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Dans les archives inédites des services secrets

Amateurs de sensations fortes, ce livre n’est pas pour vous. Il ne s’agit pas de récits d’espionnage mais d’un livre d’historiens collés aux archives. Les documents déclassifiés sont cités, commentés, et ils illustrent souvent l’ouvrage. Cette histoire s’arrête il y a trente ans, délai incompressible pour protéger les sources.

Trois parties dans ce gros livre qui se lit bien : La Belle époque, de la défaite de 1870 à la fin de la guerre de 14 ; l’Age d’acier, de l’entre-deux guerres à la fin de la Seconde guerre mondiale ; et le Front invisible de la guerre froide jusqu’à l’an 1989 et l’affaire Farewell, taupe soviétique au service des Français sous Mitterrand.

La première époque est du renseignement humain, surtout des ragots et des rapports policiers, les « services » étant balbutiants, bien que devenus indispensables après l’humiliante défaite de Badinguet face aux Prussiens. La Païva, Alfred Nobel soupçonné en France d’espionnage économique sur une poudrière, l’affaire Dreyfus, le poste télégraphique de la tour Eiffel, les télégrammes chiffrés de 14, mais aussi les pigeons voyageurs très utiles, la propagande pour démoraliser l’ennemi, la propagande radio au front. Des découvertes, rien de bien croustillant ;

La seconde époque entre dans le sérieux grâce à la technologie et à la pression des régimes totalitaires soviétique, fasciste, nazi. Jacques Sadoul, capitaine français avec les Bolcheviks ne sait plus trop s’il reste patriote ou devient communiste, ses rapports s’en ressentent bien qu’il n’ait jamais semble-t-il vraiment « trahi ».

Un certain Adolf Hitler est sous-estimé ; fiché par les Français dès 1924, il est prénommé Adolphe, Jacob et serait un brin « juif » selon les rumeurs (infondées en réalité). « Ne serait que l’instrument de puissances supérieures : n’est pas un imbécile mais est un très adroit démagogue. (…) Organise des Sturmgruppen genre fasciste ». On voit que le style n’est pas celui de Normale Sup mais du niveau certificat d’études primaires. Les Archives en 1924 ne voient rien, ne détectent rien, ne cherchent rien. Staline et Trotski sont mieux servis, j’en ai parlé par ailleurs sur ce blog.

Dès avant la guerre, Fernand de Brinon, le collabo français fusillé en 1947, fait l’objet de rapports détaillés. Journaliste germanophile convaincu, il collabore dès qu’il peut et trahit sans vergogne. Dès 1932, il rencontre pourtant de vrais nazis, Ribbentrop, Himmler, Hitler, et constate de visu ce qu’ils font.

Le Japon fait l’objet d’attentions car c’est devenu « une nation atteinte de mégalomanie », la société militarisée, les nazis faisant des Japonais des « Aryens d’honneur ». Le rapport de l’État-major sur le Japon en 1936 est édifiant. Les procès staliniens de Moscou en 1936 montre la société de terreur à l’œuvre

Tandis qu’à Madrid, une note du lieutenant-colonel Morel au ministère de la Guerre de 1937 montre combien les expériences nazies et italiennes de combiner l’artillerie, l’aviation et l’infanterie peuvent donner des leçons pour la guerre future. Même chose en ce qui concerne le salon de l’Auto de Berlin en 39, qui montre la puissance mécanique de l’industrie allemand et sa production civile qui peut être employée sans grande transformation pour les armées. Tous renseignements vitaux dont les vieilles badernes françaises se foutent comme de leur premier slip, on le verra nettement en 40. Comme quoi il ne suffit pas du bon renseignement, encore faut-il qu’on le croie, qu’on en tire des leçons et qu’on les applique !

