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Il y a un an, l’invasion de l’Ukraine par Poutine

Le 24 février 2022, le président russe Vladimir Poutine a ordonné l’invasion de l’Ukraine sous la forme d’une « opération spéciale ». Il n’a pas employé le terme de « guerre », qui faisait trop agressif pour les pays de l’ONU, mais a présenté cette soi-disant promenade de santé de son armée comme une remise en ordre d’un département de la Russie – tout comme les Français l’ont fait pour la « guerre » d’Algérie. Il ne pouvait y avoir de guerre, disait le ministre de l’Intérieur du gouvernement Mendès France en 1954 – puisque l’Algérie était alors un département français ! Ce ministre était François Mitterrand, opposé à l’indépendance du territoire algérien.

L’invasion poutinienne s’est faite depuis la Russie, l’Etat fantoche de Biélorussie et des territoires ukrainiens occupés par les Russes depuis la guerre de 2014, Crimée et « républiques populaires » autoproclamées de Donetsk et de Lougansk. Que Poutine s’empressera très vite de « rattacher » à la Fédération de Russie par un vote des godillots de sa Douma pour en faire une patrie russe – susceptible, au cas où, de « justifier » le recours aux armes de destruction massive : qui envahit le territoire national peut se voir opposer les armes nucléaires.

On a dit que cette invasion n’était pas une agression mais une « juste » riposte au soi-disant avancées de l’OTAN. Mais c’est croire sans vérifier la propagande du Kremlin. Un numéro spécial de la revue L’Histoire, de février 2023, fait justement le point, en historien, sur la question. Il déconstruit les fausses vérités de Poutine et de ses sbires qui font, de leurs fantasmes une croyance à prendre ou à laisser – sur l’exemple stalinien que le père Joseph a piqué au nazi Goebbels. Quiconque est citoyen russe et refuse de croire ce mythe, se voit aussitôt, de par la loi, taxé d’antipatriotisme, de menace pour la sécurité de l’État, d’être agent de l’étranger ou carrément « espion de la CIA ». Toutes les vieilles ficelles staliniennes reprises en bloc et sans vergogne – quiconque résiste est un terroriste.

Nicolas Werth, spécialiste de la Russie depuis l’Union soviétique, directeur de recherche honoraire au CNRS, décrit très bien le « nouveau roman national poutinien ». Il s’agit pour Poutine de rejouer la « Grande guerre patriotique » qui a opposé l’URSS à l’Allemagne nazie. Il s’agirait d’une « cause sacrée », pour réaffirmer l’identité russe et l’opposer globalement à tout ce qui est non–russe – traitant ainsi l’Occident tout entier de « nazi ». Comme les Ukrainiens penchent vers le mode de vie européen, ses libertés de pensée, de s’exprimer, d’aller et venir, de travailler et de consommer, ils seraient donc « nazis » – CQFD. Car Poutine « fait de l’anti nazisme une sorte d’ADN du peuple russe ». Le reste de l’Europe se serait fort bien accommodé de l’occupation allemande durant la dernière guerre…

C’était peut-être vrai sous Pétain, encore que le nazisme ait peu de choses à voir avec le conservatisme catholique du vieux maréchal, et que la résistance s’est quand même organisée, et pas seulement à Londres mais dans tous les pays occupés jusqu’en Allemagne même. Mais ces vérités historique ne sont pas du goût de Poutine et il les ignore volontairement. Selon Nicolas Werth, son idéologie n’est guère qu’un « anti-occidentalisme sous-jacent, qui reprend les vieux clichés du slavophilisme le plus rétrograde XIXe siècle sur la « décadence », « l’absence de principe » et la « perversion » de l’Occident ».

L’historien rappelle que, s’il y a eu deux organisations ukrainiennes proches des nazis durant la dernière guerre, c’était une minorité, et qu’elles ont principalement sévi « dans les années 1945–1948, lorsque les partisans de l’OUN (organisation des nationalistes ukrainiens) et de l’UPA (armée insurrectionnelle ukrainienne) ont opposé une farouche résistance à la soviétisation de ces confins occidentaux de l’Ukraine. » Il rappelle aussi que « au cours de cette sale guerre, un demi-million de personnes furent tuées, déportées ou envoyées dans les camps de travail forcé du goulag ». Merci à la Russie, pays frère !

