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Écologie et gauchisme : Eva Sas, Philosophie de l’écologie politique

Eva Sas Philosophie de l ecologie politique
François de Rugy, député, quitte EELV, parti accusé de « sectarisme gauchiste »; Jean-François Placé, sénateur, menace de le faire lui aussi et déplore les petits arrangement arrivistes de Cécile Duflot. L’écologie est-elle un avatar mai 68 du gauchisme pour bobos arrivés ? Un petit livre paru il y a 5 ans y répond…

Économiste sociale au sein d’Europe Écologie Les Verts et député de l’Essonne, Eva Sas tente une synthèse idéologique sur les fondements du parti. C’est intéressant, mais n’englobe au fond que l’écume des choses. Comme si elle avait voulu collecter des idées pratiques, politiquement utilisables dans les débats, plutôt que de replacer l’éco-logie (la science de notre habitat) dans son contexte historique.

Pour elle, tout commence en mai 68. Avant ? – Rien. Après ? – Tout.

Les années 1970 font prendre conscience d’un monde fini (mais Oswald Spengler l’avait dit en 1918 et Paul Valéry en 1919 – Épicure pointait déjà la petitesse de l’homme dans l’univers infini)… Cette génération bobo – Eva Sas est née en 1970 – croit que tout commence avec elle, notamment la philosophie. Elle fait donc de l’écologie politique le bras armé d’une doctrine qui combat l’homme (mâle, car Eva Sas est aussi féministe) comme maître et possesseur de la nature selon Descartes qui reprenait la Bible.

Pour que ces idées soient utilisables, il ne faut pas remonter avant mai 68 (que tout le monde connait) et ajouter les réflexions de l’École de Francfort (Jonas et Habermas) sur la refondation éthique après Auschwitz. Ainsi reste-t-on dans le vent, politiquement correct et tout empli de bonnes intentions.

Rien n’est faux, dans ce qu’expose Eva Sas, tout juste un peu rapide parfois – mais clairement orienté vers l’usage politique. Sa troisième partie sur le « nouveau paradigme » de l’écologie politique est le plus faible du volume. Les parties 1 et 2 méritent la lecture pour recentrer les idées de notre temps sur notre temps : « la pensée 68 contre une société en perte de sens » et « la refondation de l’éthique : retrouver du sens ». Mais comme tout cela est dialectique, hégélien, présenté comme inévitable !… Thèse, antithèse, synthèse – et voilà le paradis retrouvé. Sauf qu’il reste à construire, et que la « pratique » arriviste agressive des Duflot et autres écolos politiques français ne donne vraiment pas envie.

L’écologie serait, selon l’auteur, « forcément de gauche » car le monde limité exige une répartition selon la justice, donc un « besoin de régulation » contre les intérêts forcément égoïstes. Mais en quoi « la gauche » est-elle une catégorie encore pertinente dans le monde clos globalisé ? Justice et régulation sont les maîtres-mots, autre façon de traduire le « surveiller et punir » du soixantuitard Michel Foucault. Certes, la « démocratie participative » chère à Pierre Rosanvallon est préconisée, bien qu’on ne la voie guère en actes dans le parti vert, qui démontre que « l’exigence » écologique se traduit bien souvent dans l’urgence par la coercition.

Selon l’auteur, Mai 68 a été « une émancipation libertaire contre un ordre social figé » (bien qu’issu de ce bouillonnement idéologique, politique et social de la Résistance oublié par l’auteur, dont Stéphane Hessel a rappelé les fondements dans Les Indignés). L’humanisme universaliste réduit l’Homme à l’abstraction d’une norme et évacue les déviants (Michel Foucault) – ce qui n’est pas faux. Il faut reprendre Nietzsche pour établir que toute norme est aliénante, y compris l’universel, et revivifier la force vitale comme vecteur en interactions avec d’autres. Tout cela tire l’écologie vers le vitalisme et l’organicisme contre-révolutionnaire…