On assiste à la naissance des services secrets français gaullistes à Londres avec le BCRA qui deviendra le SDECE avant de changer à nouveau de nom sous Mitterrand pour devenir la DGSE. Formé par les Anglais, entraînés par les commandos, le 11e Choc deviendra le premier régiment parachutiste à fournir des hommes au service Action.

Quelques détails digne de romans : l’espionne nazie qui veut retourner au Portugal Mendès-France en fuite pour Londres alors qu’il est juif ; le rapport du gendarme Maurice Godignon, prisonnier de guerre français envoyé par erreur au camp de concentration de Mauthausen avant que la Gestapo ne reconnaisse son erreur et le relâche, qui témoigne dès 1941 des conditions du camp ; le pillage de la France vers l’Allemagne par la firme Otto ; Joséphine Baker contre les nazis ; Jeanne Bohec, la plastiqueuse à bicyclette pour le Débarquement.

La dernière époque est la nôtre. Est dévoilé un « dossier Mitterrand » qui montre combien l’ex-Cagoulard avant-guerre, faux prisonnier évadé, décoré par Pétain de la francisque mais déjà en pourparler avec des réseaux de résistance pour avoir deux fers au feu, est machiavélique et retors. Le certificat d’appartenance aux FFI est de complaisance, signé de façon politique en 1952 seulement. « Mitterrand a résisté, c’est certain, mais à sa manière, florentine et solitaire… » Documents à l’appui, déclassifiés seulement en 2010.

Les États-Unis et la CIA, durant la guerre d’Indochine, ont joué longtemps double jeu, livrant des armes aux maquis du nord-Vietnam avant de proposer l’aide de l’aviation à Dien Bien Phu (ce que les badernes ont refusé avant de se raviser, mais trop tard). L’Oncle Sam a toujours été tiraillé entre sa position traditionnelle anticoloniale, comme colonie émancipée de la couronne anglaise, et son anticommunisme, en raison de ses valeurs libertariennes de pionniers self-made man.

Est contée aussi la chasse aux navires de livraison d’armes au FLN en Méditerranée, l’attentat au bazooka contre le général Salan en Algérie en 1957 effectué par Kovacs au nom d’un groupe d’extrême-droite à propos duquel Valéry Giscard d’Estaing a été cité (sans preuve) ainsi que Michel Debré.

Mais toujours les Soviétiques : la banque soviétique pour l’Europe du Nord sous surveillance étroite, la taupe à l’Otan Georges Pâques, l’orgueilleux naïf qui a cru qu’ l’on pouvait s’entendre avec l’URSS sur la paix (la même naïveté que les partisans de Poutine aujourd’hui…), les gendarmes sur les traces de OVNI, les dessous de l’intervention sur Kolwezi, après 9 Européens tués et 7 disparus – et l’affaire Farewell.

Vladimir Vetrov est né en 1932 à Moscou et est en 1965 officier du KGB à Paris, où il cherche à acquérir de la technologie électronique pour l’URSS. Aigri d’avoir été rapatrié puis oublié, végétant au grade de lieutenant-colonel car fils de petit ouvrier n’appartenant pas à la Nomenklatura, il décide de trahir en grand. Il contacte la DST à Paris, qui lui fournit un Minox, appareil photo miniature avec lequel il passe des milliers de documents qui révèlent l’état d’arriération de l’URSS. Mitterrand en parle à Reagan qui décide de lancer la « guerre des étoiles », une course à l’armement que la Russie ne peut pas suivre, et qui aboutira à sa chute en 1991. Les expulsions massives de diplomates soviétiques en France et en Europe le font repérer et Vetrov est exécuté dans son pays en 1985.

Un bon tour d’horizon documenté du siècle précédent.

