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Je me moque de toute pitié envers moi, dit Nietzsche

Dans un chapitre de Zarathoustra au titre évangélique, « Sur le mont des oliviers », Nietzsche parle métaphoriquement de l’hiver qui glace les gens – mais pas lui. Il y trouve la solitude nécessaire à ses pensées, sans les mouches agaçantes qui zonzonnent durant tout l’été – et l’énergie en lui-même de résister au froid : il prend exprès des bains glacés. « Mieux vaut encore claquer des dents que d’adorer les idoles ! – telle est ma nature. »

Mais « j’aime à lui échapper », déclare Zarathoustra/Nietzsche ; « et en courant bien, on lui échappe. » Comme quoi il faut agir, se secouer, mouvoir son corps pour penser par soi-même. « Avec les pieds chauds, les pensées chaudes, je cours où le vent se tient coi, vers le coin ensoleillé de mon oliveraie. » Là est sa solitude, son quant-à-soi, ses racines. Flaubert aimait à fermer ses volets pour se retrouver lui-même ; Nietzsche aime a retrouver le coin ensoleillé de son oliveraie.

L’olivier est l’arbre de Méditerranée, il donne de l’huile et vit centenaire. Même l’hiver, il reste toujours vert. Il ne dépend de personne, sa pollinisation s’effectue par le vent. L’olivier est l’arbre d’Athéna, la déesse guerrière de la sagesse, issue directement de la cuisse de Zeus. Chez les Grecs, l’olivier symbolise la prospérité et la paix, l’espoir et la résurrection. Zarathoustra/Nietzsche aspire à une résurrection après mille ans d’esclavage mental sous les religions du Livre.

« Moi, ramper ? Jamais, de toute ma vie, je n’ai rampé devant les puissants ; et si j’ai menti, ce fut par amour. » Mais « comme le ciel d’hiver, il faut taire son inflexible volonté de soleil : en vérité, j’ai bien appris cet art et cette joie d’hiver ! C’était mon art et ma plus chère méchanceté d’avoir appris à mon silence de ne pas se trahir par le silence. » Ramper non, ruser oui. Car la ruse est intelligence, la métis des Grecs. C’est une intelligence pratique, elle consiste à se mettre dans la peau de l’autre pour imaginer ce qu’il ne va pas voir. Ainsi certains oiseaux feignent d’être blessés pour attirer le chasseur loin de leur nid ; des animaux font le mort pour ne pas être repérés ou à nouveau pris à partie (la souris sous la griffe du chat, l’homme sous celles de l’ours). C’est un savoir-faire qui dissimule la force pour mieux la révéler, au bon moment.

Un exemple d’actualité : le Hamas a usé de métis contre les Israéliens, aveuglés par leur pensée extrémiste religieuse et obnubilés par les colons ; ils ont dissimulé leur savoir-faire – et l’ont révélé atrocement, pris de court par l’absence de réaction armée de l’adversaire qui se croyait invulnérable et tout-puissant. Leur haine s’est alors déchaînée, sans mesure, massacrant les civils sur leur chemin ou les emportant dans leur razzia pour les négocier plus tard comme du bétail. Les Israéliens régressifs, devenus quasi fascisants avec leur Premier ministre populiste et leur gouvernement otage de la religion, ont trop privilégié la logique au détriment de la sagesse. Tout ce qui ne peut pas être démontré n’en existe pas moins… y compris la passion mauvaise de l’ennemi qui n’accepte pas même votre existence. Que peuvent les barbelés et « les capteurs » contre la ferme volonté de nuire ?

« Par le claquement des paroles et des dés, je dupe les gens solennels qui attendent : ma volonté et mon but doivent échapper à ces guetteurs sévères. » Le silence est alors la meilleure arme – on n’en pense pas moins et la stratégie se mûrit sans rien dire ni montrer. « Les clairs, les braves, les transparents sont les plus subtils taciturnes. Ils sont si profonds que l’eau la plus claire ne les révèle pas. » Offrir une face lisse et un sourire de circonstance vous sauve toujours des importuns qui voudraient ne savoir trop sur vous.

