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Pierre Ménat, L’Union européenne et la guerre

L’ambassadeur de France honoraire qui fut en poste en Europe centrale et conseiller du président Chirac, livre un essai tout récent sur les événements en cours. C’est une analyse classique, un exposé Science Po ancien style en trois parties et dix chapitres qui rappellent l’histoire, font le point et livrent des hypothèses. Dans six mois il sera probablement obsolète mais a le mérite de fixer la situation de l’Union européenne dans ce qui survient avec l’agression de Poutine sur l’Ukraine, pays souverain.

La première partie analyse « la guerre d’Ukraine, l’Europe et le monde ».

La guerre d’Ukraine était-elle évitable ? L’auteur croit que la diplomatie, à condition qu’elle fût plus nette et plus ferme, aurait pu éviter un conflit armé. L’exemple du président Sarkozy dans l’affaire de Géorgie n’a pas été renouvelé, la faute aux complexités du processus de consensus et de décision à 27. Les prétextes de Poutine pour déclencher la guerre sont inexacts, et l’auteur de rappeler « les trois memoranda de Budapest » (p.18) du 5 décembre 1994 qui prévoient la remise des armes nucléaires de l’Ukraine à la Russie, à condition de respecter l’intégrité territoriale et les frontières. Ces memoranda sont signés de la Russie, des États-Unis et du Royaume-Uni. Poutine s’assied carrément dessus en 2014 puis en 2022. De même sur l’élargissement de l’Otan, que Poutine n’a pas contesté en 2004, après ceux approuvés par Eltsine en 1997. Pour la Crimée en 2014, « à l’époque, la démarche russe est surtout préservatrice de ses intérêts commerciaux. Un dialogue aurait pu s’ébaucher entre Bruxelles et Moscou » p.21 Depuis, l’objectif de promenade de santé de Poutine pour établir un gouvernement prorusse en Ukraine, est devenu, avec la résistance ukrainienne, un antagonisme viscéral et désormais assumé contre l’Occident. « L’utilisation du mot nazi, la référence aux ‘drogués’ sont des codes idéologiques qui participent à la diabolisation de l’Occident. Un Occident qui, désormais,, est le véritable ennemi de la Russie. L’Ukraine doit être punie car elle a voulu se couper de sa patrie naturelle, a choisi le modèle de la démocratie libérale et a aspiré à s’arrimer à l’Occident » p.31. Dès lors, la guerre était inévitable, en attendant l’escalade avec l’Otan, puis l’éventuel recours au nucléaire.

De plus, l’Europe est partagée entre unité et fractures, l’unité face aux aléas du monde, dont la crise financière, la crise climatique, la crise pandémique, la crise ukrainienne, la crise énergétique, la crise inflationniste… et les fractures du populisme et des petits intérêts nationaux mal compris. Le « couple » franco-allemand (dont les Allemands contestent l’image) bat de l’aile avec deux présidents affaiblis, Macron pour son dernier mandat sans majorité absolue et Scholz à la tête d’une coalition hétéroclite. La France a perdu de sa puissance avec son déclin industriel et ses revers diplomatiques en Afrique, et l’Allemagne voit remise en cause ses liens énergétiques avec la Russie et industriels avec la Chine post-Covid. Alors, « quelle place pour l’UE dans l’ordre international de 2023 ? » : bien faible. Ce sont les États-Unis ou rien. Pourtant, l’UE a des relations commerciales dont la rupture ferait mal à la Chine si elle était sanctionnée pour avoir agressé Taïwan… Encore faudrait-il le vouloir.

L’auteur donne quatre missions à l’UE : 1/ « valoriser son statut de principale zone de prospérité dans le monde », 2/ « mieux gérer la contribution européenne au défi écologique » (ce jargon bruxellois vise la décarbonation), 3/ « retrouver son rayonnement scientifique et intellectuel » (qui ne va pas sans financements, l’exemple du vaccin anti-Covid le prouve, découvert en Allemagne, exploité aux États-Unis sous gestion d’un Français), 4/ « disposer d’instruments plus robustes (…) marché, commerce, monnaie, agriculture – peuvent être mieux gérés » (par qui ? comment?) p.65. Tout cela apparaît un peu comme des vœux pieux à long terme qui ont peu d’effet sur la conjoncture analysée dans cet essai immédiat.