Bruno Fuligni dir., Dans les archives inédites des services secrets – Un siècle d’espionnage français (1870-1989), 2011, Folio 2014, 672 pages, €10,20 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

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Claire Etcherelli, Elise ou la vraie vie

Ce roman d’une boursière inconnue a fait grand bruit à l’époque, Simone de Beauvoir a adoré son réalisme socialiste et le public intellectuel, très à gauche juste avant mai 68, s’est prosterné devant la description de la condition ouvrière et du racisme ordinaire. Ce prix Femina 1967 est bien oublié aujourd’hui, même si certains profs, nostalgiques de l’ouvriérisme, le mettent parfois au programme.

Elise est une orpheline élevée par sa grand-mère à Bordeaux avec son frère Lucien, de huit ans plus jeune. Elle vivote, se sacrifie pour que Lucien puisse aller au collège, se met en autodidacte à la dactylo. Le jeune homme se marie pour coucher – en 1957, impossible de faire autrement – un enfant vient – à la fin des années cinquante, ni pilule ni avortement autorisés – puis il se lasse évidemment de sa Marie-Louise et la quitte sans laisser d’adresse pour aller rêver à la grande vie militante à Paris avec Anna, une flemmarde amoureuse qui ne pense qu’au lit. Lucien a été séduit tout jeune par son copain Henri, devenu intello communiste, qui l’a embringué dans ses grandes idées de changer le monde.

Elise le suit à la capitale lorsque la grand-mère est hospitalisée. Elle travaille à la chaîne dans une usine automobile, avec des Arabes. Or nous sommes en pleine « guerre » d’Algérie et le racisme banal va de soi. Elise ne se sent pas concernée, elle aime les Arabes comme les autres hommes, ce qui lui permet de donner de l’aspirine à un ouvrier, Arezki, que le contremaître a refusé d’envoyer à l’infirmerie. Reconnaissant, ce dernier lui offre des croissants, puis un tampon pour se nettoyer les mains après le boulot. Puis il l’invite à marcher un peu le soir avec lui, en se cachant des autres, car la fréquentation mixte est aussi mal vue côté français que côté arabe. Elise ne se fera dépuceler que page 247, élidé par un euphémisme : « Je connus le plaisir de donner du plaisir » – ce qui montre combien le sexe, à cette époque coincée de nos parents, était un véritable problème. Tout était interdit, sauf le mariage hétérosexuel et la position du missionnaire en vue de produire des petits. Ne vous en faites pas, ça revient.

Mais l’histoire rattrape les protagonistes : Lucien se fait tuer en solex volé alors qu’il circulait sans lumière pour aller à une « grande » manif inutile contre la guerre (la gauche adore ajouter « grand » à tout, comme les ados ajoutent « nu » actuellement à toutes leurs requêtes internet) ; Arezki se fera mettre à la porte pour avoir bousculé un contremaître, arrêter lors d’une rafle pour vérification d’identité, puis expulser parce que sans travail ; Elise rentrera chez la grand-mère pour reprendre sa vie étriquée de province, sans rêves ni perspectives. Fin de l’histoire.

Grâce à l’éducation dispensée jadis, le roman est très bien écrit, pudique et sans fioritures. Elise n’idéalise pas les ouvriers, elle les montre tels qu’ils sont : harassés par les cadences, sans aucun mot à dire sur leur travail, maintenus dans la pauvreté, les femmes ne pensant qu’à se maquiller après le turbin pour aguicher. Le parti communiste se fout de la condition ouvrière, les militants ne l’utilisent que pour leurs slogans politiques téléguidés de Moscou. Le patronat est contre la perte de l’Algérie mais aussi contre les Algériens qui veulent la liberté, tout en acceptant très volontiers qu’ils viennent trimer comme esclaves sous-payés sur leurs chaînes. Les politiciens sont complètements absents (c’était juste avant le retour de de Gaulle).