Car « toutes ces âmes enfumées, renfermées, usées, moisies, aigries, comment leur envie pourrait-elle supporter mon bonheur ? Ce pourquoi je ne leur montre que l’hiver et la glace qui sont sur mes sommets, je ne leur montre pas que ma montagne est ceinte de tous les cercles de soleil ! » Ainsi faut-il ruser en attendant les bons disciples, les bonnes armes, le bon moment. « Ils ont pitié de mes accidents et de mes hasards : – mais ma parole est : ‘Laissez venir à moi le hasard : il est innocent comme un petit enfant’. » Nietzsche retrouve des accents évangéliques – il ne faut pas oublier qu’il est fils de pasteur.

Laissez-les me plaindre et se prendre à ma ruse qui dissimule ; « dans le coin ensoleillé de ma montagne d’oliviers, je chante et je me moque de toute pitié. Ainsi chantait Zarathoustra ».

Nietzsche dissémine ainsi dans son grand livre ses idées de sagesse. Plutôt que d’en faire un traité démonstratif, il use d’anecdotes, de contes et de poésie pour distiller son message. Toujours le même : là où il y a une volonté, il y a un chemin. Or la volonté est en chacun – cela s’appelle vivre.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Colette, Duo

A Cransac en Aveyron, ville ouvrière de charbon après l’avoir été de cures thermales – mais ville imaginaire de Colette, située en réalité dans le bas-Limousin – Alice et Michel se ressourcent des ennuis financiers du spectacle dans la maison d’enfance de Michel. Il fait gris, il pleut, le couple qui se connaît bien depuis dix ans est en huis-clos avec Maria la cuisinière, ex-nourrice de Michel. Tous s’observent. Maria note que Monsieur est soucieux de ce qu’il a laissé avant de venir, qu’Alice est bien gentille mais en retrait. Et puis…

Michel surprend Alice en train de dissimuler dans un buvard violet de correspondance une lettre sur papier avion. Il s’en empare et lit qu’il s’agit de celle d’un amant de l’an dernier, le sieur Ambrogio, associé de Michel dans la location de salles de spectacle. Il l’a souvent au téléphone mais ne s’est jamais aperçu de rien. Oh, la fièvre n’a pas duré, explique Alice, juste un égarement en fin de maladie, alors que Michel l’avait laissée seule, suivi de quatre lettres enflammées – auxquelles elle n’a pas répondu – et que Michel arrachera de sa main. Pourquoi n’a-t-elle pas détruit ces lettres inutiles ? On ne sait, par oubli sentimental peut-être, ce qui blesse Michel, plus en son affection qu’en sa virilité.

Car ils s’aiment, ce qu’Alice ne cesse de rappeler ; elle est toujours avec lui, le connaît, le soutient. Pourquoi rumine-t-il exprès cet ancien faux-pas qu’il vaudrait mieux pardonner ? Toute vérité, comme le croit Alice qui préfère porter le fer dans la plaie, est-elle bonne à connaître ?

Le jaloux ne peut passer à autre chose, il est pris dans sa névrose obsessionnelle. Le bonheur ne lui est plus possible. Vulnérable, il se braque. Que va-t-il faire ? Chasser Alice ? La faire le quitter ? Aller casser la gueule à Ambrogio ? Ruiner ses affaires ? Il est dans les rets de sa pusillanimité, de sa foncière impuissance.

Égoïsme, orgueil, jalousie rendent tout dialogue impossible dans le couple, selon Colette. Tout amour est une impasse. Pour oublier, Michel sort le matin vers la rivière. La beauté de la nature lui sera-t-elle consolatrice ? Ou finira-t-il comme Chéri ?

Impossible pureté ou transparence des rapports humains. Chacun porte en permanence un masque et joue truqué. Seuls les forts, les plus égoïstes, survivent et la femme, selon Colette, est plus forte en ce sens que l’homme.

Un film de Claude Santelli en a été tiré en 1990.

