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Dans les archives inédites des services secrets

Amateurs de sensations fortes, ce livre n’est pas pour vous. Il ne s’agit pas de récits d’espionnage mais d’un livre d’historiens collés aux archives. Les documents déclassifiés sont cités, commentés, et ils illustrent souvent l’ouvrage. Cette histoire s’arrête il y a trente ans, délai incompressible pour protéger les sources.

Trois parties dans ce gros livre qui se lit bien : La Belle époque, de la défaite de 1870 à la fin de la guerre de 14 ; l’Age d’acier, de l’entre-deux guerres à la fin de la Seconde guerre mondiale ; et le Front invisible de la guerre froide jusqu’à l’an 1989 et l’affaire Farewell, taupe soviétique au service des Français sous Mitterrand.

La première époque est du renseignement humain, surtout des ragots et des rapports policiers, les « services » étant balbutiants, bien que devenus indispensables après l’humiliante défaite de Badinguet face aux Prussiens. La Païva, Alfred Nobel soupçonné en France d’espionnage économique sur une poudrière, l’affaire Dreyfus, le poste télégraphique de la tour Eiffel, les télégrammes chiffrés de 14, mais aussi les pigeons voyageurs très utiles, la propagande pour démoraliser l’ennemi, la propagande radio au front. Des découvertes, rien de bien croustillant ;

La seconde époque entre dans le sérieux grâce à la technologie et à la pression des régimes totalitaires soviétique, fasciste, nazi. Jacques Sadoul, capitaine français avec les Bolcheviks ne sait plus trop s’il reste patriote ou devient communiste, ses rapports s’en ressentent bien qu’il n’ait jamais semble-t-il vraiment « trahi ».

Un certain Adolf Hitler est sous-estimé ; fiché par les Français dès 1924, il est prénommé Adolphe, Jacob et serait un brin « juif » selon les rumeurs (infondées en réalité). « Ne serait que l’instrument de puissances supérieures : n’est pas un imbécile mais est un très adroit démagogue. (…) Organise des Sturmgruppen genre fasciste ». On voit que le style n’est pas celui de Normale Sup mais du niveau certificat d’études primaires. Les Archives en 1924 ne voient rien, ne détectent rien, ne cherchent rien. Staline et Trotski sont mieux servis, j’en ai parlé par ailleurs sur ce blog.

Dès avant la guerre, Fernand de Brinon, le collabo français fusillé en 1947, fait l’objet de rapports détaillés. Journaliste germanophile convaincu, il collabore dès qu’il peut et trahit sans vergogne. Dès 1932, il rencontre pourtant de vrais nazis, Ribbentrop, Himmler, Hitler, et constate de visu ce qu’ils font.

Le Japon fait l’objet d’attentions car c’est devenu « une nation atteinte de mégalomanie », la société militarisée, les nazis faisant des Japonais des « Aryens d’honneur ». Le rapport de l’État-major sur le Japon en 1936 est édifiant. Les procès staliniens de Moscou en 1936 montre la société de terreur à l’œuvre

Tandis qu’à Madrid, une note du lieutenant-colonel Morel au ministère de la Guerre de 1937 montre combien les expériences nazies et italiennes de combiner l’artillerie, l’aviation et l’infanterie peuvent donner des leçons pour la guerre future. Même chose en ce qui concerne le salon de l’Auto de Berlin en 39, qui montre la puissance mécanique de l’industrie allemand et sa production civile qui peut être employée sans grande transformation pour les armées. Tous renseignements vitaux dont les vieilles badernes françaises se foutent comme de leur premier slip, on le verra nettement en 40. Comme quoi il ne suffit pas du bon renseignement, encore faut-il qu’on le croie, qu’on en tire des leçons et qu’on les applique !

On assiste à la naissance des services secrets français gaullistes à Londres avec le BCRA qui deviendra le SDECE avant de changer à nouveau de nom sous Mitterrand pour devenir la DGSE. Formé par les Anglais, entraînés par les commandos, le 11e Choc deviendra le premier régiment parachutiste à fournir des hommes au service Action.

Quelques détails digne de romans : l’espionne nazie qui veut retourner au Portugal Mendès-France en fuite pour Londres alors qu’il est juif ; le rapport du gendarme Maurice Godignon, prisonnier de guerre français envoyé par erreur au camp de concentration de Mauthausen avant que la Gestapo ne reconnaisse son erreur et le relâche, qui témoigne dès 1941 des conditions du camp ; le pillage de la France vers l’Allemagne par la firme Otto ; Joséphine Baker contre les nazis ; Jeanne Bohec, la plastiqueuse à bicyclette pour le Débarquement.

La dernière époque est la nôtre. Est dévoilé un « dossier Mitterrand » qui montre combien l’ex-Cagoulard avant-guerre, faux prisonnier évadé, décoré par Pétain de la francisque mais déjà en pourparler avec des réseaux de résistance pour avoir deux fers au feu, est machiavélique et retors. Le certificat d’appartenance aux FFI est de complaisance, signé de façon politique en 1952 seulement. « Mitterrand a résisté, c’est certain, mais à sa manière, florentine et solitaire… » Documents à l’appui, déclassifiés seulement en 2010.

Les États-Unis et la CIA, durant la guerre d’Indochine, ont joué longtemps double jeu, livrant des armes aux maquis du nord-Vietnam avant de proposer l’aide de l’aviation à Dien Bien Phu (ce que les badernes ont refusé avant de se raviser, mais trop tard). L’Oncle Sam a toujours été tiraillé entre sa position traditionnelle anticoloniale, comme colonie émancipée de la couronne anglaise, et son anticommunisme, en raison de ses valeurs libertariennes de pionniers self-made man.

