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Le retour de l’Étrange défaite…

Il y a 10 ans, en 2014, année où Poutine a envahi, occupé et annexé la Crimée sans que personne ne réagisse autrement que comme à Munich en 1938 – par des paroles vaines – j’analysais sur ce blog le Bloch de L’Étrange défaite. Nous y revenons aujourd’hui parce que l’actualité remet le livre au goût du jour et parce que le jeune Emmanuel Macron fustige la lâcheté des dirigeants européens, notamment allemands, face à l’impérialisme botté de Poutine.

Marc Bloch fut un citoyen français patriote et républicain, adepte des Lumières. Né juif alsacien intégré depuis le XVe siècle, il est devenu historien et fondateur avec Lucien Febvre des Annales d’histoire économique et sociale en 1929. Il a été mobilisé, s’est battu contre l’Occupant, a résisté et a été fusillé par la Gestapo en 1944, à 57 ans. L’Étrange défaite est son testament, son analyse à chaud de la lamentable défaite française de 1940, en quelque semaines seulement alors que l’on « croyait » l’Armée française la première d’Europe.

Ce qui s’est effondré, dit-il, c’est le moral. Le commandement a failli, mais surtout les élites avachies dans l’inculture et la bureaucratie, les petit-bourgeois des petites villes assoupies dans l’hédonisme de l’apéro et de la sieste, le pacifisme « internationaliste » qui refuse tout ennemi – alors que c’est l’ennemi qui se désigne à vous et pas vous qui le qualifiez. Poutine est comme Hitler : impérialiste et implacable. Certes, son armée « rouge » a prouvé qu’elle n’était pas à la hauteur de la Wehrmacht en 1940, mais sa volonté et son obstination sont là sur des années.

C’est un fait. Nous devons le prendre en compte et ne pas nous bercer d’illusions. D’autant que l’alliance OTAN est menacée par le foutraque en passe de revenir à la Maison blanche et que les États européens restent dispersés dans la défense commune.

Dès lors, deux attitudes en France : se coucher ou résister.

Les partis extrémistes des deux bords sont avides de se coucher.

A l’extrême-gauche par haine des États-Unis et de leur impérialisme culturel et économique – contre lequel l’extrême-gauche ne fait d’ailleurs quasiment rien, portant jean, bouffant des MacDo, succombant au Mitou et au Wok (marmite où faire rôtir les petits Blancs délicieusement machos et racistes), écoutant le rap de là-bas, ne rêvant au fond pour ses électeurs maghrébins que d’émigrer dans ce grand pays où tout est possible. Je me souviens des propos tenus derrière moi par deux Arabes de France partant à New York, dans le même avion que je prenais : « Aux États-Unis, je ne me sens pas Arabe, je suis un Blanc comme les autres ; pas un Latino, ni un Noir. »

A l’extrême-droite pour les affinités pétainistes que véhicule Poutine et sa restauration de la religion, des traditions, du nationalisme souverainiste, de son ordre moral. Le Rassemblement national a emprunté à une banque russe mafieuse proche de Poutine, Marine Le Pen a rencontré et s’est fait prendre (en photo) par le viril Vladimir, les militants rêvent de muscles à son image et de la même impassibilité dans la cruauté envers les bougnoules de France que Poutine a manifesté contre les Tchétchènes de Russie.

Les partis de gouvernement ne veulent pas rejouer la défaite de 40 après l’abandon de Munich.

Mais ils sont velléitaires, ayant peur du populo, peur de l’opposition, peur des élections. Il faudrait réarmer, mais avec quels moyens quand on a tout donné au social sans jamais que ce soit assez ? Il faudrait entrer en « économie de guerre », mais pour cela contraindre les grandes entreprises à transformer l’appareil de production, quitter le tout-marché pour une économie administrée, ce qui fait mauvais effet à trois mois des élections européennes et à trois ans d’une présidentielle. Car, si le terme est utilisé par le ministre de la Défense dès début 2023, il reste technocratique et a minima. Il faudrait lancer un « emprunt pour la Défense », mais ce serait inquiéter la population, déjà « fragilisée » par les revendications catégorielles (éleveurs, profs, policiers municipaux…). Ou flécher le Livret A, mais au détriment du sempiternel « social » où il n’y a jamais assez pour aider, assister, conforter… Donc, plutôt que de mobiliser, les partis de gouvernement minimisent et en font le moins possible.

Dans la troisième partie de L’Étrange défaite Marc Bloch effectue « l’examen de conscience d’un Français. » L’État et les partis sont à coté de la plaque. C’est déjà « l’absurdité de notre propagande officielle, son irritant et grossier optimisme, sa timidité », et surtout, « l’impuissance de notre gouvernement à définir honnêtement ses buts de guerre ». Aujourd’hui, en effet, quels sont nos buts de guerre ? Aider l’Ukraine à résister ? Mais pour combien de temps et à quel prix ? Et ensuite ? Ou si cela échoue ?

Immobilisme et mollesse du personnel dirigeant sont frappants aujourd’hui comme hier. Déjà les syndicats à l’esprit petit-bourgeois se montrent obsédés par leur intérêt immédiat, au détriment de l’intérêt du pays. Déjà les pacifistes croient naïvement que « la négociation » est la meilleure des armes plutôt que la guerre qui touchera le peuple et profitera aux puissants. Mais que vaut la diplomatie face à un menteur impérialiste ? Munich l’a montré : Hitler promet et s’assied sur ses promesses, il s’agit juste de gagner du temps. Poutine fera de même, car il raisonne de même et ce qui compte à ses yeux est de reconquérir les provinces irrédentistes peuplées de russophones, comme pour Hitler les provinces peuplées de germanophones – il l’a clairement déclaré. Comme il suffisait de lire Mein Kampf, il suffit de lire les discours de Poutine ou une analyse de sa doctrine.

Les bourgeois égoïstes se foutent du populo inculte qui ne lit plus, abêti par l’animation au collège public (au détriment de l’éducation), laissé pour compte par des parents démissionnaires (qui n’élèvent pas). Les médias, à la botte de quelques oligarques imbus d’idéologie conservatrice, ne font rien pour éclairer les enjeux (à l’exception des chaînes publiques comme la 5 ou Arte). Aujourd’hui comme hier, tous ne pensent qu’à s’amuser, « aller boire une bière en terrasse » avant d’aller baiser en boite. Le sentiment de sécurité rend impensable la guerre, oubliée en Europe depuis trente ans, d’ailleurs en Yougoslavie, pays ex-communiste.

Pacifisme, ligne Maginot, diplomatie d’alliances – tout cela devait nous éviter en 1940 de faire la guerre. Mais la guerre est survenue. C’est toute la mentalité administrative qui devait alors la faire… « L’ordre statique du bureau est, à bien des égards, l’antithèse de l’ordre actif et perpétuellement inventif qui exige le mouvement. L’un est affaire de routine et de dressage ; l’autre d’imagination concrète, de souplesse dans l’intelligence et, peut-être surtout, de caractère » (p.91). Hier comme aujourd’hui, les procédures, les normes, les règles, en bref la paperasserie tracassière sont au contraire de la clarté et de la rapidité qu’exige la guerre. Avec la prolifération des bureaux et des normes (pour justifier leur poste), nous en sommes loin ! A quand la suppression de pans entiers du contrôle administratif qui ne sert pas à grand-chose (toujours insuffisant et trop tard), mais qui lève constamment des obstacles à toute entreprise ?

Un espoir ? Marc Bloch écrit p.184 : « J’abhorre le nazisme. Mais, comme la Révolution française, à laquelle on rougit de la comparer, la révolution nazie a mis aux commandes, que ce soit à la tête des troupes ou à la tête de l’État, des hommes qui, parce qu’ils avaient un cerveau frais et n’avaient pas été formés aux routines scolaires, étaient capables de comprendre ‘le surprenant et le nouveau’. Nous ne leur opposions guère que des messieurs chenus ou de jeunes vieillards. » Beaucoup de dirigeants jeunes surgissent en France (hélas, pas aux États-Unis ni en Allemagne !). Le président Macron est lui-même jeune. Est-ce pour cela que le sursaut est possible ?

Marc Bloch, L’Étrange défaite, 1946, Folio 1990, 326 pages, €13,10, e-book Kindle gratuit

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Troie de Wolfgang Petersen

L’histoire est connue, elle a plus de trois mille ans. Hollywood en a fait un gros machin avec des grosses machines, figurants innombrables et décor plantureux, sans se soucier de la vraisemblance historique ni de la psychologie des personnages, ni encore moins de la volonté des dieux. Car ce sont les dieux qui manquent dans le film ; ils ne sont là que comme décors à décapiter ou à faire tomber comme de vulgaires aigles nazies en 45, ou comme vaines superstitions qui induisent en erreur les Troyens et les font perdre par deux fois : l’aigle volant avant la grande bataille, le cheval à Poséidon introduit bêtement dans la ville au lieu de le brûler.

L’histoire est connue, apprise de tous les écoliers grecs comme des collégiens européens jusqu’à récemment. Il faut désormais qu’Hollywood prenne le relai en réactualisant la légende pour que l’inculture de linotte d’aujourd’hui l’adopte. Et nous sommes déjà loin – en 2004, il y a quasi vingt ans. En 1976 je racontais naturellement l’histoire d’Achille et d’Ulysse à Edward, 9 ans, le fils cadet des Lumley, lors de fouilles de son père ; aujourd’hui, sans le film, l’Iliade serait inconnue.