La seconde partie s’interroge : « sommes-nous entrés en économie de guerre ? »

La politique de sanctions est partiellement efficace mais a subi les retards et tergiversations des petits intérêts nationaux ou sociaux. Elle ne mettra pas fin à la guerre ni ne fera reculer Poutine, apparemment devenu psychorigide et persuadé d’avoir raison à lui tout seul.

L’énergie est une arme de guerre mais aussi un « passeport écologique », sans que ce terme recouvre grand-chose – disons qu’il peut permettre d’accentuer la transition vers d’autres énergies que celles vendues par la Russie, mais avec quel financement et à quelle échéance ? Le paquet européen pour 2030 semble bien pusillanime, même s’il a le mérite de faire un premier pas avec « l’ajustement du carbone aux frontières » p. 82. Mais la pénurie d’électricité de cet hiver (pas encore fini…) montre combien la politique de sanctions envers le pétrole et le gaz russe a fait naître des problèmes internes aux États en fonction de leur mix-énergétique : la ressource devient une arme de guerre.

La troisième partie analyse « l’avenir de l’Union européenne dans un environnement conflictuel ».

La Défense a repris de l’avenir dans les discussions européennes, souvent l’écho assourdi de celles des cafés du commerce. Les soi-disant « dividendes de la paix » n’étaient que des naïvetés entretenues par la propagande soviétique à l’usage des pacifistes hippies, puis par la propagande russe à destination des mêmes, embourgeoisés devenus écologistes. Une « boussole stratégique » a été mise en place fin 2022 par l’UE avec listage des menaces, augmentation des budgets et – surtout – objectifs industriels. Cela conduit surtout à renforcer l’Otan, qui s’est réveillé brutalement de sa mort cérébrale sous l’électrochoc asséné par le Dr Poutine. Malgré cela, peut-on faire toujours confiance aux États-Unis ? La période Trump a montré que non, une défense proprement européenne en complément paraît faire son chemin lentement dans les esprits. La politique des petits pas prévaudra sans doute, alors que des accords plus contraignants entre certains États sont possibles – mais voulus par qui ?

Le défi migratoire demeure, car l’islamisme ne s’est pas arrêté avec la guerre et la Russie conquérante déstabilise chaque jour un peu plus les pays d’émigration au Proche-Orient et en Afrique. Quant aux Ukrainiens qui ont fui la guerre en masse, et les quelques Russes jeunes et éduqués qui en font autant à bas bruit, il s’agit de les accueillir, donc de trouver « un système multicritère » d’accueil européen et « d’accords de gestion des flux migratoires » avec les pays tiers p.109. Vastes discussions à venir, qui vont accoucher… de quoi ? Et quand ?

Le risque de l’élargissement de l’UE demeure, les « petits » pays candidats de la mosaïque balkanique ayant chacun une histoire différente et des institutions à refaire. Les élargissements précédents ont été mal préparés, allant même jusqu’au « laxisme » p.113 à propos de la candidature de la Turquie. Un élargissement à 36 membres « limiterait rapidement à une zone de libre-échange accompagnée d’une caisse de solidarité », dit joliment l’auteur p.116. Quant à la Turquie, « une population de 86 millions d’habitants lui assurerait la première place en nombre de voix au Conseil, tandis que son faible niveau de développement garantirait à Ankara l’octroi de subventions de l’ordre de 25 milliards d’euros par an. Très difficile à constituer, la cohésion et l’identité européennes seraient mises à mal » p.118. Quant à l’Ukraine, l’ampleur des besoins seraient du même ordre pour sa reconstruction et augmenterait l’influence de l’Allemagne dans l’UE.

