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Il y a un an, l’invasion de l’Ukraine par Poutine

Le 24 février 2022, le président russe Vladimir Poutine a ordonné l’invasion de l’Ukraine sous la forme d’une « opération spéciale ». Il n’a pas employé le terme de « guerre », qui faisait trop agressif pour les pays de l’ONU, mais a présenté cette soi-disant promenade de santé de son armée comme une remise en ordre d’un département de la Russie – tout comme les Français l’ont fait pour la « guerre » d’Algérie. Il ne pouvait y avoir de guerre, disait le ministre de l’Intérieur du gouvernement Mendès France en 1954 – puisque l’Algérie était alors un département français ! Ce ministre était François Mitterrand, opposé à l’indépendance du territoire algérien.

L’invasion poutinienne s’est faite depuis la Russie, l’Etat fantoche de Biélorussie et des territoires ukrainiens occupés par les Russes depuis la guerre de 2014, Crimée et « républiques populaires » autoproclamées de Donetsk et de Lougansk. Que Poutine s’empressera très vite de « rattacher » à la Fédération de Russie par un vote des godillots de sa Douma pour en faire une patrie russe – susceptible, au cas où, de « justifier » le recours aux armes de destruction massive : qui envahit le territoire national peut se voir opposer les armes nucléaires.

On a dit que cette invasion n’était pas une agression mais une « juste » riposte au soi-disant avancées de l’OTAN. Mais c’est croire sans vérifier la propagande du Kremlin. Un numéro spécial de la revue L’Histoire, de février 2023, fait justement le point, en historien, sur la question. Il déconstruit les fausses vérités de Poutine et de ses sbires qui font, de leurs fantasmes une croyance à prendre ou à laisser – sur l’exemple stalinien que le père Joseph a piqué au nazi Goebbels. Quiconque est citoyen russe et refuse de croire ce mythe, se voit aussitôt, de par la loi, taxé d’antipatriotisme, de menace pour la sécurité de l’État, d’être agent de l’étranger ou carrément « espion de la CIA ». Toutes les vieilles ficelles staliniennes reprises en bloc et sans vergogne – quiconque résiste est un terroriste.

Nicolas Werth, spécialiste de la Russie depuis l’Union soviétique, directeur de recherche honoraire au CNRS, décrit très bien le « nouveau roman national poutinien ». Il s’agit pour Poutine de rejouer la « Grande guerre patriotique » qui a opposé l’URSS à l’Allemagne nazie. Il s’agirait d’une « cause sacrée », pour réaffirmer l’identité russe et l’opposer globalement à tout ce qui est non–russe – traitant ainsi l’Occident tout entier de « nazi ». Comme les Ukrainiens penchent vers le mode de vie européen, ses libertés de pensée, de s’exprimer, d’aller et venir, de travailler et de consommer, ils seraient donc « nazis » – CQFD. Car Poutine « fait de l’anti nazisme une sorte d’ADN du peuple russe ». Le reste de l’Europe se serait fort bien accommodé de l’occupation allemande durant la dernière guerre…

C’était peut-être vrai sous Pétain, encore que le nazisme ait peu de choses à voir avec le conservatisme catholique du vieux maréchal, et que la résistance s’est quand même organisée, et pas seulement à Londres mais dans tous les pays occupés jusqu’en Allemagne même. Mais ces vérités historique ne sont pas du goût de Poutine et il les ignore volontairement. Selon Nicolas Werth, son idéologie n’est guère qu’un « anti-occidentalisme sous-jacent, qui reprend les vieux clichés du slavophilisme le plus rétrograde XIXe siècle sur la « décadence », « l’absence de principe » et la « perversion » de l’Occident ».

L’historien rappelle que, s’il y a eu deux organisations ukrainiennes proches des nazis durant la dernière guerre, c’était une minorité, et qu’elles ont principalement sévi « dans les années 1945–1948, lorsque les partisans de l’OUN (organisation des nationalistes ukrainiens) et de l’UPA (armée insurrectionnelle ukrainienne) ont opposé une farouche résistance à la soviétisation de ces confins occidentaux de l’Ukraine. » Il rappelle aussi que « au cours de cette sale guerre, un demi-million de personnes furent tuées, déportées ou envoyées dans les camps de travail forcé du goulag ». Merci à la Russie, pays frère !

Poutine veut faire croire qu’il est le successeur des tsars et du rassembleur Staline. Nicolas Werth analyse : « le nouveau récit national promu par le régime poutinien propose en effet un étonnant (détonnant !) syncrétisme entre le passé tsariste et l’expérience soviétique, une expérience débarrassée de ses oripeaux communistes, « décommunisée ». La réconciliation entre ces deux périodes antagonistes se fait autour de la glorification d’une « Grande Russie éternelle » et d’un Etat fort capable de défendre le pays contre des puissances étrangères toujours menaçantes. Inscrite dans la longue durée de la lutte de la Russie contre ses ennemis, la Grande guerre patriotique devient, dans sa dimension épique, l’apothéose de toute l’histoire russe, la clé de voûte du nouveau récit national. » Il s’agit bien d’un mythe, agité pour rassembler la Nation en forteresse assiégée autour de son chef, le dictateur et bientôt génial Poutine.

Mais, explique l’historien, « cette victoire héroïque, remportée par le peuple russe, guidé par Staline, justifie et efface la violence de la collectivisation des campagnes, des famines du début des années 1930, des répressions de masse de la grande terreur de 1937–1938 et des camps de travail forcé du goulag. » Foin du passé, regardons l’avenir : la violence est consubstantielle au peuple russe, elle a forgé la nation – donc les exactions des soldats en Ukraine sont justifiées par l’intérêt supérieur du peuple russe (on disait « la race » du temps de Hitler mais cela aboutit bien aux mêmes conséquences). Pour Poutine, la révolution de 1917 et la guerre civile qui a suivi, a divisé et affaibli la nation. La politique des nationalités de Lénine a cassé la nation russe en trois peuples slaves distingués artificiellement, les Russes, les Biélorusses et les Ukrainiens. Il s’agit aujourd’hui, selon le nouveau tyran, de rassembler tous ces peuples dans un seul, tout comme Hitler l’a fait dans les années 1930 avec l’Anschluss autrichien, l’invasion de la Tchécoslovaquie et l’annexion d’une part de la Pologne ainsi que de l’Alsace-Lorraine. Il s’agissait là aussi de rassembler tout le peuple allemand.

Comme, évidemment, cette belle histoire sous forme de légende n’a rien d’historique, le renforcement de la propagande d’État s’est mué en persécution croissante des historiens, à commencer par la société Memorial qui voulait, depuis 1989, perpétuer la mémoire des répressions soviétiques. Ce sont désormais les historiens, les journalistes, les membres d’O.N.G., qui sont visés par les lois successives concernant « les déclarations diffamatoires ou dénigrantes » la comparaison entre « les buts et les actions de l’URSS et de l’Allemagne nazie ». Arrestations, poursuites judiciaires, campagnes publiques de dénigrement, intimidations, assassinats, sont les divers moyens utilisés par le pouvoir poutinien pour réprimer la liberté de chercher et de s’exprimer afin d’imposer la seule vérité officielle qui fait office de religion.

Il s’agit en effet de foi et non pas d’histoire, de croyance et non de science, de mensonges et non de politique. Quiconque croit les bobards du Kremlin n’est pas un historien, ni un penseur libre, ni même un citoyen patriote soucieux de préserver légitimement sa nation – mais un croyant en la religion de Poutine. Aucun argument rationnel n’est susceptible de faire évoluer une croyance. Ce pourquoi les complotistes français ou européens ne croiront pas les historiens, et ce pourquoi nous, qui connaissons les méthodes scientifiques du métier et avons étudié depuis près d’un demi-siècle la Russie et sa variante soviétique, pouvons déconstruire les mensonges du Kremlin.

Il s’agit donc, encore et toujours, de résister à la tyrannie. Comme du temps des nazis, résister signifie ne pas se soumettre au diktat physique (d’où la résistance armée des Ukrainiens), mais aussi de résister aux légendes forgées de toutes pièces et aux belles histoires moins « patriotiques » que nationalistes et xénophobes.

Ce numéro de la revue L’Histoire, plongé dans l’actualité la plus brûlante, contient divers articles sur la grande famine imposée par Staline à l’Ukraine, sur la fondation de Kiev par les vikings, sur la Crimée au carrefour des empires en 1750, sur la notion de crime de guerre, sur l’armée russe en colosse aux pieds d’argile, sur la mer Noire comme visée constante de la Russie depuis le XVIIIe siècle, sur l’exemple de résistance de la Finlande en 1939, sur les nouvelles règles de la guerre, et sur la politique de la violence instaurée par la Russie qui consiste au viol de guerre et à russifier les enfants enlevés.

Au bout de cette année de guerre, vous serez ainsi beaucoup mieux informés.

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La liberté c’est l’esclavage !

Les éduqués se souviennent de ce slogan de Big Brother dans le 1984 d’Orwell. Les ignorants se laisseront manipuler car invertir les mots est la base de la propagande, la perversion des masses depuis Lénine et Goebbels où la mystique du parti et le martèlement dogmatique conduisent au culte du Chef.

En Allemagne hitlérienne comme en Russie poutinienne, « la défense de la civilisation chrétienne » par exemple est citée comme objectif pour mobiliser les troupes. Ni Goebbels (cité par Jean-Marie Domenach dans son Que sais-je ? sur La propagande politique p.33), ni Poutine ne sont religieux, ni même probablement croyants, mais ils font les gestes de la superstition pour la mystique ethno-nationaliste. Défendre la religion populaire signifie attaquer le pays voisin pour éradiquer ses élites et occuper son territoire afin de l’exploiter. Ce fut le cas pour les nazis allemands ; c’est le cas pour les nationalistes russes.