L’époque était binaire, Est et Ouest, communisme et capitalisme, ouvriers et bourgeois, Bien et Mal. Tout le roman est bâti en oppositions alternatives, particulièrement inaudibles aujourd’hui : province où l’on végète et Paris où tout est possible ; amour idéalisé et sexe sordide ; sœur qui se veut mère et dont le frère n’est pas l’enfant ; mâle qui peut tout faire et femelle qui ne peut que subir ; vie en chambre ou vie en foyer ; travail indépendant et travail en usine ; ouvriers et patrons ; ceux rivés à la chaîne et petits chefs ; Français et immigrés (outre les « crouillats » et les « bicots », un Hongrois, des Polonais…) ; racisme de ceux qui se sentent menacés et mépris des musulmans pour les impies (ne pas boire de vin est ainsi le marqueur de soi et l’amende communautaire sévit).

Cette existence en noir et blanc, en partie autobiographique puisque l’auteur a travaillé en usine pour financer ses études, est quand même trop simpliste. Ce serait si facile si tout le monde était bon ou méchant ; il suffirait de choisir son camp. Or, à gauche, des socialistes ont défendu l’Algérie française, des communistes ont à l’inverse encouragé les troubles en Algérie – non pas pour des motifs élevés mais pour la stratégie mondiale d’affaiblissement de l’Occident pilotée par l’URSS. Elise n’est pas au parti et se demande si elle va payer sa cotisation à la CGT, mais elle est clairement du côté des porteurs de valises du FLN – autrement dit traître à sa patrie au nom d’une conviction universelle.

Ce parti-pris de vie au ras du sol et de pensée binaire a bien vieilli. Les prolétaires sont « des bestiaux qui voient la femelle (…) l’expression animale de leur plaisir » p.83 ; la femelle blanche elle-même « s’exposait, telle une appétissante sucrerie, au regard de sous-alimentés, et se dérobait à leur fringale » p.151 ; la chaîne automobile et « ses bruits furieux et stridents provoquaient en [l’Algérien Arezki] une excitation sexuelle » p.184. En bref, la condition ouvrière renvoie à la condition de bête malgré le frigo, l’auto et le pavillon que les années soixante allaient permettre. Et les intellos tels Henri, installés dans leur confort bourgeois, manipulent les colleurs d’affiches par leurs grands mots creux. Le binaire qui oppose ainsi Bien et Mal s’annule – car rien ne change si tout est une fois pour toutes jugé. Ce pourquoi la résignation l’emporte : Elise retourne à sa province, Arezki au bled et les ouvriers suivent la masse de l’opinion. « La vraie vie aura duré neuf mois » p.274.

Le seul espoir est chez Gilles, contremaître plus gentil et plus évolué : « Si le bicot n’existait pas, on inventerait quelqu’un d’autre. Comprenez, face à l’Arabe, ils s’affirment. Ajoutez l’ignorance, l’inculture, la peur de ce qui ne vous ressemble pas, la guerre par là-dessus… Tout cela, il faut l’extirper habilement par un long et patient travail et non par l’action brutale, directe et anarchique » p.241.

Intéressant, mais tellement ringard… A lire pour ceux qui ont connu cette époque ; à fuir pour les jeunes d’aujourd’hui, tellement ce monde Etcherelli nous paraît plus lointain encore que celui de Balzac !

Claire Etcherelli, Elise ou la vraie vie, 1967, Folio 1973, 275 pages, €7.25 eBook format Kindle €6.89 

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Gilles Kepel, Passion française – les voix des cités

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Gilles Kepel a voulu comprendre « l’intégration » de ces centaines de candidats issus de l’immigration qui se sont présentés aux élections législatives de 2012. Il livre ici un bien meilleur récit que n’importe quel article de « pseudo-journaliste », une bien meilleure analyse que celle de n’importe quel média pressé par l’audience, une bien meilleure réflexion qui décrit les contextes et cite verbatim afin que le lecteur puisse se faire lui-même sa propre opinion. Mieux, cette enquête sociologique de terrain en équipe, malgré tout l’appareil scientifique exigé, se lit comme un récit de voyage.