« Une longue guerre de position semble s’engager, dès lors qu’une victoire de l’un des deux camps est improbable » p.123. Les relations futures de l’UE et de la Russie, une fois la guerre terminée ? Cinq principes ont été définis en 2016 par Mme Mogherini : 1/ strict respect des accords de Minsk, 2/ relations renforcées avec les partenaires orientaux de l’UE (Ukraine, Moldavie, Asie centrale), 3/ renforcement de la résilience UE dans l’énergie et les cyberattaques, 4/ coopération sélective avec la Russie (ayant une valeur ajoutée pour l’UE et pas seulement pour les États), 5/ soutien aux contacts entre personnes (acteurs, universitaires, scientifiques, groupes démocratiques). La suite a eu lieu sous Macron dès 2019 sur la sécurité, les défis communs UE-Russie, les conflits régionaux, les principes et valeurs. L’Otan a méprisé, les pays de l’Est ont été réticents, l’Allemagne et l’Italie assez d’accord (à l’époque). Ces initiatives pourraient être remises sur la table en montrant combien Moscou a peu à gagner avec le concept d’Eurasie où une immense Chine avalerait tout cru la démographiquement étique Russie.

Qui peut incarner la souveraineté européenne ? Là, vaste débat. Dans le maquis des institutions toutes plus obscures les unes que les autres pour le grand public afin de savoir qui fait quoi, il faudrait clarifier nettement – et rapidement – entre « la souveraineté partagée » p.132, la « gouvernance » p.133, « l’espace intérieur de sécurité et de justice » p.134, « affaires étrangères et défense » p.134. La bordélisation des instances de décision de l’UE, pour reprendre un thème à la mode, et la ligne politique sur le plus petit dénominateur commun n’ont pas abouti à grand-chose. D’où l’exigence d’un nouveau traité – pour les États qui souhaitent approfondir. Mais lesquels ? Cet essai pose plus de question qu’il n’en résout.

La conclusion de toutes ces réflexions est donnée dans l’introduction : « Une guerre mondiale n’est pas certaine. Mais ses ingrédients sont en place : l’exacerbation des nationalismes, l’évocation de l’emploi d’armes nucléaires, la formation de nouvelles alliances antagonistes » p.14. Voilà qui est dit.

Au total, un court essai qui fait le point, utilement, sur l’état des lieux européens face au défi de la guerre à nos portes.

Pierre Ménat, L’Union européenne et la guerre, 2023, éditions Pepper L’Harmattan, 142 pages, €15,00

Les essais – et le roman – de Pierre Ménat déjà chroniqués sur ce blog

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Bouleversements du monde

Il y a trente ans, je croyais après la chute du Mur et l’effondrement de l’empire soviétique que la Russie, enfin libérée de l’idéologie, allait se rapprocher de l’Europe pour former cette Eurasie dont les géopoliticiens disent qu’elle est le centre du monde. Il n’en a rien été. Par la faute de l’Europe peut-être, prise dans la réunification allemande, la guerre dans les Balkans, l’éternel attrait britannique pour le grand large ; par la faute des États-Unis sans doute, stratégiquement hostiles à l’Eurasie qui ferait pièce à leur puissance et tactiquement englués dans la mentalité de guerre froide qui les fait considérer les Russes comme des ennemis « héréditaires » ; par la faute de la Russie elle-même, enfermée dans sa forteresse mentale plus que géographique, isolée de la modernité par un pouvoir qui tient à son autorité, inapte au débat démocratique faute d’y avoir goûté.