La liberté ne peut qu’être honnie par les partisans d’une société organique, holiste, qui placent le collectif ethno-national au-dessus de tout individu. La personne n’existe pas, n’existent que ses gènes à transmettre et ses bras pour défendre les traditions. Rien tant qu’individu, tout en tant que nation, c’est l’inversion du slogan révolutionnaire Stanislas de Clermont-Tonnerre : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus. » Donc la liberté n’est pas la liberté mais un esclavage imposé : l’exploitation du peuple par les patrons selon Lénine, le complot juif pour asservir les Aryens pour Hitler, la décadence masculine, blanche et religieuse pour Poutine, Trump et Zemmour. La liberté du commerce asservit les pauvres, la liberté politique asservit les gogos, la liberté des mœurs asservit les jeunes et les faibles. La « vraie » liberté est donc, selon les tyrans, d’obéir au Chef car il sait mieux que vous ce qui est bon pour le peuple, donc pour vous.

La droite conservatrice et religieuse contre-révolutionnaire (qui désire revenir à l’avant 1789) aux Etats-Unis comme en Europe considère Poutine comme un modèle. Il figure l’hypermâle musclé, n’hésitant pas à poser torse nu à cheval en Sibérie ou sortant de l’eau glacée d’un lac. Il domine, autoritaire, défendant les valeurs traditionnelles face aux revendications des femelles féministes qui veulent renverser le pouvoir mâle, contre les déviants LGBTQA+ qui veulent subvertir les genres et mêler les sexes, contre le communautarisme musulman volontiers assimilé à des terroristes en puissance puisque l’appel au djihad est écrit dans le Coran. Comme aux temps des fascismes et des conservatismes réactionnaires à la Franco et Salazar – ou Pétain – la droite radicalisée croit à une « décadence ». Elle serait politique (le parlementarisme), juridique (le droit « édicté à Bruxelles » comme les Droits de l’Homme), religieuse (l’affaiblissement du christianisme, particulièrement du catholicisme gangrené par ses affaires de mœurs, et la montée concomitante d’un islam conquérant), morale (divorce, avortement, mariage gai, gestation pour autrui, incitation à la débauche homosexuelle, transsexualité, pornographie…).

Comme si la « décadence » ne faisait référence qu’à un passé nostalgique et fantasmé – qui n’a jamais existé comme Age d’or – et qui recouvre curieusement l’époque de l’enfance des Chefs… Comme ce déclin n’existe pas – car tout change sans cesse et se recompose – il s’agit de créer des réflexes pavloviens dans les masses par la répétition des mêmes inepties et par l’intensité des messages. La vérité (la Pravda) c’est la propagande officielle – et quiconque la met en doute ou la conteste est condamné à l’amende, la prison ou le camp). Quiconque s’exprime autrement est immédiatement « rééduqué » à la vérité seule admise : celle du Chef, celle du parti, celle du peuple tout entier. « L’ignorance est la puissance », fait déclarer Orwell à Big Brother. « Toute propagande doit établir son niveau intellectuel d’après la capacité de compréhension du plus borné », écrit Hitler dans Mein Kampf. Le « dangerdélit » d’Orwell est cette peur de blasphémer qui fait que les sondages en Russie montrent toujours plus de 80 % de « pour » alors que la population n’en pense probablement pas moins, comme en témoignent le vote avec leurs pieds des jeunes éduqués qui fuient la Russie et le désarroi des conscrits juvéniles qui croyaient arriver en libérateurs en Ukraine.

La guerre c’est la paix ! La Russie ne vient pas attaquer l’Ukraine mais la délivrer, tout comme l’Allemagne nazie n’a pas attaqué l’Autriche ni les Sudètes mais seulement délivré les Allemands qui l’appelaient. Hitler comme Poutine protègent « le peuple », c’est-à-dire la communauté de sang et de tradition de leur contrée ; ils sont un « grand frère » venu protéger les petits frères, un Père des peuples, appellation commune du tsar reprise avec gourmandise par Staline. Un père qui châtie jusqu’à tuer les enfants de la maternité de Marioupol – ses « fils » – et à violer incestueusement de façon répétée les femmes de Boutcha – ses « filles » – , un père qui détruit et considère tous les civils présents, y compris les réfugiés dans les gares, sur le théâtre d’opération comme des combattants et des « nazis », ce qui signifie une race de sous-hommes assimilés à des « moucherons » ou des cafards selon Poutine. C’est la même chose aux Etats-Unis de Trump avec les nègres et les latinos, c’est la même chose en Europe avec les musulmans et les basanés (les Juifs sont réévalués au rang de Blancs comme les autres depuis qu’ils ont un Etat qui fait l’admiration des droites).

Il n’y a rien entre le Chef et vous, tout comme la publicité de jean illustrée par une très jeune fille dans les années 1980 (elle n’avait pas de slip, pouvait-on en déduire, ce qui fit scandale…). Plus aucun intermédiaire pour que le magnétisme du Chef passe. Plus de presse libre (on interdit les médias, on pénalise les informations déviantes, on tue les journalistes, on traite en espions de l’étranger les ONG), plus de corps intermédiaires, plus d’élections non truquée. Plus d’autre information que celles des officiels : ce sont les « vérités alternatives » de Trump et du storytelling (croyez-moi quand je le dis), la double pensée orwelienne de Poutine, l’intox à laquelle il finit, comme Hitler (et Mahomet), à croire lui-même comme par message divin. La novlangue est la langue de bois communiste hier, les fake news d’aujourd’hui. La vérité c’est moi, tout comme l’Etat pour Louis XIV et la République pour Mélenchon.

Pour assurer son emprise de modèle sur les jeunes mâles de la communauté ethno-nationale, il faut agir comme toutes les religions : faire croire que le sexe est une débauche morale et un effondrement d’énergie physique. La frustration exalte l’ardeur juvénile – qu’il suffit de canaliser en fonction des objectifs : pour le djihad terroriste chez les musulmans, pour l’assaut contre le Capitole pour Trump, pour reconquérir l’Ukraine par la guerre pour Poutine. C’est pour cela que le rigorisme et la pruderie sont revenus au galop sous Lénine, alors que la révolution bolchevique avait débuté dans une véritable libération anarchique des mœurs. Alors que le sexe épanoui est tout autre chose que ces extrêmes.

La Russie est ce « pays du mensonge » déjà noté avec Potemkine et ses villages-décors, l’Okhrana tsariste et ses Protocoles des sages de Sion (un faux concocté en officine), les procès de Moscou de Staline où les condamnés avouaient d’avance le texte qu’on leur soumettait, les faux attentats tchétchènes fomentés par le FSB pour conforter Poutine en 1999, l’invasion de l’Ukraine pour la « dénazifier » en février 2022. Rien de nouveau sous le soleil : toujours le despotisme asiatique, la passivité du peuple dans ses profondeurs, une méfiance invétérée pour tout ce qui vient de la ville, de l’Europe, de la modernité, la barbarie des moeurs. Un siècle de retard – qui n’est pas près de se combler.

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Guerre civile et tribunes de militaires

Les « tribunes de militaires » publiées sur le site et dans l’hebdomadaire Valeurs actuelles (la dernière le 11 mai) n’interviennent pas à n’importe quel moment. Elles prennent exemple sur les initiatives de Trump aux Etats-Unis pour gagner les présidentielles de 2016 : plus c’est gros, plus ça passe (c’est ce que disait Goebbels – et il ajoutait : plus c’est énorme, plus il en restera quelque chose). Elles se positionnent pour la présidentielle française de 2022. Les réactions d’orgueil offensé du gouvernement sont ineptes (qui c’est qui commande ? je vais sévir ! on se croirait au collège dans les années cinquante). Mieux vaut décortiquer le texte et le contexte.

Valeurs actuelles est un hebdomadaire conservateur et national-européen. Fondé par Raymond Bourgine, venu de la finance et fondateur d’un « hebdomadaire de la droite intelligente et capitaliste » dans les années 1950, partisan de l’Algérie française, défenseur de la mémoire du maréchal Pétain mais proche de Georges Pompidou et Jacques Chirac, l’hebdo passe entre les mains de la famille Dassault (l’avionneur) puis de Pierre Fabre (le pharmacien). Il a été longtemps dirigé par Yves de Kerdel, catholique élève de l’école Saint-Thomas d’Aquin à Paris, puis du collège Stanislas, d’études de droit à Assas (la fac d’extrême-droite des années post-68), et le diplôme de la Société française des analystes financiers – avant que soit nommé le président actuel de son comité éditorial, François d’Orcival, aristocrate du Périgord ayant étudié les lettres et l’histoire avant de s’intéresser… aux affaires. Qui fut, très jeune, partisan de l’Algérie française et compagnon de militantisme d’Alain de Benoist à France Information et Jeune Nation avant la Fédération des étudiants nationalistes (FEN) puis aux revues Défense de l’Occident de Maurice Bardèche, Europe-Action de Dominique Venner et Nouvelle école d’Alain de Benoist, ainsi qu’aux travaux du GRECE (c’est une certitude, une source de toute confiance l’y a vu au début des années 1970).

Le positionnement de Valeurs actuelles est donc très clair : conservateur patronal, économiquement libéral mais avec un Etat fort colbertiste, catholique pour les mœurs et « ethnique » pour la culture. Il ne se reconnait ni dans le Rassemblement national ni dans Les Républicains mais peut-être dans un mouvement français-européen identitaire futur que prépare Marion Maréchal. Nous y voilà.

Après le contexte, le texte. Que disent donc ces tribunes « de soldats » ?