Le sujet est tabou à gauche et fait l’objet de réprobation morale dans la presse bobo. Ces professionnels du choqué, qui ont inclus dans leur vision du monde la Grande culpabilité dominatrice de l’Occident depuis mille ans (croisés, esclavagistes, colonialistes, missionnaires, fascistes, capitalistes…) dénient toute analyse de la réalité telle qu’elle est ; la poussière, ils la préfèrent sous le tapis. Ce n’est pas le cas de Gilles Kepel, docteur en sociologie et en science politique, professeur des universités et à Science Po, qui a été distingué par l’Institut universitaire de France. Il parle l’arabe couramment, littéraire et dialectal, et n’hésite pas à se déplacer pour rencontrer personnellement les acteurs du terrain en France et à l’étranger. Son discours est bien plus recevable qu’un reporter, forcément superficiel, esclave de l’instant et du spectaculaire, teinté du politiquement correct véhiculé par son media.

« La présente enquête a duré un an, de janvier 2013 à janvier 2014. Elle repose sur cent sept entretiens avec des candidats aux élections législatives de juin 2012, (…) les fidèles des mosquées aussi bien que les adeptes du Front national, (…) des défenseurs convaincus de la République et de la laïcité et d’autres qui s’étaient persuadés de leurs incohérences » p.18. Dans « les quartiers », les héros sont « le caïd et le salafiste » p.19, le trafiquant de drogue et le prosélyte religieux.

« La France sait que l’islam et la démocratie sont compatibles », déclare ingénument Hollande le 14 juillet 2013. Pétrie de bons sentiments de gauche bobo, cette phrase sonne « étrange » pour l’auteur dans la bouche d’un président : « La République laïque n’a rien à savoir sur l’islam et sa compatibilité ou non avec la démocratie – pas plus que sur celles du christianisme, du judaïsme, ou de l’hindouisme. (…) C’est comme si, confronté à la traduction sur la scène sociale et politique de revendications religieuses et identitaires, le chef de l’État avait voulu dire quelque chose qu’il n’est pas parvenu à exprimer » p.32.

Quelque chose qui flotte dans l’inconscient de gauche, depuis Sartre préfaçant Les damnés de la terre de Franz Fanon et déclarant : « il faut tuer : abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups pour supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé » (cité p.35) – jusqu’à Mitterrand qui noie l’immigré dans le mélange : « Ce n’est qu’en 1982, avec la prise de contrôle de la Grande Mosquée de Paris par Alger, à l’instigation du premier ministre de l’Intérieur de François Mitterrand, Gaston Deferre, maire de Marseille, que les vannes de la naturalisation se sont ouvertes, rendues licites par des déclarations du nouveau recteur de la mosquée de Paris, Cheick Abbas » p.234. Multiculturalisme et métissage mondialisé sont dans le logiciel de gauche, au prétexte que les mâles occidentaux blancs seraient génétiquement coupables de domination…

marseille cannebiere

Gilles Kepel livre ses entretiens verbatim avec les acteurs politiques qui investissent désormais les institutions. Il les replace dans l’histoire récente française, tourmentée encore et toujours – seul pays européen à être dans ce cas – par les souvenirs de la guerre d’Algérie. Il distingue trois âges de l’islam en France :

  1. 1962-1989 : âge des « darons » où la religion est vécue « en » France, importation du bled où l’on aspirait à retourner.
  2. 1989-2004 : âge des « Frères » et des blédards, étudiants arabophones venus du « bled » pour étudier à l’université française et qui créent l’UOIF. L’islam se veut désormais « de » France puisque les musulmans acquièrent la nationalité française ou naissent en majorité français. Il s’agit de forcer les pouvoir publics à ce que les croyants puissent suivre les injonctions de la charia (voile, cantine, hôpitaux, piscines, mosquées).
  3. 2004-aujourd’hui : âge de création d’un « espace identitaire en France géré par des opérateurs privés, celui du halal » (qui signifie licite en arabe) p.265. Ce communautarisme a « principalement pour fonction de souder l’appartenance (…) et d’en multiplier les marqueurs exclusifs ». Le modèle est celui des Juifs, la « cacheroute » visant à préserver l’identité du groupe de toute mixité. L’objectif est que le terme « islamophobe » soit condamné à l’égal du terme « antisémite » (p.274). La bourgeoisie beur, née et éduquée en France, a fait émerger « une élite religieuse qui voyait dans la gestion de l’islam une ressource de pouvoir et n’entendait pas la laisser entre les mains des blédards, tout en exigeant de s’émanciper de la tutelle d’un pays dont elle élisait les députés » p.266.