Dès 2005 – il y a 17 ans ! – Thérèse Delpech montrait dans L’Ensauvagement que la Russie était un risque majeur pour le monde « en 2025 » ; elle ne s’est guère trompée que de trois années. J’ai rendu compte de son livre deux fois, la dernière en 2012 sur ce blog. J’écrivais : « la Russie, montre l’archaïsme d’un pays replié sur lui-même et empressé d’en revenir aux recettes soviétiques, tandis que les Occidentaux, toujours fascinés par la puissance, retrouvent les vieux réflexes de soutenir les dirigeants plutôt que les peuples. Citant Thérèse Delpech : « Le pays est devenu imprévisible, tenu par une étroite camarilla qui a du monde et de la Russie une vision fausse. Elle a démontré son incompétence en 2004 et 2005 avec la tragédie de Beslan, les erreurs grossières d’appréciation en Ukraine et la surprise qui a suivi le renversement du président Akaïev au Kirghizistan » p.256. Incompétence des forces spéciales privilégiées par le régime, corruption généralisée, mépris de la vie humaine, ensauvagement de tout soldat envoyé en Tchétchénie qui en revient enclin à l’intimidation, au gangstérisme et au meurtre, le pays est, selon Mme Delpech, infantilisé, en pleine phase de régression et susceptible de n’importe quelle agressivité revancharde. »

Nous y sommes et cela bouleverse le monde.

Aucune grande puissance n’est plus capable de stabiliser les relations internationales : ni les États-Unis à cause de Trump, ce bouffon qui a insulté le monde entier comme son mauvais disciple Bolsonaro que les Brésiliens ont fait jaillir des urnes ; ni la Chine, encore en développement accéléré mais guère autonome et restée rigide dans son régime, ce qui n’incite pas ses voisins à lui faire confiance ; ni a fortiori l’Europe, malgré les songes creux d’un Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande de moins en moins grande, unie et irlandaise. L’OTAN n’est qu’une alliance d’intérêts qui peuvent vite diverger en raison de l’égoïsme des États, on l’a vu avec Trump, on l’a vu avec les gazoducs allemands que des dirigeants empressés, serviles et grassement payés ont imposés à leur peuple, on l’a vu avec la Turquie, qui est dans l’alliance sans en être, jouant triple jeu avec les Russes, les Américains et les pays turkmènes.

Les puissances révisionnistes du système mondial relèvent la tête et n’en font qu’à la leur : la Chine mais surtout la Russie dont les dirigeants (ou plutôt « le » seul) apparaît beaucoup moins subtil et plus borné que l’aréopage communiste chinois. Il s’agit de faire la révolution du système mondial et d’aller « jusqu’au bout ». La logique amis/ennemis oblige chaque pays à choisir son camp et à devenir hostile à l’autre ; cet effet géopolitique retentit à l’intérieur de chaque pays et suscite la montée aux extrêmes idéologiques et la violence partisane, allant jusqu’à tuer son adversaire, rabaissant le système démocratique à une soi-disant anarchie qui a peur de faire régner l’ordre ; cela retentit jusqu’en chacun des citoyens, avec la radicalisation des opinions, la croyance au Complot de puissances d’autant plus mystérieuses qu’elles ne sont jamais définies, le suivisme de masse des réseaux et l’abêtissement général qui pousse à aduler un Guide, fût-il le Mal incarné.

Heureusement, des forces de rappel existent.

La Chine sait que sa puissance n’est pas encore établie et que son développement reste très dépendant des technologies occidentales, tandis que son économie a besoin d’exporter vers les États-Unis et l’Europe encore un long moment pour soutenir sa croissance, sous peine de rébellion interne.

L’Europe se trouve lentement, douchée par l’ère isolationniste de Trump – qui pourrait bien revenir -, par la pandémie qui a montré combien l’autosuffisance alimentaire, en médicaments et en matériaux de base était cruciale – et par le coup sur la tête russe asséné sur le gaz et le pétrole aux Allemands, restés niaisement pacifistes et écolos dans un monde où règne toujours la loi du plus fort.

La Russie ne va pas si bien que le discours officiel l’affirme. Le choc de l’économie de guerre n’est guère tenable dans la durée et c’est à qui demandera grâce le premier. L’Ukraine, soutenue par les États-Unis et par l’Europe, pourrait s’en sortir mieux que la Russie, isolée diplomatiquement et qui peine à rerouter ses exportations de gaz, ce qui demande des années. L’industrie automobile, l’aviation, la pharmacie, et les secteurs technologiques sont brutalement touchés par les sanctions occidentales et cela devrait s’aggraver avec l’hiver – les pièces de rechange pour camion manquent. A court terme, la reconstitution de nouveaux réseaux d’importation au travers une série opaque d’intermédiaires, compense, mais pour combien de temps ? La Turquie limite désormais les banques qui acceptent la carte de crédit russe Mir, créée après l’invasion de la Crimée pour assurer aux Russes un retrait monétaire dans d’autres pays.

