Articles tagués : an mille

Dominique Iogna-Prat, Ordonner et exclure

Stupeur ! A la lecture de cette étude austère au titre à rallonge d’un chercheur au CNRS de Nancy, je découvre que la doctrine en formation de l’Eglise de France, formulée dans les écrits de l’abbé de Cluny Pierre le Vénérable (1122-1157), contient en germe les doctrines ultérieures appliquées en France : L’Etat royal louisquatorzien, la volonté générale rousseauiste, la Terreur jacobine, le bonapartisme et ses avatars gaulliste et radical-socialiste jusqu’à Valls et Chevènement, et même la tentation du communisme ou du social-écologisme d’autorité qui pointe…

Mon étonnement demeure devant une telle exception idéologique française, cette globalisation sociale venue d’en haut qui ne lui permet pas d’admettre l’individualisme anglais, ni même le quant-à-soi luthérien ou calviniste suisse, scandinave ou allemand. Elle serait venue de l’an mille et de la soumission au papisme romain, à ce moment où l’Eglise établit les bases idéologiques de sa domination entre les allégeances féodales. Pour l’Eglise romaine, la féodalité médiévale est comme l’individualisme pour les jacobins et pour les gauchistes du XXe siècle : la tentation du diable – qu’il faut exorciser. L’Eglise de France conçoit le peuple chrétien comme une grande famille, de la cellule parentale à l’ordre seigneurial et royal, en passant par les liens spirituels et les relations de fidélité d’homme à homme. La charité doit irriguer l’ensemble du corps social, au miroir du sacrifice du Christ. Et le clergé en son Eglise se veut l’intermédiaire obligé du lien social ici-bas comme des rapports avec l’au-delà. Il indique aux humains les médiations nécessaires pour s’agréger en société : l’eucharistie manifeste le divin dans l’humain et permet la communion des fidèles, la morale du péché définie par l’Eglise régit les rapports entre les hommes, et les dons des riches pour assurer leur salut sont redistribués aux nécessiteux, « ayant-droits » et autres « exclus » de l’époque – à condition qu’ils se soumettent aux règles morales et cultuelles.

L’Eglise d’hier est devenue l’Etat d’aujourd’hui, avec le même rôle idéologique. La communion est le vote, la morale est la réglementation toujours volontariste, incitative et tatillonne, le don est l’impôt (dont celui, très symbolique, sur la fortune) et les taxes sont les dîmes dues à l’Eglise/Etat de par le « droit » (divin ou de « volonté générale »). Le salut est l’incantation permanente au « social », comme si tout tarissement de la redistribution rompait la sainte alliance avec on ne sait quel Dieu transcendant. Je ne peux que me demander pourquoi le contre-modèle américain, par exemple, très inégalitaire et qui s’en glorifie, continue d’attirer en permanence autant d’immigrants. Est-il cet « enfer » que les politiciens démagogues français nous agitent ?

La logique de l’Eglise de l’an mille, comme celle du communisme hier et du gauchisme écologiste d’aujourd’hui, est englobante, totalisante. Elle vise à contrôler la vie humaine pour le service du Royaume de Dieu, du Social ou de Gaïa la terre-mère. L’Eglise veut que le monde se confonde avec elle-même – elle n’est pas la seule, l’islam et le communisme aussi. D’où son intolérance, ses prescriptions morales, sa chasse aux hérétiques et aux « déviances ». Cela lui permet de définir son espace et la dynamique de son expansion. Un équilibre comme celui de l’Espagne judéo-islamo-chrétienne autour de l’an 1200 n’est pas la voie choisie ; sa fin est d’ailleurs décrite dans le roman de Gilbert Sinouhé Le livre de saphir, paru en 1996.

