’amae ne permet jamais d’être adulte, mûr et responsable de soi et des autres. Les Japonais sont dépendants de leurs familles, connaissances et supérieurs ; les Français sont dépendant de l’Etat-providence qui les materne (trop) et a remplacé l’Eglise pour les empêcher une fois de plus de se prendre en main.

Takeo Doï, Le jeu de l’indulgence, 1973, L’Asiathèque 1991, €23.85

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Nick Hornby, Haute fidélité

La fidélité n’est pas son fort à Rob, 35 ans, qui vient de se voir largué par sa dernière copine Laura. C’est qu’il est un ado attardé qui veut garder « toutes les possibilités ouvertes » à sa vie, sans prendre la voie d’une seule fille ni du couple avec enfants. Ce pourquoi il a interrompu ses études, toujours à cause d’une rupture sentimentale, et qu’il est propriétaire d’un magasin de disques dans un quartier isolé plutôt minable, qu’il tente de maintenir à flot. Ses deux aides, employés à plein-temps mais payés à mi-temps, sont comme lui des attardés, fans de musique d’hier – de leurs années de jeunesse envolée.

Il faudra peut-être un jour entreprendre l’analyse sociologique des années soixante en Angleterre où « la musique » (rock, pop, folk et variantes) a obsédé les adolescents mâles d’une façon vécue nulle part ailleurs. Toutes leurs émotions passaient par la musique ; ils ne tombaient amoureux que sur un air ou selon les paroles de chansons ; ils étaient mélancoliques parce c’était ce qui marchait le mieux en chanson ; ils ne pensaient pas la mort parce qu’il y a très peu de chanson sur la mort. « Peut-être donc que ce que j’ai dit, sur le fait qu’à force d’écouter trop de disques on fout sa vie en l’air… peut-être qu’il y a quelque chose de vrai là-dedans, finalement » (Seize). A suivre les monologues du personnage, on le conçoit.

Rob est de ce type, discutant sans fin sur ses « cinq titres préférés » avec ses compères ratés, passant régulièrement sa collection de disques vinyles à l’expérience des rangements (ordre alphabétique puis date de parution, puis date d’achat). Puéril, velléitaire et de mauvaise foi, il s’enkyste dans le rôle de loser sans jamais se sentir une quelconque responsabilité à ce qui lui arrive. Bande-t-il ? Ne bande-t-il pas ? Est-ce à bon escient ? Faut-il perforer au marteau-pilon comme Ian, le voisin du dessus qui lui a raflé Laura ? Faut-il la jouer amusant, joyeux, tendre ? Rob est un peu chacun de nous – les mâles – avec le décentrement de ce pays étranger et à cette date désormais révolue. Son égocentrisme affligé est dépeint avec cet humour anglais fait d’absurde et de dérision qui nous échappe parfois, mais qui est délicieux lorsque nous parvenons à y pénétrer.

Le chapitre Un où il relate ses « cinq ruptures inoubliables » à 12 ans, 13 ans, 15 ans, 19 ans et 26 ans est émouvant ; tout comme le chapitre Dix hilarant sur sa propension au « fiasco ». « On est parvenu à l’adolescence, on s’est arrêté net ; on a tracé la carte à ce moment-là, et les frontières n’ont pas bougé d’un poil depuis » (Treize). Mais, à 35 ans, n’est-il pas temps d’en sortir ? Ses copains d’école y sont parvenus, pourquoi pas lui ? « La différence entre ces gens-là et moi, c’est qu’ils ont fait leurs études et pas moi (ils n’ont pas rompu avec Charlie, moi si). Résultat : ils ont des boulots intelligents et moi un boulot idiot, ils sont riches et moi pauvre, ils ont confiance en eux-mêmes et moi je suis inconséquent, ils ne fument pas et moi si, ils ont des opinions et moi des listes » (Vingt et un).

Rob s’en sortira grâce à une fille – à Laura avec qui il renoue. Elle saura le prendre et le valoriser ; elle le tirera de la complaisance morose où il se plaisait. L’auteur, professeur à Cambridge et journaliste, a 38 ans lorsqu’il publie ce roman. Il y livre une bonne part de sa propre expérience de la vie.