La première laisse entendre que l’armée pourrait intervenir en cas d’urgence, comme durant la guerre d’Algérie, souvenir de jeunesse nostalgique de certains dirigeants de l’hebdo. Mais le putsch des généraux (qui n’étaient pas un quarteron mais seulement quatre) a fait pschitt au bout de quelques jours car la nation n’était pas prête à revenir au pétainisme après avoir subi l’Occupation et bien observé le conservatisme catholique de Franco. Quant aux Arabes, ils pouvaient rester dans leur chez eux tout neuf. La seconde laisse croire qu’en cas de « guerre civile », les politiques donneraient l’ordre à l’armée d’intervenir, ce qui est plus réaliste mais tient pour acquis qu’une guerre civile est à nos portes et qu’il suffit d’une étincelle. Or les gilets jaunes n’ont fait que tourner en rond, tout comme les nuits debout des intellos n’avaient pas passé les aubes dorées ; quant au terrorisme islamiste, il ne touche que très peu de gens, même si leurs meurtres frappent l’opinion par leur sauvagerie. Mais il y a bien plus de morts d’accidents de la route ou de grippe chaque année que d’attentats arabes.

La rhétorique – trop bien rédigée pour être celle de « soldats » lambda – en appelle évidemment au « simple bon sens », cet argument suprême du populiste qui affirme que le citoyen de base a non seulement la raison du monde la mieux partagée mais aussi la pureté d’opinion que ne sauraient avoir ni les bourgeois, ni les intellos, ni les politiciens. Mais le bon sens se travaille par l’observation, la comparaison et la critique, la raison s’éduque à penser par elle-même.

Autre argument du nationalisme le plus classique, le sacrifice : « Ils ont offert leur peau pour détruire l’islamisme auquel vous faites des concessions sur notre sol. Presque tous, nous avons connu l’opération Sentinelle. Nous y avons vu de nos yeux les banlieues abandonnées, les accommodements avec la délinquance. Nous avons subi les tentatives d’instrumentalisation de plusieurs communautés religieuses, pour qui la France ne signifie rien – rien qu’un objet de sarcasmes, de mépris voire de haine. » Certes, mais il s’agit de sociologie et de politique, pas de guerre. Le droit existe, il est appliqué, même s’il faut des preuves… que nombre de flics sont incapables de produire, alors ils braillent, ils manifestent : que ne font-ils leurs enquêtes correctement pour que les juges aient de quoi condamner sur des bases solides ! Le coup de poignard dans le dos était la rhétorique classique du nazisme qui voulait « purifier » le pays. Quant au « c’était mieux avant »…

Enfin le seul, le véritable argument final, préparé par les violons ci-dessus est très clair : l’islamisme. Car tel est l’ennemi et il faut le désigner, même s’il apparaît sous un vocable euphémisé dont les Alain de Benoist ont par exemple le secret pour ne pas braquer (appris dans le militantisme issu de l’agit-prop d’Algérie) : « Nous voyons le communautarisme s’installer dans l’espace public, dans le débat public. Nous voyons la haine de la France et de son histoire devenir la norme. » Mais non, c’est bien excessif pour quelques braillards, nous ne sommes vraiment pas dans les années trente…

Il s’agit de résister à la multiculture, de rejeter l’islam comme un corps étranger (et les Arabes dehors, en subliminal), car ils sont vecteur de « déchéance ». « Nous l’avons vue dans bien des pays en crise. Elle précède l’effondrement. Elle annonce le chaos et la violence, et contrairement à ce que vous affirmez ici où là, ce chaos et cette violence ne viendront pas d’un ‘pronunciamiento militaire’ mais d’une insurrection civile. » Elle couverait en France selon la paranoïa habituelle des extrémistes : grand soir à gauche, guerre civile ethnique à droite. Avec, comme d’habitude chez les partisans de l’action, ces « légalistes, transis de peur, [qui] misaient déjà sur les concessions avec le mal », comme en 40. Un auteur a publié un roman d’anticipation sur le sujet, il n’a pas eu le succès national que la paranoïa aurait pu escompter. Alors la guerre civile…

Elle est le fantasme de l’extrême-droite française depuis la guerre d’Algérie et leur soutien inconditionnel à Israël, pays ethnique et nationaliste à leurs yeux (bien que de constitution démocratique). Les tensions identitaires des Arabes israéliens les ravissent : enfin les prodromes que ce qui va (inévitablement ?) se produire en France. Si les citoyens arabes d’Israël se sentent Israéliens, collectivement ils se sentent Palestiniens et musulmans. La révolte ethnique et religieuse d’aujourd’hui pourrait préfigurer une vraie « guerre civile ». Moins ils sont légitimes comme citoyens israéliens aux yeux de la population majoritaire juive, plus ils se perçoivent comme ethniquement Arabes. C’est le cas aussi en France depuis les attentats de Merah, ceux du Bataclan et de Nice. Avec, dans les deux pays, la montée de l’extrême-droite qui accroît le malaise identitaire à la fois des deux ethnies ou des deux allégeances religieuses et culturelles. La radicalisation religieuse des uns appelle à la réaction identitaire des autres.

Sauf que nous ne sommes pas en guerre (malgré les rodomontades en son temps de Hollande puis de Macron) ; nous ne sommes pas un pays qui occupe illégalement une part de territoire (depuis que nous avons quitté l’Algérie il y a deux générations) ; nous ne sommes pas surarmés ni obligés à la préparation militaire annuelle (comme Israël, pays assiégé) ; nous ne sommes pas enfin un pays à base ethnique (nous ne l’avons jamais été, même si trop et trop vite d’immigration n’est pas intégrable), même si le catholicisme a été la religion des rois et les guerres de religion un fait cruel – mais il y a quatre siècles. Alors la guerre civile…

Il s’agit plus d’un fantasme pour flatter un lectorat avide de lire ce qu’il a envie de lire et que le panorama des médias en France lui offre peu ; de faire du buzz, de faire du fric, de se positionner pour la – sait-on jamais ? – « victoire » de Marine Le Pen aux prochaines présidentielles. De l’histrionisme à la Trump, pas de l’analyse politique ni de la sociologie française qui, pourtant, serait d’actualité avec la responsabilité de la gauche dans le renouveau du racisme. La droite extrême, même avec Zemmour, manque décidément d’intellos à la hauteur.

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1984 de Michael Radford

Sorti en 1984 d’après le célèbre roman d’anticipation Nineteen Eighty-Four (1984) de George Orwell (pseudonyme d’Eric Blair), ce film sonne comme un avertissement : il n’y a qu’un pas entre notre société aux apparences démocratiques et un régime totalitaire. La différence ? Tomber amoureux et penser par soi-même. Supprimez par décret ces deux attitudes du cœur et de l’esprit et vous ne garderez que les bas instincts, soumis au parti.

C’est ce qui arrive dans le pays imaginaire d’Oceania (métaphore transparente du monde anglo-saxon), en lutte avec Eurasia (d’obédience soviéto-nazie) et Estasia (clairement maoïste) – tous totalitaires comme en vrai. Le reste du monde est le quart-monde où conquérir des matières premières et des territoires. Le roman d’Orwell est paru en 1949, en réminiscence du Nous autres de Zamiatine, publié en 1920 (et interdit dès 1923 par Staline). Le roman d’Orwell surgit en 1949 à l’heure d’un Staline triomphant, d’un Mao vainqueur, et du premier recul de l’Amérique avec la bombe A désormais aux mains des soviétiques.

Il imagine un parti totalitaire stalino-hitlérien, arrivé au pouvoir trente ans auparavant en 1954, embrigadant tous les âges dans l’AngSoc, le (national) « socialisme anglais », dominé par Grand frère – Big Brother (Bob Flag dans le film). Les individus ne s’appellent plus entre eux monsieur ou citoyen, ni encore camarade, mais « frère ». Le secrétaire général des frères est le « Grand » frère, selon le tropisme constant de gauche à surnommer « grand » tout ce qui émane d’elle. La société est uniforme mais hiérarchisée : les apparatchiks en costume à la tête (membres du cercle restreint du Parti intérieur), les employés en bleu de travail au milieu (n’appartenant qu’au Parti extérieur) et le prolétariat relégué dans des ghettos et des taudis, tout en bas. Pour éradiquer le « vieil homme » qui jouit, aime et pense, la propagande est omniprésente, télévisuelle, répétant en boucle les slogans et les informations aménagées par le pouvoir (tout comme en Chine de Mao).

« Big Brother is watching you ! » n’est pas un vain mot. Le Grand frère vous regarde constamment car les écrans ont aussi des caméras qui permettent à la monitrice de gym du matin de vous apostropher personnellement pour rectifier la position, ou à la police politique d’observer avec qui vous baisez et ce que vous dites entre deux étreintes. Il y a bien une résistance, elle réussit même à faire sauter un pylône ou deux, mais le principal de la police est la pensée. Le « crime de pensée » se rapproche tellement de ce que nous connaissons comme le « politiquement correct » de la « gauche morale » du « catho de gauche » moralisant ou de l’islamiste sourcilleux que c’en est confondant. Même les gamins vous soupçonnent, enrôlés dans des mouvements disciplinaires style BrotherJugend ou Pionniers staliniens. Ils sont les pires, car façonnés depuis la crèche à penser formaté. Quant à désigner les choses, le dictionnaire approuvé se réduit d’année en année au profit d’une Novlangue de 800 mots, tout comme le russe s’est abâtardi avec la langue de bois du proletcult. Tout mot est euphémisé, simplifié et doit servir le parti. Il comprend peu de syllabes afin d’être prononcé vite et sans réflexion, une sorte de mot-réflexe à la Pavlov permettant de susciter immédiatement la réaction voulue. « L’ignorance, c’est la force ! ».

Winston Smith (John Hurt) est un employé banal, chargé d’un travail inutile à l’humanité mais vital pour le parti : rectifier pour le ministère de la Vérité (Miniver) les archives du Times selon la « vérité » en vogue au présent. Car le passé n’est pas histoire, il n’est qu’un souvenir dans la mémoire. Winston « éradique » ainsi un membre du parti en disgrâce et le remplace par un quidam, tout comme Staline faisait recouper les photos avec Trotski (pseudonyme pour Bronstein). Ce dernier, en Oceania, s’appelle d’ailleurs du nom juif de Goldstein, bouc émissaire commode stalino-hitlérien.