Pour Cluny, le Juif est un résidu de l’histoire, assassin du Christ et figé hors du temps dans le rôle du peuple témoin ; l’islam est un concentré diabolique qui récapitule toutes les hérésies et les déviances possibles, dont celles du sexe. L’Eglise, pas encore catholique, impose sa conception de l’ordre aux laïcs enserrés dans les liens du mariage et de la surveillance morale du curé, comme aux clercs chastes et obéissants sous peine de cachot et de fouet, qui doivent se consacrer sans mélange au divin. Les femmes, héritières de l’Eve biblique, sont considérés comme impures, tentatrices et diaboliques car elles ont ancré l’humanité dans la sexualité et le labeur (labourer la terre est analogue à labourer la femme pour faire germer la nature). Ceux que l’on rejette sont ainsi identifiés au corps : l’enfant non baptisé, la femme (avide et volontiers adultère ou prostituée), le Juif (attaché à la lettre qui tue tout esprit), le Sarrasin (voluptueux, adepte des harems, aspirant aux houris et aux échansons pour l’au-delà), l’hérétique (toujours considéré comme sexuellement déviant, sodomite ou obsédé). Comme sous Staline, on trouve toujours un écart à la ligne digne d’être réprimé pour alimenter la flamme du pouvoir.

La hantise sexuelle d’hier est aujourd’hui devenue celle de « l’argent ». La sublimation du sexe était conçue pour rendre les clercs plus proches du sacré, donc de contrôler les échanges de la société avec l’au-delà : la communion et la confession pour les vivants, les messes pour les morts. Ce sacrifice de la sexualité, comme une grâce divine, permettait aussi d’être légitime à définir qui faisait ou non partie de la communauté chrétienne. Aujourd’hui, les fonctionnaires ont remplacé les clercs et conservent le même rôle. Non enserrés dans les liens du capital et de la course à l’argent ils définissent « l’intérêt général » – curieusement comme celui du fonctionnaire moyen – et contrôlent l’impôt comme la redistribution – qualifiant de « riche » toute personne qui touche plus de 3470 € par mois, si l’on en croit un récent rapport. Cela ne serait pas moralement contestable si un contrepouvoir existait qui permettrait d’en débattre, mais l’Etat aujourd’hui comme l’Eglise d’hier prolifère et impose sans justification autre que celle de l’entre-soi, les partis idéologiques générant des politiciens technocrates qui mettent le Parlement à leur botte et contrôlent l’Administration. Créez un service et aussitôt une bureaucratie s’installe, qui étend ses pouvoirs comme l’huile fait tache, et produit ses règles propres pour justifier son existence. Il est très difficile ensuite d’en limiter les pouvoirs si le besoin initial qui l’a créé a changé.

Cluny est mort parce que le monastère ne s’est jamais préoccupé de produire une quelconque richesse, mais seulement de redistribuer celle qu’on lui assurait par les dons. Il est une loi mystérieuse mais bien réelle qui montre que toute distribution voit le nombre de nécessiteux porté à croître alors que celui des donateurs reste limité. La société d’égaux parfait n’existe qu’en idéologie ; l’Eglise a fait peur aux croyants avec le diable et l’Enfer pour pressurer les dons et assurer son pouvoir. L’Etat-providence d’aujourd’hui agite le spectre des manifestations de masse, des blocages du transport ou de la révolution sociale pour arriver aux mêmes fins. Or nul ne peut redistribuer que ce qu’il a : sans production, ni impôts ni taxes, donc pas de manne à distribuer. La faiblesse du modèle français, issu de l’Eglise de l’an mille, est qu’une majorité de la population rêve d’être fonctionnaire plutôt que de produire, tandis qu’une majorité d’entrepreneurs qui ont réussi rêvent de quitter la France pour échapper à la voracité fiscale, l’une des plus élevée de toute l’OCDE.

Il serait peut-être temps de réviser un modèle qui a mille ans et qui est loin d’avoir montré son efficacité dans la modernité. Même le conservatisme a ses limites !

Dominique Iogna-Prat, Ordonner et exclure – Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam – 1000-1150, 1998, Champs Flammarion 2004, 508 pages, €11.00

Catégories : Economie, Livres, Religions | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Grande peur ravivée par le Covid

Le phénomène social de la « Grande peur » agite périodiquement le peuple dans l’histoire. Il suffit d’observer aujourd’hui les attitudes de répulsion des autres quand vous les croisez dans la rue (en-deçà de deux mètres), le foulard intégral remis au goût du jour en dépit de la loi de 2009 sur le voile dans l’espace public (avec Marine Le Pen en femme voilée allant reflorer la Jeanne !). Certains portent en outre lunettes, capuche et gants au cas où vous auriez la peste en sus du Covid. Je suis persuadé que certains mâles ont même enfilé une capote (on ne sait jamais !) : « sortez couverts », ils se souviennent.