Colette, Duo, 1934, Livre de poche 1995, 124 pages, occasion €2,09, e-book Kindle €4,99

DVD Duo, Claude Santelli, 1990, avec Pierre Arditi, Evelyne Bouix, Denise Gence, Matthias Habich, Jean-Jacques Moreau, Panoceanic films 2016, 1h39, €11,80

Colette, Œuvres, tome 3, Gallimard Pléiade 1991, 1984 pages, €78,00

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La fermeture sociale du Yucatan

Le petit-déjeuner est correct avec son omelette granuleuse (qui se voudrait « œufs brouillés ») avec des morceaux de jambon et ses bananes frites. Mais il ne faut pas être pressé : la table n’est mise et la cuisine préparée que lorsque les clients arrivent. Le café, en grosse thermos à robinet sur un coin de table, est bouillant.

La terrasse qui prolonge la salle de restaurant sur les toits de la ville est curieusement fermée d’un auvent de plexiglas opaque. Tout, dans cette ville ex-coloniale espagnole, semble caché ; aucun café n’ouvre ses tables en terrasse sur la rue, seulement dans les profondeurs des patios. Les habitants vivent dissimulés, même leur existence sociale est à l’intérieur. Peur du soleil ? De l’espace libre ? Du regard des autres ? Austérité catholique propre à l’Espagne de la Contre-Réforme ? Précaution devenue seconde nature contre l’Inquisition qui, dès 1560, se préoccupe de châtier ceux qui ne respectent pas les sacrements, ceux qui blasphèment ou qui tiennent des propos suspects portant atteinte au dogme ? Peur sociale du qu’en-dira-t-on dans une société hiérarchique à statuts ? Peur – tout simplement – de la liberté, mot suspect à chaque société catholique, à ce qu’il me semble ?

Le Chrétien catholique est sous le regard constant de Dieu qui, tel l’œil de Caïn, surveille ses faits et gestes, guettant le « péché » ; il est sous l’œil des prêtres qui le confessent ; sous l’œil de la société tout entière qui l’observe, l’évalue, le juge. Cette fermeture des terrasses vers l’extérieur est-elle le reflet qui survit aujourd’hui de cette société espagnole du Siècle d’Or si intégralement catholique ? Société fermée, figée, sectaire qui vit entre soi et exclut « conversos », « morisques » et autres « indios » au nom « d’el sangre puro » ?

C’était la volonté de Cortès d’encourager le métissage mais Cortès n’était pas hidalgo. Ce qu’il voulait était « vulgaire ». Pour le bon ton, on ne fréquente pas n’importe qui lorsque l’on se veut de la « bonne » société. Tous les pays métis ont une identité fondée sur le socio-racial et le préjugé en faveur de la couleur claire est net. Sur ces deux siècles d’or espagnol, l’élaboration d’un empire éclaté, improbable et multiple, a connu de telles constructions sociales réactives. Pour approfondir ce sujet qui reste actuel dans toute société imprégnée de catholicisme (même dans la France d’aujourd’hui), il faut lire le livre éclairant et passionné de Bartolomé Bennassar (professeur à l’université de Toulouse) & de Bernard Vincent (directeur d’études à l’EHESS), Le temps de l’Espagne 16ème-17ème siècles, 1999 Livre de Poche Pluriel.

Pour faire la route, nous est attribué un nouveau bus, un Mercedes Spider climatisé de quinze places. Il a l’air confortable et luxueux mais il est en pratique plutôt pénible à vivre. Il apparaît comme un modèle « gonflé » donc un palliatif, mal adapté à l’usage intensif. Les sièges uniques de la rangée de droite sont trop inclinés et non réglables. La climatisation, rajoutée sur le plafond arrière, n’est pas répartie dans tout l’habitacle et fait un boucan d’enfer. La boite automatique oblige à jouer trop souvent du frein, ce qui produit ces infra-vibrations désagréables comme une fièvre. Avis aux futurs voyageurs : les meilleures places dans ce véhicule se situent sur les sièges doubles, près d’une fenêtre qui s’ouvre. Les vitres ont été recouvertes d’un plastique fumé agréable par fort soleil mais pénible dès que le jour descend. Nul à l’extérieur ne nous voit, encore un exemple pratique de cette fermeture sociale des « privilégiés » contre les « extérieurs ». Le crépuscule apparaît très tôt dans l’habitacle, renforçant l’impression de rouler dans un cercueil, ce qui rend plutôt dépressif lors des longues traversées…

Les deux premières heures de route sont pénibles. Les cassis artificiels, « gendarmes couchés » placés tous les trois cents mètres aux approches et dans les agglomérations, obligent à un presque arrêt à chaque fois et ce « stop and go » n’est pas heureux pour l’estomac. Les « topes » sont d’une grande mode ici, affichés sur des panneaux triangulaires jaunes représentant des bosses de chameaux en noir. Le bus est trop lourd pour passer dessus avec de la vitesse.