Nick Hornby, Haute fidélité (High Fidelity), 1995, 10-18 2010, 320 pages, €7.50 e-book Kindle €8.99

Un autre roman de Nick Hornby chroniqué sur ce blog

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André Gide sexuel

Il écrit à 19 ans (14 mai 1888) : « La mélancolie chez les Anciens, ce n’est pas dans la morne douleur de Niobé que je l’irais chercher, ni dans la folie d’Ajax – c’est dans l’amour leurré de Narcisse pour une vaine image, pour un reflet qui fuit ses lèvres avides et que brisent ses bras tendus par le désir… » p.13. Narcisse, c’est lui-même André, aspirant au fusionnel et ne trouvant que l’éphémère.

Quelques jours plus tard, le 17 mai, il a cet aveu en vers :

« Ne pourrais-je trouver ni quelqu’un qui m’entende

Ni voir quelqu’un qui m’aime et que je puisse aimer

Qui pense comme moi et qui comme moi sente

Qui ne flétrisse pas mon âme confiante

Par un rire moqueur, qui la pourrait briser ? » p.17.

« J’ai vécu jusqu’à vingt-trois ans complètement vierge et dépravé », avoue-t-il en mars 1893 p.159. C’est la Tunisie et l’Algérie, pour lui, qui le déniaise cette année-là en compagnie du peintre Paul Laurens ; il le contera dans Si le grain ne meurt. Il faudra que le printemps 1968 passe pour balayer cette odieuse contrainte sexuelle, morale et religieuse (mais elle revient avec l’islam !). Des ados d’aujourd’hui s’interrogent sur « dormir nu à 14 ans » (requêtes du blog). Gide leur répond, il y a déjà un siècle : « Sentir voluptueusement qu’il est plus naturel de coucher nu qu’en chemise » 18 août 1910 « bords de la Garonne ») p.647.

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Séparer radicalement la chair et l’esprit engendre la névrose, et le christianisme a été et reste un grand pourvoyeur de névrose. « Je ne suis qu’un petit garçon qui s’amuse – doublé d’un pasteur protestant qui l’ennuie » (2 juillet 1907) p.576. Haïr le désir pour adorer l’idéal n’est pas la meilleure façon de se trouver en accord avec le monde. « Le propre d’une âme chrétienne est d’imaginer en soi des batailles ; au bout d’un peu de temps, l’on ne comprend plus bien pourquoi… (…) Des scrupules suffisent à nous empêcher le bonheur ; les scrupules sont les craintes morales que des préjugés nous préparent » (septembre 1893) p.173. Freud nommera cela le Surmoi. Des « personnalités dont s’est formée » la sienne (1894) p.196, on distingue principalement des rigoristes et des austères : « Bible, Eschyle, Euripide, Pascal, Heine, Tourgueniev, Schopenhauer, Michelet, Carlyle, Flaubert, Edgar Poe, Bach, Schumann, Chopin, Vinci, Rembrandt, Dürer, Poussin, Chardin ».

Marié en 1895 à 26 ans avec sa cousine amie d’enfance Madeleine, de deux ans plus jeune que lui, il ne consommera jamais l’union, préférant de loin l’onanisme solitaire ou à deux (il a horreur de la pénétration et ne pratique pas la sodomie). Il est attaché à celle qu’il appelle le plus souvent Em dans son Journal (Em pour M., Madeleine, mais aussi pour Emmanuelle, ‘Dieu avec nous’). Il a pour elle « une sorte de pitié adorative et de commune adoration pour quelque-chose au-dessus de nous » (janvier 1890) p.116. Sa femme reste pour lui la statue morale du Commandeur, le phare pour ses égarements, la conscience du Péché.

Son grand amour masculin, en 1917 (à 48 ans), est pour Marc Allégret le fils de son ex-tuteur, 16 ans, dont il est conquis par la jeunesse plus que par la beauté : « Il n’aimait rien tant en Michel [pseudo pour Marc] que ce que celui-ci gardait encore d’enfantin, dans l’intonation de sa voix, dans sa fougue, dans sa câlinerie (…) qui vivait le plus souvent le col largement ouvert » p.1035. Cet amour du cœur et des sens pour Marc fera que sa femme brûlera ses trente années de correspondance avec elle, une part vive de son œuvre. Elle savait pour son attirance envers les jeunes, mais il s’agit cette fois d’une infidélité du cœur qu’elle ne pardonne pas.