En bref, le bel mais fade éphèbe Orlando Bloom qui joue Pâris, tombeur des Phâmes mais mâle inconsistant, se pâme dans les bras de la belle Hélène, reine de Sparte (la magnifique aryenne Diane Kruger). Elle a sa claque du gros Ménélas (Brendan Gleeson), plus assoiffé de vin et de pouvoir que d’amour ou même des sens et se laisse « enlever » par le jeune homme (elle ne crie pas au viol, ce serait plutôt l’inverse). La main d’un dieu aveugle le presque adolescent, bien que le film traduise plutôt l’égoïsme infantile de gosse de riche yankee qui exige de consommer tout de suite ce qu’il veut sans se soucier de payer. Hector (Eric Bana), prince héritier de Troie et frère aîné de Pâris, résiste mal, par faiblesse, à l’en empêcher. Comme si l’Hâmour (comme disait Flaubert de cette hyperbole d’âme qui est surtout sexuelle) excusait tout, passion moderne du siècle romantique.

Sauf que « l’honneur » (une vertu qui a sévi jusque dans les années cinquante du siècle dernier) réclame la vengeance. Éclatante, évidemment ; et non sans arrières-pensées yankees, c’est-à-dire commerciales : anéantir un concurrent, rafler ses terres, soumettre ses habitants pour leur vendre nos produits et exploiter leurs ressources. Ce n’est guère dans le livre, c’est affirmé dans le film – il faut bien que les terre-à-terre niais comprennent : « la paix c’est pour les femmes et les faibles ; les empires se forgent par la guerre. »

Donc le Gagamemnon roi de Mycènes et rois des rois (le bouffon natté Brian Cox), frère de Ménélas et leader d’empire en mer Égée décide une Grande expédition contre Troie. Une Guerre mondiale zéro en quelque sorte, la matrice des futures Première et Seconde. Achille (Brad Pitt) est allié sans l’être – un brin « français » à cavaler seul comme Chirac en Irak en 2003. Le Débarquement des galères rappelle assez celui de Normandie en 44 avec pluie de flèches mitrailleuses sur les débarqués et pieux de bois enfoncés pour les stopper comme des chevaux de frise, tandis que la forteresse regarde de loin la plage.

Achille et ses Myrmidons (industrieux et guerriers comme des fourmis – d’où est tiré leur nom) sautent en premier, par vanité évidemment, selon les critères yankees sur le coq gaulois. La belle brute blonde Born to kill et qui choisit une existence éphémère mais glorieuse dans les siècles à une vie longue et paisible à la maison prend d’assaut le temple d’Apollon, à l’écart sur le rivage, et fait un grand massacre de bougnoules troyens ; son lieutenant s’empare d’une prêtresse, Briséis (Rose Byrne), qui devient captive d’Achille avant que Gaga ne s’en empare pour le prestige. Comme s‘il avait lui-même gagné la bataille. Bouderie d’Achille, qui se retire dans sa tente avec son cousin (et éromène dans le texte, tenu loin de son corps dans le film) Patrocle. Le cousin dans le livre est un jeune de 16 ou 18 ans, Garrett Hedlund dans le film un peu vieux à 20 ans ; confié par son père, il apprend à se battre avec « le plus grand guerrier des Grecs », rien que ça. Un modèle, un mentor, (un amant mais ça ne se dit pas car tous les coachs sportifs des Amériques bornées, à commencer par les profs de judo, seraient soupçonnés « d’abuser » des sens garçonniers).

Convoqué par le roi comme champion des Grecs pour un combat singulier avec un colosse de Troie, un enfant (Jacob Smith, 14 ans quand même) le seul du film hors le bébé d’Hector, est envoyé le chercher car il dort encore dans sa tente, tout nu avec deux filles ; Prad Bitt n’aime pas les éphèbes, pourtant légion dans l’Iliade. Le puissant mâle envié des dieux dans le livre parce qu’il est mortel et vit donc plus intensément chaque moment, mais rendu star de Fight Clubdans le film, se lève à poil devant le gamin (qui a en vu d’autres chez les Grecs mais doit être scandalisé en Amérique puritaine). Achille se vêt, s’élance, combat et vainc. Facile. Mais l’Agamême veut sa guerre : plus pour le butin et que pour récupérer la femelle de son frère Ménélas, qui veut d’ailleurs la mettre à mort. Ménélas provoque Pâris en combat singulier mais le trop jeune homme, élevé par des bergers, ne sait pas bien se battre ; il se réfugie dans les jambes de son frère Hector, qui tue le roi de Sparte d’un coup d’épée dans le bide.

Aga attaque mais son armée est repoussée pour avoir sous-estimé (à l’Américaine) les indigènes ; elle est menacée par l’incendie des bateaux par une contre-offensive de nuit des rusés Troyens. Achille décide de partir et de laisser le roi des… se dépêtrer dans sa bêtise. Le rusé Ulysse (Sean Bean), diplomate hors pair, s’entremet entre les deux sans convaincre, mais en semant les graines d’un compromis. Achille peut récupérer Briséis dont il est tombé amoureux car elle résiste comme une lionne aux sbires qui veulent « s’amuser » avec elle.

Mais Patrocle, bouillant de combattre enfin comme un homme, endosse l’armure de cuir portée à même la peau et des armes d’Achille pour se porter au combat avec les Grecs. Il se veut lui, son héros, son ami intime, il se met littéralement « dans sa peau ». Malgré son courage et sa fougue, il n’a pas son entraînement ni son invulnérabilité divine (fait occulté dans le film) et il est tué en combat singulier par Hector qui le prend pour Achille. Dans le livre, c’est Euphorbe qui le blesse mortellement après de multiples exploits de l’éphèbe et Hector ne fait que l’achever d’un coup de lance dans le dos… Dans le film, il se bat directement avec lui et regrette cette mort, « il était trop jeune pour mourir ». Mais ce qui est fait ne peut se défaire (encore la main d’un dieu qui a voilé le regard du prince). Achille, désespéré (comme quoi son simple « cousin » était bien plus que cela, « saisi d’Éros »), se venge en allant défier Hector directement sous les murs de Troie. Il le tue en combat singulier mais (nouvelle main d’un dieu qui l’aveugle), il profane le corps de son ennemi en le traînant derrière son char sous les remparts et jusque dans son camp. Même s’il se repend et rend le corps de son fils au roi de Troie Priam (Peter O’Toole), venu le supplier un soir dans sa tente – avec Briséis en prime qu’il a baisée (en profanant Apollon, mais c’était consenti par la belle, puisque le dieu n’a rien fait pour châtier le profanateur).

Nul ne peut, dans la culture grecque, défier ainsi les lois de l’harmonie du cosmos (une vertu qui s’est bien perdue, surtout à Hollywood !). Toute démesure, qu’elle soit amoureuse, impériale ou colérique, est irrémédiablement châtiée. Achille sera tué lors de l’assaut de la citadelle de Troie à son seul point vulnérable, le talon, par un Pâris plus habile à combattre de loin qu’au corps à corps. Il ne veut pas abîmer le sien, qu’il a admirable (le superbe Orlando Bloom) .

En attendant, les Grecs d’Aga sont cloués sur la plage et les Troyens campent fièrement dans leur ville fortifiée. Comment en sortir ? La force brute n’a pas réussi, ni l’affrontement en nombre, ni le combat des chefs, reste la ruse. C’est le moment d’Ulysse, à peine entrevu dans le film alors qu’il prépare l’Odyssée. Lui a déjà convaincu Achille de rejoindre la grande armée des Grecs avant le débarquement ; lui a réussi à refermer tant bien que mal la blessure ouverte par l’accaparement de Briséis. Il convainc cette fois le roi des vaniteux de construire un grand cheval de bois à laisser sur le rivage, avant de faire partir la flotte… jusque dans une baie voisine. Ainsi les Troyens seront bernés ; ils croiront les Grecs partis alors qu’il ne sont qu’à quelques lieues et qu’un contingent a pris place dans le ventre de la bête. Pâris veut qu’on brûle cette idole mais le prêtre superstitieux s’exclame qu’on ne brûle pas une offrande à un dieu (ah bon? Et le gibier sur les autels ? Et les coûteux parfums ? Et le sacrifice d’Iphigénie ? Et les neuf jeunes Troyens sacrifiés sur le bûcher de Patrocle – que le film occulte ?). Hollywood a parfois de ces raccourcis d’inculte saisissants. Le roi Priam se range derrière son curé, par tradition, par faiblesse (toujours la main d’un dieu qui veut le perdre et l’aveugle).