On dirait que chaque village du Chiapas veut ainsi affirmer sa souveraineté sur « sa » portion de route. Ces ralentisseurs se transforment parfois en un octroi pur et simple, une corde tendue au milieu de la route à cet endroit permettant de rançonner les voyageurs d’un péage conséquent. La notion même d’Etat – qui a construit ces routes – est remise en cause par ces jacqueries locales permanentes. Ces obstacles ne sont pas un moyen de créer un climat propice au développement et confortent au contraire les comportements mafieux. Les petits chefs locaux peuvent s’en donner à cœur joie et renforcer le mépris dans lequel les capitalistes (qui sont aussi les habitants de la capitale) tiennent les « péquenots » d’ici. Trop longtemps délaissés, ces derniers ne font rien pour mieux s’intégrer, préférant l’attitude infantile du refus pur et simple.

La fermeture, toujours.

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Paranoid Park de Gus Van Sant

Alex (Gabe Nevins) a 16 ans, un petit frère de 13 ans tordu de stress parce les parents divorcent, et une seule passion avec ses potes : le skate. Son meilleur copain, Jared (Jake Miller) pense à niquer avant de skater, mais Alex l’inverse. Sa petite copine Jennifer (Taylor Momsen) aux grands yeux gris bleu veut se faire déflorer par lui, qui est gentil, passif, imberbe et garde une gueule d’ange. Ils « le » font mais si elle trouve ça « génial », lui reste froid, préoccupé d’autre chose.

C’est qu’un jour, Jared lui a fait miroiter le fameux Paranoid Park, le paradis des skateurs rebelles construit illégalement par les marginaux du voyage, de la fauche et de la dèche (tourné au Burnside Skatepark de Portland). C’est le top des parcs à skate, l’endroit où il faut être. Alex ne se sent pas encore techniquement prêt pour le Park mais il adore regarder évoluer les mordus sur les pistes. Un week-end où il va chez Jared, ils projettent d’aller skater avec les mauvais garçons de Paranoid le soir, mais Jared reçoit la proposition de sa copine de passer la nuit avec elle et il préfère la niquer. Ça ne se refuse pas. Alex y va donc seul.

Scratch, un loubard (Scott Patrick Green), l’aborde pour qu’il lui prête son skate puisqu’il reste au bord de la piste sans oser s’y lancer seul et, en récompense, lui permet de réaliser son fantasme : sauter dans un train de fret qui traverse la gare de Portland. Les deux gars s’accrochent et se font transporter mais un agent de sécurité privée les a vus (John Michael Burrowes) et court après le train qui ne va qu’à faible vitesse, les rattrape et les frappe de sa torche aux jambes pour les faire descendre. En se défendant, Alex le repousse avec son skate et le vieux tombe à la renverse. Manque de chance, un train passe à grande vitesse sur la voie parallèle et le coupe en deux.

Alex, sonné, tente de tout dissimuler malgré sa conscience qui lui enjoint d’appeler les flics ou d’en parler à son père. Il jette son skate, dans la Willamette depuis le pont de fer, se met nu et jette tous ses vêtements dans une benne, prend une (longue) douche. Le père divorce et a d’autres préoccupations que ses fils. Quant à sa mère… il est difficile de travailler comme de vivre avec elle. Personne ne s’intéresse à lui, son père sur le départ, sa mère en crise, son petit frère égaré, sa copine qui ne pense qu’à se faire déflorer pour le raconter en long et en large aux copines – Alex garde donc pour lui tout ce qui le préoccupe.