Mais la mobilisation partielle décidée par Poutine, en même temps que la politique néo-coloniale d’annexion pure et simple de territoires ukrainiens, est un choc qui n’a pas fini de créer ses ondes de désordre.

A l’intérieur, la fuite (il n’y a pas d’autre mot) de plusieurs centaines de milliers de Russes hors de Russie est un signe de refus net et tranché de se battre contre des frères et pour des territoires dont tout le monde se fout, sauf le quarteron de nationalistes autoritaires. La légitimité de Poutine remis en cause par la rupture brutale du pacte social qui avait prévalu jusque-là, un peu comme en Chine : la sécurité interne et la hausse du niveau de vie contre l’abandon des libertés politiques. Le niveau de vie russe baisse avec l’inflation et le retour des pénuries tandis que la sécurité est affaiblie par les inégalités devant la mobilisation : minorités ethniques en première ligne (comme sous Staline), corruption et népotisme pour faire échapper les fils de dirigeants (ainsi les navalnystes ont-ils piégé le fils du ministre de la Défense).

A l’extérieur, l’agression caractérisée remettant en cause les frontières reconnues gêne la Chine comme la Turquie, ou d’autres pays, notamment en Afrique. Les crimes de guerre russes n’ont pas fini de hanter les consciences évoluées, comme les tribunaux dans les décennies à venir. L’image d’homme fort Poutine se trouve écornée, le mâle musclé torse nu chevauchant son ours de sa campagne présidentielle devient risible face à une poignée de petits Ukrainiens faussement « nazis » qui, eux, savent organiser leur armée, commander à leurs hommes, obtenir des soutiens extérieurs et des succès tactiques sur le terrain. Les marges de l’empire bougent et ce n’est pas fini : Arménie et Azerbaïdjan, Kirghizstan et Tadjikistan, sans parler des Ouïghours chinois qui se sentent musulmans et turkmènes plus que communistes hans. La guerre en Ukraine et l’affaiblissement russe peuvent déclencher un domino stratégique aux frontières de la Chine, qui ne veut pas de ça, affaiblie elle-même par sa politique absurde du zéro Covid et la montée du chômage des jeunes.

Verrons-nous la reprise en main du monde par des États-Unis qui en ont encore les moyens (à condition qu’ils évitent de réélire Trump) ? Va-t-on assister à la montée d’un monde multipolaire, instable et donc dangereux plus qu’aujourd’hui ? La mondialisation va-t-elle laisser la place à une mondialisation des amis, dont le pacte USA-UK-Australie-Nouvelle-Zélande est une prémisse ? Auquel cas, où la France va-t-elle se situer ? Résolument dans le camp américain ? Ou dans un nouveau pôle européen avec une Allemagne peu motivée et pusillanime ?

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Gorbatchev de gare

Mikhaïl Gorbatchev, représentant d’une nouvelle génération, est devenu le 11 mars 1985 Secrétaire Général du Comité Central, à 54 ans. L’URSS, avant sa venue, était immobile, menée par une classe dirigeante rescapée des purges staliniennes et de la Seconde Guerre mondiale.

Son ascension est due à une conjonction de chances, de bons contacts, d’habileté politique, de travail satisfaisant selon les critères du Parti, et du jeu politicien au Politburo.

