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Bernard Clavel, Les petits bonheurs

Bernard Clavel, mort en 2010, on l’a oublié aujourd’hui, a obtenu le prix Goncourt en 1968 pour Les fruits de l’hiver. Au tournant du millénaire, passé 75 ans, il livre son petit livre de souvenirs heureux – seulement ceux-là. Sa mémoire n’est plus ce qu’elle était, imprégnée d’émotions plus que de raison, d’odeurs plus que de visions, d’impressions plus que de sentiments. Mais il se livre en un livre et c’est là l’essentiel, l’unique.

Chacun vit sa propre vie, à nulle autre pareille. Celle du petit Bernard est à Dole en Jura, dans un quartier où son père était boulanger. Il a pris sa retraite tôt, ayant commencé apprenti à 12 ans, et s’est occupé de son jardin comme du cheval qu’il avait laissé à son successeur, dont l’atelier était en face de chez lui. C’est tout un milieu d’artisans que décrit Clavel, lui-même apprenti pâtissier à 14 ans dont la fiche Wikipedia, fort mal faite ne nous dit rien (les petits intellos qui écrivent et gardent jalousement l’encyclopédie en ligne s’en foutent de l’ouvrier Clavel, même la notice des grands bourgeois du Who’s who est meilleure !).

L’artisanat a été remplacé par l’industrie, même si le Jura a résisté longtemps ; après-guerre (celle de 40), ce sera au tour de l’agriculture d’être industrialisée ; aujourd’hui, ce sont les services « grâce » à l’informatique (même ce que les ignares appellent « intelligence » est devenue artificielle). Clavel chante à l’antique le siècle passé, la sérénité des humbles et des besogneux, lui qui s’est formé sur le tard et par lui-même à la peinture et à la littérature après deux années de bagne petit-patronal.

Les années 30, c’était l’eau non courante et la lumière du pétrole ; il fallait tirer au puits et allumer la lampe pigeon. Dès lors, la maisonnée vivait dehors l’été ou devant la cheminée l’hiver. C’était vivant, naturel, communautaire. Le chat ou le chien étaient des commensaux, les voisins faisaient partie de la famille, le quartier était un vivier de connaissances, voyager jusqu’à Lyon une véritable expédition. La lumière dansante de la lampe n’avait rien à voir avec la lumière froide des ampoules électriques et les ombres encourageaient l’imagination – comme dans les grottes de la préhistoire.

Le père (« classe quatre-vingt-treize ») aimait le travail bien fait, honneur de l’artisan, et l’on disait volontiers que son pain était le meilleur du canton. Un vieux s’en souvenait même avec les yeux humides, bien après que le père ait vendu son fonds. Le petit Bernard, fils unique, aime son père et suit son exemple. Il regarde avec fascination le bourrelier tailler le cuir en grommelant sur l’absence de soin des gens pour leurs godasses, il écoute avec attention le vieux luthier qui bâtit des chef d’œuvre d’un bout de presque rien, il compatit au drame du tonnelier et de sa tonnelière à la voix de stentor et aux muscles d’ogresse qui, un beau jour, reçoivent une sommation d’huissier parce que le terrain qu’ils occupent depuis des décennies et sur lequel ils ont bâti leur maison – tout en bois, y compris le chevillage – a été vendu et que le nouveau propriétaire veut le récupérer.

Le petit Bernard connait même « le petit Victor », fils d’un maître de fabrique prénommé Paul-Emile, qui se rendra célèbre dans l’exploration du pôle. Il voudra partir avec lui, il sera trop petit mais deviendra son ami. Paul-Emile Victor donnera à Bernard Clavel le goût du nord, de la neige et des paysages glacés ; ils alimenteront sa vie (il épousera une canadienne et ira habiter au bord du Saint-Laurent) comme sa littérature (Les colonnes du ciel).

Que des petits bonheurs qui remontent à la mémoire, le sel de l’existence – la sérénité du souvenir.

Bernard Clavel, Les petits bonheurs, 1999, Pocket 2002, 157 pages, €0.96 occasion e-book Kindle €10.99

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Paul Doherty, Le trésor de l’Indomptable

Paul Doherty Le trésor de l'Indomptable

Nous sommes à Cantorbéry au cœur d’un hiver rigoureux, en 1303. La neige s’infiltre sous les vêtements et la glace fait glisser les chevaux. Les forteresses de pierre sont glaciales malgré les braseros, les chandelles de cire pure, les tentures et tapis, le bon vin. Hugh Corbett, clerc royal d’Edouard d’Angleterre et investi du pouvoir d’enquêter, se voit envoyé dans la ville pour chercher un trésor. Ou plutôt une carte sur parchemin censée dire où il se trouve.

Ne croyez pas en l’imagination débridée de l’auteur : ce trésor du Suffolk existe réellement. Il a circulé longtemps sous forme de légendes, enjolivées par le merveilleux, mais il a été retrouvé par les archéologues après la Seconde guerre mondiale… Il s’agit du bateau viking de Sutton Hoo, où un prince saxon a été enterré avec ses richesses sous un tertre funéraire !