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La peau, la nudité, est pour André Gide la jeunesse même ; ainsi regarde-t-il les enfants de pêcheurs se baigner en Bretagne (p.86), ou admire-t-il le David de Donatello : « Petit corps de bronze ! nudité ornée ; grâce orientale » (30 décembre 1895) p.207. « Ce contre quoi j’ai le plus de mal à lutter, c’est la curiosité sensuelle. Le verre d’absinthe de l’ivrogne n’est pas plus attrayant que, pour moi, certains visages de rencontre » (19 janvier 1916) p.916. Il note souvent ses éjaculations par un X, aboutissant parfois à une comptabilité cocasse : « Deux fois avec M. (Marc Allégret) ; trois fois seul ; une fois avec X (un jeune Anglais) ; puis seul encore deux fois » 15 juillet 1918, p.1071.

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André Gide est sensuel, mais surtout affectif ; il n’a de relations que mutuellement consenties, joyeuses, orientées vers le plaisir. Sa chasse érotique est surtout celle des 14-18 ans – ni des enfants impubères (dont il se contente dans le Journal d’admirer la sensualité), ni des hommes faits. Nombreuses sont ses expériences, avec les jeunes Arabes en Algérie, des marins adolescents à Etretat, un petit serveur de Biarritz, un jeune Allemand dans un train, des titis parisiens de 14 ans qui aiment « sonner les cloches », Charlot un fils de bourgeois parisien déluré de 15 ans, Louis un paysan des Alpes…

« Le portrait D’Edouard VI de Holbein (Windsor Castle) (…) Disponibilité de ce visage ; incertaine expression d’enfant ; visage exquis encore, mais qui cessera vite de l’être… » (février 1902) p.347

« Le portrait D’Edouard VI de Holbein (Windsor Castle) (…) Disponibilité de ce visage ; incertaine expression d’enfant ; visage exquis encore, mais qui cessera vite de l’être… » (février 1902) p.347

« Plus encore que la beauté, la jeunesse m’attire, et d’un irrésistible attrait. Je crois que la vérité est en elle ; je crois qu’elle a toujours raison contre nous. (…) Et je sais bien que la jeunesse est capable d’erreurs ; je sais que notre rôle à nous est de la prévenir de notre mieux ; mais je crois que souvent, en voulant préserver la jeunesse, on l’empêche. Je crois que chaque génération nouvelle arrive chargée d’un message et qu’elle le doit délivrer » (26 décembre 1921) p.1150. Il publiera Corydon, un livre un peu pensum sur le rôle civilisateur de l’homosexualité, en 1924, bien qu’il l’ait écrit dès 1910.

Mais il aura le 18 avril 1923 une fille, Catherine, d’une liaison avec Elisabeth Van Rysselberghe (p.1189). Et Marc Allégret se trouvera une copine passé vingt ans, avant de devenir un réalisateur reconnu grâce à Gide qui lui donne du goût et de la culture.

André Gide présente avec humour dans son Journal un plaidoyer pro domo : « Socrate et Platon n’eussent pas aimés les jeunes gens, quel dommage pour la Grèce, quel dommage pour le monde entier ! » p.1092. Il va même plus loin – ce qui va choquer les ‘bonnes âmes’ qui aiment se faire mousser à bon compte grâce à la réprobation morale : « Que de telles amours puissent naître, de telles associations se former, il ne me suffit point de dire que cela est naturel ; je maintiens que cela est bon ; chacun des deux y trouve exaltation, protection, défi ; et je doute si c’est pour le plus jeune ou pour l’aîné quelles sont le plus profitables » p.1093. Rappelons qu’il s’agit de relation avec des éphèbes – donc pubères actifs d’au moins 14 ans – qu’il ne faut pas confondre avec des « enfants », immatures et usés comme jouets. Comment dit-on, déjà, en politiquement correct ? « Pas d’amalgame ? »

André Gide, Journal tome 1 – 1887-1925, édition complétée 1996 Eric Marty, Gallimard Pléiade, 1748 pages, €76.00