Au lycée, l’inspecteur Lu (Daniel Liu) interroge tous les skateurs car quelqu’un a vu un gars jeter sa planche du haut d’un pont la nuit du meurtre et elle a été récupérée ; elle est enduite d’ADN – qui devrait parler, dit-il (sans autre preuve). La vue des photos du corps coupé en deux fait remonter toute la scène à la mémoire d’Alex. La copine Macy (Lauren McKinney) qui assiste à sa rupture avec Jennifer, voudrait bien prendre la place toute chaude mais Alex lui confie qu’il a quelque chose de grave sur le cœur et ne sait comment s’en débarrasser. Elle lui conseille de tout écrire et d’envoyer la lettre à quelqu’un qu’il aime bien, hors parents et profs, ou même de la brûler s’il est seul. Il s’agit d’une catharsis.

Alex écrit donc sur un cahier, d’abord chez son oncle en bord de mer, puis chez sa mère, et finit par faire des feuilles remplies un feu de joie, telle une confession de protestant qui brûle le mal.

Le rapport des adolescents à la mort a fasciné Gus Van Sant. Ils ne semblent pas réaliser ce que c’est, ni la guerre en Irak (dont ils se foutent), ni le crime (constant à la télé), ni les conséquences mortelles d’un geste malheureux. Alex est dans le déni, ce pourquoi il ment avec aplomb, le visage candide : il s’est forgé une « belle histoire » et l’incarne comme si un autre que lui avait fait ce qui a été fait. Il ne l’a pas « voulu », donc ce n’est pas « lui » mais un double maléfique. La bande son plutôt étrange rend l’atmosphère glauque, accentuée par le climat froid et pluvieux de l’Oregon. La caméra abuse du flou et des mouvements de mal de mer pour dire l’âme chancelante des adolescents, ce qui apparaît un peu forcé, répétitif. Ce serait un procédé de résonance mémorielle selon un spécialiste.

Le skate est la métaphore de la glisse ado dans l’existence, une souplesse non impliquée, un évitement permanent, une camaraderie de potes plutôt que le sexe avec une partenaire. Ils n’ont pas de morale, tant le monde adulte apparaît amoral et hypocrite ; il n’y a ni Bien ni Mal, seulement du bon et du mauvais relatif, des choses qui font plaisir et d’autres qui suscitent le malaise. L’adolescent Alex est beau mais infantile ; il a le corps élancé mais des vêtements informes et une démarche chaloupée de babouin, accentuée par le ralenti caméra ; son visage est impassible mais garde une moue amère. Il est déconnecté, il glisse, il plane. Il n’est pas de ce monde, incapable d’exprimer ses émotions, inapte à nouer une relation, débranché de l’existence. Personne ne le capte, ne le retient.

Jusqu’au meurtre sans préméditation. La moitié du film dit le déni, l’autre moitié la redescente dans le réel. Le skate est comme un trip qui compense tout ce qui se défait pour l’ado (la famille, l’ami, la copine). La prise de conscience visuelle du corps coupé en deux de l’agent, dont le tronc bouge encore, le rend enfin acteur de sa vie. Il doit assumer, en adulte, et rompre avec ses relations superficielles (papa, Jared, Jennifer). L’apparence n’est pas l’être et l’individu atomisé pas la vraie personne. Le monde est complexe et les gens sont autres que ce qu’ils paraissent. C’est au fond ce que déclare Alex à Macy, pas belle mais peut-être plus profonde que la bimbo Jennifer. Dix ans après, à la suite de trois crises (financière, terroriste, virale), les ados ont-ils changé ?

DVD Paranoid Park, Gus Van Sant, 2007, avec Gabe Nevins, Daniel Liu, Jake Miller, Taylor Momsen, Lauren McKinney, Scott Patrick Green, John Michael Burrowes, MK2 2011, 1h20, €5.49, blu-ray €7.36

Blake Nelson, Paranoid Park (en français), Hachette littérature 2007, 220 pages, €4.50

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Le collège dans l’étouffoir administratif

Mara Goyet est prof d’histoire-géo (« et instruction civique ») dans un collège du 15ème arrondissement parisien. Elle a enseigné des années en banlieue « difficile » et a tiré de son expérience trois livres : Collèges de France (2003, Folio), Tombeau pour le collège (2008) et Formules enrichies (2010). C’est dire si elle aime son métier et sait prendre du recul. Dans un article de la revue Le Débat de janvier-février 2012, elle donne son dernier constat : Collège, on étouffe. Cela me fait réagir et le texte qui suit, partant de son article, va être polémique. Exprès : ce n’est pas avec de l’eau de rose qu’on soigne le cancer !