Le cheval est donc traîné dans la ville, la nuit tombée les Grecs s’en extirpent, massacrent les gardes qui dormaient (!) à la porte, l’ouvrent – et livrent la ville aux tueurs, violeurs, incendieurs et pillards – leurs copains. L’Aga veut la cramer jusqu’aux fondations, comme l’autre le fit de Dresde ou de Berlin ; il sera égorgé au poignard par Briséis qu’il voulait reprendre et violer (ah, mais !). Priam est cloué dans son palais d’un javelot dans le bide alors que les statues des dieux s’écroulent, Achille subit trois flèches de Pâris, l’une au talon et deux dans le cœur (ce qui ne l’empêche pas de causer fluide encore de longues minutes avec Briséis avant de s’écrouler). La femme d’Hector, Andromaque (Saffron Burrows), s’échappe avec leur bébé (distorsion de l’histoire) et le lâche Pâris est laissé en vie avec un doute sur son destin. Le spectateur voit même quelques secondes Énée recevoir l’épée de Troie des mains de Pâris pour aller fonder Rome (avant New York, bien entendu).

Vous l’aurez compris, ce film me séduit et m’agace. Il est assez bien construit, grandiose, mené avec de belles brutes tout à fait dans leurs rôles. Mais il reste à ras de terre, sans tenir compte des dieux ni de l’aveuglement de ceux qu’ils veulent perdre ; les acteurs parlent à un rythme de mitraillette au point parfois d’être inaudibles parce qu’ils ne prennent pas le temps d’articuler ; Sparte est présentée comme une satrapie turque avec débauche de femmes et de bijoux alors qu’elle était de mœurs austères et exclusivement masculine ; Ménélas et Agamemnon sont montrés comme des balourds machos. On notera cependant que les couples d’Achille et Patrocle, Hector et Pâris, sont appariés comme il faut : le guerrier absolu en proie à ses propres démons et qui préfère vivre à fond pour une gloire éphémère – et le bon père, bon époux, bon prince de Troie ; le jeune admirateur amoureux de son mentor, courageux au point de mourir – et le jeune fat narcissique et lâche. Ce sont eux qui sauvent le film, par ailleurs outré, sauf les scènes de combats singuliers. A ne voir qu’au premier degré ; les cultivés reliront L’Iliade.

DVD Troie (Troy), Wolfgang Petersen, 2004, avec Brad Pitt, Eric Bana, Orlando Bloom, Diane Kruger, Brian Cox, Sean Bean, Peter O’Toole, Warner Bros. Entertainment France 2004, 2h36, €7.13 blu-ray €11,99

Homère, L’Iliade, Garnier Flammarion 2017, 528 pages, €5,00

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Mondwest de Michael Crichton

Dans le futur de 1973, situé en 1983, le divertissement yankee Disneyland se décline en réalités alternatives. Chacun peut passer ses vacances (pour 1000 $ par jour quand même !) à Delos, parc d’attractions stupéfiant. Trois fake universes sont en effet reconstitués comme s’ils étaient vrais : l’époque romaine à Pompéi, l’époque médiévale du Prince noir, l’époque de la conquête de l’Ouest dans une ville western en 1880. Un pays qui se veut maître du monde – et de la nature – ne peut que s’approprier même l’histoire des autres. Le spectateur notera qu’il ne s’agit que d‘un passé impérialiste : Rome, l’Angleterre médiévale, les pionniers.

Dans ces décors artificiels, tout est permis, même de tuer. Les femmes mûres salivent en pensant aux orgies pompéiennes dans le climat doux reconstitué et avec les gladiateurs-robots puissamment membrés. Les PDG avides de volonté de puissance rêvent d’être rois et maître du château comme des servantes, malgré l’œil métallique du noir prince qui les défie. Les arrivistes moyens, banquiers, avocats et autres, ne songent qu’au passé le plus proche, leurs seules racines, ce monde de la Frontière où tuer un homme et baiser une pute étaient aussi facile que claquer des doigts. Ce pourquoi le film reste « interdit aux moins de 12 ans » malgré le streaming et les DVD.

Tout est prévu pour le confort, même l’inconfort des lits de l’époque et les bains rares et payants (en supplément). Les revolvers sont des vrais et on peut descendre un cow-boy qui vous insulte ou attaquer une banque sans aucun dommage personnel : les armes se bloquent si la cible est chaude (encore qu’un fusil tire trop loin pour détecter la chaleur…). Les touristes ne peuvent alors « tuer » que des robots, qui sont menés à réparer aussitôt après. Il n’y a que les bagarres qui portent de vrais coups, tout comme le mauvais whisky qui monte à la tête.

Deux compères de Chicago, Peter Martin (Richard Benjamin) et John Blane (James Brolin), ont choisi l’ouest. Ce pourquoi le film va se focaliser sur l’époque en délaissant les autres, notamment le monde romain (réputé moins viril ?). Le second est déjà venu et semble blasé tandis que le premier est tout excité à l’idée de porter un revolver à la ceinture. Il ne résistera que brièvement lorsqu’un robot cow-boy (Yul Brynner) le traitera de mauviette dans le saloon où il ingurgite avec difficulté le tord-boyaux traditionnel. Il dégaine et tue, sans plus aucune inhibition. « Tout est permis » est le slogan post-68 dans lequel « il est interdit d’interdire » est vivement commercialisé pour le plus grand profit des firmes de divertissement américaines. Ainsi un banal banquier (Dick Van Patten) pourra-t-il s’improviser shériff en compensation de ses frustrations dans la vie réelle.

Mais l’orgueil technique a quelque chose de diabolique depuis le Golem et Faust. Les Etats-Unis imbibés de Bible autant que de mauvais whisky ont peur du diable et la technologie va trop vite pour ne pas les inquiéter. Les robots qui ressemblent à des humains (sauf les mains, moins finies), font peur. Ne pourraient-ils prendre le pouvoir sur les vrais humains ? Nous n’en avons jamais fini avec cette question qui touche à la fois l’identité personnelle, la place dans l’univers et le monde du travail. Être humain n’est-ce pas être au sommet de l’Evolution ? Dieu ne nous a-t-il pas créé à Son image comme ses fils ? Toute machine ne va-t-elle pas « prendre le pain » des ouvriers ?

Mais dès 1973 il y a pire : les virus. Une pandémie semble se déclarer parmi les robots et l’aéropage de « dieux » ingénieurs qui supervisent en blouses blanches le parc d’attractions se montre impuissante. L’informatique n’est pas immunisée contre les virus, même s’ils ne sont pas bio comme notre avide Covid. Les personnages animés n’obéissent plus aux commandes et, même courant coupé, vivent sur leur batterie. C’est ainsi que le cow-boy vêtu de noir qui a provoqué Peter Martin n’aura qu’une idée fixe : se venger. Sa dernière réparation a encore amélioré sa vue et son ouïe et il aura le tir plus rapide. Descendu deux fois, il ne le sera pas une troisième. Il se lance alors à la poursuite de Peter, après avoir descendu John, ébahi de se prendre deux vraies balles comme dans la réalité. A voir son ami crevé, le nez dans la poussière comme jadis, Peter l’avocat du XXe siècle à Chicago se dit que la donne a changé : il s’agit désormais de sauver sa peau ! Robocow-boy implacable, Yul Brynner s’avance au même rythme, l’œil fixe brillant d’un feu maléfique, sur la trace d’un Peter qui tente de ruser jusqu’au bout.

Tous les robots se sont révoltés et les techniciens sont enfermés dans leurs caves, où ils étouffent par manque d’oxygène, le courant électrique étant coupé et impossible à rebrancher, les portes bloquées. L’automatisme se retourne contre ses initiateurs. Les orgies tournent au massacre au glaive et au poignard à New Pompéi tandis que les touristes médiévaux sont éviscérés à l’épée ou écrabouillés à la masse d’arme par les gens du château.

La fin connaitra quelques moments cocasses, dont la délivrance d’une jeune fille enchaînée dans une geôle médiévale à qui Peter donne à boire… engendrant un court-circuit : c’était une robote ! Je ne vous dis pas qui va gagner, de l’inflexible Yul Brynner parfait dans ce rôle mécanique, ou de l’avocat content de lui Peter : la technique ou le droit ? Car le capitalisme, cette technique d’efficacité maximum, robotise l’humain pour mieux le rendre efficace. Pas d’état d’âme, ce qui fonctionne le mieux « doit » l’emporter. J’ai revu plusieurs fois ce film, il passe les années sans vieillir.

DVD Mondwest (Westworld), Michael Crichton, 1973, avec Yul Brynner, Richard Benjamin, James Brolin, Dick Van Patten, Aventi 2012, 1h28, remastérisé €27.90 blu-ray €16.59

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Hervé Hamon et Patrick Rotman, Génération

20 ans après mai 68, deux « anciens » tentent de comprendre. Ils font de mai le mouvement d’une génération, celle née du baby-boom d’après-guerre avec la nostalgie de Malraux, grandie sous la guerre froide, dans l’appareil de jeunesse du parti communiste puis étudiante durant la guerre d’Algérie, sensible aux écrits de Sartre et de Jeanson. Le livre se veut un « roman vrai » à base d’interviews d’acteurs, ces étudiants militants qui ont eu 20 ans dans les années 1960. C’est son côté vivant, qui se lit bien.

A l’époque, la jeunesse explose. La société mute, le monde change. Tout cela expliquerait mai 1968 et les suites de mai. C’est une partie de mon histoire personnelle, le terreau qui a irrigué mon adolescence, dans lequel et contre lequel je me suis formé. Cet ouvrage ouvre une porte, éclaire un soubassement, me permet de comprendre un peu mieux.