Est contée aussi la chasse aux navires de livraison d’armes au FLN en Méditerranée, l’attentat au bazooka contre le général Salan en Algérie en 1957 effectué par Kovacs au nom d’un groupe d’extrême-droite à propos duquel Valéry Giscard d’Estaing a été cité (sans preuve) ainsi que Michel Debré.

Mais toujours les Soviétiques : la banque soviétique pour l’Europe du Nord sous surveillance étroite, la taupe à l’Otan Georges Pâques, l’orgueilleux naïf qui a cru qu’ l’on pouvait s’entendre avec l’URSS sur la paix (la même naïveté que les partisans de Poutine aujourd’hui…), les gendarmes sur les traces de OVNI, les dessous de l’intervention sur Kolwezi, après 9 Européens tués et 7 disparus – et l’affaire Farewell.

Vladimir Vetrov est né en 1932 à Moscou et est en 1965 officier du KGB à Paris, où il cherche à acquérir de la technologie électronique pour l’URSS. Aigri d’avoir été rapatrié puis oublié, végétant au grade de lieutenant-colonel car fils de petit ouvrier n’appartenant pas à la Nomenklatura, il décide de trahir en grand. Il contacte la DST à Paris, qui lui fournit un Minox, appareil photo miniature avec lequel il passe des milliers de documents qui révèlent l’état d’arriération de l’URSS. Mitterrand en parle à Reagan qui décide de lancer la « guerre des étoiles », une course à l’armement que la Russie ne peut pas suivre, et qui aboutira à sa chute en 1991. Les expulsions massives de diplomates soviétiques en France et en Europe le font repérer et Vetrov est exécuté dans son pays en 1985.

Un bon tour d’horizon documenté du siècle précédent.

Bruno Fuligni dir., Dans les archives inédites des services secrets – Un siècle d’espionnage français (1870-1989), 2011, Folio 2014, 672 pages, €10,20 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

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JFK d’Oliver Stone et Enquête

John Fitzgerald Kennedy, le 35ème président des États-Unis, a été assassiné à Dallas le 22 novembre 1963 – cela fait soixante ans. Il y a trente ans, et quasi trente ans après les faits, Oliver Stone remet en cause les conclusions de la commission sénatoriale Warren, semble-t-il inféodée aux intérêts « d’État », autrement dit aux services secrets CIA et FBI comme aux Renseignements militaires et plus généralement au lobby militaro-industriel, si puissant dans la première puissance de la planète qui entend le rester.

Le film met en scène l’étonnement puis la mission du procureur général de la Nouvelle-Orléans Jim Garrisson qui décide de porter devant un tribunal les complicités d’un mafieux utilisé par la CIA, Clay Shaw. Moins pour gagner que pour remettre en cause la version officielle et inciter les citoyens américains à utiliser leur raison et leur bulletin de vote pour contrer ce qui devient, insidieusement, « le fascisme » (le terme est prononcé). Au moment où la violence fait irruption en politique en Europe et en France, et pas seulement à l’extrême-gauche comme d’habitude, où l’on brûle la maison d’un maire, où l’on tabasse un neveu par alliance d’un président, où l’on caillasse des permanences d’élus cette incitation au sursaut civique nous parle toujours.

C’est ça, le fascisme : la libération des pulsions primaires, le permis de casser, de torturer, de violer, de tuer impunément ; dans la démocratie, seul l’État a le monopole de la violence légitime, il ne la délègue pas à des nervis privés. Mussolini a commencé par l’huile de ricin introduite de force dans la gorge des opposants avant de carrément les assassiner ; Hitler a lancé ses Sections d’assaut bourrées à la bière contre les magasins juifs et contre les « pédés communistes » avant de les enfourner en camps, destinés à l’extermination ; Poutine a accusé ses opposants politiques des pires turpitudes sexuelles ou fiscales avant de les empoisonner ou de les « suicider » par pendaison. Dans l’Amérique de Lyndon Johnson, devenu président sur un tarmac d’aéroport, – selon Oliver Stone – le lobby des puissants se servait des « services » comme Poutine et usait de la mafia comme Poutine, pour leurs intérêts : inciter à la guerre, vendre des armes, faire la grande gueule contre l’URSS, parquer les Noirs revendicatifs. Robert Kennedy, ministre de la Justice, puis Martin Luther King seront assassinés à la suite de JFK, pour les mêmes raisons.

Le film d’Oliver Stone est trop long, son montage trop haché et fébrile, notamment au début, faisant tourner la tête – ce qui est peut-être voulu. L’histoire de couple si conventionnelle de l’épouse cherchant à retenir son cher mari à la maison « avec les enfants » (cinq en 8 ans dans ces années baby-boom), opposée au mari en chevalier combattant les moulins comme un preux à l’extérieur, est bien niaise. Les méchants sont clairement identifiés et marqués comme gros, machos ou pédés, en tout cas véreux. Les bons doutent mais ne renoncent jamais. C’est un peu Stone comme conte.

Mais le fond du propos reste un point d’histoire non encore véritablement élucidé, et une réflexion sur le pouvoir, ses limites et ses abus. L’Enquête, sur un DVD séparé (en version originale sous-titrée en français), issue des travaux de la Commission de révision des dossiers d’assassinat en 1994 et 1998, offre quelques documents et témoignages qui n’apprennent pas grand-chose de plus mais confirment en 2021 ce qui est dit dans le film de 1991. Comme quoi on « savait » malgré les précautions, il manquait seulement les « preuves » juridiques concrètes des implications des uns et des autres, notamment l’accès au film de Zapruder qui dure 26 secondes et qui a tourné en direct la mort de John Kennedy. Il y aurait eu trois tireurs et au moins quatre balles en tir croisé, dont deux mortelles ; Oswald était un bouc émissaire facile, préparé pour cela à son insu ; d’autres complots avaient été préparés selon les mêmes modalités, à Chicago et à Tampa, avec à chaque fois un bouc émissaire plausible pour masquer l’équipe d’une douzaine de personnes autour ; l’autopsie a été falsifiée et « la balle magique » retrouvée pas la bonne.