La fiction ne cesse de rencontrer la réalité chez Paul Doherty, éminent professeur d’histoire médiévale dans le civil. Il a l’art de tresser une intrigue d’Agatha dans un décor moyenâgeux plus vrai que nature. Cette fois-ci, il n’est pas en reste. D’obscures vengeances issues de meurtres, des trafics de marchands, des hôtes étrangers assassinés dans leur demeure bien gardée sans que nul n’ait rien vu, des carreaux d’arbalète qui volent ici ou là pour menacer ou pour tuer, une jeune femme divine et froide accusée du meurtre de son mari, un amant, une servante, un médecin, un lord maire, divers moines et mimes…

Hugh et son assistant Ranulf vont de monastères en manoirs, d’hostelleries en guildhalls ; ils arpentent les chemins glacés et les ruelles encombrées ; côtoient Joyeux, ruffians, godelureaux, ribaudes et jouvenceaux, tous en haillons superposés et parfois pieds nus sur la neige. Ils croisent des pendus aux yeux cavés par les corbeaux, des processions funéraires avec croix et encens balancés par les enfants de chœur. Ils hument les bonnes odeurs puis se sustentent de « chapons et volailles cuits au beurre ; tourtes à la croûte dorée agrémentées de sauces noires relevées ; perdrix rôties ; porc craquant servi avec des champignons et des oignons ; soupe aux œufs et au lait, le tout arrosé des meilleurs vins du Béarn. » p.270 Contrastes.

Ce moyen-âge est rude, étonnamment vivant. « Corbett fit ses adieux à Vive-la-joie et s’éloigna, précédé des jouvenceaux qui gambadaient, se bousculaient, donnaient des coups de pieds nus dans la neige, effrayaient les oiseaux et agitaient les bras. La pure exubérance de leur jeunesse fit sourire Corbett : c’était un réconfort bienvenu… » p.155 Chacun y cherche fortune et à se hausser du col. Les passions sont vives et l’intelligence de quelques-uns aussi. L’au-delà inspire de la crainte et de l’espoir. On tue dans les églises, mais le chant qui s’élève des chœurs monastiques est bien beau. On ne craint pas, non sans humour, d’abuser des croyances naïves : « Un vendeur de reliques, barbu, la peau hâlée par le soleil, les yeux étincelants, hurlait qu’il allait mettre aux enchères l’alliance de la Vierge Marie, une lanière des sandales du Christ, et un morceau de la porte de l’église que Simon le Mage avait édifié à Rome » p.161. L’inégalité est forte et presque héréditaire. Dans la ville, les jours de marché, « les miséreux réclamaient une aumône et les riches, l’œil brillant, la lippe vermeille, la peau blanche comme lis, paradaient dans leurs atours de satin et de samit avec, sur la tête, de courts capuchons à la pointe enroulée autour du cou, sur les épaules des capes de laine et, autour de la taille, des ceintures aux cabochons d’or et d’argent » p.100.

Tout commence par un rude pirate arraisonné, se poursuit par les meurtres mystérieux d’une famille de marchands, hôtes du maire de Cantorbery. D’autres comparses sont mêlés à l’histoire et tout se termine par la justice du roi. Si le lecteur en vient à soupçonner à peu près tout le monde, il a des doutes sérieux sur les vrais coupables. On se dit que… Et puis ce ne peuvent être qu’eux ! Mais jusqu’au dernier moment le suspense demeure. Un bon Doherty à lire au cœur de l’hiver devant une tasse de vin chaud à la muscade et à la cannelle, devant les enfants qui jouent, alors que la glace fige les arbres au-dehors.

Paul Doherty, Le trésor de l’Indomptable (The Waxman Murders), 2006, 10/18 2008, 318 p., 8.80€

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Paul Doherty, Faux frère

Paul Doherty Faux frere

Nous sommes à Londres à la fin du printemps 1302. L’irascible et caractériel roi Edouard 1er mande son clerc Hugh Corbett pour enquêter sur des meurtres répétés de jeunes prostituées, égorgées et mutilées chacune un 13 du mois. Corbett rechigne, il avait la parole du souverain pour prendre quelques semaines et aller dans la famille de sa femme au pays de Galles. Derechef, le roi le fait chevalier et c’est désormais sir Hugh Corbett, flanqué de son souple et nerveux clerc adjoint Ranulf, qu’il a sauvé jadis de la potence, que débute l’enquête.

Tout tourne autour de Westminster, l’abbaye royale laissée à l’abandon depuis des années. Il se murmure que les Bénédictins s’y dévoient et financent des orgies de vin et de sexe à l’aide de l’argenterie du domaine. Ne voilà-t-il pas qu’un renégat anglais, ex-marchand emprisonné en Flandres pour cause de manque de parole du roi Edouard, est vu à Londres ? L’une des victimes, cette fois une lady en charge du secours aux filles perdues, murmurait ce dicton célèbre mais incongru : « l’habit ne fait pas le moine ». L’intrigue tourne autour de cette phrase, reprise dans le titre du roman.

Le pittoresque de la ville capitale ne nous est pas épargné, la pauvreté des petits mendiants dépoitraillés comme des soldats mutilés qui n’ont pour retraite d’avoir servi le roi que la mendicité. Les odeurs de la ville médiévale sont fortes, la morale faible, les instincts règnent en maîtres parmi la population illettrée prête à croire ce qu’on veut.