En 1950,140 000 étudiants étaient inscrits à l’université ; ils étaient 215 000 en 1960 et déjà 308 000 en 1963. C’est l’explosion. La jeunesse plus nombreuse, plus longtemps aux études, impose sa culture, fait sa place dans une société rigide, hiérarchique, sclérosée – à droite comme à gauche. Sartre devient Socrate, Beauvoir libère la femme, Fellini rend le sexe culturel, le Che est un Robin des bois qui auraient lu Marx. Le jean–blouson–T-shirt–baskets, venu des États-Unis, est l’uniforme de la jeunesse. Le rock, la danse et les parties servent de signes de reconnaissance. La jeunesse est lyrique, romantique et hormonale. Il faut que craque le vieux monde alors que le nouveau offre sa consommation de masse à l’appétit tout neuf d’une génération née après les bouleversements de la guerre.

La victoire des Alliés en 1945 n’a pas débouché sur la justice sociale, au contraire, les vainqueurs de la barbarie ont reproduit parfois les comportements combattus : la torture, la répression, la rigidité. Cela en Algérie, au Vietnam, en Amérique du Sud. Les militants ont tenté de restaurer le vieil instrument révolutionnaire : le parti communiste français. Malgré le rapport Khrouchtchev, les staliniens dominent le parti en France et éjectent les trublions étudiants. Force est de construire à côté : les trotskystes de Krivine, la gauche prolétarienne. Ils se réclament de Guevara puis de Mao. Sartre, qui écrit sur Nizan en 1960, a très bien su capter ce courant de jeunesse : « Il peut dire aux uns : vous mourez de modestie, osez, désirez, soyez insatiables, délivrez les forces terribles qui se font la guerre et tournent en rond sous votre peau, ne rougissez pas de vouloir la lune : il vous la faut. Et aux autres : dirigez votre rage sur ceux qui l’ont provoquée, n’essayez pas d’échapper à votre mal, cherchez ses causes et cassez-les » II p.167. La jeunesse chrétienne et la jeunesse maoïste se rejoignent dans un romantisme boy-scout : s’embrasser à demi-nus dans les couloirs, s’immerger parmi les pauvres, renoncer à faire carrière, procéder aux examens de conscience et aux corrections fraternelles. Maurice Clavel aura bien vu cette parenté là.

Le mouvement de mai 1968 en a été la résultante. Une rencontre inattendue entre une idéologie ouvriériste du XIXe siècle et les forces de la fin du XXe siècle orientées vers la révolution culturelle, la libération sexuelle, la démocratisation politique. Le gauchisme d’appareil a rencontré le spontanéisme libertaire. La communion s’est effectuée dans la reconnaissance de ce moment clé de la vie qu’est l’adolescence – moment en soi à vivre, à reconnaître, et non simple transition. C’est la peur narcissique de s’intégrer au monde adulte, perçu comme politique, capitaliste, impérialiste ; c’est la volonté acharnée et sauvage de rester jeune, inachevé, idéaliste ; c’est la préférence pour l’action immédiate dans la société plutôt que l’attente collective d’un grand soir. Les prisons, les hôpitaux, l’école, la famille, la cité, deviennent les lieux concrets où l’on revendique ses refus : la répression, l’enfermement, la sélection, l’éducation, l’environnement. En conséquence, le PCF stalinien a été isolé, les « instruments de la révolution » (parti, dogme, centralisme) ont été récusés, le terrorisme refusé par la morale acquise dans les grandes écoles et auprès de Sartre, le renouvellement politique opéré par le changement du social, la méfiance envers le tout–état.

Les expériences de micro–totalitarisme dans les groupes gauchistes ont vacciné les militants contre le délire révolutionnaire, le jacobinisme, l’irrationnel des foules (Salmon II p.66, Burnier II p.82). « À Pékin, nous nous sommes définitivement débarrassés de l’idée du parti unique. Il suffit d’assister à un procès populaire pour mesurer l’importance des libertés formelles, d’un avocat, de l’État de droit, de la séparation des pouvoirs. Puis nous avons remis en cause de visu notre critique du capitalisme : la concurrence, le marché, ça fonctionne et ça procure de la liberté », Jacques Broyelle, II p.551. De tout cela est né la société moderne : le mouvement des femmes, l’écologie au Larzac, les médecins sans frontières de Kouchner, le parti socialiste rénové de Mitterrand.

Trop jeune en 1968, j’ai rencontré l’après–mai ensuite. J’ai participé à un sit–in dans la cour du lycée, attiré par le mouvement, grisé par la parole, en phase avec le groupe, fier de mes balbutiements intellectuels. Il est formateur de s’exprimer, seul au micro, attentivement écouté par les autres qui reprennent ensuite la parole pour confirmer ou infirmer ce que j’ai dit. Je l’ai fait quelques semaines, c’était nouveau pour moi. Cela ne m’est pas monté à la tête, mais j’en garde plutôt le souvenir d’un slogan, capté au vol, qui est resté pour moi le symbole de mai 68 : « la vérité est toujours révolutionnaire ».

Je n’ai jamais oublié cette leçon, c’est pourquoi l’Archipel du goulag de Soljenitsyne ne m’a pas surpris. J’étais déjà en révolte contre l’église de mon enfance, embrigadement et bon sentiments ; contre les convenances de la bourgeoisie bien-pensante ; je l’ai été contre le marxisme et ses dogmes, son infaillibilité pontificale, son inquisition policière, sa hiérarchie clientéliste, ses clercs arrogants qui se voulaient détenteur de la seule vérité…

Tant pis pour les jésuites de tous bords, je ne serai jamais le chien d’aucun dieu ni le sbire d’aucun chef.

Hervé Hamon et Patrick Rotman, Génération, 1988, Points 2008,

Tome 1 Les années de rêve, €8.60 e-book Kindle €8.99

Tome 2 Les années de poudre, €8.60 e-book Kindle €8.99

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Marc Kravetz, Irano nox

La « nuit d’Iran », titre emprunté au poème de Victor Hugo Oceano nox, scande les quarante ans de la révolution islamique de Khomeiny en 1979. Ce livre de synthèse des reportages effectués alors par l’auteur lorsqu’il avait 40 ans sera son dernier livre. Je l’ai lu à sa sortie en 1982, avide de savoir ; je viens de le relire. Il est vivant, il tient la route, il disait déjà tout ce qu’on devait savoir.

« Oh ! combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
Dans ce morne horizon se sont évanouis ?
Combien ont disparu, dure et triste fortune ?
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous l’aveugle océan à jamais enfoui ? »

Combien de révolutionnaires, combien de militants, partis joyeux et gonflés d’espérance, ont-ils disparu dans la tourmente islamiste ? Une mer sans fond, une nuit sans lune : tel est l’Iran de 1982 lorsque s’achèvent les grands reportages, commencés en 1979 alors que le Shah s’exilait. De la monarchie à la mollarchie, quarante ans plus tard, quel progrès ?

« Vous ne pouvez pas comprendre » est le leitmotiv que tout Iranien de l’époque oppose à l’auteur. Pourtant, contrairement aux journalistes de bureau, lui vient voir, toucher, sentir. Il rencontre, il écoute, il se renseigne, il médite. Mais il n’est pas musulman, ni ne parle persan. Lui vient de « la gauche » soixantuitarde passée par l’UNEF et le PSU, allant même faire un stage de guérilla à Cuba avec Christian Blanc, futur PDG de la RATP, d’Air-France et de Merrill Lynch France – et de Pierre Goldman, juif polonais comme lui, mais tombé dans le banditisme révolutionnaire, assassiné par les nervis.

Le marxisme découvrait l’islam, le rationalisme se confrontait à l’opium du peuple. La gauche intellectuelle française n’était pas prête à cela – et elle l’a occulté jusqu’aux attentats de 2015. Pourtant, l’Iran de Khomeiny en 1979 disait déjà tout ce qu’il fallait savoir, montrait tout ce qu’on allait voir. Mais il est de pire sourd qui ne veuille entendre, ni d’aveugle plus convaincu que celui qui ne veut pas voir. Marc Kravetz, au fil des rencontres, distille cependant le message.

« Khomeiny (…) a redonné à l’islam chiite sa force originelle de refus de la tyrannie et de la dépendance à l’égard de l’étranger. (…) Nous rêvions d’une révolution populaire, démocratique et anti-impérialiste : Khomeiny est en train de la faire et de la gagner. Mieux encore, sans parti, sans avant-garde organisée, sans autre idéologie que le message de l’Islam, il entraîne et unit le peuple tout entier » p.27. Tout est décortiqué dès les premières pages : la foi et l’espérance – manquera toujours la charité. La foi superstitieuse du petit peuple endoctriné par les mollâs et contraignant la vie quotidienne jusque dans la chambre à coucher ; l’espérance niaise de « la gauche » européenne lors du premier printemps « arabe » né chez les Persans (qui sont aryens) ; l’inutilité d’un parti communiste organisé en avant-garde à la Lénine – puisque le clergé chiite est déjà là et suffit.

Mais la foi est impérialiste, puisqu’elle sait détenir la Vérité suprême : Dieu a parlé par le Coran pour tout temps et en tous lieux. Il n’y a rien au-dessus de Dieu et lui obéir est un devoir – sous peine de griller éternellement dans les flammes de l’enfer sans les douceurs des houris ni des mignons. L’islam est l’identité des musulmans, leur enfance, leur façon de vivre, leur foi, leur loi et leur politique, l’affirmation de leur virilité. « Cette frustration agressive qui se marque (…) par l’exacerbation de la peur de l’autre et l’identification du moi à la force impérative de la Loi » p.161.