Seul le parti définit ce qui est « vrai » ou pas, selon la doublepensée novlangue, aujourd’hui la bonne maxime de Trump, reprise de Goebbels, qu’un mensonge affirmé avec force et répété en boucle finit par devenir une croyance de groupe, donc votre vérité personnelle. « La liberté, c’est le mensonge ! » clame la propagande – et la CGT reprend l’idée à chaque manif, quel qu’en soit le sujet. On le voit, 1984, ce n’était pas seulement hier mais c’est en partie aujourd’hui et ce pourrait être pleinement demain. Car « qui possède le passé possède le présent ; et qui possède le présent détermine le futur », dit encore Big Brother.

Winston, qui a osé aller en zone interdite se faire une pute du prolétariat (pour 2$), se sent observé par Julia, une fraîche jeune fille de la Ligue anti-sexe (Suzanna Hamilton, 24 ans au tournage) qui milite pour le parti afin de décourager les relations sexuelles et l’amour – tout comme les féministes hystériques américaines de nos jours, adeptes de la PMA et de l’enfantement sans mâle (donc sans mal). Car le sexe isole du collectif et l’affect amoureux rend indisponible au parti. Chacun n’a le droit d’aimer que le Grand leader, tout comme les chrétiens n’ont à aimer que Dieu. Où le spectateur pense par lui-même que ces partis collectivistes ont tout de la religion, fonctionnant comme elle, réclamant la même soumission inconditionnelle et totale, repoussant tout amour terrestre et toute vie bonne au profit du but unique qu’est le Pouvoir du parti. Quand l’orgasme aura été éradiqué scientifiquement, selon le projet du parti, les humains seront les parfaits robots fonctionnels du social. L’individualisme, le capitalisme, la pensée personnelle seront des vestiges animaux dépassés par l’Evolution créatrice du parti.

Sauf que Julia tombe amoureuse de Winston ; il n’est pourtant pas très beau ni jeune (44 ans au tournage)… Mais elle aime coucher et jouir, elle le dit crûment, comme les premières égéries « libérées » autour de Lénine jadis. Cet exercice physique serait sain s’il n’entraînait pas l’amour, donc le désir de faire nid, donc de préférer les « membres » du parti au parti lui-même. « Tu aimeras l’Eternel, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force » (Matthieu 22:37) est le mantra de toute religion despotique, et la police de la pensée doit y mettre bon ordre. Ce qui fournit quelques scènes cocasses où Julia porte sa combinaison de travail sans jamais rien dessous, se promène nue dans la chambre louée, où les flics casqués, sanglés et bottés arrêtent le couple entièrement nu sans même un battement de cil.

Julia soupçonne Goldstein de ne pas plus exister que la guerre contre Eastasia car on ne maintient le peuple dans l’obéissance que lorsqu’il est au bord de la survie, lorsqu’une ration de 25 g de chocolat par semaine au lieu de 20 g suffit à rendre heureux et que « la géniale stratégie » du Grand frère a permis aux fils partis à l’armée obligatoire de « tuer 25 000 ennemis en un jour ». Winston, qui ose aussi penser tout seul dans un cahier où il tient un journal de ses opinions et fixe ses souvenirs, est poussé à basculer par son supérieur O’Brien (Richard Burton) qui lui confie un exemplaire pilote du nouveau dictionnaire de Novlangue, dixième édition. Entre les pages sont collées celles d’un Traité que l’on entrevoit brièvement comme Théorie et pratique du collectivisme oligarchique. Son auteur serait Goldstein (alias de Trotski) mais O’Brien, après l’arrestation de Winston et Julia, déclarera qu’il en est lui-même l’auteur. Selon Machiavel, tout prince doit susciter sa propre opposition pour se valoriser et contrôler le ressentiment. Mais la théorie politique qu’il contient est une science des révolutions : seule la classe moyenne peut remplacer la classe dirigeante, jamais « le peuple » qui est toujours manipulé. D’où l’emprise que les dominants maintiennent par des techniques de publicité et de manipulation psychologique dont la Minute de la Haine où la foule en délire lynche le bouc Goldstein virtuellement devant l’écran.

Winston est torturé (Julia aussi probablement), avec pour fonction d’annihiler totalement sa personnalité. Il renie Julia, révoque ses opinions, écrase ses souvenirs ; Julia lui avouera avoir fait de même car trahir l’autre, c’est se montrer repentant. Le corps, le cœur et l’esprit de chacun ne doit appartenir qu’au parti. La terreur comme anesthésiant de la raison a été pratiquée avec le succès qu’on connait par Staline, Hitler, Mao et Pol Pot, et se poursuit en Chine où les camps de « rééducation politique » subsistent toujours en grand nombre. Chez Poutine, c’est la prison en premier avertissement et l’assassinat par une mafia parallèle impunie en cas de récidive.

Winston, relâché après avoir « avoué » que quatre doigts sont cinq si le parti le dit, que la mémoire doit être vidée de tout souvenir s’ils contredisent le présent du parti, en bref que le chef a toujours raison. Il est dénoncé comme traître repenti et la litanie de ses crimes aussi imaginaires qu’absurdes (comme durant les procès de Moscou) s’étale sur les télécrans : « j’ai trahi le parti, j’ai suivi le traître Goldstein, j’ai saboté la production industrielle du pays (lui qui n’avait accès qu’aux archives du Times !), j’ai couché avec les deux sexes, j’ai… ». Le Confiteor chrétien ne dit-il pas : « j’ai gravement péché par orgueil contre la loi de mon Dieu, en pensée, délectation, omission, consentement, regard, parole et action » ? Au parti comme en religion, il s’agit de se purger de tout péché, d’éradiquer à la racine sa « nature humaine » pour redevenir blanc comme neige aux yeux de Dieu, pure créature-miroir de Lui-même, et être accueilli dans le paradis socialiste où l’on vous dit ce qu’est le vrai bonheur… qui est au fond la mort : Winston, une fois converti, sera exécuté.

Prix du meilleur film et du meilleur acteur 1985 pour John Hurt aux Evening Standard British Film Awards.

DVD 1984, Michael Radford, 1984, MGM United Artists 2005, 1h46, avec John Hurt, Richard Burton, Suzanna Hamilton, Bob Flag, standard €5.14 blu-ray €10.99

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La vérité éclatée

« Chacun sa vérité », avançait au théâtre en 1917 Luigi Pirandello. Une vieille confuse prenait la seconde femme de son beau-fils pour sa fille décédée tandis qu’elle affirmait aussi qu’il n’avait pas reconnu sa femme après un séjour en asile. Une chatte n’y reconnaissait plus ses petits et la ville bruissait de rumeurs : où est le vrai ? Le beau-frère du secrétaire général de la préfecture où travaille le beau-fils croit que les choses ne sont pas en soi mais qu’il faut respecter les opinions des autres, même si ce sont des illusions pour vous. Così è (se vi pare) : c’est comme ça si ça vous plaît. Et comme le séisme de 1908 a détruit tous les documents officiels, l’histoire de la folle peut être aussi vraie que celle du beau-fils : qui sait ?

Ce que la guerre imbécile de 1914-18 a produit est le sentiment très fort de l’absurde. Plus rien ne tient, ni Dieu ni maître, ni patrie ni morale. Dans la boucherie sans cause qui se déclenche pour rien et n’aboutit à rien, la dissonance entre le fait et l’idée qu’on s’en fait atteint un point ultime. Absurdus en latin signifie « dissonant ». La Seconde guerre mondiale a produit la littérature, le théâtre et la philosophie de l’absurde, mais la Première l’a préparée. Le mythe de Sisyphe d’Albert Camus date de 1942, essai philosophique traduit en roman par L’étranger la même année : l’appel humain rencontre le silence déraisonnable du monde, la grande indifférence de « Dieu » et de la nature. Il serait absurde de vivre alors que l’on est certain de mourir…

D’où le recours, entre-deux guerres, aux idéologies totalitaires, léninisme, fascisme, nazisme ; le retour aux traditions franquistes, pétainistes, horthystes ; le refuge dans la pensée unique, la vérité absolue, le chef secrétaire « général », duce, führer, maréchal révélé – la vérité enfin disponible sans effort : il suffit de croire. Ces idéologies ont persisté après la dernière guerre car une a gagné : la communiste. Elle s’est déclinée tout au long des années 1950 à 1980 en diverses tendances, du trotskisme révolutionnaire permanent au maoïsme totalitaire, du socialisme autogestionnaire à la Tito à la social-démocratie de la deuxième gauche avec Mendès-France et Rocard, jusqu’au social-libéralisme de Hollande. Il y avait encore « une » vérité » : la gauche était le Bien et la droite le Mal, le socialisme la religion du peuple et de l’avenir, le « capitalisme » (en rajoutant « ultralibéral » pour le sataniser) la religion des riches et du conservatisme.

Mais l’avenir radieux est vite devenu l’avenir radié : à la vérité éclatée a répondu côté Est l’empire éclaté, tandis que la mondialisation « ultralibérale » côté Ouest a montré ses effets délétères même aux Etats-Unis, qui en avaient pourtant fait leur fer de lance idéologique par impérialisme économique, politique et militaire. La pollution, le réchauffement climatique, la raréfaction des ressources, incitent à ne plus croire en l’avenir tout court. L’hédonisme post-68, né des Trente glorieuses d’après-guerre, est culpabilisé, moralisé, jugé. Il n’est plus interdit d’interdire, au contraire !

Il n’y a plus de vérité. Così è (se vi pare) : c’est comme ça si ça vous plaît. D’où le cynisme pragmatique du tous les moyens sont bons pour gagner, dont Trump a fait sa marque de fabrique. Trump trompe comme jadis Radio-Paris ment, parce que Radio-Paris est allemand. Les infox (fake news) sont des vérités « alternatives » : il suffit d’y croire. Goebbels, expert en propagande, ne disait rien de plus quand il affirmait : plus le mensonge est gros, plus ça passe. Les gens sont cons, profitons-en. Ils ne pensent pas avec leur tête mais avec leur cœur et leurs tripes : le cœur quand tout va bien, leurs tripes quand ils ont peur. Il faut donc agiter la peur ou les faire rêver pour qu’ils vous croient. Après tout, les grandes religions du Livre ont fait de même ; leurs clergés ont assuré leur pouvoir par la peur (du péché ici-bas pour griller au-delà) et le rêve (le paradis perdu à regagner, demain à Jérusalem, la Cité de Dieu, l’Oumma).