Mais c’est bel et bien l’éducation, et la logique apprise à l’école, qui sert le clerc et lui permet d’y voir clair. Bien que… « Il aurait dû se rappeler que la somme des parties ne constitue pas forcément un tout et que le hasard, le sort et les coïncidences défient la logique » p.264. Le lecteur est donc pris dans les rets d’une suite d’intrigues où il s’emberlificote autant que l’enquêteur, jusqu’aux coups de théâtre du finale. C’est bien mené, captivant et incomparable pour percevoir et sentir le moyen-âge londonien.

Ce qui n’est pas le moindre mérite de ce livre, l’intrigue ici décrite réellement eu lieu dans l’histoire de Westminster et les archéologues ont trouvé des morceaux de peau du coupable, écorché de par le roi et restés incrustés dans la porte de l’abbaye. L’auteur, professeur d’histoire médiévale, donne les cotes des archives dont il s’est inspiré. Un mot encore, Hugh Corbett a lui aussi existé : son vrai nom était John de Droxford. La réalité, parfois, dépasse la fiction !

Paul Doherty, Faux frère (Murder wears a cowl), 1992, 10/18 2007, 284 pages, €1.65

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Lucette Blanchet, Là-haut

Il était comment, le monde d’avant ? C’était le monde paysan. Jusque dans les années 1960, les générations en Savoie restaient pour la plupart à la ferme, « emmontagnant » à la belle saison en chalets d’altitude. Le cheptel devait brouter l’herbe grasse sous les glaciers pour donner ce lait enrichi qui fait les bonnes tommes.

lucette blanchet la haut

Née en 1940, l’auteur a 5 ans lorsqu’elle est envoyée en vacances au pair chez une nounou fermière vaguement de la famille, à Miocé, hameau (inventé ?) de Bellecombe dans le Haut-Jura. Chez elle, ça barde : le père à la SNCF se pique la tronche tous les soirs et la mère, faible et peuple, ne veut pas divorcer. La sœur aînée part dès qu’elle peut travailler, vers 16 ans. Pour la petite, il faut quitter la ville, la honte, la déchéance, cette boule qui ankylose son sternum. A l’inverse, la montagne, son ciel pur, l’immensité du paysage, ses odeurs de nature, c’est la liberté.

Le livre est un roman et il est indiqué en exergue « toute ressemblance, etc… ». Mais il est dit dans l’exergue qui suit : « continument la réalité et la fiction s’imbriquent pour former un tout ». Donc les noms et les lieux sont imaginaires, mais les personnages et les situations sont vrais. Lucette est Nina. Elle se souvient. Comme pour le petit Marcel, la mémoire surgit par les narines. Pour Nina pas de madeleine au thé mais le purin, la suie, le café-chaussette, l’odeur crue de l’eau torrentueuse, l’herbe, le foin et la peau des êtres aimés. « C’était d’abord les odeurs, les senteurs qui l’assaillaient en premier. Et puis le glacier qui dépassait des nuages, les névés qui avaient bien grossi et ces vieilles pierres dallées devant le chalet s’ouvrant comme des clapets boueux par mauvais temps » p.341.

Gamine, elle découvre l’existence à ras de terre, les chardons qui piquent, la boue dans les chaussures, le fumier glissant, la source glacée. L’absence de confort de la nature, le feu sans cheminée qui enfume, la pluie qui s’infiltre entre les lauzes du toit, l’humidité du brouillard, la brûlure du soleil à midi. Elle vit la vie des bêtes, des vaches à mener au pâturage, du chien à caresser et ordonner, des lapins à dépiauter et cuisiner, des cochons qui bâfrent comme des porcs, des puces dans la paille des lits. Et puis il faut bosser, des aurores au crépuscule, sans arrêt : c’est ça la bonne vie écolo dont rêvent les bobos confortablement installés dans le salon de leur cottage rurbain, face à leur écran couleur. « Elle trayait, donnait à manger aux cochons, aux poules, allait chercher du bois, allumait le feu, épluchait les pommes de terre, faisait la vaisselle, lavait le linge, balayait, ramassait l’herbe aux lapins, préparait les repas, retrayait les vaches, portait du lait chez tante Armande, donnait à manger aux lapins, coupait du bois, allait en champ » p.83.

De 5 à 17 ans, Nina devient passionnée du lieu, écrin fermé quasi familial dans un décor de liberté grandiose. Il y a Fifine la nounou, Jean-Louis le gamin d’à côté d’un an plus âgé qu’elle, les niôlus – les nigauds jumeaux – débrouillards et musclés, con ce Tantin d’oncle, Félix le mari qu’on voit peu parce qu’il reste au village du bas, Bruno et Bianco les bergers d’altitude qui ont des choses à cacher, Édouard 13 ans venu se refaire une santé depuis Mulhouse, Mario l’aîné d’une platée d’enfants de l’autre côté de la frontière venu faire berger à 14 ans avant de devenir curé, Rose la tenancière d’auberge avide d’hommes et mère des niôlus, Léone, la Prévalée, Brigitte, Philibert…