Mieux, la foi « appliquée à la société annonçait la communauté fraternelle des croyants, le dépassement des conflits et des contradictions, le règne de l’égalité dans la Cité de Dieu » p.106. Adi Rafari, un jeune mollâ lui affirme : « Notre révolution n’est rien d’autre que l’accomplissement des lois et des commandements de notre religion. Notre but est de créer une société où nous pourrons vivre comme au temps d’Ali, gendre du Prophète et fondateur de la foi chiite » p.117. Les terroristes islamistes actuels ne disent pas autre chose : comment n’avons-nous pas compris, en 1979, ce qui se préparait pour 2015 ? Chacun est libre d’exprimer ses opinions, « mais personne n’a le droit d’utiliser cette liberté contre l’Islam » p.121. La fatwa contre Rushdie et les tueries contre les caricatures de Mahomet sont de cette veine : la « liberté » est la censure – puisque l’humain n’est pas libre mais esclave de Dieu (et les femmes deux fois plus que les hommes). « Tout ce qui vit, bouge, palpite, respire doit se soumettre au code ou être exterminé » p.173.

L’islamisme est un intégrisme – la soumission de la politique aux commandements de Dieu – et un totalitarisme – puisqu’elle régit toute existence de sa naissance à sa mort. L’Iran khomeyniste l’a prouvé.

La révolution ? Elle est née moins de la répression de la Savak, la police politique du Shah, que du ressentiment. Les Iraniens du petit peuple et des classes moyennes frustrées veulent « se venger. – De quoi ? – Du rêve américain. (…) De leur rêve à eux. (…) Les gens sont peut-être bornés, analphabètes et ils ne connaissent rien du monde, mais ils savent au moins une chose, c’est qu’on les a bernés. Qu’ils sont des paumés pour toujours, que l’Amérique s’est foutue de leur gueule » p.39. Les gilets jaunes franchouillards sont dans le même sentiment ; leur manque cependant une foi et un chef… « La foule et Khomeiny se nourrissaient l’un de l’autre. Khomeiny suivait le peuple qui l’avait choisi comme guide suprême. Mais en ratifiant le choix du peuple, Khomeiny lui conférait le sens d’un destin collectif » p.88. Les printemps arabes sont la suite de ce qui s’est passé en Iran en 1979. Les attentats de 2015 et les autres sont la suite de ce que Khomeiny a prêché : « La hargne du zonard sacralisé par la cause du Prophète : il y a en effet de quoi craindre le pire » (p.134), écrivait Marc Kravetz en 1982… Le pire est arrivé avec Daesh et les attentats des zonards réislamisés.

Un livre écrit à chaud, mais sur le terrain ; un livre étape d’une histoire en mouvement qui reste d’actualité. Qu’on peut lire et relire aujourd’hui car, malgré les gens cités qui ont disparu, les impulsions sont les mêmes. Le monde doit tout changer pour que rien ne change, l’Iran islamiste le prouve à l’envi.

Marc Kravetz, Irano nox, 1982, Grasset, 273 pages, €19.90 e-book Kindle €5.99

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Les dessous du retour à la nature

Revenir aux sources, respirer, reprendre des rythmes naturels, vivre et manger selon les saisons, pratiquer le tourisme « vert » – quoi de plus attirant dans nos sociétés urbaines, civilisées et stressées ? Sauf que ce tropisme n’est pas innocent, ses dessous ne sont pas immaculés. Or la clé du naturel réside dans l’équilibre : les humains sont des êtres de nature ET des êtres sociaux. L’un ne va pas sans l’autre et, à trop oublier un plateau, la balance penche d’un seul côté.

Les années 60 sont allées trop loin dans la dénonciation du béton, de la jungle urbaine et de l’aliénation au travail – lisez Le Clézio. Les années 80 ont appliqué de façon scolaire le chèvre chaud collectiviste, les sabots suédois sociaux et les poutres apparentes traditionnelles, transformant toute vieillerie en « objet de mémoire » et toute bourgade française en village-Disney puisé dans les pages de Balzac. Qui n’aperçoit ces mêmes réverbères « ancien régime » coulés au moule en Ile-de-France comme en Périgord ou en Savoie ? Ces pavés « authentiques » ? Ces auberges « de charme » ? Ces produits « bio-du-terroir » provenant parfois d’Europe de l’est ou de Chine (le foie gras, les champignons, les pommes…) ? Les années 2000, travaillées d’identitaire et d’anti-gaspillage, ne sont pas en reste : voyager, ça coûte à la planète ! Tout déplacement en avion vous rend coupable d’un bilan-carbone que la vox populi dénonce en vous montrant du doigt. Quand vous allez à l’hôtel, vous consommez de l’eau trop rare pour laver vos serviettes ; quand vous achetez, vous confortez des rapports d’exploitation ; quand vous marchez, vous écrasez l’herbe ; quand vous respirez, vous nous pompez l’air…

De tels excès dans le discours ont tout d’une nouvelle religion et rien du « naturel » prôné par ailleurs.

Quels sont ses fondements ? Un vague mélange d’orientalisme zen et de new-age californien, peut-être parce que seules les idées venues des antipodes pourraient écarter le soupçon d’être « classique » – trop Européen, mâle, blanc, adulte, rationnel, raisonnable, modéré… ? Ne faut-il pas une haine de soi particulière pour évacuer d’un coup toute la tradition européenne, accusée de tous les maux ? Elle serait :

  • impérialiste – comme si la Chine ou le monde musulman n’avaient jamais été ou n’étaient pas « impérialiste »
  • colonialiste – comme si les Han en Chine, les Turcs anti-Kurdes, les Saoudiens haineux de tout ce qui n’est pas conforme à la charia, les Russes intolérants aux Tchétchènes, les Japonais si conventionnels, n’avaient pas des traits coloniaux
  • industrielle – comme si l’Europe seule exploitait les ressources à outrance, mais surtout pas les Etats-Unis, ni la Chine, ni le Brésil…
  • libérale – dans le sens réduit de l’économie prédatrice des pétroliers texans

Il nous est donc enjoint de « lutter », de « résister », de boxer en poids alter :

Contre ledit libéralisme, surtout valoriser le « petit », en idée reçue : petit producteur, petit commerçant, petit artisan. Seul le petit-bourgeois a droit de cité, surtout s’il pratique la méditation et se nourrit bio dans une maison solaire en cultivant son jardin « biodynamique » et conduisant son « hybride » ou sa Zoé tout-électrique. Et s’il vote à gauche – pas la gauche traditionnelle mais les marges survalorisées des anarchistes écologistes : surtout sans structures !

Contre l’impérialisme, replions-nous sur nous : on est bien sous la couette, pas besoin de sortir, on commande par le net ou le mobile, on ne voyage surtout pas, on ne sort pas de ses petites zabitudes et on vote intolérant à toutes différences. Et Dieu m’habite, comme disait l’humoriste.

Contre le colonialisme, changez de religion : tout ce qui est métissé, soft, spirituel, vaut mieux que n’importe quelle église ou tradition instituée. En revanche, pas touche à « notre » identité ni à « nos » mœurs, on ne va plus chez les autres alors pas de ça « chez nous » !

Contre l’industrie – néfaste, forcément néfaste – valoriser le « naturel », le proche, le troc. Le bio mais pas le sauvage, le cru mais pas le nu ! Car « la morale » reste chrétienne – forcément chrétienne – même chez les laïcards écolos. Sauf dans le « culturel vivant », réduit à la provocation toujours en surenchère : se vautrer nu dans le sang sur la scène en hurlant, peindre avec des étrons sur des paquets de lessive, vendre sa merde en conserve, pisser sur le Christ, autodétruire son œuvre peinte en pleine salle des ventes… Un écrivain gagne-t-il de l’argent ? quelle médiocrité de style ; un chanteur a-t-il du succès ? vite le télécharger gratuitement : l’argent est le mal, peut-être parce qu’il prend toutes les formes comme le Diable, qu’il permet tous les désirs au détriment de l’égalité revendiquée.

L’Occident était la raison scientifique et l’essor des techniques. Revalorisons donc son inverse : le cœur plutôt que la raison, le sentiment plutôt que le savoir méthodique, le bricolage plutôt que la technique – en bref le romantisme antimoderne contre le classique de raison, l’adolescence plutôt que la maturité.

C’est ainsi que les écolos de la revue Ushuaïa s’exilent en maisons de torchis au toit de chaux et boivent des tisanes d’orties. Contre la cité des hommes, vive la nature sauvage. Il faut la préserver, la conserver, s’y immerger sans s’imposer. Comme seule la nature est « authentique », elle dicte sa loi naturelle. Le règne de la nature ne se discute pas démocratiquement : qui y croit déteste la négociation qui crée des « droits » humains et toute culture qui transforme inévitablement le naturel. Le sauvage devient forcément « bon », le spontané la seule éducation, la terre le seul « être » qui ne mente pas et toutes les bêtes des « personnes » douées de droits (mais sans devoirs) ! La morale qui vaut ne saurait être « contre nature », pointez donc du doigt les déviants comme les koulaks au temps de Staline, pourchassez les grands voyageurs, les dévoreurs de kilomètres, les bouffeurs de viande ! Se retirer au désert devient alors le seul moyen de « se trouver », tous les autres sont plus ou moins nocifs. La société aliène, tout comme le travail, il faut s’en retirer. C’est ainsi qu’on valorise d’abord la famille, ensuite le clan, puis le terroir, sans se préoccuper de France ou d’Europe. Quant au « monde », il ne peut être qu’hostile depuis qu’il est globalisé. Même le paon ricain Trump est d’accord.