Mara Goyet publie une série de « fiches », de Burnout à Transmission, dans le désordre non alphabétique propre au collège. « La personne s’évalue négativement, ne s’attribue aucune capacité à faire évoluer la situation. Ce composant représente les effets démotivants d’une situation difficile, répétitive, conduisant à l’échec malgré les efforts » : tiré d’un test d’entreprise, voilà qui s’applique parfaitement au métier d’enseignant ! Au bout de 15 ans de sixièmes, comment encore « blairer les dieux grecs » ? Après quelques années de ZEP, comment apprécier en quoi que ce soit la collectivité éducative aux classes « peuplées d’élèves cyniques et retors dans un collège miné par l’indifférence, l’inertie et les petites concurrences » ?

La cause en est moins la société – qui change –, ou Internet – qui dévalue ce cours magistral traditionnel où un adulte expert « délivre » un savoir ignoré du haut de sa chaire dans le « respect » des jeunes âmes avides de savoir. La cause en est l’étouffoir administratif – où le politiquement correct, le syndicalement corporatiste, le Principe érigé en immobilisme, se liguent pour surtout ne rien changer. « J’avais le sentiment (juste, je crois) que tout le monde s’en fichait, hiérarchie, politiques, et que nous étions abandonnés dans ce combat. Abandonnés, mais peinards. » Juste obéir, sans réfléchir, sans faire de vagues. Le ministère fabrique à la chaîne peut-être du crétin, en tout cas des enfeignants.

« Le poids du ministère, de la direction, des formulaires, des décisions politiques. Un poids insupportable qui nous empêche de sauver ce qui peut être sauvé ».

« Le collège est devenu une sorte de sas explosif et hétéroclite, un patio triste dans lequel on attend d’avoir l’âge d’entrer au lycée, de choisir une autre voie, de s’égailler dans la nature, de dealer à plein temps. » J’aime le « dealer à plein temps »… si réaliste, loin des bobos technos du ministère.

Il faut dire que le collège rameute tout son lot d’adultes mal orientés, réfugiés dans les bras de l’État, souvent infantiles et irresponsables. « Un des surveillants passe son temps à nous pincer les tétons. Mais il ne le fait pas aux filles… Du coup, on les lui pince aussi. Mais ça fait trop mal, j’vous jure ! – me disent des élèves » de troisième. On croit rêver. L’indignation du réel – « bien que la moitié des clips qu’ils regardent à la télé soient remplis d’acrobaties sado-maso avec menottes et piercing ». Ce n’est pas de la pédophilie, plutôt du voyeurisme, de la provocation peut-être. « C’est que, plongés dans un délire collectif, assommés de discours psychorigides ou permissifs, nous en sommes tous arrivés à un tel degré de désarroi que je ne sais plus très bien comment réagir. Je ne suis même pas persuadée que les élèves soient vraiment choqués. » C’est vrai qu’ils sont excitants les jeunes garçons, dopés d’exhibitionnisme télé et d’hormones, surtout les 14 ou 15 ans à la chemise ouverte sur leur chaîne d’or, ou les tétons pointant sur les pectoraux mis en valeur par un tee-shirt moulant… « Leurs préoccupations (…) en troisième, elles sont majoritairement sexuelles ! » Mais un adulte chargé d’éducation ne pince pas les tétons des ados – même de 15 ans, âge légal du consentement sexuel. Cela ne se fait pas, c’est tout. « Un homme, ça s’empêche », disait le père de Camus contre l’infantilisme du désir réalisé tout de suite.