Selon cette thèse, les assassins ne seraient ni l’URSS, ni Cuba, ni la Mafia américaine, mais bel et bien une partie réactionnaire des « services », aigris du refus de Kennedy d’assurer la couverture aérienne de la désastreuse tentative d’invasion de Cuba par les anti-castristes préparés par la CIA, puis par son désir d’arrêter l’escalade au Vietnam tout en promouvant une politique de détente internationale. Ils auraient été aidés par l’ambiance de droite radicale du Texas à tous les échelons, de l’administration à la police, qui n’offre qu’une protection très laxiste au cortège présidentiel à Dallas, « cité de la haine ».

A noter que le Texas reste un bastion de l’extrême-droite réactionnaire aux États-Unis encore aujourd’hui. Oliver Stone met de la cohérence dans le flot de documents et témoignages contradictoires. Il a l’avantage de proposer une « belle histoire » qui oppose progressistes et conservateurs ; elle séduit par sa logique mais sélectionne ses preuves. Est-ce vrai ou seulement véridique ? Tout est là.

Les complotistes plongeront à pieds joints dans l’histoire telle qu’ainsi racontée, les citoyens moyens soupçonneront que les politiciens leurs cachent des choses et se méfieront d’eux (ils vireront Nixon par Impeachment une dizaine d’années plus tard), les historiens douteront – c’est leur métier – d’autant que l’ensemble des documents ne sera pas déclassifié avant 2029, notamment le témoignage de Jacqueline Kennedy elle-même !

Mais ce beau moment de cinéma remet l’ouvrage sur le métier et incite à réfléchir sur la communication, la présentation des faits par les officiels, les médias et l’opinion commune, toutes entités manipulables à merci.

DVD JFK, Oliver Stone, 1991 + JFK L’enquête (JFK Revisited – Through the Looking Glass), 2021, 2 DVD, édition 60ème anniversaire – Version longue Director’s Cut, avec ‎ Kevin Costner, Tommy Lee Jones, Kevin Bacon, Donald Sutherland, Jay O. Sanders, L’Atelier d’images 2023, 3h17, €19,99 Blu-ray €24,99

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Vermeer à Delft

Parallèlement, le musée Prinsenhof à Delft présente une exposition sur Le Delft de Vermeer, du 10 février au 4 juin 2023 ouverte de 11.00 à 17.00.

Le Prinsenhof – la cour des princes – est le bâtiment où Guillaume de Nassau est venu se réfugier en 1583 avant d’y être assassiné un an plus tard par Balthazar Gérard ; il était à l’origine le couvent Sainte-Agathe. Nous y voyons le couloir où il a été arquebusé, deux trous de balle encore conservés dans le mur. Le prince d’Orange, dit « le Taciturne » car il parlait peu, fut le chef de la révolte des Pays-Bas espagnols contre le roi d’Espagne Philippe II, fils de Charles Quint. Les Espagnols offriront une prime à qui l’assassinera et, après avoir échappé à plusieurs tentatives, la dernière sera la bonne. Poutine n’a rien inventé.

Le bâtiment organise une exposition consacrée au Delft de Vermeer. Elle présente le contexte culturel et historique de l’époque du peintre. Des tableaux de ses contemporains montrent que les sujets qu’il traitait était ce qui plaisait au public, quelques documents prouvent que non seulement il a existé mais qu’il a eu une vie et laissé des peintures en héritage.

Quelques paysages de Delft sont présentés, mais pas aussi vivants que celui de Vermeer. Cornelis de Man a peint un Intérieur avec trois hommes assis autour d’un globe en 1668, qui rappelle l’Astronome, mais Vermeer a resserré la scène sur la personne. Dirk van Baburen a aussi peint une Entremetteuse vers 1592, mais Vermeer l’a traité autrement, de façon plus morale peut-être, avec une jeune fille plus jeune et une entremetteuse dans l’ombre. Pieter de Hooch a peint un Homme lisant une lettre à une femme en 1629, mais plus statique que Vermeer, avec La femme en rouge, probablement une catin aux lèvres pleines, qui se recule en faisant s’agiter ses boucles d’oreille en perle.

Il y a aussi les mêmes filles, les mêmes intérieurs, les mêmes portraits et les mêmes scènes de genre, mais d’un talent moins affirmé. Les tableaux d’autres peintres présentent des scènes de bordel avec les mêmes codes esthétiques : les perles, le petit sourire, la chaufferette pour se faire des sensations sous les jupes, les lèvres pulpeuses, le regard direct, la lettre. Pour moi, la Jeune fille à la perle est peut-être prête à s’offrir, mais elle a à peine 13 ans et reste virginale. Notre guide belge dérape parfois dans des envolées émotionnelles de grande folle, aussi lui laissons-nous son avis sur le fait qu’elle était pute prête à s’offrir.

Parmi les documents présenté dans l’exposition, le registre des enterrements, où Vermeer est mentionné au 16 décembre 1675, inhumé dans la Oude Kerk. L’inventaire des biens de Vermeer figure aussi en vitrine, daté de 1676, montrant la relative pauvreté de Vermeer lui-même ; les objets précieux utilisés dans ses tableaux étaient à sa belle-mère.