L’idée sous-jacente de l’auteur, proche du terrain par de nombreuses enquêtes sur des années (Quatre-vingt treize, Banlieues de l’islam : naissance d’une religion en France, Banlieue de la République : Société, politique et religion à Clichy-sous-Bois et Montfermeil, A l’ouest d’Allah), est que les musulmans sont « en voie de banalisation dans le système politique français, à l’instar des chrétiens, juifs ou incroyants élus dans les diverses assemblées de la nation, attentifs au respect de leurs valeurs » p.266.

marseille femme voilee

D’où le paradoxe d’un Front national qui, d’un côté attise les peurs d’un grand renversement de population et d’un colonialisme à l’envers qui imposerait les normes islamiques à tous dans certains lieux – et de l’autre associe volontiers des candidats issus de l’immigration à ses listes électorales, tant l’appartenance aux classes populaires et l’aversion pour les élites les rapprochent.

Ce que révèlent les entretiens, et que l’auteur n’ignore pas, est que les salafistes « quiétistes », paisibles et spirituels, « suivent aveuglément les avis des oulémas qu’ils révèrent et dont les fatwas qui leur proviennent désormais par Internet depuis l’Arabie saoudite ont force de loi intangible » p.270. Ils peuvent donc devenir des salafistes « djihadistes » pour aller combattre au nom d’Allah. La distinction spécieuse entre islam par essence pacifique et islam guerrier n’est pas aussi exclusive que les bobos veulent le croire.

Mais il reste que, pour l’instant, « la majorité des électeurs qui se considèrent musulmans de France se déterminent dans les urnes à partir d’appartenances sociales, et non communautaires, et ce sont celles-ci qui les ont amené à voter plus significativement à gauche que l’ensemble de leurs compatriotes » p.279, électorat que les « viandards » érigés en associations subventionnées par le Conseil général socialiste en PACA amènent massivement aux urnes (p.117).

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Dans ce livre, l’auteur privilégie deux ville emblématiques : Roubaix, 95 000 habitants et 6 mosquées, qui connait 31% de chômeurs ; Marseille, première ville arabe d’une France qui est le premier pays arabe européen, qui voit l’islam comme un régulateur, fonction que ni l’école ni le sport n’assurent plus : « quand vous avez 99% de Noirs, d’Arabes, de Gitans ensemble, ce n’est plus une école, c’est une garderie ! » déclare à l’auteur Samia Ghali p.63 – « jeune élue de gauche issue de l’immigration algérienne et née au cœur des quartiers nord dans un bidonville » p.59.

Autre exemple, le parcours d’Omar Djellil, « demande d’amour à la patrie, perpétuellement insatisfaite » p.94. Il est passé du centrisme à SOS-racisme, puis au salafisme, avant d’être candidat du Front national. Ce qu’il veut, c’est être reconnu : « Pour que j’aime la France, il faudrait que la France me fasse sentir qu’elle m’aime ! » p.95. Ce sentiment d’appartenance, il le trouve au Front national… A l’effondrement industriel et de l’emploi, au délitement du système de valeurs méritocratique, syndical ou communiste, « se substituent aujourd’hui le Front national et le salafisme, deux disciplines de vie analogiques, dont chacune est portée par l’adhésion à un mythe fondateur : la nation française pour le premier, l’oumma islamique pour le second » p.105.