La nouvelle religion écologique reprend les mêmes façons pour obtenir les mêmes résultats : peur de l’Apocalypse programmée par le réchauffement (migrations, famines, guerres civiles, maladies…) et rêve d’une reconstruction harmonieuse (durable, locale, solidaire).

La technique en rajoute : il y a un demi-siècle n’existaient que les grands médias, journaux, radios et télévision. La vérité pouvait naître de ces canaux standards et respectés. Aujourd’hui se rajoutent Internet, le téléphone mobile, les réseaux sociaux. Chaque président américain qui a marqué son époque s’est rattaché à une technique de communication : Roosevelt avec ses causeries au coin du feu à la radio, Kennedy avec son sourire publicitaire à la télévision, Obama avec les blogs et les réseaux, Trump avec Twitter. La vérité s’éclate en multiples facettes : qui croire alors que chacun peut dire tout et le contraire de tout, du chercheur scientifique qui expose ses résultats selon sa méthode au paranoïaque complotiste qui fantasme son récit du monde ?

Tout est langage, tout est médium, tout est récit. Dès lors, le storytelling, la « belle histoire », est de bonne guerre. Chacun croit ce qui lui convient, tend vers ce qui le conforte, opine avec ceux de sa bande. Così è (se vi pare) : c’est comme ça si ça vous plaît. Seule « la science » tente encore de faire surgir une vérité (provisoire) de sa méthode éprouvée (mais expérimentale). D’où l’idée de ne prendre que la masse des datas, sans aucune hypothèse préconçue, pour découvrir ce qu’on ne cherchait pas… avec l’inconvénient de ne pas savoir ce qu’on trouve.

Si les mathématiques décrivent effectivement le monde physique, elles sont impuissantes face au monde humain. Car l’être humain n’est pas que de raison comme le croyaient les Lumières (encore une croyance) ; il est aussi irrationnel, instinctif. Il réagit avant d’agir, il ne pense que tranquillisé et repus, Système 1 avant Système 2 disait Daniel Kahneman, l’un des rares psychologues à avoir obtenu le « prix Nobel » d’économie.

Devant les bouleversements du présent et les incertitudes sur l’avenir, il ne peut plus y avoir de vérité – sauf dans les religions et idéologies qui font du vrai un absolu révélé une fois pour toutes. D’où le retour en force des premières, surtout les plus disciplinaires et rigoristes (l’islamisme plus que le bouddhisme) et la naissance d’une nouvelle idéologie écolo, forcément disciplinaire et rigoriste pour se faire entendre et reconnaître. Chacun a besoin de croire pour supporter le monde.

Et le changement permanent, inhérent à la nature des choses, fatigue, effraie, exige la responsabilité. Combien il est tentant alors de « prendre sa retraite », de se réfugier à la campagne, dans sa tour d’ivoire – et de confier les rênes à une croyance absolue, à un homme fort, à la doxa du nid. Le moralisme, la rigidité de pensée et la contrainte sociale ont de beaux jours devant eux ! En réaction au « c’est comme ça si ça vous plaît » : car nous, agitateurs politiques, prêtres de religion, experts du marketing, savons évidemment bien mieux que vous ce qui DOIT vous plaire – et qui le fera de toutes façons, que vous le vouliez ou non.

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Wauquiez le naufrage

Il ne suffit pas d’être bien né ni d’avoir fait les bonnes écoles. Encore faut-il savoir nager. Or, en politique, cela s’apprend sur le tas par l’exemple de ce qui réussit. Où donc Wauquiez veut-il aller ? Vers le clown Trump et ses gazouillis rentre-dedans ? Vers l’agit-prop Sarkozy ? Vers l’au-dessus de la mêlée gaullien ?

Nul ne sait… mais chaque semaine qui passe est comme un trou de plus dans la coque de droite qu’il affiche trop volontiers. Se faire « piéger » par des étudiants en école de commerce qui enregistrent (évidemment !) ses propos « sans langue de bois » est du dernier imbécile.

  • C’est mal connaître la jeunesse que de croire qu’elle obéit à l’autorité comme dans les années cinquante.
  • C’est agir stupidement en ne faisant pas collecter les téléphones portables à l’entrée de la salle, comme cela se fait par exemple en Norvège avant un conseil des ministres, et en faisant signer par chacun une déclaration de confidentialité – l’autocontrôle (très mai 68) est un leurre.
  • C’est aller carrément dans la bêtise que de colporter des propos complotistes et des méchancetés contre ceux de son camp. Tout se sait, tout finit par se savoir – et se faire mousser à bon compte n’est pas de la politique durable.

Pas la peine d’être fils de banquier si l’on vend la mèche aux premiers venus, pas la peine d’être descendant d’industriels si c’est pour livrer les secrets de fabrication à tout vent. On susurre qu’il sait ce qu’il fait. Ce n’est pas un jugement sur la personne, que je ne connais pas ; c’est un jugement de citoyen sur un homme politique qui se présente aux suffrages : soit il est bête, soit il est grossièrement cynique – il n’y a pas à sortir de là. Or qui voterait pour un imbécile ou pour un sale type ? Est-il est bien embêté de ne pas avoir anticipé les conséquences de ses paroles ? Si oui, il est inconséquent car gouverner c’est prévoir ; sinon, il montre à tous qu’il n’est pas capable de gouverner – ce qui veut dire rassembler.

Est-il sincère lorsqu’il déclare : « Nicolas Sarkozy, il en était arrivé au point où il contrôlait les téléphones portables de ceux qui rentraient en conseil des ministres. Il les mettait sur écoute pour pomper tous les mails, tous les textos, et vérifier ce que chacun de ses ministres disait au moment où on rentrait en conseil des ministres » ? Enonce-t-il un fait ou seulement une conviction ? A-t-il des preuves ou seulement une intuition ? Veut-il se poser contre ou veut-il suggérer qu’il ferait pire ? Souhaite-t-il flinguer définitivement l’ex ? Quand on veut s’afficher comme défiant l’extrême-droite, on peut tout craindre d’un tel histrion qui n’a pas la trempe d’un Trump pour bien tromper à son de trompe.

Est-ce comme cela qu’un leader politique « amène les étudiants à réfléchir sur les rumeurs et les fantasmes qui nourrissent la vie politique » comme il tente de se rattraper ? Ceux qui connaissent les étudiants disent immédiatement que c’est n’importe quoi ! Les jeunes hommes et femmes ne sont pas des niais à qui l’on peut faire gober des bobards sous prétexte que l’on est en politique – ou alors, c’est déconsidérer la politique et offrir la tentation de se venger aux urnes comme en 2017. S’il s’agissait d’hypothèses de discussion, pourquoi ne pas le dire clairement… puis laisser « la discussion » s’ouvrir ? Or le seul qui l’ouvre durant la séance c’est le « prof de politique », le politicien qui sait tout, le bon élève des grandes écoles de l’élite qui a tout réussi, l’arriviste indécent.

Une telle arrogance ne peut qu’être mal vue, et plus encore après les affaires Cahuzac et Fillon, entre autres. « Finesse d’esprit », comme l’affirme son biographe Fabrice Veysseyre-Redon ? On se moque de qui ? « Opération buzz », comme dit un spécialiste de la com’ ? – à la Goebbels peut-être : plus c’est gros, plus ça passe ; forcez le trait, il en restera toujours quelque-chose ; les mensonges les plus énormes sont ceux qui restent dans les esprits ? Si tel est le cas, ce Le Pen bis ne représente pas « la droite » mais sa frange la plus bête du monde – et il ne fait pas le poids en copie face à l’original. Le Pen Jean-Marie est autrement plus fin et plus communicant que Wauquiez Laurent encore à l’école du commerce.

Parler brut montre que Wauquiez est une brute, affecter la sincérité n’est pas être sincère. Tous les Français sont désormais édifiés par ce personnage qui se verrait bien remplacer un Macron autrement plus doué, bien qu’accusé d’appartenir « aux élites ». Pourquoi Wauquiez affecte-t-il d’être anti-élite lui qui en est pourtant issu jusqu’au bout des ongles ? Et sur quelle analyse politique caricaturale ? Quel populo pourrait le croire ? Parce qu’il parle lourdingue ? On croit rêver – et l’on constate surtout que Wauquiez prend les gens pour des cons. Or les cons votent plus volontiers pour un Le Pen que pour un successeur de Chirac et de Sarlozy. Les autres, les Français moyens, ont pu admirer longtemps Chirac et un temps Sarkozy ; ils ne peuvent absolument pas admirer Wauquiez. Or, sans admiration, pas de légitimité : c’est le chapitre un du cours de sociologie politique.

Les membres du parti Les républicains devraient s’en faire avec un tel « chef ». Ces écarts, ou bêtes ou volontaires, en disent long sur les moutons qui élisent un tel « chien » (le mot d’où est venu « cynique »). Comment peut-on désormais, sans avoir honte, rester militant du parti LR ?

Le verbatim des écarts Wauquiez qui « balance » sur tout le monde

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Gide et la post-vérité

Le président Donald Trump, aussi éléphantesque dans le magasin de porcelaine démocratique que l’appendice dont il porte le nom, n’a rien inventé. La post-vérité est le nom contemporain du mensonge déconcertant. Staline en était passé maître, élevé au cynisme de Lénine (qui était certain d’avoir ‘scientifiquement’ raison) et à la propagande de Goebbels (qu’il admirait fort). André Gide le rappelle dans son Journal.