Les masques pour tous ont immédiatement (et en France seulement !) provoqué l’ire des « syndicats » d’infirmières et autres « soignants » qui se voient d’un coup dévalorisés dans la rue parce qu’ils ne portent plus leur signe distinctif de Héros : le masque comme un cimier glorieux. Une sorte de marque d’honneur qui leur était jusqu’ici exclusivement réservée et qui les distinguait du vulgum pecus réduit à subir. Mais oui, le masque pour tous, c’est démocratique ! Et très utile à la santé… de tous ! Ces ignares hors de leur domaine, éduqués par Mélenchon en économie, confondent allègrement flux et stocks, commandes qui arrivent enfin et complot d’accapareurs ! Les mythes éculés de la Révolution ont la vie dure. Le gouvernement devrait penser à leur accorder un badge bien reconnaissable marqué « soignant » en lettres d’or de cinq centimètres de haut sur un fond rouge sang pour panser leur vanité blessée. Les sociétés égalitaires ont toujours retrouvé à un moment ou à un autre le sens des « distinctions » : héros de l’Union soviétique, pins à l’effigie du Grand timonier, médailles militaires, badges scouts… Les privilèges, au fond, chacun aime ça.

Quand aux névrosées obsessionnelles (je l’ai vu surtout chez les femmes), elles ne cessent de passer de la lingette alcoolisée sur tout ce qu’elles touchent, du chariot de supermarché à l’emballage des pommes et aux touches de l’appareil à cartes : pourquoi ne portent-elles pas plutôt, comme moi, des gants jetables ? Je songe aux gestes « barrière » des nobles de Pékin, dans la Chine impériale, qui portaient d’immenses chapeaux garnis de tiges pour éviter que quiconque n’ose les approcher de trop près. Le barrage sanitaire devient vite un barrage social, engendrant méfiance, prophylaxie et soupçons. Rien de tel que le mépris pour engendrer une révolte.

La Grande peur de la Bête (Satan lui-même, invention d’église), aurait donné paniques et croisades autour de l’an mille de l’ère chrétienne. Mais il s’agit de l’interprétation millénariste de l’Apocalypse par saint Augustin car Jean de Patmos lançait un message d’espoir selon Jean Delumeau (L’Express 23.09.1999) : le retour du Christ sur la terre pour un règne de justice de mille ans. C’est Michelet qui en fit le mythe de la Grande peur qui nous reste à l’esprit, alors même que les neuf dixièmes de la population médiévale ne savaient pas lire et qu’ils ne connaissaient ni l’année, ni la date du jour, ni celle de leur naissance. « L’an mille » était donc un temps nébuleux, pas un événement précis ou marquant – sauf peut-être chez les clercs, volontiers enfiévrés de continence et confinés à macérer entre eux. L’Apocalypse de Jean n’est d’ailleurs devenue livre canonique chrétien qu’au XIVe siècle…

Le terme de Grande Peur a été donné en priorité aux insurrections paysannes de 1789 par les historiens marxistes qui faisaient commencer la France sociale moderne à ce moment – en oubliant, comme aurait dit Marc Bloch, le sacre de Reims. Tout vient alors des campagnes, comme aujourd’hui les gilets jaunes. Les mauvaises récoltes (les mauvais salaires et prestations) engendrent la pénurie, donc les théories du Complot. Des racailles (appelés jadis « vagabonds ») sont grossies et déformées par l’imagination pop en « armées » de brigands. Il se propage la rumeur (par les réseaux sociaux d’époque) qu’à Paris une « Saint-Barthélemy des patriotes » a lieu : un grand massacre CRS de gilets jaunes, dirait-on sur Twitter. L’alarme se répand et naissent les inévitables dommages collatéraux (pas perdus pour tout le monde, resquilleurs, détrousseurs et Black Blocs de l’époque) : pillages, émeutes, attentats, incendies, viols. Les symboles du pouvoir social, alors châteaux et abbayes, aujourd’hui préfectures, palais de la République, avenues prestigieuses, banques et grands magasins, sont envahis et dévastés.