Si Vermeer était bien de Delft, sa ville natale de laquelle il n’est pas probablement jamais sorti, il ne s’appelait pas Vermeer. Ver Meer (abréviation de Van der Meer) veut dire « du lac ». On ne sait pas pourquoi il a pris ce pseudonyme. Son vrai nom était Johannes Janszoon. Il est né en 1632 et est mort en 1675 à 43 ans de mauvaise santé, ce qui lui a donné environ 25 ans de métier. Nous n’avons recensé que 35 ou 37 toiles de lui, ce qui paraît très peu. Dès lors, deux hypothèses au moins : la première est que nous n’avons pas retrouvé tous les tableaux signés Vermeer ; la seconde est que Vermeer était quelqu’un qui voulait faire de beaux objets de luxe, payés fort chers et donc extrêmement travaillés – il produisait peu afin de faire monter la rareté et le désir. Ces deux hypothèses ne sont pas exclusives l’une de l’autre, d’autant que la peinture était devenue un placement financier des bourgeois de l’époque.

Nous ne savons pas grand-chose de la vie de Vermeer sinon que ses parents étaient tisserands devenus aubergistes et marchands de tableaux, dans une ville prospère grâce à la faïencerie de Delft en imitation chinoise. Digna Baltens, la mère de Johannes Vermeer, aurait reçu une compensation financière pour les dommages causés à l’auberge où il a passé son enfance et son adolescence, après l’explosion de la poudrière de Delft le 12 octobre 1654. Vermeer n’avait qu’une sœur, Geerthruyt, de douze ans plus âgée que lui. Il a appris le dessin et la peinture dès l’enfance avec ses parents marchands de tableaux dans leur auberge et les amis peintres comme Leonaert Bramer (1596-1674). Mais il a dû attendre l’école à la Guilde de Saint-Luc pour être à même de devenir peintre lui-même.

Le garçon a fait un mariage de raison avec Catharina Bolnes, née en 1631 d’une famille catholique nantie. Le couple a eu 15 enfants dont quatre morts en bas âge ; en restent 11, trois garçons et sept filles, mais tous n’ont pas survécu. Sa belle-mère Maria Thins, née en 1593 et décédée en 1680, chez qui le couple vécu pendant quinze ans, était catholique, le couple a été habiter chez elle dans le quartier catholique de Papenhoek, et le principal possesseur de tableaux de Vermeer dans la ville Peter van Ruijven était lui aussi catholique. Cela ne veut pas dire que Vermeer s’est lui-même converti au catholicisme, ni que le possesseur des tableaux en question ait été son mécène. Il a pu en acquérir sur le marché, car les tableaux étaient vendus comme des légumes ou du poisson sur des étals, ou bien de seconde main lorsqu’ils lui ont plu. Ou encore sur commande expresse, ce qui était plus rare au vu des sujets traités par le peintre.

Vermeer a en effet figuré ce qui se vendaient le mieux, à l’imitation de ses collègues des autres villes alentour. Le plus facile était le portrait, le plus vendable la jeune fille en fleur, le plus moral la tronie (ou trogne, physionomie exemplaire) et le plus agréable des scènes d’intérieur ou de paysage. Il a pris sa femme et ses filles comme modèles, parfois sa belle-mère ; cela lui coûtait moins cher que de payer une personne. Mais il n’en a pas fait des portraits réalistes, il a réalisé des types dont la Jeune fille à la perle qui est le type même de la jeunesse au bord de l’adolescence. Ce côté intemporel a plu, continue de plaire et plaira sans doute encore.

Il faut remettre le peintre dans son contexte, nous dit l’historien d’art. Les Pays-Bas étaient à l’époque une république et la notion d’artiste était très différente de celle des royaumes comme la France ou l’Angleterre. Dans les royaumes, l’artiste passe un concours et devient peintre officiel. Il peut dès lors avoir un atelier, faire école et attendre les commandes car il est pensionné par la cour. Dans une république, l’artiste est seul et exerce un métier libéral, il gagne sa vie avec ses œuvres. Il produit ce qui plaît, n’a pas les moyens d’engager des apprentis, et ne fait donc pas école. Vermeer est probablement allé étudier le dessin à la Guilde de Saint-Luc qui est le patron des dessinateurs parce que l’on croyait que Luc avait dessiné la vierge Marie. Pour accéder à la guilde, il fallait être citoyen de la ville, propriétaire et marié, s’acquitter en outre d’une cotisation annuelle. La guilde assurait la formation de l’artiste, le contrôle de qualité de ses œuvres, assurait sa réputation sur le marché, et servait d’assurance sociale en cas de coup dur. Vermeer en est devenu membre le 29 décembre 1653 puis syndic en 1662 et 1663 puis en 1672.

Vermeer, qui a beaucoup d’enfants à nourrir, est très juste financièrement. Les guerres de 1672 ont tari les revenus fonciers de sa belle-mère et provoqué la chute brutale du marché de l’art. Selon sa veuve, l’accumulation des soucis a affecté la santé de Johannes et l’a conduit à la mort, à 43 ans seulement.

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Cahier André Dhôtel n°19

Cette publication annuelle de La Route inconnue, association des amis d’André Dhôtel, date du 4ème trimestre 2021. Elle réunit des textes présentés par Nils Blanchard.

Ce numéro rappelle qu’André Dhôtel, le célèbre auteur du roman initiatique Le pays où l’on n’arrive jamais, fut aussi un homme de lettres prolifique participant à la vie littéraire de son temps. Il a notamment activement participé à l’aventure de la revue 84. Ce fut une revue des Editions de Minuit qui s’étira sur 18 numéros (aux parutions irrégulières) en 14 livraisons de mars 1947 à mai-juin 1951. « Même si elle n’a pas laissé une trace durable dans l’histoire littéraire, [la revue] fut, de l’avis de tous, une exceptionnelle occasion d’amitié et de réussite littéraire », écrit Philippe Blondeau, poète collaborateur de revues.