Depuis tout petit, les gamins voient les chiens se monter et les taureaux enfiler la vache avec leur dard dressé d’au moins 30 cm. C’est la nature. Dès 12 ans, ils ressentent en eux les premiers émois mais se demandent : « C’est quand même pas comme les chiens ? » p.202. Les amis d’enfance s’aiment, mais le plus souvent d’amitié. Difficile de faire tonner le coup de foudre quand on se connait depuis toujours. Nina, à 13 ans, « aimait bien jeter le trouble entre elle et Jean-Louis. Quand il se releva, il était tout rouge ! Elle aussi d’ailleurs, une chaleur l’envahit. » Mais la nature est bien faite, elle décourage les unions entre personnes trop proches : il y a l’amitié profonde, mais pas l’amour passion ; il doit venir d’ailleurs. « Il faut dire que là-haut on vivait sous le règne de la pudeur. La pudeur était une bienséance au même titre que la politesse ou la probité » p.231. Poussé par sa mère, Jean-Louis choisira les biens plutôt que la fille, il agrandira ses terres par alliance avec une autre que Nina. Car le mariage est un contrat de biens quand on n’est pas bien gai (ni lesbien) mais paysan.

Nina tombera amoureuse à 18 ans d’un ouvrier typographe de la ville au « corps souple et bien campé ». Tout Miocé lui a appris la beauté et les manières de l’amour, sans qu’elle puisse devenir adulte dans ce cocon à la Rousseau. Mais elle a su jauger des hommes par ceux qu’elle avait côtoyés : « la beauté des Niôlus – crinières auburn sur des corps d’éphèbes… » p.432. Toujours à faire des bêtises, les jumeaux, mais serviables et unis comme la main, sensuels parce que deux contre les préjugés : « on met pas de pyjamas, on dort tout nu » p.131. Paul et Paulin sont différents, le second veut à toute force attirer l’attention : à 15 ans « il fit des roulades tout nu qu’il était » après un plongeon sous une cascade d’où il était ressorti gelé, au point que Paul son jumeau a du se déshabiller pour « le couvrir de son corps tout chaud » p.306. Mais « les jumeaux, c’est spécial ».

C’est ainsi qu’on apprend la vraie vie, en montagne. Nina est une gamine espiègle quand elle n’est pas sous la houlette soularde de son père. Jeune fille, elle est pleine de fantaisie. On rit, par équilibre avec le solide mais trop sérieux Jean-Louis. Même les vaches ont leur personnalité. Un délicat roman autobiographique émaillé de patois savoyard d’une femme auteur de probablement 73 ans aujourd’hui qui se souvient. Tendresse, humour, travail, dans une famille recomposée et sur une petite patrie montagnarde. J’aime bien ce roman-vérité, jamais misérable.

Lucette Blanchet, Là-haut, octobre 2012, éditions Baudelaire, 441 pages, €22.80

De très nombreuses corrections restent à faire… La faute systématique à balade (qui promène) écrite ballade (qui se chante) ! Des lettres inadéquates (mal lues sur manuscrit ?), des mots incompréhensibles (« parquet d’amour » p. 306 pour « paquet » ?), le systématique point d’interrogation après qui en plein milieu des phrases, et même un paragraphe entier redoublé p.250 ! Le lexique des mots patois aurait gagné à être complété et mis tout simplement par ordre alphabétique. Il semble que l’éditeur ne se charge en rien des corrections (trop cher ?) – c’est bien dommage.

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Liberté d’enfance

L’eau, l’été, le soleil rendent les enfants des fontaines de joie. La sensualité de la peau nue et du mouvement collectif sont l’essence même de la liberté. Les odeurs des choses, des plantes, des bêtes, des femmes – et même de l’école – rappellent l’amour des corps, la camaraderie épaule contre épaule, le désir fou de vivre. Citations :

Albert Camus, Le premier homme, 4, Pléiade Œuvres complètes 2008, t.IV :

« En quelques secondes, ils étaient nus, l’instant d’après dans l’eau, nageant vigoureusement et maladroitement, s’exclamant, bavant et recrachant, se défiant à des plongeons ou à qui resterait le plus longtemps sous l’eau. La mer était douce, tiède, le soleil léger maintenant sur les têtes mouillées, et la gloire de la lumière emplissait ces jeunes corps d’une joie qui les faisait crier sans arrêt. Ils régnaient, sur la vie et sur la mer, et ce que le monde peut donner de plus fastueux, ils le recevaient et en usaient sans mesure, comme des seigneurs assurés de leurs droits leurs richesses irremplaçables. »

Jean-Pierre Chabrol, Les rebelles, Omnibus p.10

« Ce qui importe vraiment, c’est le pépiement appétissant des petits nageurs tout nus. Dès les premiers beaux jours, sur les morceaux dispersés de la digue – rompue jadis par quelques crue – la marmaille se bousculait, jouait, criait à poil. Le grouillement enfantin des trous d’eau, parmi les blocs noyés, c’était l’image même de la liberté, on n’en a jamais trouvé de plus précise, de plus pure. Les bruissements aigus du jeune poulailler, de loin déjà, donnaient envie de vivre. »