A-t-on compris ce qu’il y a de régressif, de fusionnel, de nostalgie fœtale, de pensée « réactionnaire » (antimoderne, préfasciste, pétainiste, maoïste) dans de telles idées ?

L’équilibre est le raisonnable.

On l’appelle aussi le durable (« soutenable » n’est qu’un anglicisme snob). L’homme est un être de nature ET un être social. Il est un animal, prédateur comme les autres – mais intelligent, donc conscient de ce qu’il fait. Un individu mais qui ne se construit que dans le groupe. Il n’agit pas tout seul mais réfléchit en grappe et aménage son nid avec les autres et près des autres. Savoir « raison garder » veut dire que l’émotion primaire ou le sentiment immédiat n’est pas tout et qu’on ne lâche pas la bride aux instincts. La maîtrise doit rester l’idéal humain. Sans positivisme béat ni mystique romantique. En équilibre : humain, raisonnable, civilisé.

Vaste programme à la fois contre les fumeurs de clopes et les bouffeurs de racines !

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François Garde, Ce qu’il advint du sauvage blanc

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L’histoire est vraie, le récit est un roman. Narcisse Pelletier fut ce marin français abandonné sur une côte du Queensland australien en 1858 à 18 ans, et récupéré 18 ans plus tard par des marins anglais. Ramené en France, il devint gardien de phare.

Mais le récit de François Garde, fonctionnaire énarque et ancien Secrétaire général du gouvernement de Nouvelle-Calédonie, s’inspire librement de l’histoire pour « déconstruire » la robinsonnade. Nous sommes deux siècles après le Robinson Crusoé de Defoe, trois décennies après le Vendredi de Tournier. L’homme occidental, aujourd’hui, n’emporte pas la civilisation à la semelle de ses souliers, il est – hors des pays tempérés – l’homme nu, page blanche où tout réécrire.

Narcisse à 18 ans est encore un gamin. Fluet mais musclé, obéissant mais fanfaron, il n’a que sa bite et son couteau pour survivre dans la baie déserte où le bateau l’a abandonné. Durant quatre jours, il ne fait rien, trop dépendant pour se prendre en mains. « L’absolue solitude dans laquelle il était précipité le renvoyait aussi à son entière responsabilité » p.110. C’est une vieille aborigène qui l’abreuvera, le nourrira, le prendra en charge comme si elle était sa mère. Car il est vrai que le Blanc jeté dans la nature sauvage est aussi inapte et nu qu’un petit enfant ; ce pourquoi il se servira des plats après tous les autres, les anciens, les hommes puis les femmes – car il n’est rien dans la tribu.

Il devra tout oublier pour renaître. Et s’il répète au début plusieurs fois « Je suis Narcisse Pelletier, matelot de la goélette Saint-Paul », s’il se souvient des mémoires de son parrain à Eylau et de la pute qu’il a sautée au Cap, c’est de moins en moins, comme si le temps usait la mémoire. Celle-ci n’est pas morte, mais enfouie – puisqu’elle ne sert à rien dans le bush.

A deux fois 18 ans, Narcisse aura vécu deux vies. C’est une troisième qui l’attend, à 36 ans, lorsqu’il monte par curiosité dans la chaloupe des Anglais alors qu’il pêchait à pied sur le rivage. Il ne parle que la langue sauvage, faite de sifflements et de clics, il a oublié le babil de l’Occident. Le gouverneur de Sydney, bien embêté de savoir à qui refiler le naufragé, va convoquer tous les étrangers pour savoir quelle langue il peut reconnaître, et c’est le français qui l’emporte. Mais s’il reconnaît le langage, Narcisse est bien incapable de le parler ; il doit tout redécouvrir – non réapprendre, mais dévoiler : le sens, la grammaire, l’accent, le passé et le futur, le conditionnel. Car il est devenu autre.

Son mentor est cet explorateur velléitaire et raté, vicomte rentier membre de la Société de Géographie, écartelé comme tout son siècle entre la morale et la science. Il veut sauver une âme compatriote et, en même temps, étudier l’être humain comme un objet. Il le vêt, le nourrit et le protège, mais en même temps veut tout savoir. S’il lui réapprend à parler, c’est pour son enquête sans pudeur. Et pour son grand-œuvre : fonder une nouvelle science, l’Adamologie !

Narcisse, lui, n’a survécu que parce qu’il a su oublier. Il s’est fondu dans la vie sauvage en occultant tous ses réflexes conditionnés de Blanc chrétien puritain : il est allé tout, nu, a vu baiser et violer devant ses yeux, a dû manger avec ses mains et parfois cru, s’est enduit de suie et de boue contre les moustiques, a dormi avec une vieille et avec des enfants. Il s’est même « marié » avec une sauvage, si l’on en croit une confidence échappée par émotion ; il a eu deux petits qu’il a laissé derrière lui sans presque s’en souvenir. Car on ne vit qu’au présent lorsque l’on est sauvage. Le passé se résume à la lignée et à sa place dans le clan, le futur n’existe pas.

lezard camille baladi

Le retour à la société bourgeoise conventionnelle de l’empire, en 1861, est une cruelle acculturation. Il faut se vêtir et manger à la fourchette, ne pas regarder les femmes dans les yeux ni observer les couples s’accoupler, il faut dire ce qu’il faut et jouer les hypocrites… Par contraste, « notre » société apparaît bien compliquée et tordue en relations humaines. Le seul humain qui ne court pas dans Londres, observe-t-il, est un clochard qui mendie… Le travail est requis pour manger, la Science justifie toute contrainte, quand ce n’est pas la Religion. L’humain, lui, compte peu. D’où le mutisme du « sauvage blanc » qui déclare plusieurs fois en guise d’explication : « Parler, c’est comme mourir ». Il y a des comportements qu’il est impuissant à expliquer parce que l’Occidental est impuissant à comprendre.

Dans ce roman qui est plus qu’un récit d’aventures, l’auteur alterne les chapitres à la troisième personne où Narcisse évolue tel qu’en lui-même avec les chapitres à la première personne où l’explorateur Octave de Vallombrun écrit au Président de la Société de Géographie à Paris. Il y a loin de l’homme au texte tant la médiation de l’individu socialement situé, de la langue polie, des convenances bourgeoises et morales, des normes universitaires, sont des filtres qui édulcorent, déforment et caricaturent. La Science, au XIXe, se résume souvent à une ignorance satisfaite où le préjugé politiquement correct compte plus que le réel observé. A-t-on vraiment changé à l’ère d’Internet ?

Il y a du tragique chez Vallombrun comme chez Narcisse : tous deux sont pris dans un destin qui les dépasse, emportés par une société impériale et impérieuse qui croit tout mesurable, même la soumission à la Croyance.

C’est pourquoi ce roman peut se lire à plusieurs niveaux.

  1. Le premier, le plus facile, accessible aux jeunes adolescents, est celui de l’ensauvagement et de l’aventure en pays inconnu.
  2. Le second, plus élevé, est une réflexion sur la méthode expérimentale, sur le choc moral entre la Science et l’Homme : peut-on faire d’un humain l’équivalent d’un rat de laboratoire ?
  3. Le troisième, plus exigeant encore, renvoie à notre société sûre d’elle-même et dominatrice, surtout fin XIXe, volontiers missionnaire, humanitaire, colonisatrice, impérialiste. Même les bonnes volontés comme celle de Vallombrun peuvent peu dans l’emportement social qui les enserrent et les contraint.

Tout le XXe siècle sera une déconstruction critique de cette arrogance, de cet impérialisme de Raison, de ce totalitarisme de religion. Les « sauvages » sont eux aussi « civilisés » : ils n’ont pas la même culture que nous mais la leur est parfaitement adaptée à leur survie dans leur environnement. Quant à nous, sommes-nous vraiment épanouis et heureux chez nous, dans nos contraintes de toutes sortes ?

Ce roman faussement léger a obtenu une multitude de prix, c’est dire combien la littérature en France manque au fond de talents à reconnaître… (Prix Goncourt du premier roman 2012, grand prix Jean-Giono 2012, prix littéraire des grands espaces Maurice Dousset 2012, prix Hortense Dufour 2012, prix Edmée-de-La-Rochefoucauld 2012, prix Emmanuel-Roblès 2012, prix Amerigo-Vespucci 2012, prix Ville de Limoges 2012).