Stavropol, région où il est né, est l’une des terres agricoles les plus riches d’URSS (il fut en charge de l’agriculture) et lieu de thermalisme réputé, où viennent se reposer les membres du Politburo. Souslov, qui y a été Premier Secrétaire, et Andropov, qui y était né, y séjournaient souvent. Cela n’est pas indifférent à la carrière de Gorbatchev : nommé au Secrétariat du Comité Central en 1978 avec l’accord de Brejnev, membre à part entière du Politburo en 1980 après avoir su faire impression, il est en charge de l’ensemble de l’économie et de l’organisation du Parti sous Andropov, négocie des pouvoirs plus grands (l’idéologie, la culture et les Affaires étrangères en sus des domaines précédents) en échange de son soutien à la candidature de Tchernenko. Enfin, Gorbatchev est élu le 11 mars 1985 à une voix de majorité contre le pâle brejnévien Grichine, et grâce au soutien d’Andrei Gromyko.

Il est le pur produit du Parti, un léniniste.

Gorbatchev affirme : « les ouvrages de Lénine et son idéal socialiste restent pour nous une source inépuisable de pensée créative, dialectique, de richesse théorique, de sagacité politique ». La différence réside en sa génération : il est de 20 ans plus jeune que les dirigeants précédents. Certaines de ses idées figurent dans les discours de Brejnev (par exemple la critique de l’économie et de la société dans le discours du 25e Congrès en 1976), et poursuivent l’entreprise d’Andropov. L’interdépendance du monde est une réactivation de la coexistence pacifique de Khrouchtchev (le terme est réutilisé tel quel), la perestroïka était déjà prônée par Jdanov dans son discours au Plénum du Comité Central du PCUS le 26 février 1937, l’assouplissement économique avait été tenté par Lénine avec la NEP et par Brejnev avec Liberman en 1965, la glasnost vient de la Russie du tsar. Mikhaïl Gorbatchev est un marxiste-léniniste :

  • Marxiste, car il croit au but à atteindre, il sait l’idéologie utile à l’autorité dans son rôle historique, et il puise selon les circonstances dans le fond permanent du dogme.
  • Léniniste, comme son maître Andropov, car il préfère le marxisme en actes et s’inspire de l’exemple pragmatique de l’homme qui n’est devenu mausolée que sous Staline : l’idéologie est un guide pour l’action politique.

Dans les changements préconisés, la discipline doit accompagner l’initiative, le contrôle du Parti doit assurer l’efficacité de la glasnost, les droits du citoyen ont pour contrepartie leurs devoirs. La perestroïka est une modernisation du socialisme dans sa forme historique, pas une révolution. Mais comme ses réformes sont un échec, il ravive le nationalisme comme le fera Poutine. Gorbatchev crée un Fond de la culture russe, restaure le vieux quartier de l’Arbat, prépare de grandioses cérémonies du Millénaire.

Il considère que l’économie de guerre héritée de Staline engendre des dysfonctions humaines inacceptables. Les pénuries engendrent hargne, grossièreté, délation, envie – un « ensauvagement » féroce. L’habitude de subir, d’être pris en charge engendre irresponsabilité, indifférence, parasitisme, comportement mafieux, banditisme. Les mœurs se dégradent, l’entretien des infrastructures se fait mal, engendrant les comportements de « banlieues » : divorces, abandons, bandes, hooliganisme, brigandage, violence. L’environnement et le système de santé en souffrent, les accidents du travail et les accidents civils se multiplient. Dans l’Oural, un train de collégiens a déraillé en juin 1989, faisant plus de 200 morts et plus de 700 blessés. Mikhaïl Gorbatchev a blâmé à cette occasion la combinaison d’« irresponsabilité, d’incompétence et d’inorganisation ».

Début 1989, Françoise Thom décrit le processus de « re-communisation » qu’opère la perestroïka à ses débuts, parallèlement à une manipulation de l’information à destination de l’Occident.

Dans Le moment Gorbatchev, elle montre que les mots et les slogans doivent être assez ambivalents pour être perçus favorablement en Occident sans engager l’URSS. Exemple la « démocratie » – elle signifie la démocratie socialiste, c’est-à-dire le centralisme du Parti. Exemples les droits de l’homme – il s’agit de la conception socialiste, c’est-à-dire avant tout les droits économiques et les obligations patriotiques telles que l’interdiction de sortir du territoire, de tenir des propos antisoviétiques, etc. Exemple la glasnost, traduit en général par « transparence » alors que le sens en russe induit plutôt l’idée de « publicité », de « dire pour expliquer », autrement dit une forme de propagande.