Dans un intéressant entretien d’août 2020 avec François Dhôtel, son fils né en 1933 qui a fait don des archives de l’écrivain aux Archives départementales des Ardennes en 2019, le lecteur peut apprendre certains détails de la vie d’André Dhôtel, auteur peu connu. Il fut par exemple nommé prof de philo à Coulommiers en 1943 sur la recommandation de Jean Paulhan avant d’habiter Paris en 1947, puis le 84 de la rue Saint-Louis en l’île qui a donné son nom à la revue 84. André Dhôtel parlait latin couramment et le grec antique.

Suivent « Autour de 84 : correspondances et documents » ainsi que la transcription d’une émission datant de mai 1951 où les animateurs de la revue 84 sont interrogés par Jacques Peuchmaurd. Philippe Garbit, dans Les Nuits de France Culture du dimanche 28 juillet 2019 l’a évoquée.

Enfin, deux textes d’André Dhôtel parus dans le n° 18. Ce sont des critiques de livres, celui d’Ernst Wiechert, Des Forêts et des Hommes (bien oublié) et de Beatrix Beck, Une mort irrégulière (réédité en Folio en 1981).

Cahier n°19 : La revue 84, vie et littérature, par Nils Blanchard, disponible auprès de l’association La Route inconnue pour 15€

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Jean-Louis Crémieux-Brilhac, La France libre

Quand le vécu rencontre l’Histoire, quand la mémoire s’affronte aux documents une fois les émotions apaisées par le temps et remises en situation – cela donne un bon livre d’histoire contemporaine. Crémieux, dit Brilhac en Résistance, fut un acteur de la France libre, mobilisé et fait prisonnier à 20 ans, évadé par l’URSS et ayant goûté ses camps durant le Pacte germano-soviétique. Juif, il a le sens du relatif, ayant côtoyé Allemands, Russes, Anglais et Français rebelles. Saint-cyrien après des études de lettres et d’histoire, il était qualifié pour entreprendre cette première synthèse sur la France libre, de « l’appel du 18 juin à la Libération ».

jean louis cremieux brilhac la france libre
Folio réédite en deux tomes cette somme de 1476 pages, agrémentée de force notes, d’une bibliographie et d’un lexique, le tout en fin de volume 2. Certains documents sont reproduits au fil des pages. Le tout est plaisant à lire, instructif, et replace cette époque passionnelle dans les grandes stratégies mondiales. En émerge la figure tutélaire du général De Gaulle, volonté faite homme, incarnation de la France même, sans lequel probablement le pays ne serait pas celui qu’il est aujourd’hui – redressement économique, force atomique, Ve République. Peut-être serait-il devenu une sorte d’Italie sous tutelle anglo-saxonne, au parlementarisme paralysant.

L’ouvrage relativise l’importance de mythes comme celui de Jean Moulin ou de Frenay, remet à leur juste place les figures de Darlan et Giraud, rehausse les personnalités comme Catroux, Leclerc ou Juin. Il révèle les ambitions toujours prêtes à s’affirmer, comme le retour du comte de Paris en roi de France (p.572), ou la naïveté sûre d’elle-même et impérialiste d’un Roosevelt empli de préjugés et étroit d’esprit sur la France ! L’auteur sait mettre en perspective les figures de second plan – mais indispensables – tels Jean Monnet, André Philip, Jacques Soustelle, Pierre Brossolette, Georges Bois, Pierre Laroque, Rémy, Mendès-France, d’Astier, de Lattre, Koenig, Schumann, Dewavrin, Pleven, Parodi, Eboué et d’autres. Il montre surtout combien deux France étaient devenues incompatibles : Vichy l’immobiliste défaitiste et Londres le renouveau combattant. La mentalité française traditionnelle Ancien régime catholique et paysanne – « l’anti-France » – est morte avec l’armistice de juin 40.

Car ils étaient vraiment très peu, les rebelles au 22 juin. Quand le vieillard chevrotant fit son allocution radiodiffusée, les paysans furent contents car on reconnaissait la lenteur et les bienfaits de la terre, les ouvriers furent contents car majoritairement pacifistes ou inféodés au parti communiste allié des nazis jusqu’à l’invasion de l’URSS, le clergé catholique fut content car le maréchal se résignait à la soumission chrétienne devant le châtiment divin pour expier l’esprit de jouissance, les notables furent contents car ils pouvaient reprendre leurs affaires. De tous ces groupes, très peu furent à Londres.

A l’inverse, les cadres ou fonctionnaires, militaires ou démocrates réformateurs, ont été 41%, bien plus que leur poids national. Les jeunes ont suivi massivement de Gaulle, 77% des Français libres avaient moins de 30 ans… Protestants et Juifs (4.4% contre 1%) étaient surreprésentés. Parmi les militaires, ce sont surtout ceux de la Légion étrangère qui sont restés à Londres, les rapatriés de Norvège désirant majoritairement rentrer en France, dans le rang. On comprend bien sûr que les opportunités de joindre Londres pour continuer à se battre ait été plus faciles aux Bretons (vivant sur les côtes) qu’aux Alsaciens (annexés au Reich) ; on comprend aussi que ceux qui n’avaient rien (jeunes, hommes du rang, Juifs, républicains espagnols, légionnaires étrangers) aient pu choisir plus facilement leur nouvelle vie que les notables possédants ayant bâti une carrière, nantis de familles à protéger et à faire vivre. N’empêche… il fallait du courage pour braver la tradition, l’administration, le poids des liens et habitudes. Charles de Gaulle était un traître aux yeux de l’armée : il avait déserté. Le suivre, c’était devenir hors-la-loi. Officiers de marine, clergé catholique et monde des affaires ont refusé de franchir le pas jusqu’au dernier moment.