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Gustave Flaubert, Voyage en Orient

flaubert voyage en orient
L’Orient (moyen) était le rêve romantique, le voyage d’une vie. Maxime Du Camp était parti en Orient en 1844, l’année où il est devenu l’ami de Flaubert. Gustave s’est mis à en rêver, surtout après avoir voyagé en Italie en 1845. En 1847, il randonne à pied et en voiture trois mois en Anjou, Bretagne et Normandie avec Maxime Du Camp. L’amitié se consolide, le rêve se développe, un long voyage est désormais envisageable. Maxime veut repartir en Orient pour photographier, ce qui est neuf en ce temps ; Gustave, à 28 ans, veut en être. Non pour publier (il gardera ses carnets pour lui) mais pour « la sensation ». Voir et sentir valent mieux que tous les livres et l’on sent bien plus fort quand on est jeune. L’Orient lui inspirera les romans et contes qui révéleront son talent : Salammbô, la Tentation de saint Antoine version 2, Hérodias

Il lui faudra un an pour convaincre sa mère, six mois de préparation, nécessitera six cents kilos de bagages, un domestique appelé Sassetti, deux ordres de mission des ministères de l’Instruction publique et de l’Agriculture pour favoriser les autorisations locales de visites – et durera pour Flaubert 19 mois. Les compères visiteront Egypte, Liban-Palestine (Syrie), Rhodes, Asie mineure (Turquie), Grèce, Italie. Mais pas la Perse, pourtant prévue au départ, mais dangereuse d’accès ; Flaubert y renoncera sur les instances de maman… Il est vrai qu’il est sujet à des « crises nerveuses », en fait une épilepsie due à une ancienne syphilis. Ce qui ne l’empêchera pas de coïter avec enthousiasme les almées, courtisanes et autres putains d’Egypte et d’ailleurs. Il tombera même amoureux de Kuchiuk-Hanem, célèbre fille de joie dans la trentaine qu’il baisera plusieurs fois la même nuit (« coup » puis « recoup », écrit-il sobrement). De quoi choquer les lecteurs de la première édition (posthume) en 1910, aussi prudes et coincés que les islamistes rigoristes aujourd’hui. L’éditeur Conard – c’est son vrai nom – a expurgé soigneusement ces baisades et autres allusions au sexe.

L’Orient représente à l’époque cet espace de liberté sexuelle que l’Europe a réduit et Gustave comme Maxime en profitent, avides d’expériences avec, pour Flaubert, le goût des gens. Contrairement à ce que croient certains, Flaubert n’a eu qu’une ou deux expériences homosexuelles « pour voir » avec un jeune garçon de bain en Égypte ; il ne l’évoque pas dans ces carnets « sérieux » mais en passant dans sa Correspondance à ses amis masculins. Il relate en revanche pour la couleur locale les anecdotes piquantes qu’il a recueillies : « Il y a quelque temps un enfant sur la route de Choubra [5 km au nord du Caire] se faisait enculer par un singe » (p.624 Pléiade). Ou encore à Damas, raconté par le supérieur des Lazaristes : « M. Guyot a surpris, ces jours derniers, deux de ses élèves, âgés de douze ans environ, qui s’entreculaient à la porte du couvent ; l’un d’eux avait appris la chose d’un chrétien qui l’avait dépucelé moyennant la somme de vingt paras. Selon le supérieur, la pédérastie est ici excessive » p.793. Il semble que les psys aient aujourd’hui remplacés les curés en faisant du traumatisme l’équivalent scientifique du péché originel, mais l’interdit social à l’expérimentation sexuelle des adolescents reste sans changement. Gustave préfère les femmes, il aura même le coup de foudre pour une inconnue en Italie (p.1012). Ce ne sont que descriptions du visage, de l’allure, des seins à demi découverts pour l’allaitement de celles qu’il rencontre. Êtres vivants ou statues, Flaubert ne voit que les femmes – en Égypte, en Grèce, en Italie, les hommes, les vieillards et les éphèbes ne lui sautent pas aux yeux.