Les objectifs de l’URSS restent les mêmes. Il s’agit toujours de modifier le système de sécurité régional de l’Europe jusqu’à le contrôler (encourager le retrait américain, le découplage nucléaire, empêcher une union politique et surtout militaire, diviser les nations en faisant miroiter les contrats, etc.), de développer une interdépendance économique entre Europe Occidentale et Europe de l’Est en infléchissant les termes de l’échange dans un sens favorable à l’URSS (toujours plus de technologie).

Les deux grandes idées de Gorbatchev sont l’affinité européenne de la Russie et son retour à ses « valeurs universelles ».

  • L’Europe, c’est la culture grecque (la démocratie, la raison scientifique), romaine (le droit, l’Etat arbitre des minorités de l’Empire) et chrétienne.
  • Les valeurs russes, ce sont les Dix Commandements chrétiens, cette alliance entre Dieu et les hommes pour qu’ils prennent en main leur vie et que la loi défende les faibles, ces « normes morales et éthiques communes à l’humanité tout entière ».

L’image de la forteresse assiégée est brisée par Gorbatchev qui invoque l’interdépendance des intérêts de l’URSS et du reste du monde. « L’Europe est notre maison commune », dit-il en reprenant cette idée de Gromyko, « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural est une entité historico-culturelle. » Au 28èmeCongrès du Parti communiste soviétique de juillet 1990, Mikhaïl Gorbatchev déclare que « la reconnaissance de la liberté de choix pour chaque peuple est une condition fondamentale de l’instauration d’un nouvel ordre mondial, » fondé sur le codéveloppement et la coopération. « Aujourd’hui, ajoute-t-il (ce qui est savoureux après les agressions de Poutine) nous ne vivons pas à une époque d’ultimatums, de conflits et d’actions irréfléchies qui désunissent les gens et compliquent davantage la situation. »

Pour une société organique

Nous avons noté en son temps que la « troisième voie » prônée par Gorbatchev – entre la centralisation planificatrice et le marché avec ses conséquences politiques – a des ressemblances avec le corporatisme de type fasciste. Mussolini prônait une « société organique » dans laquelle les citoyens devaient être spirituellement et moralement unis, préparés à se sacrifier pour la nation. Par contraste avec le système parlementaire, fondé sur des droits politiques abstraits et des groupes partisans en conflit, le corporatisme appelle l’unité des travailleurs et des employeurs avec l’Etat dans une société harmonieuse. Le système économique présenté par Gorbatchev devant le Congrès, fin 1989, proposait une économie administrée dans laquelle les entreprises ne seraient pas libres, mais, conjointement avec les coopératives et les sociétés semi-publiques, devraient agir en harmonie par des accords, des unions, des associations.

Poutine reprend cette idée que le Russe est un être organique et que la Russie doit être une famille – différente des autres, excluante et se sentant volontiers supérieure aux autres dans son originalité entre Europe et Asie.

Dostoïevski écrivait : « je considère la Russie d’un point de vue peut-être singulier : nous avons traversé l’invasion tatare, puis deux siècles d’esclavage, sans doute parce que l’un et l’autre ont été de notre goût. Maintenant, on nous a donné la liberté et il s’agit de la supporter : en serons-nous capables ? La liberté sera-t-elle autant de notre goût ? Voilà la question. » Pour le moment, la réponse est non.

Le 25 décembre 1991 à 19h, devant les caméras de la télévision, Mikhaïl Gorbatchev démissionne officiellement de ses fonctions de Président de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques et remet à 19h20 les codes nucléaires à Boris Eltsine, Président de la République de Russie. Il est mort mardi 30 août 2022.

Il était devenu pour son peuple Gorby dompteur de l’ours et bouffon absurde dans l’inertie totale du système. Un chef… de gare.

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