En 1943, lorsque la « France libre » est devenue la « France combattante » grâce à Churchill et aux ralliements de l’Afrique équatoriale, elle a compté 70 000 hommes, pas plus. Au débarquement de Provence, l’armée comptera 250 000 hommes – ce qui est très modeste par rapport aux masses alliées de plus de 2 millions. Le débarquement en Afrique du nord n’a pas rallié les officiers vichystes fidèles à leur serment au vainqueur de Verdun, ni les marins anglophobes ulcérés par Mers-el-Kebir. Ce sont les Saint-pierrois de Miquelon, les Antillais, les Réunionnais, les Tahitiens qui se sont enrôlés pour la patrie, les Africains coloniaux ont suivi. Bir Hakeim, Koufra, la Corse, la marche sur Rome, l’entrée de Leclerc dans Paris puis Strasbourg, jusqu’à Berteschgaden, ponctueront la renaissance de l’armée française, tandis que « des hommes partis de rien » s’associeront en Comité national français, Conseil de la Résistance puis Comité français de libération nationale, préfiguration du gouvernement provisoire à la Libération.

Le problème a failli être de Gaulle lui-même, sûr de son destin mais cassant, toujours au bord de la rupture, préférant la grande tragédie à la petite entente. « Votre intelligence est républicaine, vos instincts ne le sont pas », lui dit fort justement André Philip (p.880). Heureusement, l’intelligence prévaut, cette faculté d’adaptation faite de souplesse – même si l’énergie brute et la passion de la volonté ont créé la mise à feu et ravivé la flamme aux pires moments. Le jour même du Débarquement, il a envoyé « foutre » les Américains qui persistaient à vouloir administrer le pays contre les représentants d’Alger reconnus par la Résistance intérieure unifiée.

Cette histoire de la France libre pointe ce qui fut important pour la victoire : le BCRA et ses liaisons avec la résistance (80% des renseignements nécessaires au débarquement, avoue une source anglaise), la radio comme « amplificateur d’espérance » auprès de l’opinion, l’action militaire envers les pays de l’Empire pour retrouver une base territoriale souveraine, la volonté gaullienne de faire retrouver à la France sa place de grande puissance. A propos du maquis des Glières, passe même dans cette histoire écrite d’un ton neutre, une part du souffle et de l’exaltation patriotique que symbolise le Chant des partisans, diffusé par la première fois à la BBC en février 1944. Jusqu’au « soulèvement national » de juin 44 qui « restaure l’identité de la France » (p.1263). Et relève surtout la volonté de vivre d’un pays miné par le pacifisme, le défaitisme, l’incurie parlementaire, la gestion « administrative » de la Défense… Non, ce ne sont pas les blindés allemands qui ont gagné en 40 : c’est l’énergie de vaincre. Qui a largement manqué à nos vieilles badernes et à notre état d’esprit administratif, comme l’a montré Marc Bloch, historien résistant.

« Le problème juif n’est pas central » pour les Alliés, déclare Jean-Louis Crémieux-Brilhac p.1031. Ce qui est central est de vaincre fascisme, pétainisme et nazisme ; une fois les régimes et leurs collaborateurs renversés, tout sera ouvert.

La « mystique européenne » (p.995) débute en résistance ; elle conduira au traité CECA, précurseur de la CEE. L’acquisition de la force atomique est préparée par les cinq savants français qui ont emporté aux États-Unis les réserves d’eau lourde lors de l’invasion allemande (p.1220). La réflexion sur la décolonisation débute sous le gaullisme d’Alger, mais la pénurie et l’absence d’accord politique entre colons arc-boutés sur leurs privilèges et représentation démocratique en métropole qui n’en fait pas une priorité à la Libération, vont perdre les bonnes intentions dans les sables…

Une grande histoire, vivante, sur laquelle passe la grandeur de Churchill, de Gaulle et tous les anonymes.

Jean-Louis Crémieux-Brilhac, La France libre, tome 1, 1996, Folio Histoire 2014, 818 pages, €10.90
Jean-Louis Crémieux-Brilhac, La France libre, tome 2, 1996, Folio Histoire 2014, pages 829 à 1476, €10.90

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Daniel Cordier, Alias Caracalla

Article repris par le blog du Cercle Jean Moulin

Roger Vailland dans Drôle de jeu a donné le pseudonyme de Caracalla au jeune Daniel Bouyjou-Cordier, faisant de lui un personnage littéraire. C’est ce pseudo, qu’il n’a jamais porté dans la Résistance où il était parfois Alain, parfois Talleyrand, Toussaint ou Michel, que l’auteur adopte de nos jours pour publier ses souvenirs reconstitués. Car la mémoire, même photographique et passionnée comme on peut l’avoir à vingt ans, est parfois trompeuse. Cordier le sait, qui s’appuie autant que les archives lui permettent, sur des documents authentiques. Dont son Journal tenu en Angleterre et laissé à Londres – ce pourquoi l’activité dans la Résistance ne commence que page 385.

daniel cordier alias caracalla folio

Mais ne vous rebutez surtout pas du pavé de 13 x 11 x 5 cm que vous tenez entre vos mains. L’épaisseur du livre vous donnera des heures de lecture passionnée, car son auteur écrit direct, tout entier dans l’action, ne livrant avec pudeur que de rares naïvetés qui le rendent touchant. L’adolescence trop chaste rend fervent, l’exigence d’identité a besoin d’admirer des modèles.