François Garde, Ce qu’il advint du sauvage blanc, 2012, Folio 2015, 383 pages, €7.70

e-book format Kindle, €7.49

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Visite guidée de La Havane suite

Nous sommes étonnés de voir autant de touristes alors qu’il y en a si peu ailleurs. Leur exploitation prend ici la dimension d’une industrie. Un Cubain ambulant veut nous vendre des cigares à la sauvette, l’autre veut acheter ma chemise qui lui plaît, une femme réclame un savon d’hôtel, un garçon un stylo. Une vieille Noire fumant un gros cigare a déguisé un chien placide, qu’elle tient sur ses genoux comme elle le ferait d’un enfant, pour susciter la photo… et réclamer 1$. Je lui donne une paire de ciseaux qui traînait dans mon sac et elle en est bien contente, bien plus que d’un billet vert. Les ciseaux, ici, ne doivent pas avoir de prix. Une autre, aux grosses lunettes de myope, s’est vêtue comme en 1910 et tire elle aussi sur un énorme cigare, assise sur la marche d’un seuil. Les touristes, béats, font « la photo originale de leur vie » : « c’est un dollar ». Des jeunes l’aident à les recouvrer, ils doivent toucher un pourcentage vu leur vigilance intéressée.

la havane vieille au chien et au cigare

Certains engagent la conversation : « vous êtes Français ? vous parlez un peu espagnol ? » Mais ce n’est pas pour le plaisir de la rencontre ; ils embrayent aussitôt sur une « affaire » : tu veux des cigares cubains, du rhum, je t’achète ton jean, vends-moi ton tee-shirt, tu cherches des filles, des garçons, des jeunes, j’ai de la drogue si tu veux… Comprendre l’espagnol est ici très instructif ! Françoise la crédule ne sait pas ce qu’elle perd. Le pillage sauvage est licite – les touristes sont tous « impérialistes » et leur tonte est aussi légale que la tonte des coupons par les petits-bourgeois selon Lénine. Mais le vol ne l’est pas. Des policiers par deux, ou accompagnés d’un chien muselé, veillent aux carrefours ou dans les rues fréquentées, matraque au côté et talkie-walkie de l’autre.

la havane cathedrale san cristobal

Nous visitons la cathédrale de San Cristobal, construite par les Jésuites dès 1748. Trois nefs et des chapelles latérales, mais aucune Annonciation là encore. Ce n’était pas un thème qui semblait séduire les Créoles. Sa façade est issue du baroque romain, plissée comme un rideau de scène et flanquée de deux clochers d’inégale épaisseur.

la havane gamins souriant

La foule se presse sur le parvis, touristes et exploiteurs, mais aussi visiteurs locaux, dont ces deux petits garçons bien vêtus qui rient en me voyant les prendre en photo.

la havane arcades palais de bayona y chacon

Les palais de la place ont des portiques à colonnes et des balcons dominant la rue, des portails imposants, des corniches ouvragées et des grilles de fer forgé, toujours des grilles – comme s’il fallait emprisonner la vertu pour éviter tout péché, comme aujourd’hui le fait Castro pour empêcher les Cubains de fuir l’austérité socialiste (118ème pays avec 10 000 $ de PIB par habitant seulement, après plus d’un demi-siècle de « révolution » qui devait apporter le progrès, la prospérité et le rasage gratis).

la havane verrière

Le palais du comte de Bayona y Chacon date de 1720. Il est surmonté d’un toit de tuiles et ses fenêtres à vitraux colorés sont munies de persiennes peintes de bleu maritime et de blanc. On y a mis aujourd’hui le musée d’Art colonial.

la havane muse d art colonial

Un restaurant s’est installé sous les arcades en anse de panier du palais des marquis d’Aguas Claras, datant de 1775. Tout cela est frais, agrémenté d’arbres en pot, agréable. Des musiciens tapent sur leurs tambours à un coin de la place, ajoutant à « l’ambiance » de promenade. Un gamin les regarde, les yeux perdus, et je capte son image d’un instant.

la havane restaurant palais du marquis

Dans une ruelle proche et célèbre, la Calle Obispo, nous découvrons la célébrissime Bodeguita del Medio, une ancienne épicerie à l’enseigne de la Casa Martinez reconvertie en avril 1950 en restaurant de creole food pour journalistes. Elle est vite devenue « le » coin branché de La Havane et le reste aujourd’hui en recueillant sur sa façade en grillage de bois de multiples inscriptions et graffitis de visiteurs lambda venus du monde entier.

la havane grafittis

On y servait, paraît-il « le meilleur » mojito de Cuba, mais Hemingway ne l’a guère fréquenté, ce qui est un signe. L’hôtel « Ambos Mundos » où a habité l’écrivain épisodiquement de 1932 à 1939 est à deux pas, face à l’ancienne université et ses murs ont été repeints en rose. « Papa » aurait-il apprécié cette couleur, pas vraiment macho ? Il y a écrit « L’adieu aux armes » et une partie de « Pour qui sonne le glas ».

hemingway statufié

Au n° 117 de la Calle Obispo se dresse encore la plus ancienne maison de la capitale. Elle date de 1648. Elle est nettement plus basse que les autres, d’un étage seulement, couverte de tuiles et ornée au premier d’un balcon en bois tourné qui supporte des bacs à fleurs. Toutes les portes et les encadrements de fenêtres sont peints de ce même bleu maritime qui contraste avec le blanc cassé des murs de façade.

la havane volets bleus

Sur la place de Armas s’étalent des éventaires de bouquinistes avec nombre d’antiques reliures. Certaines sont en français mais ce sont pour la plupart des manuels de chimie, de médecine ou de psychologie du 19ème siècle dont les touristes précédents, avertis, n’ont pas voulu. Rien de bien passionnant à trouver, sauf à chercher des heures. J’y ai quand même remarqué « La science » d’Émile Littré lui-même. Je n’ai pas demandé le prix. Installé dans le palais du comte de Jaruco, sur la Plaza Vieja, le centre d’artisanat ne propose que des gadgets indigents, noix de coco taillées en forme de tête de singe, statuettes aux élancements « africains », cendriers à cigares, objets divers fabriqués en canettes de bière vides. Les disques de musique cubaine, à 15 US$ sont aussi chers qu’à Paris et bien plus qu’à New-York. Les cartes postales ont toutes la tête du Che, comme les tee-shirts ou les livres disponibles en anglais. Mais le patio ombré est très agréable, les galeries silencieuses, et Yves s’installe à une table de la cour pour prendre un daïquiri pendant que les filles courent les boutiques au-dessus, en attendant le déjeuner.

Nous devons reprendre le bus pour y accéder. Il est en effet prévu au bar « La Divina Pastora », situé dans la forteresse de San Carlos de la Cabania, de l’autre côté du canal d’entrée au port. Achevée en 1774, elle a servi de prison militaire, notamment sous Batista, mais aussi au début de la révolution. Le Che y avait établi son quartier général après janvier 1959. Ce qui nous intéresse (selon le programme de Sergio, pas selon notre avis éclairé !) n’est pas le musée du Che avec son bureau ministériel, sensé se trouver ici, mais le restaurant. Il nous attend, le déjeuner a été réservé et nous sommes les seuls. Le cocktail de bienvenue est bleu (sans doute du Curaçao) et une cerise flotte dedans. Françoise « n’aime pas », pas plus qu’Yves (peut-être parce c’est un peu amer) et je bois trois coupes. Le menu est banal mais agréable. Nous passons là une bonne heure et demie, terminée par un café très parfumé.

la havane vue du fort del morro

Le fort de Los Tres Reyes del Morro est une autre forteresse, bâtie dès 1589 par Juan Bautista Antonelli à l’entrée du port. Il a été pris par les Anglais en 1762 pour une année, avant que le Traité de Paris ne le restitue aux Espagnols. De ses remparts, nous avons une vue sur le Malecon et sur les grands immeubles juste derrière. La Havane devient là une sorte de « Manhavane ». L’intérieur du fort recèle des boutiques touristiques. L’on y prend un rhum, « le moins cher de La Havane » d’après Sergio.

Nombre de gens sont dans les rues, des gosses sur les trottoirs, toujours habillés de même, qu’il fasse chaud ou froid. Un huit ans en culotte d’école aubergine ne porte qu’un débardeur filet noir, la peau quasi nue, alors que nous supportons sans problème la veste par ce vent frais qui maintient la température autour de 18°.

Nous revenons par le quartier « chic » de Miramar sur la rive gauche du rio Almendares. On y rencontre la verdure des allées ombrées d’arbres et l’opulence des villas devenues ambassades. Des maisons se vendent ici, mais aux étrangers désireux d’acquérir une propriété à Cuba malgré le socialisme. Selon Sergio, le prix au mètre carré avoisine les 1200 US$.

L’inévitable « rendez-vous » collectif pour le dîner n’est pas cette fois-ci à l’hôtel mais à la Villa Diana, à 500 mètres. Décor chic mais cuisine internationale – cela ne valait pas le coup. Le vaste hall du restaurant résonne, les portes des cuisines battent, les Cubains aisés qui jouent au billard parlent fort, surtout après trois ou quatre rhums de 7 ans d’âge pris tels quels sur glace. Les cassettes passées à l’entrée pour « attirer le client » en rajoutent dans le barouf. Ces gens aiment le bruit, signe de « fête », je suppose. La télévision passe un vieux film américain où deux adolescents vraiment très jeunes, naufragés sur une île, découvrent l’amour et l’on a droit durant quelques minutes à des scènes nues à l’eau de rose commentées par Philippe. La cuisine est pauvre. Sauf les tomates crues de l’entrée, pour une fois mûres, le poisson est douteux et trop cuit, le riz collé, les frites graisseuses et tièdes, la glace d’un beau rose vif chimique ! Quel est donc ce cuisinier de merde ? Je ne suis pas fâché que cela se termine, pour rentrer à pied à l’hôtel. Nous sommes trois à le faire, les autres vont, comme à l’habitude, tenter une boite de jazz ou autre chose près du Malecon.