Albert Camus, Le premier homme, Pléiade Œuvres complètes 2008, t.IV p.913

« Cette nuit en lui, oui, ces racines obscures et emmêlées qui le rattachaient à cette terre splendide et effrayante, à ses jours brûlants comme à ses soirs rapides à serrer le cœur, et qui avait été comme une seconde vie, plus vraie peut-être sous les apparences quotidiennes de la première vie et dont l’histoire aurait été faite par une suite de désirs obscurs et de sensations puissantes et indescriptibles, l’odeur des écoles, des écuries du quartier, des lessives sur les mains de sa mère, des jasmins et des chèvrefeuilles sur les hauts quartiers, des pages du dictionnaire et des livres dévorés, et l’odeur surie des cabinets chez lui ou à la quincaillerie, celle des grandes salles de classe froides où il lui arrivait d’entrer seul, avant ou après le cours, les chaleur des camarades préférés, l’odeur de laine chaude et de déjection que traînait Didier avec lui, ou celle de l’eau de Cologne que la mère du grand Marconi répandait à profusion sur lui et qui donnait envie à Jacques, sur le banc de sa classe, de se rapprocher encore de son ami, le parfum de ce rouge à lèvres que Pierre avait pris à l’une de ses tantes et qu’à plusieurs ils reniflaient, troublés et inquiets comme des chiens qui entrent dans une maison où a passé une femelle en chasse, imaginant que la femme était ce bloc de parfum doucereux de bergamote et de crème qui, dans leur monde brutal de cris, de transpiration et de poussière, leur apportait la révélation d’un monde raffiné et délicat à l’indicible séduction, dont même les grossièretés qu’ils proféraient en même temps autour du bâton de rouge n’arrivaient pas à les défendre, et l’amour des corps depuis sa plus tendre enfance, de leur beauté qui le faisait rire de bonheur sur les plages, de leur tiédeur qui l’attirait sans trêve, sans idée précise, animalement, non pour les posséder, ce qu’il ne savait pas faire, mais simplement entrer dans leur rayonnement, s’appuyer de l’épaule contre l’épaule du camarade, avec un grand sentiment d’abandon et de confiance, et défaillir presque lorsque la main d’une femme dans l’encombrement des tramways touchait un peu longuement la sienne, le désir, oui, de vivre, de vivre encore, de se mêler à ce que la terre avait de plus chaud, ce que sans le savoir il attendait de sa mère, qu’il n’obtenait pas ou peut-être n’osait pas obtenir, et qu’il retrouvait près du chien Brillant quand il s’allongeait contre lui au soleil et qu’il respirait sa forte odeur de poils… »

C’est toute cette liberté que quittent les enfants aujourd’hui : jour de la rentrée.

Albert Camus, Le premier homme, Pléiade Œuvres complètes 2008, t.IV

Jean-Pierre Chabrol, Les rebelles, Omnibus

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Se soigner par les plantes polynésiennes

Une gamme de boissons façon alicaments (raau Tahiti) a été créée par une jeune Polynésienne. Ce sont des boissons « bien-être » fabriquée à l’aide de plantes de la pharmacopée locale. Leurs vertus sont connues aussi bien des Polynésiens que des botanistes, qui les ont recensées dans divers ouvrages scientifiques dont celui de Paul Pétard, ‘Plantes utiles de Polynésie et Raau Tahiti’. Vous avez cinq goûts au choix :

  • Maora élimine les toxines
  • Komiri est réputée antistress
  • Mapé facilite l’élimination rénale
  • Tamaka est immuno-régulateur (?)
  • Pol’Noni est une boisson… au noni.

Le noni est un arbuste endémique de 3 à 6 mètres de haut en Polynésie Française. Ses plus beaux fruits sont obtenus sur un sol coralien et volcanique, très riche en minéraux. Le fruit a la forme d’un petit ananas vert virant au jaune-blanc à maturité de 5 à 15 cm de diamètre. Le noni produit des fleurs blanches en forme d’étoile au coeur or. Cité dans la médecine ayurvédique (indienne), il apparaît comme “la mère de toutes les plantes curatives”. Les guérisseurs polynésiens (kahunas) utilisent tout du noni, les fleurs, les feuilles, l’écorce, les racines. Mais ce sont les fruits dont le jus est apprécié le plus.

Le site Vital Noni, qui commercialise la production « biologique » explique : « Découverte en 1953, par le docteur R. Heinicke à l’Institut de Recherche d’Hawaï, la pro-xéronine est une enzyme (molécule) active très fortement présent dans le Noni. Présente en faible quantité naturellement dans tous les organismes vivants, elle est stockée dans le foie, libérée dans le sang toutes les deux heures pour être acheminée aux cellules de nos organes où une enzyme, la proxéroninase, la transforme en xéronine, un alcaloïde métabolisé par nos cellules qui sert à réguler de nombreuses fonctions physiologiques dont la régulation de la conformation spatiale des protéines, leur repliement et le maintien de leur intégrité. Les protéines étant les acteurs essentiels du bon fonctionnement cellulaire, un certain nombre d’entre-elles sont incapables d’effectuer correctement leur rôle (rôles d’hormones, d’anticorps, d’enzymes….) sans un apport suffisant en xéronine. De plus, les nouvelles méthodes de cultures recourant aux pesticides, herbicides, insecticides… ont considérablement épuisé les sols privant les récoltes de certains nutriments qui nous sont essentiels (dont la proxéronine) et qui ne peuvent être apportés par des fertilisants chimiques. » Ouf ! quel jargon médico-marketing ! Anti-oxydant, régulateur et anti-âge, le noni est la panacée des îles…