Daniel Cordier avait 19 ans lors de l’armistice. La voix chevrotante du défaitiste auréolé pourtant de la gloire de Verdun le glace d’un coup. Lui qui était maurassien naturellement – fondateur à Bordeaux du Cercle Charles Maurras à 17 ans, élevé dans une famille bourgeoise de province aux convictions traditionnelles, catholique, antisémite, conservatrice – voit s’écrouler brutalement son univers. Cela s’appelle grandir. Il quitte tout, famille, ami(e)s, nid de province, pour s’embarquer le 21 juin 1940 vers l’inconnu : l’Afrique du nord où il veut continuer le combat. Mais le cargo belge rallie l’Angleterre, plus proche. Qu’à cela ne tienne, Daniel Cordier sera auprès des Français libres. Il y en avait bien peu en juin 40… « Sur les 19 000 militaires réfugiés en Angleterre, il n’y eut que 900 ‘légionnaires’, dont 37 chasseurs alpins et 7 officiers, les autres ayant choisi de rentrer en France » note p.145.

Il faut dire que l’époque était au chaos, personne ne savait vraiment quoi faire et il fallait la hauteur de l’intellectuel, la judéité, ou la passion réactive de la jeunesse pour choisir d’un coup son camp. Raymond Aron, qu’il rencontre en Angleterre, « expose l’incapacité des militaires à préparer la guerre de mouvement faute d’imagination dans le choix des armes et des stratégies, la démission des milieux politiques qui ne représentaient plus rien au moment où il fallut décider de la survie de la nation. Enfin, on ne devait pas négliger le défaitisme des milieux bourgeois et capitalistes, qui craignaient par-dessus tout le danger communiste » p.164. Daniel Cordier ne fait ni une ni deux, le patriotisme est chez lui viscéral, il n’accepte pas que son grand-père se soit battu pour rien en 14. Même si son idole Maurras se rallie au Maréchal, lui préfère écouter le Général – qui deviendra son idole à son tour. Mais c’est le mérite de ce livre de replacer les choix politiques dans leur histoire, chacun aveuglé par le choc de simplification que fut la défaite, puis l’Occupation et les nécessités quotidiennes de survie de sa famille. Rares sont toujours les héros, rares furent les vrais résistants.

Entraîné durant deux ans en Angleterre au maniement des armes, au sabotage, aux liaisons radio, Cordier n’est parachuté en France que fin juillet 1942 près de Montluçon. Il sera coopté immédiatement par Rex, dont il n’apprendra qu’après sa mort, à la fin 1944, qu’il était le préfet Jean Moulin ; il le croyait peintre ou ministre. Jeune, aimant peu l’école (une pension catholique où les adolescents restent en couveuse et entretiennent des amitiés ‘particulières’), naïf et peu cultivé, Cordier est, comme lui dit l’un de ses amis, « un émotif, un romantique (…) [sa] vie est réglée selon [son] imagination fantasque, [ses] coups de foudre, [ses] enthousiasmes, et non (…) par une sagesse tempérée de la raison » p.323. C’est son patron, Rex, qui l’initiera à la politique – où tous les coups sont permis – et à l’art moderne – dont il fera après la guerre son métier comme peintre et galeriste (il donnera sa collection en 1989 au musée Georges Pompidou).

Une fois dans le bain, le jeune homme s’aperçoit vite que l’Armée secrète est du vent, que les résistants sont plus passifs qu’actifs, que « les chefs » font tout pour se faire mousser, entretenant la division, que l’action principale de la résistance est de paperasser, de communiquer, de rendre compte, « un bazar insensé » dit-il p.703. Ce n’est qu’en 1943, après les Alliés débarqués en Afrique du nord, les nazis battus à Stalingrad, la zone sud occupée, la flotte sabordée à Toulon et le STO établi, qu’une part croissante des Français se sent une âme de rebelle et gonfle les maquis. Mais si les patriotes deviennent légion, les activistes réels sont en nombre infime ; ils resteront souvent inconnus, l’histoire les oubliera au profit des grandes gueules à l’ego plus gros que les capacités. Cordier règle ses comptes avec Frenay, Brossolette et d’Astier de la Vigerie, tous plus « chefs » les uns que les autres, regimbant à l’autorité de Londres et encore plus à celle de Rex, représentant du Général.

Solitaire par sécurité, courant d’un endroit à l’autre de Lyon puis de Paris pour poster des messages, relever des boites aux lettres ou fixer des rendez-vous, Daniel Cordier est le secrétaire efficace de Jean Moulin durant un an, du 26 juillet 1942 à son arrestation, le 22 juin 1943. Il rencontre à peu près tous ceux qui comptent dans les mouvements, les syndicats et les partis, il observe, il assimile les leçons de politique de son patron. « L’emprise de son autorité (…) consiste en un mélange de curiosité, de gentillesse et de respect des convictions de ses interlocuteurs, prouvant qu’ils sont compris. Je crois que ce mélange de simplicité et de compassion font tout son charme » p.585. Il évolue aussi politiquement, passant du nationalisme intégral des Camelots du Roy à l’humanisme socialiste du Club Jean Moulin.

Rappelé à Londres, il s’évade par l’Espagne où il est interné un temps par les sbires de son ancienne idole Franco. De retour en Angleterre fin mai 1944 il devient chef de la section des parachutages d’agents du BCRA puis, en octobre 1944, archiviste avec Vitia Hessel des archives du BCRA. Chef de cabinet du colonel Passy (André Dewavrin), il démissionne après le départ du général de Gaulle en janvier 1946 avant d’oublier volontairement toute cette période. Grand Officier de la Légion d’Honneur, Compagnon de la Libération par décret du 20 novembre 1944, Croix de Guerre 39/45, ce n’est que l’obstination de Henri Frenay à (selon lui) tordre l’histoire qui le fait revenir sur ses propres souvenirs en 1977. Il entreprend une carrière d’historien de la mémoire avec une biographie monumentale de Jean Moulin et des réflexions sur l’histoire.