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La visée hégémonique de la Chine

La mention que la Chine pourrait participer au Fonds européen de stabilité financière incite à se pencher sur cette nouvelle puissance mondiale. Première puissance démographique, deuxième puissance économique, puissance militaire régionale en expansion, la République populaire de Chine dispose des premières réserves en devises du monde. Pour quoi faire ?

Pour l’expliquer, Antoine Brunet, que j’ai connu lorsqu’il était économiste au CCF, premier au classement Greenwich des économistes de marché parisiens de 2003 à 2006 et créateur de la société d’analyse AB Marchés, s’est joint à Jean-Paul Guichard professeur de relations internationales à l’Université de Nice Sophia-Antipolis et titulaire d’une chaire Jean Monnet de l’Union européenne. Dans un livre lumineux mais engagé, publié en début de cette année, ils accusent la Chine d’avoir une volonté impérialiste et de profiter de l’outil d’efficacité incomparable du capitalisme pour ancrer un nationalisme résolu.

Leur arme ? Le taux de change. Associé aux coûts bas de main d’œuvre, au vivier de travailleurs des campagnes sans droits en ville, à la production à prix imbattables, le taux de change administré favorise la désindustrialisation occidentale, le chômage, la dette et les troubles sociaux. La Chine a été admise à l’OMC sous Clinton, bête noire des Républicains américains. Mais l’OMC ne traite que des protectionnismes douaniers et personne ne contrôle plus les changes depuis la disparition de l’ancrage à l’or par… les États-Unis en 1973. Est-ce la faute des Chinois ? Le FMI jouait jadis ce rôle mais il ne peut guère y revenir, malgré les demandes chinoises pour réévaluer les DTS (droits de tirage spéciaux).

Tirant les leçons de la confrontation avec l’URSS puis avec le Japon, la Chine a appris que la puissance économique tenait la puissance militaire et que le contrôle des changes tenait la croissance économique. Le taux du yuan chinois est piloté politiquement pour coller au dollar américain. Il est non convertible et tout investissement étranger est contrôlé par la Banque de Chine, accueillant les firmes étrangères pour les fixer par un intérêt mutuel. Cette politique a permis des surplus énormes et a été la cause de l’endettement public, selon les auteurs, encouragé pour soutenir la croissance en déclin dans les pays occidentaux du fait de la pression des prix chinois.

C’est oublier cependant :

  • que le maintien de taux d’intérêt très bas par la Fed a engendré une série de bulles financières bien plus que la dépense publique (tellement honnie des Républicains) ;
  • que les inégalités croissantes de salaires entre dirigeants, traders et spécialistes aux bonus indécents – et le tout venant des salariés – a incité ces derniers à recourir au crédit revolving pour maintenir leur pouvoir d’achat ;
  • que les lobbies de Wall Street ont empêché toute règlementation et tout contrôle efficace des tutelles publiques sur les produits financiers à levier (dont les fameux subprimes) ;
  • que le maintien obstiné des paradis fiscaux (dont celui de l’État de Delaware à l’intérieur des États-Unis même) permet toujours d’échapper au fisc, aux enregistrements de risque et à la transparence sur les fonds propres exigés des banques…

Ces éléments ne sont pas pris en compte dans l’accusation directe contre la Chine. Les auteurs penchent nettement pour la vision un tantinet paranoïaque des néoconservateurs américains dont le journaliste du Washington Times Bill Gertz est depuis  plus d’une décennie l’éminent porte-parole. Il est notamment l’auteur en 2000 de la célèbre enquête d’investigation ‘The China Threat: How the People’s Republic Targets America’ recommandée par les sénateurs républicains que j’ai pu rencontrer à Washington fin 2002.

Nationaliste, la Chine ? Certes ! Par revanche sur un passé colonial d’humiliations et par désir de prendre enfin toute sa puissance naturelle dans un monde qui émerge au développement. Mais de là à évoquer le « capitalisme totalitaire » dont l’Italie mussolinienne, l’Allemagne nazie et le Japon impérial étaient les exemples, il y a un pas que je ne franchirai pas. La République populaire de Chine ne pratique-t-elle pas plutôt ce « capitalisme monopoliste d’État » qui était la revendication de la gauche communiste dans les années 1980 en France, et qui reste le régime indépassé de tous les souverainistes de gauche radicale comme de droite non gouvernementale aujourd’hui ?

Selon Sun Tzu, traduit par Valérie Niquet qui fut l’une de mes condisciples de science politique à l’université, les grands stratèges sont ceux qui obtiennent la victoire sans faire la guerre. Mais quelle victoire ? L’hégémonie totale sur la planète comme ce ‘règne de mille ans’ que prophétisait Hitler ? En témoigneraient la course à l’espace des Chinois, leur volonté de construire un porte-avions dès 2014, l’activisme de leurs hackers et espions industriels, la menace de leur marine sur les îles contestées avec le Japon et le Vietnam. Mais n’est-ce pas la simple volonté de prendre toute sa place dans le monde qui vient en rabaissant les États-Unis à leur niveau, qui reste important mais qui ne saurait rester seule puissance mondiale ? Peut-être est-ce ainsi qu’il faut considérer la volonté chinoise de faire perdre au dollar son statut de monnaie de référence mondiale. Un monde multipolaire ne serait-il pas plus apaisé et mutuellement bénéfique ?

Reste que le capitalisme anglo-saxon, focalisé sur la seule finance, est un échec manifeste. Il s’agit moins de revenir au capitalisme rhénan, fondé sur la technique et la vertu cogestionnaire que d’inventer le capitalisme du futur, qui doit prendre en compte les hommes : le service du client, la motivation des salariés pour qu’ils innovent et aiment se former, l’entreprise dans la société pour intégrer le réseau des flux d’énergie ou matières premières et de retraitement des déchets. Ce qui est appelé dans ‘Gestion de fortune’ le « capitalisme asiatique » tant il correspond à la mentalité japonaise, coréenne et chinoise de ne pas considérer les individus comme autant de bulles errantes mais insérés dans tout un réseau interactif de relations humaines.

L’intérêt du livre de MM. Brunet et Guichard n’en reste pas moins de rappeler qu’on ne saurait vivre au-dessus de ses moyens sans devenir dépendants. De faire prendre conscience aux citoyens que la dette de leur État les met sous tutelle, aujourd’hui de l’Union européenne, demain du FMI, après-demain de la Chine – première banque de réserve du monde. Ils appellent donc à redevenir mercantiliste et à exiger la réciprocité, projets sur lesquels nous les suivons.

« La stratégie mercantiliste qui réussit durablement à renouveler des excédents commerciaux, est la stratégie incontournable que se doivent d’adopter les pays capitalistes les plus ambitieux, ceux qui recherchent l’hégémonie. Cette stratégie a permis à l’Angleterre d’établir sa suprématie pendant 130 ans et aux États-Unis la leur depuis 70 ans. […Comme le] Japon pendant les années où il menaçait sérieusement l’hégémonie américaine » p.60. La France, le Royaume-Uni, les États-Unis, devraient prendre exemple sur l’Allemagne, le Japon et la Chine : pour être puissants, générer des excédents commerciaux plutôt que de dépenser plus qu’ils ne produisent. En contrepartie, une certaine protection anti-dumping est justifiée si elle porte sur le travail des enfants, l’épuisement des ressources, la teneur en CO² et la non-convertibilité de la monnaie. Mais est-ce la faute de la Chine si ni les États-Unis, ni les pays européens, divisés comme sac de pommes de terre, n’arrivent pas à s’entendre ? Les bons vieux intérêts commerciaux des Wall Mart, Apple ou Airbus, entre autres, n’inhibent-ils pas les politiciens pour agir ?

Plutôt que d’accuser la Chine avec points d’exclamations et innombrables redites, les auteurs pourraient inciter les nations occidentales à prendre leurs responsabilités vis-à-vis de leurs peuples et de leur sécurité nationale. Or que proposent-ils ? Que l’ensemble des pays occidentaux quittent l’OMC pour créent une OMC-bis qui interdise tout dumping monétaire – évidemment sous l’égide des États-Unis… L’impérialisme américain est-il préférable au monde multipolaire chinois ? Faut-il évoquer, dans un envol messianique qui rappelle trop celui des néoconservateurs yankees opposés à Bill Clinton, la mise en danger rien moins que nos démocraties, nos libertés et notre civilisation ?

Un livre fort documenté et au raisonnement clair, mais dont les conclusions partiales doivent être lues au second degré.

Antoine Brunet et Jean-Paul Guichard, La visée hégémonique de la Chine – L’impérialisme économique, 2011, éditions L’Harmattan, 208 pages, €19.95

Ou l’édition électronique du même livre par Kindle éditions, 1790 kb, €15.75

Les auteurs suivent de très près l’information officielle chinoise sur Asian Times online site d’intérêt pour comprendre la Chine contemporaine

 

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