Il a beaucoup lu avant de partir mais cite peu ses références durant le voyage (contrairement à Maxime qui les confirme, les infirme ou les complète en érudit). Flaubert préfère le vivant, le matériau brut, la sensation. Ce pourquoi il décrit longuement visages ou paysages, statues ou monuments, comme si la photo n’avait pas été inventée. « J’ai vu une petite fille de douze ans environ, nue, charmante, avec son petit caleçon de cuir battant sur ses cuisses et ses petites mèches tressées tombant sur ses épaules – ses yeux d’émail souriaient – ses reins cambrés – elle avait un petit collier rouge et des bracelets à grains bleus. Elle portait un panier dans une pauvre maison et elle en est ressortie » p.671. C’est parfois fastidieux à lire, mais c’était surtout pour lui un aide-mémoire, pour affiner sa plume, un exercice de précision, de concision et d’exactitude. D’où le ton parfois détaché qu’il prend pour décrire les turpitudes, la misère des mômes, la bêtise brutale des muletiers envers un chien ou la crasse des femmes dans les montagnes d’Asie mineure. D’où l’aspect parfois « peinture », chaque mot étant un trait de pinceau pour composer un ensemble en couleurs.

1849 sphinx egypte maxime du camp

Il a aimé en Égypte les chameaux (« la première chose [que j’ai vue] sur la terre d’Égypte » p.613 ; ils apparaissent hiératiques comme des vaisseaux de haut bord chaloupant au-dessus du khamsin, ce vent qui soulève le sable au ras du sol, leur face a parfois des ressemblances risibles avec des personnages connus. Il a ressenti une intense émotion en découvrant le Sphinx : « il nous regarde d’une façon terrifiante » p.626. Il a vécu une jouissance indicible devant Thèbes, qu’il tente pourtant d’exprimer en mots dérisoires : « C’est alors que jouissant de ces choses, au moment où je regardais trois plis de vagues qui se courbaient derrière nous sous le vent, j’ai senti monter du fond de moi un sentiment de bonheur solennel qui allait à la rencontre de ce spectacle ; et j’ai remercié Dieu dans mon cœur de m’avoir fait apte à jouir de cette manière. Je me sentais fortuné par la pensée, quoiqu’il me semblât pourtant ne penser à rien – c’était une volupté intime de tout mon être » p.658. Il a aimé les couchers de soleil fulgurants sur le Nil, avec les nuances du rouge vif au bleu pâle du ciel ; le dégradé d’ombre des montagnes au Liban. Bon vivant, blagueur et bien accepté, il n’hésite pas à « régaler de Vénus nos trois bourriquiers moyennant la somme de soixante paras » (p.643) – autrement dit à leur payer des putes.

Il est aussi capable d’impatience, de spleen, de mélancolie de l’exil ou de la destinée, d’ennui qui le saisit et l’empêche de faire quoi que ce soit. Jérusalem, après un émerveillement devant ses murailles, le déçoit. Cette ville arabe est d’une crasse indicible : « Jérusalem me fait l’effet d’un charnier fortifié – là pourrissent silencieusement les vieilles religions – on marche sur des merdes et on ne voit que des ruines – c’est énorme de tristesse » p.754. De même au Saint-Sépulcre : « Ce qui frappe le plus (…) est la séparation de chaque église, les Grecs d’un côté, les Latins, les Coptes – c’est distinct, retranché avec soin – on hait le voisin avant toute chose – c’est la réunion des malédictions réciproques, et j’ai été rempli de tant de froideur et d’ironie que m’en suis allé sans songer à rien plus ». D’ailleurs « les clés sont aux Turcs, sans cela les chrétiens de toutes sectes se déchireraient » p.758. En revanche, Bethléem l’enchante, malgré l’excès baroque des bondieuseries : « Rien n’est suavité plus mystique et d’une splendeur plus douce que l’entrée de la crèche par le côté gauche : l’œil se perd dans l’illuminement des lampes qui brillent au milieu des ténèbres, on en voit devant soi une longue enfilade – à droite et à gauche et au fond » p.761.

1849 le caire egypte maxime du camp

Les Européens sont mal vus en Orient, surtout dans l’empire turc après l’indépendance de la Grèce. Un racisme latent éclate parfois en mimiques ou en coups de fusil, auquel se mêle une xénophobie religieuse envers les chrétiens mécréants. En Asie mineure au village de Bordall (ou Bodzal) : « Rencontré deux Grecs, le gamin est à cheval et le jeune homme à pied. L’enfant de douze ans qui est l’aide de notre moucre (muletier), resté en arrière avec Sassetti, lui propose de couper le cou aux Grecs, et comme il ne comprend pas il lui fait signe avec son couteau » p.845. La haine ethnique n’est pas un vain mot en Turquie musulmane. La corruption et la dépravation non plus, comme en témoigne un jeune derviche : « autour de lui il ne voit que putains : ‘Qu’est-ce que fait un Turc ? Il prend une femme, la baise trois jours ; puis il voit un jeune garçon, lui soulève son bonnet, le prend chez lui et quitte la femme, qui se fait enfiler par le jeune garçon !’ » p.860.