Dans cette ambiance foutraque, comment donner l’exemple ? Car la « transmission » du savoir commence par l’exemple. Qui aime ce qu’il fait – c’est-à-dire ce qu’il enseigne et les élèves qu’il veut « élever » – y arrive. Les « jeunes » sont toujours intéressés par un adulte bien dans sa peau qui leur parle de sa matière. Mais attention ! « Il ne s’agit pas d’être un beau prof qui roucoule ses humanités avec charme et tient ses classes par l’autorité de son savoir, loin, très loin des vulgarités ambiantes. Il s’agit d’être un bon prof. Il faut s’y résigner modestement : nous nous devons d’être utiles, pas décoratifs. » Or le ministère, les syndicats, les politiques, ont peur. « On a peur de ce que l’on en a fait et de ce qu’ils pourraient être. On ne sait plus très bien qu’en faire non plus. Nous faisons si souvent semblant… De les aider, des les écouter, de ne pas les écouter, de les orienter, de ne pas les comprendre, de ne pas les voir. »

Écouter qui ?… Probablement plus les syndicats que les élèves, les partis idéologiques que les parents – mais surtout pas les enfants ! « La bureaucratisation du métier accompagne le délabrement de la situation. Sans doute pour la dissimuler. Il faut un formulaire pour changer de salle, un rapport sur la feuille ad hoc quand on sort un élève de votre cours, une fiche pour déplacer une heure de cours (et un délai préalable), un certificat médical si vous manquez une demi-heure (…) il faut émarger aux réunions Sisyphe, recevoir les fiches navettes, les rendre, les récupérer, les rendre, les recevoir, entrer les notes pour les bulletins de mi-trimestre, valider des trucs pour le brevet, valider, valider (…) subir les remarques de la direction parce que vous n’êtes pas bon administrateur (prof, on s’en fout), apporter en suppliant à genoux la fiche projet (dont vous ignoriez l’existence mais qu’au bout d’une semaine vous avez fini par trouver), puis attendre en tremblant un éventuel refus arbitraire parce qu’il ne faudrait pas oublier que la hiérarchie c’est la hiérarchie. » Tactique du parapluie : c’est pas moi c’est l’autre, « le » ministère, la prescription, l’opinion. Irresponsabilité totale.

Photo : vu sur un collège parisien en 2011…

Casser le mammouth ! Il n’y a que cela d’utile si le collège veut évoluer. Virer un tiers des administratifs, ils sont redondants, pontifiants, inutiles. A l’ère du net, pourquoi tous ces papiers ? Beaucoup de choses peuvent se faire en ligne. Dès que vous créez un service, naissent immédiatement des règlements, des contrôles, de la paperasserie : le service justifie ainsi son existence. Supprimez purement et simplement ce soi-disant « service » et vous aurez de l’air. C’est ce qu’a compris le mammouth IBM dans les années 1970, le mammouth soviétique effondré sous son propre poids de je-m’en-foutisme en 1991… et le mammouth suédois où les fonctionnaires ne sont désormais plus nommés à vie mais par contrat de cinq ans.

« Je n’avais jamais ressenti à ce point cette violence qui nous vient d’en haut : l’indifférence, la bureaucratie, la technocratie, les réformes, les directives, les choix absurdes, la volonté de masquer. » A droite comme à gauche… Mais qu’a donc fait Jospin sur l’école ?

Décentralisez, donnez de l’autonomie, créez un collectif d’établissement avec une hiérarchie légère. Jugez au résultat. L’anarchie du collège est peut-être un peu de la faute des élèves, parfois celle des profs démissionnaires, mais surtout celle du « système ».

Il en est resté à cette mentalité IIIe République d’usine militaire à la prussienne, lorsque Messieurs les éduqués daignaient se pencher sur les ignares à discipliner et à gaver de connaissances qu’étaient les petits paysans mal dégrossis par le primaire. Sortez de vos fromages, fonctionnaires ! Inspectez autre choses que les travaux finis, inspecteurs ! Peut-être y aura-t-il alors en France un peu moins d’enfeignants et un peu plus de réussite scolaire…

Revue Le Débat, n°168, janvier-février 2012, Gallimard, 192 pages, €17.10, comprenant l’article de Mara Goyet (12 pages) et deux ensembles d’articles sur les spécificités allemandes en « modèle » (58 pages) et un point très instructif sur les révolutions arabes (63 pages).

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