Si le noni a fait une extraordinaire percée, au plan local et international, surtout aux Etats-Unis, est apparue à la même époque, dans les années 1990, l’huile de tamanu qui n’a pas connu le même succès. Le tamanu est un arbre indigène de bord de mer de la famille des clusiacées, omniprésent en Polynésie Française, originaire d’Asie du sud-est. Certains tentent de changer la donne en créant de nouveaux produits. Le succès escompté n’est pas au rendez-vous. Alors, les petites entreprises polynésiennes ont créé le lait corporel au tamanu, le gel au tamanu parfumé au gingembre, le baume de tamanu parfumé au santal, le vaporisateur d’huile de tamanu « originale et pure à 100%. »

L’odeur du tamanu, un peu déroutante, est peu appréciée, surtout des femmes. En la parfumant de nouvelles senteurs, plus attirantes, on essaie d’ouvrir de nouveaux désirs. Une entreprise projette de fabriquer de la lotion anti-moustiques à l’huile de tamanu parfumée cannelle.

J’oubliais : l’huile de tamanu est censée quand même avoir des vertus curatives. Enfin, elle serait bonne pour tout : cicatrisante, apte à régénérer les tissus, notamment après brûlures, analgésique. La noix est utilisée telle quelle dans l’artisanat marquisien pour confectionner des colliers.

Raimana Ho, nouveau docteur ès sciences spécialité chimie, a fait sa thèse sur le metua pua’a. Il s’agit d’une fougère, mais médicinale le microsorum scolopendria, populaire dans la pharmacopée traditionnelle polynésienne. Elle est présente à l’état sauvage dans les vallées des cinq archipels polynésiens. Elle comprend six espèces, dont l’une ne se développe qu’au-dessus de 1000 m d’altitude. Deux sont employées pour la préparation du raau (pharmacopée). De nombreux tahua l’utilisent depuis longtemps comme fortifiant et vermifuge. « On a trouvé une famille de molécules qui appartient à celles des stéroïdes. Ces molécules sont bien connues pour leurs bienfaits sur la santé et permettent entre autre une augmentation de la masse musculaire, d’où son utilisation dans la pharmacopée traditionnelle », explique Raimana.

 « L’arbre miracle », lui, est le cocotier. Végétal le plus répandu et le plus utile de Polynésie, il sert à l’alimentation à l’habitat, à l’artisanat… et à la santé ! Avant l’arrivée des Européens, les guérisseurs savaient réparer des fractures du crâne en se servant d’un morceau de noix de coco nia (noix avec albumen liquide). A ce stade de croissance, la noix a la même épaisseur que la boite crânienne. Ils découpaient un fragment qui venait s’insérer dans la cavité, puis replaçaient le scalp par-dessus. L’os se ressoudait au fragment et le blessé pouvait reprendre une vie normale.

Hiata de Tahiti

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Terres d’aventure a 35 ans

C’est l’âge mûr pour les hommes, mais l’âge mutant pour une entreprise. Fondée par des passionnés de 25 ans, comment ont-ils passé la main à 60 ans ? L’anniversaire des 35 ans prend alors un relief particulier, un retour sur les idées fondatrices et une ouverture vers l’avenir.

L’agence de voyage nature fête à Paris et dans deux grandes villes de province cet anniversaire avec ses plus fidèles clients. Je le suis moi-même depuis 1986, soit 26 ans. J’ai accompagné Terres d’aventure et ses accompagnateurs pendant les trois-quarts de son existence.

Je l’ai vu changer, bien sûr, avec l’époque, la société française et sa clientèle. Les routards du début ont laissé la place aux bobos, puis aux seniors aisés. Il y a moins de jeunes aujourd’hui, faute d’argent puisqu’on ne trouve un emploi stable qu’assez tard dans la vie. Les jeunes d’hier sont devenus plus soucieux de confort et de culture, aimant moins la marche dans les lieux escarpés que l’hédonisme d’endroits « de rêve » où le tourisme va peu.

Reste un esprit : celui de la « résistance » au tout matériel et à l’argent roi issu de la révolte de la jeunesse en 1968. Les cinq premiers voyages ont été éclectiques et curieux : la rivière Kwaï en Thaïlande, le Niger en pirogue jusqu’au Mali, la Cappadoce turque avec ses schtroumpf troglodytes, le GR20 corse sur la ligne de crête et une méharée dans le Hoggar. « Pour moi l’aventure est une ouverture sur le monde, sur les autres et, au final, sur soi-même : une ouverture sur l’inconnu », dit volontiers Daniel Popp, l’un des co-fondateurs. Nous « avions l’envie de sortir du cadre du tourisme organisé de l’époque », déclare Hervé Derain, l’autre co-fondateur. Ce qui fut fait à l’été 1976. Désormais 35 000 personnes voyagent avec Terres d’aventure chaque année.