Mais la politique laisse les deux amis indifférents, ils ne s’intéressent en rien à la question d’Orient. Et Flaubert n’est pas raciste, il ne se sent pas supérieur parce qu’il est Blanc venu d’un pays développé, il juge seulement de la beauté des visages et de la vertu des âmes. « Le regard n’est ni sémitique ni nègre, il est doux et malicieux », dit-il par exemple des hommes du Sennahar en Haute-Egypte (p.678). Il décrit le rameur du Nil Mohammed : « J’ai avec moi un petit raïs de quatorze ans environ, Mohammed ; il est de couleur jaune, une boucle d’oreille d’argent à l’oreille gauche ; il ramait avec une vigueur plaine de grâce, il criait, chantait en passant les courants, menant tout le monde, – ses bras étaient d’un joli style, avec ses biceps naissants. Il a ôté sa manche gauche, de cette façon il était drapé sur tout le côté droit, avait le côté gauche et une partie du ventre à découvert. Taille mince – plis du ventre qui remuaient et descendaient quand il se baissait sur son aviron. Sa voix était vibrante en chantant ‘el naby, el naby’. C’est là un produit de l’eau, du soleil des tropiques, et de la vie libre ; – il était plein de politesses enfantines : il m’a donné des dattes et relevait le bout de ma couverture qui trempait dans l’eau » p.679. Les deux amis ont dîné à Constantinople avec le général Aupick, beau-père du poète Baudelaire, dont Flaubert a vanté les vers choquant le bourgeois sans le savoir.

1839 athenes parthenon

Il a repris au propre ses carnets d’Égypte, au retour ; l’Asie mineure n’a pas été oubliée mais il l’a moins aimée. Quant au Liban, à la Palestine et à la Grèce, il a été souvent déçu et a laissé ses notes en l’état. C’était l’hiver, le voyage s’étirait, il a vu Marathon sous la pluie, il a galopé trempé et transi, enfoncé dans la boue parfois jusqu’aux cuisses. Il passera le reste du voyage, d’Athènes à l’Italie à se contenter de décrire les statues des musées et des églises, sans plus. On sent moins l’enthousiasme, le retour au scolaire et à la vie bourgeoise, la préparation des œuvres envisagées. L’ironie ressurgit parfois, mais fugace, comme au passage du Jardanus en Grèce : « En face de nous, dans cette maison : servante bossue avec de gros seins : de quel côté la prendre si son mari aime les tétons durs ? » p.941.

Parti de Paris avec Maxime le 29 octobre 1849, Flaubert y revient fin juin 1851 sans Maxime, qui a prolongé ailleurs, mais avec maman qui l’a rejoint à Venise. Les deux amis ont passé 8 mois en Égypte, dont 4 et demi sur le Nil, 4 mois en Palestine 3 mois et demi en Grèce, 1 mois et demi en Turquie et 5 mois en Italie. L’Égypte et la Turquie sont une mine de renseignements, de descriptions et d’anecdotes intéressantes au voyageur d’aujourd’hui – comme à ceux qui préfèrent voyager par procuration, bien au chaud dans leur lit, l’imagination enfiévrée sous la lampe.

Gustave Flaubert, Voyage en Orient, 1851, Folio classique 2006, 752 pages, €12.90
Gustave Flaubert, Œuvres complètes tome 2 – 1845-1851, Gallimard Pléiade 2013, 1680 pages, €72.00
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Albert Cohen, Solal

albert cohen solal

Solal, petit Juif, a 13 ans lorsqu’il tombe amoureux d’une femme de France blonde. Solal, longs cils, cheveux noirs bouclés comme des serpents, col pur, a 16 ans lorsqu’il fait l’amour à la femme blonde, puis s’enfuit avec elle. Solal marié – avec une autre – a 25 ans lorsqu’il devient ministre à Paris. « Il était beau, naïf, pénétrant, chaud, hardi, insolent, si courtois, bon immense, diabolique et vivant. Bon surtout » – ainsi le peint sa femme à la page 144 de l’édition « Velpeau » Gallimard.