D’où le battement inverse « de gauche » : le productivisme privilégie les besoins matériels alors que les besoins affectifs, artistiques et spirituels sont négligés. La consommation est fondée sur l’illusion du désir et la croyance que le nouveau est toujours mieux. Ivan Illich est convoqué pour démontrer que l’homme est esclave de la technique (mais Nietzsche et Heidegger l’avaient dit bien mieux avant lui). La technique induit des monopoles radicaux comme la voiture, qui exige de travailler pour la payer, permet d’habiter loin de son travail pour l’utiliser, exige de partir en vacances avec elle pour la rentabiliser. La technique force à la professionnalisation, donc formate une oligarchie du savoir spécialisé : nul habitant ne peut construire sa maison sans architecte, produire sa propre électricité sans EDF, se soigner sans médecin. Le savoir n’est plus partagé mais délégué à des experts, le vote remplace le débat, l’État-providence réduit la dépendance aux autres et engendre la bureaucratie des comportements. De tout cela il faut se libérer, dit fort justement l’auteur, pour la planète (objectif affiché) et pour réaliser l’utopie du jeune Marx de retrouver sa propre nature (objectif caché).

Rien n’est faux dans l’analyse, tout est biaisé dans la solution : pourquoi faudrait-il (impératif présente comme allant de soi) réaliser Marx ?

La seconde partie oriente plus encore, par Auschwitz et Hiroshima, le sens « à retrouver ». Malgré les progrès du Progrès, la technique et la démocratie, la barbarie reste ancrée en l’homme et la vulnérabilité de la nature est mise au jour (cette vision peut-elle être qualifiée « de gauche » ?). La Raison n’est pas neutre, selon Jürgen Habermas résumé par l’auteur : si la raison objective structure la réalité, la raison subjective sert les intérêts du sujet. D’où le recours à Hans Jonas et à son « Principe responsabilité ». Si le pouvoir humain d’agir s’étend à la planète entière, le pouvoir de prévoir reste faible ; il faut promouvoir une éthique de l’incertitude et le principe de précaution. La responsabilité est le corrélat du pouvoir : n’agis que si ton action est compatible avec la permanence de la vie. La nature aurait un sens, qui est de promouvoir la vie – et la vie serait « bien ». Voilà deux présupposés philosophiques qui ne sont pas discutés par Eva Sas.

Habermas réhabilite la raison vers « l’agir communicationnel » : la condition sens est l’entre-nous, les interstices du dialogue pour une compréhension commune. La vérité n’est pas en soi mais issue d’un consensus, ne sont valides que les actions pour lesquelles tous sont d’accord. Pour réaliser cet accord, la démocratie participative est indispensable, la légitimité est l’espace entre les sujets, pas les arguments pour ou contre ; il faut que chacun sorte de lui-même pour trouver une position au-dessus de tous. Cette utopie où se multiplient les « il faut » est-elle réalisable ? Ne s’agit-il pas plutôt de « convaincre » les réticents par propagande, rhétorique et coup de force de quelques-uns ? Encore une fois, l’usage de cette démocratie participative dans les congrès écolos français ne fait pas envie ! Or la légitimité commence par l’exemple…

La dernière partie, la plus faible, fait sortir le loup du bois : l’ambition écologiste (française) est de produire « un homme nouveau » pour « changer la vie ». Comme Lénine fondé sur Marx, dont Staline a prolongé le caporalisme bureaucratique.

Certes, l’homme multidimensionnel à la Marcuse est vanté ; certes, la liberté est présentée comme fondement de l’autonomie à préserver, qui est maîtrise du rapport à soi et au monde ; certes, la solidarité résulte des interdépendances entre les êtres humains et la nature, elle se construit dans le dévoilement sans fin des déterminismes. Eva Sas parle (comme Marx) de « conditions authentiquement humaines » pour vanter la démocratie participative + le principe responsabilité + la réduction des inégalités. Mais ces injonctions sont assez peu convaincantes, ancrées dans l’abstraction : aucun exemple précis n’est donné de la façon dont cela fonctionne concrètement.

Tout ce livre vise à montrer que l’écologie politique est « naturellement » la pensée d’aujourd’hui, la seule vraie pensée du « progrès » social désormais détaché du progrès économique. Pensée de combat, les notions telles que nature, nature propre de l’homme, vie, vitalisme, humanité authentique, inégalités, déterminismes – ne sont pas définie ni discutées, mais présentées comme allant de soi. Or rien ne va de soi : seule l’exemplarité du parti vert et de ses membres le pourraient. Nous en sommes loin.