La Grande peur du « Boche » en 40 (qui a engendré l’Exode) a été suivie (aux Etats-Unis surtout) de la Grande peur de l’apocalypse nucléaire après-guerre, tandis que l’envolée des cours du pétrole à la fin des années 70, suivie de la récession occidentale et son chômage chronique dont les délocalisations mondialisées ne sont qu’un avatar, ont engendré une Grande peur du déclin inexorable de l’Occident. L’immigration arabe, touchant à la bite et au couteau – ces instruments vitaux du viril – a créé chez les Blancs déclassés, divorcés et en manque d’enfants (combien de gosses chez Renaud Camus ?), la Grande peur hantée d’un Grand remplacement. Plus récemment, avec les tempêtes, les ouragans, les incendies, les catastrophes industrielles (dont Tchernobyl et Fukushima), la Grande peur est celle du climat et de « la Terre qui se venge » dans une Apocalypse prédite par les textes bibliques – jusqu’au virus grippal issu des coucheries incestueuses des hommes et des bêtes en Chine qui a fait jusqu’ici autant de morts que la grippe de 1957 sans engendrer alors de Grande peur (on avait d’autres soucis, à commencer par la guerre civile en Algérie, département français qui allait encourager le putsch des généraux). Même le Sida n’était censé toucher que les déviants (« juste » châtiment divin pour avoir bafoué les Commandements du Père fouettard Jéhovah de ne coucher qu’avec l’unique femme sacralisée devant Lui par le curé).

Aujourd’hui est différent : on joue à se faire peur. Le confinement rend con, finement. Ressasser entre soi les mêmes rengaines paranoïaques n’améliore pas le jugement. Au contraire : la raison se perd au profit de la croyance en tout et n’importe quoi. L’imagination, laissée à elle-même la plupart du temps par le chômage partiel (ou intégral pour les fonctionnaires, payés à rester chez eux jusqu’au dernier centime), travaille (elle) : « on » l’avait bien dit, « on » nous cache des choses, « on » aurait fait mieux, oh, là ! là !

Or, si l’empire inca s’est effondré à cause de la variole et l’empire des Yuan au profit des Ming en Chine à cause d’une épidémie, les différentes pestes et choléras en Europe n’ont rien changé au monde du temps. Le commerce avant tout : la santé, c’est bien, mais celle de l’économie, c’est-à-dire de toute la société dans sa survie, c’est mieux. L’être humain est social et a besoin vital d’échanges. Le commerce en est un, celui des marchandises, et la culture un autre, qui se diffuse aujourd’hui par l’industrie (de la presse, du livre, des concerts, des raves, des spectacles, des réseaux), tout comme les lieux de sociabilité que sont les bars, café, restaurants, théâtres et stades – ou le tourisme. La frénésie de purification ne dure qu’un temps. Une fois éradiqués les boucs émissaires dans la panique, la promiscuité entre égaux retrouve ses droits, parfois entre sectes du même gourou : « le monde ne peut que penser comme moi ». Quitte à bâtir une maison de pierre plutôt que de paille, pour résister au loup méchant, comme dans les Trois petits cochons – ce que Trump entreprend, tonitruant, en fermant les frontières.

La peur, selon le sociologue historien Norbert Elias, est le mécanisme qui permet aux structures élémentaires de la société d’être transmises aux psychologies individuelles. Les peurs sont intériorisées pour que chaque personne se trouve en phase avec sa société dans sa culture. Selon les biologistes, les souvenirs des traumatismes se transmettent de génération en génération par l’épigénétique (Brian Dias, université Emory d’Atlanta, in La Recherche, janvier 2015) ! Dès lors, la Révolution de 1789, la Grande guerre de 14-18, la honteuse Défaite de 40 et son Exode rural, les guerres perdues coloniales, les attentats islamistes, sont des marqueurs français plus profonds qu’une épidémie : ils viennent des humains, pas du destin; des élites défaillantes ou de la lâcheté du peuple. Car d’autres pandémies, nous en auront dans le futur.