L’aventure est moins le baroud ou l’exploit (il existe aussi avec la Transhimalayenne ou sur l’Everest) que la curiosité, moteur du rêve. Voyager est se dépayser, sortir de soi, donc prendre son temps. Le rythme de la marche, du canoë, du kayak de mer, du vélo, du cheval ou du chameau, permet d’acclimater l’ailleurs. Le voyageur est de plain pied dans le paysage, ses odeurs, ses lumières, ses chauds et froid. Il rencontre les gens tels qu’ils vivent, à leur rythme, sans apparaître comme des extraterrestres en cage dans les automobiles, les cars climatisés ou les paquebots. Il est des touristes qui adorent être entre eux, ne regardant l’étranger qu’au travers un écran, de loin. Ceux là restent sur leur quant à soi et devraient plutôt demeurer devant leur télévision. Mais il en est d’autres qui aiment s’ouvrir.

C’est cela l’esprit jeune. Il n’a pas d’âge. Il existe des vieux rassis de 18 ans, toujours en jean quelque soit le climat, baladeur vissé sur les oreilles pour ne pas écouter le monde, et Smartphone à la main pour rester branché à leur étroite communauté fusionnelle de potes. Il existe aussi, fort heureusement, des jeunes aventureux de 70 ans qui s’habillent comme la température l’exige, oreilles grandes ouvertes et nez au vent, sourire aux lèvres et quelques mots appris pour parler aux locaux.

Ceux là sont des explorateurs et pas des consommateurs. Ils restent dans la lignée des grands, ceux qui ont défriché les cartes. Terre d’aventure a eu l’heureuse idée de fixer cet état d’esprit dans un beau livre coédité avec Solar cette année : ‘Sur les traces des grands explorateurs’. Dirigé par Eve Sivaddjian, journaliste à Géo, et préfacé par Jean-Louis Etienne, explorateur nature, il retrace en 223 pages l’amour du monde tel qu’il est. Eve Sivaddjian est une grande dame fort sympathique. Elle a beaucoup voyagé et m’a conseillé, après les quelques 57 pays déjà arpentés, d’aller explorer l’Arménie.

Cinq domaines rythment les explorations : les déserts, les glaces, les forêts, les montagnes et les fleuves. Pour chacun, cinq explorateurs emblématiques, des plus connus (Alexandra David-Néel, Edmund Hillary, Ella Maillart, Paul-Émile Victor, David Livingstone) aux oubliés (Eugène Lenfant, Robert O’Hara Burke, Vladimir Arseniev, Vittorio Sella, Isabella Lucy Bird Bishop). De courts textes de présentation alternent avec d’innombrables photos commentées. Des vues actuelles, issues du fond photographique de Terres d’aventure, aux documents d’époque, parfois anonymes.

Ce livre est un esprit. Ses images une nature, paysages et humains mêlés, avec leurs animaux et les plantes environnantes, comme il se doit. Un hymne à la découverte, au voyage. Bien loin du tourisme marchandise… Qu’on se le lise !

Terres d’aventure sur les traces des grands explorateurs, Eve Sivadjian dir., coédition Terres d’aventure-Solar, avril 2011. Comme l’ouvrage n’est pas référencé sur Amazon ni visible sur le site des éditions Solar (!), voici le code ISBN utile aux libraires : 978-2-263-05417-4

Agence de voyage Terres d’aventure : www.terdav.com

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Kenzaburô Ôé, Gibier d’élevage

Le Japon n’en a jamais fini de sortir de la guerre. Défait de son fait, autiste des militaristes, il cherche à comprendre, à corriger. Kenzaburô Ôé, natif de l’île du centre Shikoku, avait dix ans en 1945. Avant de s’imprégner de culture française jusqu’au sartrisme omniprésent, il a vécu la guerre dans un village sur la mer intérieure. Le gamin qui parle dans ce court roman est peut-être lui. On ne sait pas son nom, il est « le » gamin japonais de ce temps-là.

Gamin qui ne comprend pas la guerre, ni la ville, ni les prétentions des adultes. Gamin qui vit dans la nature, proche des hommes mais immergé dans les éléments. Souvent nu, au lit, au bain, en seule culotte dans les champs, le gamin ressent les choses avec sa peau. Les êtres ne lui sont proches que s’il les touche, par contact. Tout est somatique, le « rire à nous mettre le sang en effervescence comme l’eût fait un alcool » (p.15), l’angoisse de l’attente excitante avec « la gorge sèche, la salive pâteuse, le ventre vide au point d’en avoir l’épigastre contracté » (p.22), « j’en claquais des dents d’exaltation, d’effroi et de joie » p.30. Ce panthéisme est présexuel, avant même la préadolescence, qui n’est pas avérée dans les campagnes où l’on passe directement de l’état d’enfance à l’état d’adulte. Un copain plus âgé, Bec-de-Lièvre, se fait caresser le sexe tout nu par des filles de la bande au sortir du bain. Le petit frère du narrateur, qui a dans les sept ou huit ans, regarde, « prodigieusement intéressé par la gaillarde cérémonie » (p.25) mais le gamin, lui, ne répond aux sourires des filles de son âge qu’en faisant « pleuvoir sur elles sarcasmes et cailloux, les contraignant à rentrer sous terre ».