Avec ce danger totalitaire du politiquement correct orienté vers le Bien : « C’est ce côté démocratique qui entraîne l’aspect idéologique, parce qu’il faut, pour cimenter les masses, une sorte de corps de croyance commune, donnée par le parti et le chef du parti, et qui caractérise cette espèce de monarchie nouvelle qu’est la monarchie totalitaire », analysait François Furet du communisme.

Un petit livre intéressant – pour savoir comment pensent les écolos idéologues – mais qui laisse insatisfait. On comprend pourquoi, en France, pays où les mots et la pose théâtrale comptent plus que les faits et les actes, l’écologie soit emportée par le gauchisme. Vieux reste métaphysique venu de la Bible et de Hegel…

Eva Sas, Philosophie de l’écologie politique – de 68 à nos jours, 2010, éditions Les petits matins, 134 pages, €12.00

Lire aussi dans ce blog :

Eloi Laurent, Social-écologie
Bourg et Witheside, Vers une démocratie écologique

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François Jullien, Un sage est sans idée

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François Jullien arpente la pensée chinoise depuis des décennies. En 1998, il lance un petit livre au titre provocateur pour les illettrés français. Un sage sans idée est peut-être aussi provocateur peut-être que le Christ lançant aux Juifs romanisés « heureux les pauvres en esprit ! » La pensée européenne, précise François Jullien, a sombré pour la plupart dans l’ontologie. Rares en sont les rescapés : les Stoïciens, Pyrrhon, Montaigne, Nietzsche… En Chine à l’inverse, la sagesse est la voie, pas la doctrine : il suffit de voir ce qui reste de dogme « communiste » au Parti dirigeant. Le sage est « sans idée » parce qu’il n’en a pas de préconçues. Il est sans parti pris, donc ouvert. L’intérêt d’aller voir en Chine est de mieux comprendre la raison européenne, ou son délire pathologique en écho dans les media.

Toutes les idées ne se valent pas, mais elles sont toutes possibles ; elles doivent être toutes accessibles pour établir le chemin de sagesse. Tout doit rester ouvert car tout demeure ensemble. « Le sage est effectivement sans « moi » puisque, comme il ne présume rien à titre d’idée avancée (1), ni ne projette rien à titre d’impératif à respecter (2), ni ne s’immobilise non plus dans aucune position donnée (3), il n’est rien, par conséquent, qui pourra particulariser sa personnalité » p.23. Cela signifie-t-il que « le sage » est l’idiot du village, l’ado zappeur qui saute d’un désir à l’autre au gré de son humeur, ou la candidate experte en « rien » ? Est-ce à dire que tout vaut tout ?

Non pas ! Au contraire, la sagesse est une voie d’expérience, pas la culture d’une ignorance. Elle est un chemin qui ne cesse jamais, pas un logiciel défaillant. Il faut donc des idées, mais être pénétré qu’elles ne sont jamais ni intangibles, ni absolues. Car « une idée est paradoxalement viciée des deux côtés : à la fois trop partielle et donc aussi partiale (« une » idée, « mon » idée) ; et trop abstraite (en tant qu’« idée ») ; à la fois trop restrictive (parce qu’elle privilégie) et trop extensive (en subsumant des cas trop divers). Tandis qu’en se conformant à la possibilité du moment, au point d’effacer tout moi personnel, Confucius réussit à maintenir une normativité, mais sans qu’elle soit plus exclusive et catégorique ; et c’est en variant ainsi d’un pôle à l’autre, d’un extrême à l’autre, qu’il peut réaliser le juste milieu continu de la régulation » p.27.