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Un livre d’actualité passionnant, qui se lit avec aisance, et fourmille d’exemples et de cas concrets sur l’imbrication progressive de l’islam dans la république, mélange « d’amour et de ressentiment » p.252 unique en Europe. Un livre qui va en profondeur, bien au-delà des clichés faciles du Merah ou du Coulibaly – terroristes qui restent des exceptions tout autant qu’Action directe jadis.

Gilles Kepel, Passion française – les voix des cités, 2014, Gallimard collection Témoins, 284 pages, €18.90
CV de Gilles Kepel

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Fadéla M’Rabet, La salle d’attente

Fadela m rabet la salle d attente

Témoignage plus qu’autobiographie (c’est dommage), ce livre est un essai-cri. Des sensations, des réflexions  au fil de la plume, sans ordre mais le message finit par se révéler.

Une femme parle, algérienne, éduquée, déracinée. Son pays est bloqué et elle veut le crier : « Toute littérature prend naissance dans une souffrance et l’on écrit pour s’en délivrer, la sublimer, lui donner une expression universelle, éventuellement en faire une arme » p.9. Aussitôt dit, aussitôt fait. « J’écris pour qu’ils ne meurent pas ». Qui ça ? « Les visages, les paysages ». Mais encore ? « La lumière d’Algérie : celle transparente de Skidda » où elle est née, « d’Alger, celle dorée de Béni Abbès ». Et puis ces « regards confiants d’enfants (…) Regards au-delà de la douleur, entièrement habités par une seule interrogation. Comme s’ils cherchaient inlassablement une réponse à une seule question : pourquoi ? pourquoi moi ? » p.11. Les enfants sont l’avenir ; ils sont les Algériens d’aujourd’hui ; ils sont ces gens que l’on a frustré de leur histoire.

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L’horizon ouvert par la Méditerranée leur est fermé. Qui est trop d’ici est condamné à ne jamais être ailleurs. Or « la Méditerranée est une ouverture sur le monde et c’est une chance de naître sur ses rives » p.33. Pour les Égyptiens, Libyens, Tunisiens, Marocains partiellement, mais pas pour les Algériens d’aujourd’hui – à qui reste confisqué leur imaginaire, leur langue internationale, leur initiative. Qui ça, « on » ? Les machos, les colonisateurs, les socialistes. « Nous restons exposés à trois sources d’aliénation : celle du pouvoir patriarcal, celle du pouvoir colonial, celle du pouvoir postcolonial » p.45.

C’est dit : l’indépendance n’a pas apporté la liberté, même si la colonisation avait dépersonnalisé et inculqué la honte de soi. « L’Algérie est un creuset, nous sommes le produit de multiples métissages et il y a une telle diversité que le regard est sans cesse sollicité, captivé » p.47. Sauf que l’homme au pouvoir traite la femme comme il a été traité par le colonialiste : comme une incapable, une chose, un ventre à guerriers. « La peur de perdre son statut de maître absolu à l’extérieur, dans le gouvernement de la cité, ou à l’intérieur, dans la maison-citadelle, provoque une haine obsessionnelle de la femme, dont il a même voulu supprimer le regard » p.52. Certains ajoutent des grilles au voile islamique déjà radical.

Plus qu’ailleurs, en Algérie « la société musulmane, terrorisée par la pulsion sexuelle, ne l’a pas maîtrisée mais entravée. Ainsi elle l’a exacerbé au point que la femme toute entière est devenue un sexe qu’on ne saurait voir, parce qu’il rend les hommes fous » p.54. Frustrations, obsessions, névroses : comment voulez-vous être libres et sereins dans ce contexte où le social est dominé par la politique, qui colonise le tout de religion littérale ? On l’aura compris, Fadéla M’Rabet est féministe, et c’est une vertu que de se révolter dans cette situation intenable.