Le lien entre la matière, les bêtes et les humains est continu pour le gamin. Dans une hiérarchie bien japonaise : naturelle et sociale. Tel est l’ordre du monde. La hiérarchie de la nature va du ventre de la mère au village, « coque dure » qui protège du monde extérieur lointain. Le nid est la famille mais surtout le tout proche, le petit frère, avec qui l’on dort. Le frère est le semblable, plus fragile, protégé avec tendresse parce qu’il est un prolongement de soi : « je sentis dans ma paume la fragilité de son ossature. Au contact de ma main brûlante sur sa peau nue, ses muscles se contractèrent légèrement » p.44. La hiérarchie sociale est elle aussi continue : « Les villageois que nous étions se heurtaient, de la part des citadins, à l’aversion qu’ils auraient eu pour des animaux malpropres » p.11. L’ennemi, tombé du ciel avec un avion en flammes, est placé plus bas sur l’échelle sociale. Mais, s’il est Américain, il est Noir : « C’est une bête, rien qu’une bête, dit mon père avec gravité, il pue comme un bœuf » p.32. On sait que les odeurs sont particulièrement sensibles aux nez japonais ; on sait aussi que l’alimentation carnée des Occidentaux donne à leur transpiration une odeur « de cadavre » que les Japonais n’exsudent pas, nourris surtout de poisson et de légumes. Le gibier d’élevage du titre s’explique ainsi : l’ennemi capturé est une espèce d’animal, forcé à la chasse, que l’on va « garder à l’engrais jusqu’à ce qu’on sache ce qu’on en pense, au chef-lieu » p.32.

Pas d’animosité particulière pour le soldat ennemi ; c’est avant tout un Noir, jamais vu dans le Japon campagnard de ces années-là. Il y a donc peur mais curiosité, admiration pour la bête et tentatives de communications intelligentes (donner la nourriture, réparer un piège, conduire au bain). Un désir panthéiste aussi, qu’on ressent pour la beauté naturelle, coucher de soleil ou muscles animaux : « le lait débordait, gras, dévalait le long du cou, mouillait la chemise ouverte, coulait sur la poitrine, s’immobilisait sur la peau gluante aux reflets sombres en gouttes visqueuses comme de la résine et qui tremblotaient. Je découvris, au milieu de l’émotion qui me desséchait les lèvres, que le lait de chèvre était un liquide extraordinairement beau » p.49. C’est un gamin de dix ans qui parle d’un nègre fait prisonnier., avec toute la sensualité de son âge L’excitation pour l’ogre.

L’excitation d’apprivoiser le monstre, aussi. Car il n’y a pas de haine chez le gamin, ni même au village. Chacun fait son boulot, le Noir en avion, les citadins à la ville et pour l’armée, les paysans en leur village. Chacun obéit aux ordres dans la hiérarchie pilier de l’ordre du monde. « Nous ne pouvions pas croire que ce Noir doux comme un de nos animaux domestiques eût été naguère un ennemi nous faisant la guerre ; nous rejetions comme folle toute idée de ce genre » p.67. On lui propose des outils pour réparer les choses, on le laisse se promener dans le village, on est fier de lui montrer la force du forgeron. On le mène à la source. « Notre nouvelle idée nous plongeait dans le ravissement. (…) Ruisselant d’eau et réfléchissant les rayons violents du soleil, le Noir, dans sa nudité, était aussi éclatant que la robe d’un cheval noir ; il était d’une absolue beauté » p.77. Bec-de-Lièvre se fait masturber et « nous entrainâmes le Noir à l’endroit le plus adéquat pour bien voir » p.78. Ce qui le fait bander ; les gamins tout nus courent lui chercher une chèvre qu’il s’efforce de besogner… « Ce Noir était à nos yeux une sorte de magnifique animal domestique, une bête géniale. Mais comment pourrais-je donner une idée de l’admiration que nous avions pour lui ? » p.79.

Évidemment, la fin n’est pas le bonheur. Rien de biblique dans la mentalité japonaise, pas de happy end larmoyant pour Hollywood. Bien plutôt la tragédie. On est en guerre, l’a-t-on oublié ? Et le village dépend de la préfecture qui donne les ordres. Deux mois après la capture, un ordre arrive. Il est bénin mais le gamin, empêtré d’émotion, fait se méprendre le Noir sur ce qui va lui arriver.

Donc ce qui doit arriver arrive…Brutalement, en deux jours, le gamin devient adulte.

Ce roman court est d’une extraordinaire puissance d’évocation. Il dit le Japon et sa mentalité millénaire, dont le militarisme néo-samouraï n’était qu’une parenthèse. Il dit l’initiation d’un gamin de la nature à la civilisation, du monde des bêtes à celui des hommes. Il dit le temps qui passe, les quiproquos du destin. Il dit bien plus que des pavés sartriens cinq fois plus gros et plus filandreux. Mais il rejoint Sartre, au fond : il n’y a pas d’essence, seulement de l’existence. L’homme est un être incarné qui se fait sa propre intuition du monde.

Kenzaburô Ôé a été prix Nobel de littérature 1994.

Kenzaburô Ôé, Gibier d’élevage, 1966, Folio2€ 2002, 106 pages, €1.90

Film de Nagisa Oshima, Une bête à nourrir, 1961 (pas de DVD disponible)

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