Mais la vie continue, elle continue toujours, et il faudra reprendre le collier comme avant, même si quelque chose aura changé (peut-être) dans les mentalités. Un recentrage sur les vrais métiers (alimentaire, santé, artisanat, communications numériques ?) au détriment des futilités (foot surévalué et surpayé, « spectacles » sans intérêt, spéculation financière vide ?), retour aux vrais amis et aux proches (bien oubliés jusqu’ici dans le « virtuel » et les EHPAD ?), bifurcation politique (plus de souverainisme, plus d’achat français et local, cesser de jargonner globish, aspiration à plus de participation, de décentralisation, de parler franc ? de « solidarité » réelle peut-être ?), désurbanisation possible (pour les nantis qui peuvent financer deux résidences ou travailler à distance ?), voire retour à la terre, sinon à « la nature » (concept flou) ?

Une Grande peur marque toujours ; mais elle n’a pas forcément de conséquences directes. Juste une cristallisation des tendances sous-jacentes peut-être, une accélération des remises en causes restées jusqu’ici latentes. Le monde de demain ressemblera à celui d’hier, malgré les utopistes ; le capitalisme restera cette technique inégalée d’efficacité économique applicable en tout, malgré ceux qui annoncent sa chute… depuis deux siècles ; la mondialisation se poursuivra, un peu différente sur certaines chaînes de valeurs, mais inexorable malgré les écolos qui chantent déjà victoire ; les particularismes nationalistes et identitaires s’exacerberont en réaction, malgré les incantations à « gauche ». Il est fort probable que les clowns qui gouvernent soient réélus car ils racontent la « belle histoire » que la majorité veut entendre, même si le conte a souvent peu à voir avec la réalité ; il est fort probable que les oppositions, aujourd’hui nulles, restent dans leur nullité et leur opposition, ici ou ailleurs – pour cause de nullité sans remède à échéance connue et d’opposition systématique qui déconsidère leur soi-disant projet.

Mais nous aurons vécu quelque chose, une période inédite dans l’histoire ; nous nous serons recentrés sur nous-mêmes et nos proches, forcés à confiner, ce qui peut inciter à penser par soi-même au lieu de suivre les hordes ou les modes. Qui sait ?

Catégories : Société | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Journaux des dames de cour du Japon ancien

Nous sommes autour de l’an mille, dans un Japon de cour bien plus évolué que le nôtre. C’était avant l’âge de féodalité où les shoguns et les daimyôs et leur suite de samouraïs ont submergé l’imaginaire. Le Japon d’avant le XIe siècle – âge féodal – était lettré et bouddhiste. La littérature chinoise avait été introduite dès l’an 300 et le bouddhisme en 552. Les femmes japonaises, alors, étaient instruites, avait droit d’hériter de leur père et possédaient en propre leur demeure. La période Heian voit le transfert de la capitale à Kyoto, appelée la Cité de la Paix, de 794 à 1185. C’est un Japon raffiné, délicat et très civilisé que nous pouvons découvrir.

Ce court livre donne trois journaux des dames d’époque, signe qu’elles étaient largement plus considérées que les nôtres à la même période malgré la polygamie qui favorisait les clans. La cour était un centre éclatant où chacun rivalisait de prouesses poétiques et amoureuses, faute de guerre à mener, et où chacune se paraît, se montrait et répondait en vers. Les communications difficiles entre la capitale et les provinces rendaient les voyages hasardeux et l’observation de la nature omniprésente. Le paysage très varié du Japon, maritime et montagneux, les saisons très marquées, engendraient la poésie. Les temples, retirés dans les montagnes, attiraient les dévots qui songeaient à la vie future. Celle-ci n’était pas un paradis mais une réincarnation : autant prévoir le degré de vertu nécessaire pour renaître correctement !

La poésie a pris en ces temps une résonance extraordinaire, qu’il faut peut-être attendre jusqu’au XVIIIe siècle européen pour voir revenir. Le tanka de 31 syllabes en 5-7-5-7-7 est la forme courante.