Ainsi le décrit l’auteur, dans les années d’avant-guerre où le fascisme avait triomphé en Italie, où Hitler progressait en Allemagne, où les ligues tenaient la Une en France. Cohen enfante un héros juif comme un héros aryen, un Apollon – mais sans ses cheveux d’or – avec ses qualités et ses défauts, son énergie et sa beauté mâle. Il l’aime comme un fils et veut le faire aimer. Jeune, éclatant, généreux, intelligent, Solal est fils du soleil. Il s’oppose ainsi en tous points à l’image du Juif viennois laid, avare et tortueux, fils du sombre ghetto – cliché qui court l’opinion.

Le plus sympathique est que Solal reste juif. Il ne peut (ni ne veut) s’assimiler jusqu’à se fondre. L’auteur tente ici de cerner ces caractères singuliers qui déterminent le peuple juif, son irréductible différence. Et il les revendique face aux autres peuples.

Solal a la folie du sud méditerranéen, son goût du contact humain et de la séduction. Solal a la joie chevillée au cœur, une énergie sexuelle irradiante, mais aussi la mélancolie de la mort comme un soleil noir. Soal est immense et humain.

Les Européens qui l’accueillent sont des terriens, lourds, sensés, sûrs d’eux-mêmes. « La cloche d’un village tintant, des hommes issus d’une terre rentraient chez eux et n’avaient rien à cacher et demain était sûr et leur mission à eux était de faire des trous dans les champs ou dans les ventres des autres hommes » p.192.

Le contraste est là, entre les hommes attachés à une terre et les apatrides de la Diaspora. Les premiers se comportent en propriétaires sûrs de leurs droits, certain de l’avenir et assurés du quotidien. Les autres n’ont rien que leur Dieu et leurs coutumes, ils se comportent en nomades, en artistes ou en fous vaguant, avares ou prodigues à l’excès parce que pour eux demain n’est pas écrit. Les Juifs forment « le vieux peuple fou qui marche seul dans la tempête portant sa harpe sonnante à travers le noir ouragan des siècles et immortellement son délire de grandeur et de persécution » p.270.

Les positifs – ceux qui ont « les yeux fixés sur l’autobus et non sur leur tombe prochaine » p.142, ceux pour qui « le monde [est] tracé à la règle » p.138 – et les poètes – « passionnés d’absolus » p.283, ceux pour qui l’incertitude du lendemain engendre le doute, la critique et l’invention – ne sont pas de même culte.

L’histoire de Solal est belle et un peu longue. Elle veut trop démontrer plutôt que de seulement montrer ; elle reste du côté des idées plutôt que de la vie. Elle n’a pas encore le souffle de Belle du seigneur mais elle est plus intime, plus naïve et plus tendre. Comme l’enfance d’une œuvre.

Donc attachante. Solal est un prénom qui se donne volontiers aux garçons goy dans le milieu bobo parisien, façon d’appeler la grâce du héros cohenien sur le gamin. L’un d’eux joue dans ma rue, il a 13 ans.

Albert Cohen, Solal, 1930, Folio 1981, 471 pages, €8.70

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Le mal au paradis

La véritable femme de tout Polynésien est la bière Hinano qu’il consomme avec abus entre vendredi soir et dimanche soir. Le pakalolo (cannabis) et l’ice (metamphétamine) sont deux drogues dévastatrices ici, surtout lorsque mélangées à de la bière ou de l’alcool. Le résultat : des accidents de la route, des bagarres, des viols, des violences conjugales. Chaque fin de semaine voit des morts. Dans le cas des violences conjugales, la femme frappe avec un couteau son tane (mari) tandis que l’homme la bat à mort avec ses poings laissant, comme en juin, cinq orphelins de 10 à 2 ans. Ironie, le Français de Polynésie constate que le Français de France boit plus que lui sans être victime de tous ces maux ! Comme l’expliquent les journalistes en suivant les médecins, c’est que le Métropolitain boit certes trop aussi, mais sur huit jours – tandis que le Fenua (pays) avale la même quantité en deux jours, tout en le mélangeant avec d’autres drogues.