Il l’a seriné contre le moralement correct bourgeois de son temps, jusqu’à ce que Freud montre que « le sexe » pouvait faire l’objet d’une réflexion, d’un discours et d’un savoir – pas seulement d’une réaction offusquée ni du déni le plus honteux.

Il l’a affirmé contre la pression catholique, « scandalisée » évidemment – moins d’ailleurs par ses mœurs que par son esprit de libre-examen. Cette propension protestante ne pouvait être qu’hérésie pour un catho, sentir le souffre et montrer la griffe du diable.

Il l’a réitéré à propos de l’URSS dont il avait vu les débuts avec bienveillance et même optimisme, et qui l’a déçu rapidement dès qu’il a pu en mesurer sur place les limites orwelliennes : « Toute pensée non conforme devient suspecte et est aussitôt dénoncée. La terreur règne ou, du moins, s’efforce de régner. Il n’est plus de vérité qu’opportune ; c’est-à-dire que le mensonge opportun fait prime et triomphe partout où il peut. Les ‘bien-pensants’ seuls auront droit à l’expression de leur pensée. Quant aux autres, qu’ils se taisent, ou sinon… » 15 janvier 1945, p.1009.

Sinon, c’est le goulag pour les sans-grades, le procès public où les « aveux » sont extorqués par torture, torture des proches, ou carrément inventés. La lutte antinazie oblige à composer avec le stalinisme soviétique, « mais demain, c’est contre ce nouveau conformisme qu’il importera de lutter » p.1010.

le-roi-est-nu

Contre tous les conformismes. Qu’ils soient raciaux, nationaux, sociaux, familiaux ou amicaux. Certes, nul ne pense tout seul, nul n’a raison sans raison – mais les bêtes humaines sont moins intelligentes qu’elles le croient. Le mimétisme, la pensée unique, l’influence du groupe, les mots d’ordre de foule, tout cela inhibe la raison au profit de la horde. Gide affirme donc avec raison : « Ce n’est que lorsqu’elle diffère des autres qu’il m’importe d’exprimer mon opinion, et qu’il m’apparaît que celle-ci mérite d’être dite, vraie ou fausse » 18 janvier 1945, p.1012.

Chacun peut y réfléchir, opposer des arguments, en bref débattre. Ce qui est le propre de la politique comme de l’expression démocratique. Sans débat, sans opinions contradictoires, sans liberté de penser, d’exprimer et de croire – pas de démocratie possible. C’est ce que Lénine, Staline et leurs épigones Mao, Castro, Pol Pot, Kim Jong-Il, Daech ont montré par expérience in vivo. C’est ce que Poutine, Erdogan, Maduro, Duterte, Trump assument aujourd’hui sous l’apparence démocratique – et l’islam salafiste sous l’apparence religieuse. En attendant tous les autres, qui piaffent à la porte : Le Pen ou Mélenchon en France notamment, mais aussi les idiots utiles à toutes les pensées totalitaires.

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Pour tous ces gens, seul compte la force. Le droit légitime est celui du plus fort. La loi, celle de la jungle. L’histoire n’est faite que par les vainqueurs. Celui qui se veut roi peut se pavaner nu, aucun courtisan ne le verra, sous peine d’avoir la tête tranchée. Seul l’enfant dit que le roi est nu. Andersen ne dit pas ce qu’il advint de l’enfant. Nous, nous le devinons.

André Gide, Journal II, 1926-1950, édition Martine Sagaert, Gallimard Pléiade 1997, 1649 pages (1106 pages sans les notes), €76.50

André Gide, Journal – une anthologie 1889-1949 (morceaux choisis), Folio 2012, 464 pages, €9.30

Le site André Gide en anglais http://www.andregide.org/

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Décrypter l’information

Véhiculer telles quelles les images et les arguments des autres, ce n’est pas de l’information. C’est soit de la naïveté de foule, soit de la désinformation.

L’information est une suite de faits établis, issus de sources fiables, vérifiés par recoupements et analysés dans leur contexte.

L’information est un travail de professionnel – un métier. Il est pratiqué par les bons journalistes, mais pas seulement. Il est pratiqué aussi tous les jours par les chercheurs, les professeurs d’université, les diplomates, les services de renseignement et les gouvernements, les économistes spécialisés en intelligence économique, les stratèges boursiers, les décideurs des grandes entreprises, comme par tous ceux qui, non professionnels, s’intéressent à un sujet sans a priori – en bref par tous ceux pour qui une information précise, vérifiée et rapide est vitale.

La naïveté de foule est, pour l’individu, de suivre sans réflexion « ce qui se dit ». Il s’agit de véhiculer l’opinion commune, juste pour paraître comme tout le monde, dans le vent. Cette naïveté est très proche de « la bêtise », si bien analysée par Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues, comme par Nathalie Sarraute dans Disent les imbéciles.

La désinformation est le contraire de l’information.

Elle est donc de présenter pour « vrais » des faits hypothétiques ou déformés, issus de sources obscures, non vérifiés et sortis absolument de leur contexte. La désinformation s’apparente à la rumeur.

Or la rumeur est un mode de pensée magique qui reflète un climat social et projette sur un bouc émissaire une angoisse collective. Une pensée magique est une pensée sortie absolument de l’histoire, un fixisme des « essences » à la manière de Platon dans le mythe de la caverne. Les faits ne se produisent pas ici et maintenant mais sont l’archétype de faits éternels qui se reproduisent mécaniquement, quel que soit le contexte. Ainsi le Traître, l’Ogre, le Cheval de Troie, le Complot…

Nul besoin alors d’analyser avec précision ce qui s’est produit le 11 septembre 2001 à 9h03, ni d’enquêter pour vérifier et recouper – il suffit de partir à l’envers. Évoquer le Mythe lui-même, comme certains invoquent le Diable, fait apparaître une structure logique, immédiatement compréhensible, à laquelle tous les petits faits viennent, comme miraculeusement, s’agréger. Hélas ! Il ne suffit pas d’être « logique » pour être « vrai »… Une logique peut être délirante lorsqu’elle part de prémisses fausses ou déformées. Elle est alors proprement « paranoïaque ».

Croyance intime ou volonté de vendre et se faire mousser, nombreux sont les « événementistes », qui mettent en scène leur propre personne pour se faire ainsi reconnaître via le net. Car Internet a amplifié ce phénomène : il suffit de peu de moyens et d’un peu de temps libre pour créer l’illusion d’une vraie « presse en ligne ». Mais les artifices de mise en page ne remplacent nullement le professionnalisme, ni l’unique rédacteur le garde-fou d’une véritable équipe de rédaction.

sophistes

Comment analyse-t-on une désinformation ?

Il faut procéder comme l’ont fait Marx, Nietzsche, Freud ou Foucault : en faire la généalogie. Pour remonter à la racine de la mise en scène de théâtre, présentée comme « information », il faut se poser les questions habituelles à tout enquêteur :

  • à qui profite le crime ? Ledit crime étant la désinformation présentée comme « vraie »
  • qu’est-ce qui a poussé le criminel ?
  • quels sont les ressorts dont il a joué pour réussir son crime ?

La désinformation, en présentant comme paradoxale l’information officielle, attire l’attention. Quoi de plus efficace dans une société tout entière remuée par les médias ? Exister, c’est apparaître au public, donc produire un choc. Soyez serial killer, terroriste de masse, chanteur mignon, footeux gagnant ou politicien béni par les sondages – vous paraîtrez à la télé. Et comme disait le bon Dr Goebbels – expert en la matière – « plus c’est gros, plus ça passe ». Tel est le ressort profond de la propagande. A qui profite le crime ? – Mais à celui qui le commet, bien sûr, lorsqu’il s’agit de désinformation.

Le mauvais journaliste qui veut se faire reconnaître par la société a donc intérêt à choquer l’opinion pour émerger. A fortiori celui qui n’est même pas journaliste, ni historien. L’auteur de la vraie-fausse info agit tout comme le psychopathe qui joue avec la police. Qu’est-ce qui a poussé le criminel ? – Mais le désir d’être reconnu, d’avoir son « petit quart d’heure de célébrité » dans la lucarne du village global, comme le prédisait McLuhan.

Une opinion, quelle qu’elle soit, trouve toujours des relais dans le public, notamment via ses fantasmes.

Le ‘Canard Enchaîné’ du 3 avril 2002 écrivait avec son ironie habituelle : « Futurs auteurs de best-sellers, voici donc la recette imparable : identifiez un événement qui a frappé l’imagination des foules, décortiquez les mensonges officiels (car il y a toujours, évidemment, dans les vérités officielles, des lacunes, des arrangements, des paradoxes, des dissimulations), et remplacez-les par un gros bobard que vous aurez trouvé sur Internet. C’est facile, il n’y a qu’à se baisser ! » Ensuite, il suffit de raisonner juste… sur la base d’informations fausses. C’est bien le propre de la logique paranoïaque. Tout est bon à la propagande, même le mensonge, s’il paraît « logique ». Quels sont les ressorts dont il a joué pour réussir son crime ? – Mais la structure de la société de l’information elle-même, et la fierté nationale ou sectaire, toutes deux amplifiées par Internet !

Ce pourquoi méfiez-vous des rumeurs sur Facebook, des fausses informations du Réseau Voltaire et de tous gens qui écrivent sur les sites non professionnels comme Agoravox qui n’énonce pas que des faits vérifiés. Méfiez-vous des fantasmes de Complot mondial (évidemment juif), fomenté par (évidemment) la CIA, financée (évidemment) par le complexe militaro-industriel de la Trilatérale. Et pourquoi pas le Diable, tant que vous y êtes ? Trop « d’évidences » ne signifient pas vérité mais, au contraire, sophisme !