Daniel Cordier, Alias Caracalla, 2009, Folio 2011, 1145 pages, €10.07

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Terres d’aventure a 35 ans

C’est l’âge mûr pour les hommes, mais l’âge mutant pour une entreprise. Fondée par des passionnés de 25 ans, comment ont-ils passé la main à 60 ans ? L’anniversaire des 35 ans prend alors un relief particulier, un retour sur les idées fondatrices et une ouverture vers l’avenir.

L’agence de voyage nature fête à Paris et dans deux grandes villes de province cet anniversaire avec ses plus fidèles clients. Je le suis moi-même depuis 1986, soit 26 ans. J’ai accompagné Terres d’aventure et ses accompagnateurs pendant les trois-quarts de son existence.

Je l’ai vu changer, bien sûr, avec l’époque, la société française et sa clientèle. Les routards du début ont laissé la place aux bobos, puis aux seniors aisés. Il y a moins de jeunes aujourd’hui, faute d’argent puisqu’on ne trouve un emploi stable qu’assez tard dans la vie. Les jeunes d’hier sont devenus plus soucieux de confort et de culture, aimant moins la marche dans les lieux escarpés que l’hédonisme d’endroits « de rêve » où le tourisme va peu.

Reste un esprit : celui de la « résistance » au tout matériel et à l’argent roi issu de la révolte de la jeunesse en 1968. Les cinq premiers voyages ont été éclectiques et curieux : la rivière Kwaï en Thaïlande, le Niger en pirogue jusqu’au Mali, la Cappadoce turque avec ses schtroumpf troglodytes, le GR20 corse sur la ligne de crête et une méharée dans le Hoggar. « Pour moi l’aventure est une ouverture sur le monde, sur les autres et, au final, sur soi-même : une ouverture sur l’inconnu », dit volontiers Daniel Popp, l’un des co-fondateurs. Nous « avions l’envie de sortir du cadre du tourisme organisé de l’époque », déclare Hervé Derain, l’autre co-fondateur. Ce qui fut fait à l’été 1976. Désormais 35 000 personnes voyagent avec Terres d’aventure chaque année.

L’aventure est moins le baroud ou l’exploit (il existe aussi avec la Transhimalayenne ou sur l’Everest) que la curiosité, moteur du rêve. Voyager est se dépayser, sortir de soi, donc prendre son temps. Le rythme de la marche, du canoë, du kayak de mer, du vélo, du cheval ou du chameau, permet d’acclimater l’ailleurs. Le voyageur est de plain pied dans le paysage, ses odeurs, ses lumières, ses chauds et froid. Il rencontre les gens tels qu’ils vivent, à leur rythme, sans apparaître comme des extraterrestres en cage dans les automobiles, les cars climatisés ou les paquebots. Il est des touristes qui adorent être entre eux, ne regardant l’étranger qu’au travers un écran, de loin. Ceux là restent sur leur quant à soi et devraient plutôt demeurer devant leur télévision. Mais il en est d’autres qui aiment s’ouvrir.

C’est cela l’esprit jeune. Il n’a pas d’âge. Il existe des vieux rassis de 18 ans, toujours en jean quelque soit le climat, baladeur vissé sur les oreilles pour ne pas écouter le monde, et Smartphone à la main pour rester branché à leur étroite communauté fusionnelle de potes. Il existe aussi, fort heureusement, des jeunes aventureux de 70 ans qui s’habillent comme la température l’exige, oreilles grandes ouvertes et nez au vent, sourire aux lèvres et quelques mots appris pour parler aux locaux.

Ceux là sont des explorateurs et pas des consommateurs. Ils restent dans la lignée des grands, ceux qui ont défriché les cartes. Terre d’aventure a eu l’heureuse idée de fixer cet état d’esprit dans un beau livre coédité avec Solar cette année : ‘Sur les traces des grands explorateurs’. Dirigé par Eve Sivaddjian, journaliste à Géo, et préfacé par Jean-Louis Etienne, explorateur nature, il retrace en 223 pages l’amour du monde tel qu’il est. Eve Sivaddjian est une grande dame fort sympathique. Elle a beaucoup voyagé et m’a conseillé, après les quelques 57 pays déjà arpentés, d’aller explorer l’Arménie.

Cinq domaines rythment les explorations : les déserts, les glaces, les forêts, les montagnes et les fleuves. Pour chacun, cinq explorateurs emblématiques, des plus connus (Alexandra David-Néel, Edmund Hillary, Ella Maillart, Paul-Émile Victor, David Livingstone) aux oubliés (Eugène Lenfant, Robert O’Hara Burke, Vladimir Arseniev, Vittorio Sella, Isabella Lucy Bird Bishop). De courts textes de présentation alternent avec d’innombrables photos commentées. Des vues actuelles, issues du fond photographique de Terres d’aventure, aux documents d’époque, parfois anonymes.

Ce livre est un esprit. Ses images une nature, paysages et humains mêlés, avec leurs animaux et les plantes environnantes, comme il se doit. Un hymne à la découverte, au voyage. Bien loin du tourisme marchandise… Qu’on se le lise !

Terres d’aventure sur les traces des grands explorateurs, Eve Sivadjian dir., coédition Terres d’aventure-Solar, avril 2011. Comme l’ouvrage n’est pas référencé sur Amazon ni visible sur le site des éditions Solar (!), voici le code ISBN utile aux libraires : 978-2-263-05417-4

Agence de voyage Terres d’aventure : www.terdav.com

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