Le Journal de Sarashina, qui commence le volume, commence l’âge de ses 12 ans en 1021 pour se finir après la cinquantaine. Le nom de cette femme auteur n’est pas connu, tout au plus savons-nous qu’elle était fille d’un Fujiwara gouverneur. Solitaire toute sa vie pour cause de morts, d’exil et d’existence au rang moyen, l’auteur se tourne vers la nature. Elle a ce don d’animer les paysages, de personnifier la lune ou les vagues, de remplacer les êtres humains qui la déçoivent par ces êtres végétaux ou minéraux, ou par les astres. La lune est souvent l’œil de Bouddha, l’éternité sereine des nuits. Ce tropisme nature est souvent le cas de ceux qui sont mal intégrés dans leur société, solitaires non reconnus qui compensent avec les bêtes et les plantes ce que les humains ne leur donnent pas. C’est ainsi le cas de beaucoup d’écologistes de notre temps, des poètes romantiques se disant « maudits », des routards à pétard de la Beat generation, et des précaires de province de nos années 2000. Ainsi d’une chatte trouvée, très belle, peut-être la réincarnation d’une fille de noble conseiller : « La chatte me dévisagea et se mit à miauler en allongeant sa voix. Peut-être est-ce mon imagination, mais en la regardant, elle ne me parut pas une chatte ordinaire. Elle semblait comprendre mes paroles te je la plaignais » p.40. Qui sait comprendre le chat saisira toute l’empathie de la conteuse.

Un jeune homme survient, l’émoi est partagé, quelques poèmes échangés. Et puis… Ni les circonstances, ni les convenances, ne permettaient la liaison au grand jour. « J’attendis une occasion propice ; mais il n’y en eût pas, jamais ». Peut-on dire en si peu de mots l’océan de tristesse ? « Je souhaiterais que les amoureux de la nature puissent voir la lune qui décline après l’aurore, dans un village de montagne, à la fin d’une nuit d’automne » p.49. Pour avoir assisté, au Japon, à pareil spectacle, je puis vous dire combien il est poignant.

Le Journal de Murasaki Shikibu met en scène une fille de prince, épouse de seigneur gouverneur puis dame de compagnie de l’impératrice. Murasaki, surnom qui veut dire herbe pourpre, réminiscence d’un célèbre poème, est surtout l’auteur mondialement connu du Dit du Genji sur la vie de cour à Kyoto. Son Journal est un complément intime de son grand œuvre. Elle observe avec application la vêture de celle-ci ou de celui-là, a prestance virile ou la souplesse sociale, l’étiquette et les cérémonies. Ainsi de Yorimichi, le fils de seize ans du Premier ministre, qui suscite en elle une discrète sensualité : « Le jeune seigneur du Troisième Rang était assis, le store à demi relevé. Il semblait plus mûr que son âge et il était fort gracieux. Même au cours de conversations légères, des expressions comme : « Belle âme est plus rare que beau visage » lui venaient doucement aux lèvres et nous remplissaient de confusion. C’est une erreur de le traiter en jeune garçon. Il garde sa dignité parmi les dames, et je vis en lui un héros romanesque très recherché lorsqu’il s’en fut en se récitant à lui-même… » p.91.

Le Journal d’Izumi Shikibu raconte par elle-même la vie de la poétesse la plus célèbre de son temps ! Fille et épouse de gouverneurs, elle devient la maîtresse du prince Tametaka et se consume d’amour contrarié par les convenances. Les poèmes que les deux échangèrent sont l’essence de ce Journal.

« Je suis une goutte de rosée,

Pourtant je ne suis pas inquiète,

Car il me semble que j’ai existé sur cette branche

Depuis bien avant la naissance du monde » p.166.

Une précieuse littérature qui a traversé les siècles et montre combien le Japon ne doit pas être réduit à l’électronique d’aujourd’hui ni au militarisme d’hier.

 Journaux des dames de cour du Japon ancien, Xe siècle, traduction française 1925, Picquier poche 2011, 212 pages, €7.60

Catégories : Japon, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,