Jean-Noël Kapferer, Rumeurs
Pour décrypter la désinformation, le site Hoaxbuster
En français Conspiracy Watch
Prevensectes
Pour lire les sophismes

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Pierre de l’Estoile, A Paris pendant les guerres de religion

On ne trouve plus ce livre que chez les bouquinistes, tant les Français préfèrent l’illusion du roman ou le prêt-à-penser histrion aux faits observés. Ce livre ne date pourtant que de 2007, l’année où Sarkozy devint Président. Il était d’actualité à l’époque, tant le gauchisme mystique répandait ses libelles contre le Hongrois comme hier la Ligue catholique contre le Béarnais. Cette époque pourrait bien ressurgir, d’où l’intérêt d’aller regarder l’histoire d’il y a quatre siècles.

Car, au fond, les Parisiens n’ont pas changé. Toujours badauds, naïfs, prêts à croire n’importe quel prêcheur armé de la logique cléricale, amoureux des processions et autres manifs fusionnelles où l’on se sent fort dans sa bêtise, ce qui compense de sa médiocrité, volontiers poussés à piller du moment qu’il s’agit de faire rendre gorge à ceux qui ont réussi mieux qu’eux, voire à violer si c’est en bande et en toute impunité.

Pierre de l’Estoile était audiencier au Parlement de Paris, de petite noblesse de robe, mais de robe longue qui décide, pas un mercenaire de robe courte qui exécute. Ces distinctions avaient alors autant d’importance qu’aujourd’hui la thèse ou le diplôme de grande école. Il a durant des années de désordre, collecté les libelles et graffitis qui couvraient les murs de Paris contre le roi Henri III et ses mignons, puis contre le roi potentiel Henri IV, hérétique. Il en a fait un recueil où il intervient peu, disant les faits tels qu’ils lui sont rapportés ou qu’il a observés. Même les plus absurdes, par exemple : « Le samedi 5 de ce mois [décembre 1592] fut brûlé, place de Grève à Paris, un jeune garçon âgé de dix-sept ans qui avait engrossé une vache, de laquelle était sorti un monstre moitié homme moitié veau. Le contenu de cette accusation fut modifiée, pour l’énormité du fait » p.94.

Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage et la déferlante stalinienne de gauche n’a pas montré plus d’intelligence civilisée que les gueux de la Ligue, quatre siècles avant eux. Autre exemple : les mignons. Tout le monde croit qu’il s’agit de pédés que le roi fêtard et insoucieux de religion mettait chaque soir dans son lit. En réalité, les mignons étaient les favoris, ses meilleurs amis en qui le roi avait confiance. Aujourd’hui on appelle son « péché mignon » la chose qu’on préfère. Le mot n’avait donc pas le sens perverti qu’il a pris durant ces années d’intégrisme catholique. Les serviteurs zélés du roi ne pouvaient être pris parmi la grande noblesse, qui soutenait la Ligue pour mieux être roi. C’est donc dans la noblesse seconde que le roi régnant choisissait cette élite. Leur raffinement était réel, mais pour se distinguer de la brute épaisse qu’était trop souvent le noble de province, sale, ignorant et crotté, et qui s’en faisait gloire comme voué au culte des armes par fonction héréditaire. Les mignons sont donc les hauts fonctionnaires de l’époque, dont la modernité s’inspirait de la Renaissance italienne plutôt que de la glèbe terreuse.

C’est que les intellos d’époque à Paris n’étaient ni des plus savants ni des plus ouverts, on dirait aujourd’hui « scientifiques ». « En ce même temps, la Sorbonne et la faculté de théologie, comme porte-enseignes et trompettes de la sédition, déclarèrent et publièrent, à Paris, que tout le peuple et tous les sujets de ce royaume étaient absous du serment de fidélité et d’obéissance qu’ils avaient juré à Henri de Valois, naguère leur roi. (…) Ils firent entendre à ce furieux peuple qu’en saine conscience il pouvait s’unir, s’armer et contribuer en deniers, afin de lui faire la guerre ainsi qu’à un tyran exécrable qui avait violé la foi publique, au notoire préjudice et au mépris de leur sainte foi catholique et romaine et de l’assemblée des états de ce royaume » p.244. Ce procès en hérésie ressemble fort aux appels à la « résistance » de toute une frange de gauche – souvent universitaire – qui ne jure que par la doxa marxiste, accusant le Président élu d’être hérétique de violer la Charte de 1945 ou de saper l’État-providence.

A chaque mouvement social, le peuple adore défiler en troupe, en ligue, en procession, de 1589 à aujourd’hui. « Entre autres, il s’en fit une d’environ six cents écoliers, pris de tous les collèges et endroits de l’Université, la plupart n’ayant atteint l’âge de dix ou douze ans au plus. Ils marchèrent nus, en chemise et les pieds nus, portant dans leurs mains des cierges ardents de cire blanche et chantant bien dévotement et mélodieusement (mais quelquefois de manière bien discordante), tant par les rues que par les églises… » p.246.

C’est que la conception du monde est quelque chose de sérieux. Le rire est diabolique et les grands personnages se doivent d’arborer cette tronche sévère, sourcils froncés, qui disent tout le sérieux qu’ils prennent en la foi. Hier catholique, aujourd’hui socialiste, rien de change. François Hollande a vu sa cote de popularité remonter début 2010 parce qu’il avait cessé de sourire, calquant Martine Aubry et autres Moscovici qui font toujours la gueule. « A Paris, il était alors dangereux de rire, à quelque occasion que ce fut, car ceux qui portaient seulement le visage un peu gai étaient tenus pour Politiques ou Royaux. Comme tels ils couraient la fortune parce que les curés et les prédicateurs avertissaient d’y prendre garde et criaient qu’il fallait se saisir de tous ceux qu’on verrait rire et se réjouir » p.272. Le rire, c’est la liberté ; l’inquisition de toute religion, catholique, islamique ou marxiste, voit dans la liberté le Mal parce qu’elle délivre de la foi obligatoire, de la vérité révélée et donc du pouvoir de ses clercs. Albert Camus fustigeait déjà « la France haineuse » des normalesupiens et autres sartreux staliniens.

Les métaphores elles-mêmes n’ont pas changé en quatre siècles ! La gauche nous fait souvent le coup du renard libre dans le poulailler libre, image qui ne veut rien dire car si les poules sont libres elles ne vivent certes pas en poulailler ! Pierre de l’Estoile cite les ligueux contre le roi hérétique : « Badauds que vous êtes, qui ne savez pas que ce vieux loup fait le renard uniquement pour entrer et manger les poules ! » p.416. La mauvaise foi fait feu de tout bois sans honte de violer la logique et plus c’est gros, plus ça passe (disait Goebbels, repris avec avidité par Staline).

Comme quoi la badauderie parisienne retombe toujours dans ses vieilles ornières qui s’appellent crédulité, respect envers les gueulards, dévotion envers les clercs de quelque religion qu’ils représentent, préférence pour la foule qui permet tout et dont l’aspect fusionnel est confondu volontiers par les Français avec « la démocratie ». Gageons que la campagne qui commence verra autant d’outrances et de stupidités avant qu’Henri IV ne mette tout le monde d’accord en collant carrément la poule de la métaphore dans les pots de tous.

Pierre de l’Estoile, A Paris pendant les guerres de religion, 1611, présenté, annoté et mis en français moderne par Philippe Papin, Arléa, 2007, 559 pages, €5.00

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Albert Camus, La Chute

Cet étrange objet qui n’est ni vraiment un roman, ni un essai, ni une pièce de théâtre, a eu beaucoup de succès à sa parution. C’est qu’il participe un peu de ces trois genres. Écrit après ‘L’Homme révolté’, il en défend les thèses ; après l’adaptation par Camus de plusieurs pièces d’auteurs étrangers, il en a le sens du rythme ; à la suite de ‘L’Etranger’ et de ‘La Peste’, il romance un type d’humanité.

En 1956, nous sommes à la fin du compagnonnage des intellos avec le Parti communiste. La guerre est loin, Staline est mort, des rumeurs commencent à filtrer sur ses « crimes » et l’URSS ne tardera pas à envoyer ses chars contre les prolétaires hongrois après avoir maté ceux de Berlin. L’avenir « radieux » apparaît bien gris, repoussé aux calendes. Le moralisme devient alors insupportable. Tous ces donneurs de leçons qui tentent de vous rendre coupable du seul fait d’être né agacent, au nom d’une Vérité révélée par le prophète Marx, mise en forme par l’activiste Lénine et réalisée par le tyran Staline. La « repentance » d’être né Français, donc bourgeois, blanc et nanti finit par détourner le public lecteur (majoritairement bourgeois, blanc et nanti) de ceux qui se prennent pour les envoyés du Pape rouge. A l’époque même où la papauté de Rome se raidit sur le dogme : « Qu’ils soient athées ou dévots, moscovites ou bostoniens, tous chrétiens, de père en fils. » Le Péché, originel, bourgeois, d’avoir laissé faire la Shoah ou la colonisation en Algérie (thèmes à vif dans ces années 50), n’est-il pas un nouveau culte de la culpabilité qui prépare de nouveaux asservissements ?

‘La Chute’ paraît dans ce contexte et il a un gros succès pour dire tout haut et avec ironie ce que chacun finissait par penser tout bas sans oser le dire. Assez de ces professionnels du moralisme ! De ces révolutionnaires en chambre qui savent tout et vous accusent au nom de l’Idéologie ! C’est un roman monologue assez court, en cinq journées – cinq actes de théâtre – qui relate la confession d’un « juge-pénitent » à un quidam rencontré dans un bar d’Amsterdam.