hinano biere tahiti

Pourquoi ? A cause du « fiu ». C’est un sentiment respectable et respecté. Quand un Polynésien vous dit : « je suis fiu », la Popaa que je suis se fait toute petite. Comment traduire : c’est peut être qu’il s’ennuie terriblement, qu’il est las de tout et que cela déclenche chez lui un sentiment de rejet, de ras-le-bol, et donc qu’il n’y a lieu de ne pas insister. C’est fiu de retourner acheter des allumettes oubliées chez le Chinois. Si le maçon est fiu, il s’arrêtera de travailler pour quelques jours ou pour plusieurs semaines. Si la serveuse du café est fiu, elle s’appuie sur son comptoir et reste là, donc pas de service. Je traduirais par mélancolie, langueur, dégoût de tout. Parfois, cela me gagne aussi. Est-ce que l’ennui n’est pas le revers du paradis ?

1932 lagon tahiti

Ne pas confondre le fiu avec le « burn out ». Une étudiante en médecine fenua, Sabrina Chan Lin, épouse Chanteau, a soutenu une thèse de doctorat sur l’épuisement professionnel. Il se manifeste par un épuisement émotionnel, une déshumanisation et la réduction de la compétence personnelle. A Tahiti, 12% des jeunes médecins présenteraient un tel syndrome.

Ils se suicident alors beaucoup aussi. Les jeunes de 15 à 35 ans sont les plus nombreux, même mariés, même chargés de famille.

Pour compenser, les festivités sont nombreuses, les dépenses en cadeaux importantes et les enfants gâtés pour la plupart. La nourriture d’exception, venue de Nouvelle-Zélande, prend ici de l’importance : les huîtres très laiteuses, les palourdes énormes, les moules vertes grosses comme des moules espagnoles, le veau débité en gros morceaux, le puaa (cochon) local grillé. On ne mange pas, ici, on bouffe.

Le mauvais cholestérol s’accumule car le Polynésien aime les moules farcies, les palourdes farcies, la volaille farcie et mange moins légumes et de fruits (produits locaux moins tentant). Le diabète apparaît avec les mœurs américaines de boire des sodas très sucrés, beaucoup et n’importe quand. Beaucoup de Polynésiens sont obèses, 30% selon les études, et 40% sont atteints de surpoids (soit 70% de la population au total !). Les jeunes et les vieux, les femmes et les hommes, les gamines et les gamins sont obèses, sauf ceux qui s’adonnent aux sports traditionnels comme aux sports introduits par la modernité, mais cela demande un effort.

bouffe barbecue Tahiti

D’autres font confiance aux horoscopes. Chaque jour dans « La Dépêche de Tahiti » ou hier dans « Les Nouvelles de Tahiti » (disparu…), vous pouvez consulter votre horoscope. Sur toutes les radios et sur les différents programmes de télévision on diffuse plusieurs fois par jour l’horoscope « normal » et, en plus, l’horoscope « chinois ». Les programmes de télé donnent tous les horaires.

Les nouvelles religions fleurissent. J’ai été conviée à assister à une conférence donnée par une voyante marseillaise qui invoque les « Maîtres », Ramtha, les archanges, les anges, qui soigne par les chakras et la respiration « essinienne » (?). Mais elle fait concurrence aux sorcières et prêtresses locales. Un sort a été lancé sur la Marseillaise par la meneuse de la prière à la cascade. En effet, chaque dernier samedi du mois, j’accompagne E. à la cascade de Faaone. Merci de ne pas rire, pas même de sourire. Il s’agit d’aller recevoir de l’énergie. Tous les participants se mettent en rond, pieds nus sur le sol, se donnent les mains, une main donnant, l’autre main recevant. La Prêtresse parle aux nouveaux adeptes, puis récite un Notre-Père. Les nouveaux en priorité s’en vont, huilés de monoï, dans le bassin pour recevoir l’eau de la cascade. Ils touchent la roche pendant que la Prêtresse prononce des paroles. Certains pleurent, certains crient. Quand tout est calmé, les participants font déborder le bassin et prononcent une autre prière. Séchage, rhabillage et le petit-déjeuner est pris en commun de l’autre côté de la route face à l’océan.

Hiata de Tahiti

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