Poutine veut faire croire qu’il est le successeur des tsars et du rassembleur Staline. Nicolas Werth analyse : « le nouveau récit national promu par le régime poutinien propose en effet un étonnant (détonnant !) syncrétisme entre le passé tsariste et l’expérience soviétique, une expérience débarrassée de ses oripeaux communistes, « décommunisée ». La réconciliation entre ces deux périodes antagonistes se fait autour de la glorification d’une « Grande Russie éternelle » et d’un Etat fort capable de défendre le pays contre des puissances étrangères toujours menaçantes. Inscrite dans la longue durée de la lutte de la Russie contre ses ennemis, la Grande guerre patriotique devient, dans sa dimension épique, l’apothéose de toute l’histoire russe, la clé de voûte du nouveau récit national. » Il s’agit bien d’un mythe, agité pour rassembler la Nation en forteresse assiégée autour de son chef, le dictateur et bientôt génial Poutine.

Mais, explique l’historien, « cette victoire héroïque, remportée par le peuple russe, guidé par Staline, justifie et efface la violence de la collectivisation des campagnes, des famines du début des années 1930, des répressions de masse de la grande terreur de 1937–1938 et des camps de travail forcé du goulag. » Foin du passé, regardons l’avenir : la violence est consubstantielle au peuple russe, elle a forgé la nation – donc les exactions des soldats en Ukraine sont justifiées par l’intérêt supérieur du peuple russe (on disait « la race » du temps de Hitler mais cela aboutit bien aux mêmes conséquences). Pour Poutine, la révolution de 1917 et la guerre civile qui a suivi, a divisé et affaibli la nation. La politique des nationalités de Lénine a cassé la nation russe en trois peuples slaves distingués artificiellement, les Russes, les Biélorusses et les Ukrainiens. Il s’agit aujourd’hui, selon le nouveau tyran, de rassembler tous ces peuples dans un seul, tout comme Hitler l’a fait dans les années 1930 avec l’Anschluss autrichien, l’invasion de la Tchécoslovaquie et l’annexion d’une part de la Pologne ainsi que de l’Alsace-Lorraine. Il s’agissait là aussi de rassembler tout le peuple allemand.

Comme, évidemment, cette belle histoire sous forme de légende n’a rien d’historique, le renforcement de la propagande d’État s’est mué en persécution croissante des historiens, à commencer par la société Memorial qui voulait, depuis 1989, perpétuer la mémoire des répressions soviétiques. Ce sont désormais les historiens, les journalistes, les membres d’O.N.G., qui sont visés par les lois successives concernant « les déclarations diffamatoires ou dénigrantes » la comparaison entre « les buts et les actions de l’URSS et de l’Allemagne nazie ». Arrestations, poursuites judiciaires, campagnes publiques de dénigrement, intimidations, assassinats, sont les divers moyens utilisés par le pouvoir poutinien pour réprimer la liberté de chercher et de s’exprimer afin d’imposer la seule vérité officielle qui fait office de religion.

Il s’agit en effet de foi et non pas d’histoire, de croyance et non de science, de mensonges et non de politique. Quiconque croit les bobards du Kremlin n’est pas un historien, ni un penseur libre, ni même un citoyen patriote soucieux de préserver légitimement sa nation – mais un croyant en la religion de Poutine. Aucun argument rationnel n’est susceptible de faire évoluer une croyance. Ce pourquoi les complotistes français ou européens ne croiront pas les historiens, et ce pourquoi nous, qui connaissons les méthodes scientifiques du métier et avons étudié depuis près d’un demi-siècle la Russie et sa variante soviétique, pouvons déconstruire les mensonges du Kremlin.

Il s’agit donc, encore et toujours, de résister à la tyrannie. Comme du temps des nazis, résister signifie ne pas se soumettre au diktat physique (d’où la résistance armée des Ukrainiens), mais aussi de résister aux légendes forgées de toutes pièces et aux belles histoires moins « patriotiques » que nationalistes et xénophobes.

Ce numéro de la revue L’Histoire, plongé dans l’actualité la plus brûlante, contient divers articles sur la grande famine imposée par Staline à l’Ukraine, sur la fondation de Kiev par les vikings, sur la Crimée au carrefour des empires en 1750, sur la notion de crime de guerre, sur l’armée russe en colosse aux pieds d’argile, sur la mer Noire comme visée constante de la Russie depuis le XVIIIe siècle, sur l’exemple de résistance de la Finlande en 1939, sur les nouvelles règles de la guerre, et sur la politique de la violence instaurée par la Russie qui consiste au viol de guerre et à russifier les enfants enlevés.

Au bout de cette année de guerre, vous serez ainsi beaucoup mieux informés.

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