La Hollande est pour Camus, méditerranéen, le « paysage négatif » par excellence ! « Voyez, à notre gauche, ce tas de cendres qu’on appelle ici une dune, la digue grise à notre droite, la grève livide à nos pieds et, devant nous, la mer couleur de lessive faible, le vaste ciel où se reflètent les eaux blêmes. Un enfer mou, vraiment ! Rien que des horizontales, aucun éclat, l’espace est incolore, la vie morte. N’est-ce pas l’effacement universel, le néant sensible aux yeux ? » Enfer, néant, universel, sont les mots favoris de Sartre, l’adversaire. Paysage dépressif, incitant au masochisme et à l’obsession maniaque – tout à fait le décor glauque des nouveaux pays de l’Est. Il n’est pas innocent que la maison qui abrita Descartes fut transformée en asile de fous ; il n’est pas innocent non plus qu’elle rappelle Dante : « avez-vous remarqué que les canaux concentriques d’Amsterdam ressemblent aux cercles de l’enfer ? L’enfer bourgeois naturellement, peuplé de mauvais rêves. »

Jugez et vous serez jugés, telle est la maxime des théologiens, fussent-ils laïques ou sartriens au nom du Bien. Jugé, vous vous sentirez coupable, même si vous n’avez rien « fait ». L’existentialisme pose que votre existence même est une suite « d’actes » dont vous êtes forcément responsables, depuis l’acte gratuit (défendre un criminel) jusqu’à l’indifférence (se dire qu’il fait trop froid pour se préoccuper d’un bruit de chute dans la Seine). Ne pas faire, c’est faire en négatif – vous êtes coincé, nul n’est innocent, Monsieur l’avocat Clamence (dont le nom sonne presque comme ‘clémence’). Resucée laïque du Péché originel – ce pourquoi le narrateur avocat se prénomme Jean-Baptiste. Camus habille avec ironie les intellos parisiens : « Il m’a toujours semblé que nos concitoyens avaient deux fureurs : les idées et la fornication. A tort et à travers, pour ainsi dire. » A tort pour les raisons et à travers pour les femmes. Pour survivre, « les gens se dépêchent alors de juger pour ne pas l’être eux-mêmes ». Ce qui compte surtout, est qu’on vous regarde : « l’enfer c’est les autres » a dit Sartre. Et Staline a piqué à Goebbels le truc du marteau : plus c’est gros, plus ça passe, plus vous assénez une contrevérité, plus les gens finissent par y croire… parce que tout le monde le dit. Les tyrans, les manipulateurs politiques et les conseillers en communication le savent parfaitement.

La subtilité est de retourner ce jeu social : avouez et vous serez pardonné, repentez-vous et vous aurez toute bonne conscience pour vous poser en juge. Ainsi font les curés catholiques avec la confession, ce pouvoir inquisiteur d’Eglise qui permet la maîtrise des âmes. Ainsi font les psys freudiens qui croient que le ‘dit’ guérit et qui fouillent impitoyablement tous les souvenirs enfouis, tous les non-dits dissimulés. Ainsi font les communistes avec leur ‘bio’ fouillée où tout ce qui est bourgeois en vous est impitoyablement mis en lumière, ce qui vous ‘tient’ politiquement. Vous serez ainsi « juge-pénitent ». En vous transformant de chameau en lion, selon la métaphore de Nietzsche, vous arrêterez de subir en coupable, sans rien dire, pour vous libérer en attaquant les autres acteurs de cette comédie humaine. « En tout cas, voilà : je n’ai jamais pu croire profondément que les affaires humaines fussent choses sérieuses. (…) Je regardai toujours d’un air étonné, et un peu soupçonneux, ces étranges créatures qui mouraient pour de l’argent, se désespérant pour la perte d’une ‘situation’ ou se sacrifiant avec de grands airs pour la prospérité de leur famille. »

Chacun est juge et jugé dans la société française des années 1950 : comment bien vivre dans ce contexte social exaspéré de moraline ? En se tenant du côté du manche, dit Camus non sans rire. C’est là où il se détache de l’immoraliste gidien ou du mémorialiste dans un souterrain de Dostoïevski. Clamence est un héros involontaire de notre temps, dont tous les actes forment une morale, dont la duplicité dit une vérité. Humour tragique, un miroir qui renvoie notre image non politique mais sociale, quoique…

Camus, La chute, 1956, Gallimard Folio, 4.37€

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Céline et son époque

En 1955, Louis-Ferdinand Céline avait l’œil acéré sur son époque. Il pointait déjà avec humour ce qui deviendrait les dérives de la génération qui venait. Dans ses ‘Entretiens avec le professeur Y’, entièrement rédigés par lui, il se moque de la publicité, des manipulateurs de la jeunesse, et de la fatuité du siècle qui croit que tout commence avec lui. Tout a explosé en vol… sauf la fatuité. Encore un effort, camarades !

Écrire serait un sacerdoce accouché dans la douleur et sans esprit de gagner sa vie ? Céline se fout de la vision romantique du génie méconnu misérable et de l’éditeur mécène, compatissant à la postérité. Il le dit tout cru : Gaston Gallimard, son éditeur, est un commerçant. Dans « le jeu » capitaliste, il faut faire de l’esbrouffe pour exister. Seuls les médias font un livre, le génie à lui seul ne fait pas le succès.

« Il est mécène, c’est entendu, Gaston… mais il est commerçant aussi, Gaston… je voulais pas lui faire de peine… je me suis mis à me rechercher, dare-dare, sans perdre une minute, quelques aptitudes à « jouer le jeu »… pensez, scientifique comme je suis, si j’ai prospecté les abords de ce « jouer le jeu » !… J’ai compris illico presto, et d’un ! avant tout ! que « jouer le jeu », c’était passer à la radio… toutes affaires cessantes !… d’aller y bafouiller ! tant pis ! n’importe quoi !… mais d’y faire bien épeler son nom cent fois ! mille fois !…que vous soyez le « savon grosses bulles »… ou le « rasoir sans lame Gratouillat »… ou « l’écrivain génial Illisy » !… la même sauce ! le même procédé ! et sitôt sorti du micro vous vous faites filmer ! en détail ! filmer votre petite enfance, votre puberté, votre âge mûr, vos moindres avatars… et terminé le film, téléphone !… que tous les journalistes rappliquent !… vous leur expliquez alors pourquoi vous vous êtes fait filmer votre petite enfance, votre puberté, votre âge mûr… qu’ils impriment tout ça, gentiment, puis qu’ils vous rephotographient ! et encore !… et que ça repasse dans cent journaux !… encore !… et encore !… » p.493.

La jeunesse est la proie rêvée du système : naïve, ignare, bienveillante et pleine de bonne volonté énergique, elle est prête à croire à ce qu’on lui dit. Être adulte, c’est adopter les idées de la société dans laquelle on aspire à entrer adulte. Bonheur pour les manipulateurs ! Les maquereaux philosophiques et politiques exploitent sans vergogne cette masse qui bande (donc sourde). Et allez donc ! Les idées sont comme les produits : du prêt à consommer. Abêtir pour mieux dominer. Staline avait piquée le truc à Goebbels qui avait étudié soigneusement le système de l’église catholique – c’est dire si ça ne date pas d’hier.

« J’ai pas d’idées, moi ! aucune ! et je trouve rien de plus vulgaire, de plus commun, de plus dégoûtant que les idées !les bibliothèques en sont pleines ! et les terrasses des cafés !…tous les impuissants regorgent d’idées !… et les philosophes !… c’est leur industrie les idées !… ils esbrouffent la jeunesse avec ! ils la maquereautent !… la jeunesse est prête vous le savez à avaler n’importe quoi… à trouver tout formidââââble ! s’ils l’ont commode donc les maquereaux ! le temps passionné de la jeunesse passe à bander et à se gargariser d’idéaas !… de philosophies, pour mieux dire !… oui, de philosophies, monsieur !… la jeunesse aime l’imposture comme les jeunes chiens aiment les bouts de bois, soi-disant os, qu’on leur balance, qu’ils courent après ! ils se précipitent, ils aboyent, ils perdent leur temps, c’est le principal !… aussi voyez tous les farceurs pas arrêter de faire joujou avec la jeunesse… de lui lancer plein de bouts de bois creux, philosophiques… (…) plus c’est creux, plus la jeunesse avale tout ! bouffe tout ! (…) impatiente, présomptueuse, fainéante… » p.497

La cause première de tout ça ? La fatuité, la vanité, l’histrionisme. Ce siècle croit que tout commence avec lui, que le Progrès (idéalisé) a accouché de la génération la meilleure. L’après-guerre recommence le monde. Beethoven ? Fi ! Heureusement qu’existe son interprète Toscanini sinon que serait Beethoven ? Et Molière sans les metteurs en scène « modernes » ? Et Jeanne d’Arc sans la théâtreuse qui l’enfle pour le public d’aujourd’hui ? Rien n’est vrai, tout est faux, dit Céline. Seule compte l’apparence. Guy Debord pouvait aller se rhabiller avec sa « société du spectacle » : il n’a rien inventé, il a copié Céline. D’ailleurs, Guy Debord existerait-il sans « les farceurs » qui manipulent l’imposture et l’adulent, comme Philippe Sollers ? Qui dénonce la société du spectacle se met en plein dedans…

« Toutes les bourdes sont avalées… empiffrées… redemandées !… du moment qu’elles sont bien poussées !… effrontément !… massivement !… Voltaire l’a dit !… (…) et nous sommes en plein dans l’esprit !… l’esprit du culot atomique !… (…) Toscanini efface Beethoven ! mieux ! il est Beethoven ! il prête son génie à Beethoven !… vingt cabotins recréent Molière !… ils le retranscriptent ! Mlle Pustine joue Jeanne d’Arc… non ! elle est Jeanne d’Arc !… Jeanne d’Arc a jamais existé !… le rôle existait, voilà ! le rôle attendait Pustine !… c’est tout !… (…) le faux triomphe ! la publicité truque, truque, persécute tout ce qui n’est pas faux !… le goût de l’authentique est perdu !… j’insiste ! j’insiste ! observez !… regardez autour de vous !… » p.508

Louis-Ferdinand Céline, Entretien avec le professeur Y, Gallimard Pléiade, Romans IV, 1993, édition Henri Godard, 1598 page, €71.25

Louis-Ferdinand Céline, Entretiens avec le professeur Y, Folio, 123 pages, €3.89

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