fillette algerie

Les socialistes parvenus au pouvoir après le retrait français de 1962 se sont empressés d’arabiser pour éradiquer la langue française. Ce faisant, ils ont privé les êtres humains de l’accès aux Lumières (« De la liberté de penser, de la liberté de conscience, de l’esprit critique » p.63) pour engager des enseignants des « pays frères » – incompétents car bornés au Livre, revu et interprété selon la seule voix du plus fort : l’Arabie Saoudite riche de son pétrole. Le « siècle d’or du génie arabe » a été occulté, l’histoire immédiate des « luttes fratricides de la guerre d’Algérie » a été occultée, la femme a été occultée, « forfaiture la plus dévastatrice. Elle porte atteinte à la cellule familiale, dont l’équilibre est détruit et avec lui la santé mentale et physique de chacun » p.63.

Les Algériens restent aliénés, dit l’auteur, docteur en biologie, qui vit et travaille en France. Ce qui lui permet un regard décalé, plus réaliste que les slogans et excuses du régime. « Exister, pour un Algérien, c’est s’opposer à la France et à l’Occident. S’opposer pour exister, c’est une attitude infantile, elle prouve qu’on a des doutes sur son identité » p.65. Ce qui n’empêche pas les politiciens algériens de « se précipiter dans les hôpitaux parisiens » au moindre bobo un peu grave… où ils sont soignés par des médecins le plus souvent algériens, « acculés à l’exil parce qu’ils ne leur ont pas donné les moyens de déployer leurs compétences ».

Pire, « chaque Algérien doit se mettre en guerre contre lui-même.(…) Il lutte d’autant plus férocement contre l’Occident qu’il représente la modernité qui le fascine. Mais l’accueillir, la tolérer, c’est mettre en péril le système ancestral dont il tire beaucoup d’avantages » p.76. Le féminisme est révolutionnaire en pays arabe car il s’attaque à la fois au machisme et à la caste qui monopolise le pouvoir. Remettre en cause l’hégémonie patriarcale, c’est tout faire tomber ! L’égalité homme-femme exige la démocratie citoyenne, l’éducation égale, donc la liberté pour tous. Quel bouleversement inouï des habitudes ! Or « les oulémas ont sacralisé la connaissance, la science, valeurs fondamentales de l’islam. Ils en ont fait un djihad pour la raison contre la pensée magique » p.80. L’Algérie arabe a donc en sa propre culture traditionnelle de quoi entrer dans la modernité. Si « la religion » est enseignée rigoriste, c’est parce quelle sert d’opium du peuple, « entretenue et instrumentalisée par tous ceux qui en tirent profit » p.82.

D’où ce simple mot tunisien : « Dégage ! ». Mais l’Algérie n’est pas la Tunisie : « Tout s’oppose à l’instauration de la démocratie. Pas de classe moyenne montante comme la bourgeoisie française du XVIIIè siècle. Une classe dominante forte de son armée et de ses services de sécurité. Il y a la pesanteur des structures patriarcales, le poids de l’idéologie religieuse, la persistance du terrorisme qui justifie l’autoritarisme et les atteintes aux libertés, au nom de la sécurité de l’Éta» p.98.

Je suis passé il y a quelques années à Alger, en transit vers le Sahara. Il est vrai que le pays ne fait pas envie. Même au ras des relations communes d’aéroport, de transport et d’hôtel, trop de bureaucratie, trop de corruption, trop de ressentiment mal placé. Les Algériens restent en salle d’attente dans l’hôpital de l’histoire. Ils sont malades du pouvoir patriarcal, du passé colonial, du pouvoir unique socialiste. Ils seront soignés par les femmes… L’auteur a été praticienne des hôpitaux Broussais et Hôtel-Dieu. Mais quand guériront-ils ?

Fadela M’Rabet, La salle d’attente, 2013, éditions Des femmes-Antoinette Fouque, 107 pages, €10.45

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