« Juste milieu » : ceux qui ne voient le monde qu’en polémique, ceux pour qui « tout est politique », voici un terme qu’ils ne sauraient comprendre ! Ils le haïssent donc, sans plus avant réfléchir et, pour eux, le juste milieu devient la demi-mesure. Les Chinois, à qui nul Occidental n’a rien à apprendre en politique, suivent plutôt Confucius quand il fait du milieu juste une pensée des extrêmes. Car cette pensée n’est pas rigide comme le « Souverain Bien » platonicien ou « le Mal » chrétien ; elle varie d’un pôle à l’autre et permet, par ce que les Américains appellent désormais les « stress tests », de déployer le réel dans toutes ses possibilités. Car ce qui « est » le réel, c’est le changement incessant : le présent n’est pas sitôt dit qu’il est déjà passé. Or, ce changement ne peut s’opérer que s’il y a deux pôles, deux champs de forces qui s’affrontent, non parce que l’un a plus « raison » que l’autre, mais parce que l’essence du changement pour la matière réside en cet équilibre sans cesse remis en cause : ainsi « la vie » résiste à « la mort » (l’entropie pour les intimes) parce qu’elle isole sa cellule avec de l’énergie.

Le « milieu » n’est donc pas l’immobilisme du ni trop ni trop peu, ni le conservatisme du tout est bien – mais de pouvoir passer d’une extrémité à l’autre sans s’enliser : de voir la réalité par les deux bouts. Pour Confucius, « une remarque n’a pas pour mission de dire la vérité comme on le sous-entend dans un énoncé ordinaire ; ni non plus d’induire ou d’illustrer (comme le ferait un exemple) – elle n’expose pas une idée (…) Mais elle souligne ce qui pourrait échapper, elle attire l’attention » p.48. Le « commentaire » a ainsi le souci du moment et des circonstances, pas une prétention à révéler un quelconque Plan divin. Contrairement à ce que voudrait faire croire l’orgueil occidental, les différentes civilisations sont autant de façons humaines d’appréhender le monde. Chaque pensée fait partie d’un ensemble historique particulier, mais considéré comme le monde vécu. Y compris le savoir « objectif » ou « scientifique », dont on sait bien qu’il dépend étroitement de son milieu de production comme d’utilisation pour opérer.

L’Occident tend à penser par concepts en fonction de « la vérité » à découvrir. Pour les Chinois, la polémique détourne de l’essentiel : en se fixant sur la vérité, on passe à côté de ce qui est à réaliser (c’est d’ailleurs le travers bien connu de la gauche française, intellectuels comme politiciens). La pensée chinoise ne fait pas une notion totalitaire du « vrai », elle ne s’immobilise jamais et reste itinérante, toujours en recherche. Car elle ne vise pas tant à faire connaître qu’à faire tout court ; elle ne vise pas à « prouver », mais à « élucider les cohérences » (p.96). Elle rejoint la critique nietzschéenne de la fixation sur « la » vérité, la seule vérité d’une Science idéalisée, réductrice, qui ignore « le gai savoir ». « Tandis que la philosophie pense sur le mode de l’exclusion (opinion/vérité, changeant/immobile, vrai/faux, être/non-être), tout son travail étant ensuite de dialectiser les termes de l’opposition, (…) la sagesse se pense sur le mode d’une égale admission (en tenant l’un et l’autre sur le même pied : non pas sur le mode du soit l’un, soit l’autre, mais de l’à la fois). Aussi, la sagesse (…) est sans progrès, mais c’est pour atteindre le stade de la sagesse qu’il faut auparavant progresser » p.100.

La cité grecque s’est construite sur un face à face des discours. La Chine n’a pas ignoré la controverse mais continue de préférer les discours insinuants, obliques et allusifs. Ils visent moins à convaincre l’adversaire par des arguments qu’à le fléchir en le manipulant. « La tactique est de tourner cet adversaire contre un autre adversaire, en reconfigurant leurs positions de façon telle que, en s’opposant, elles laissent voir par l’un ce qui manque à l’autre et réciproquement » p.114. Le contraire de la sagesse n’est donc pas le faux – mais le partial. Car tous ont raison – mais d’un certain point de vue, et en partie seulement. Tous sont réducteurs, non qu’ils prennent le faux pour le vrai, mais un « coin » pour le tout. A chaque fois, leur esprit se « borne » ; ils ne veulent voir qu’un seul aspect des choses. La « voie » de la sagesse tente en revanche d’aller jusqu’au bout de chaque aspect différent, de toutes les possibilités de variation du réel.

Est « sage » non pas qui a raison, mais qui voit le monde et la vie comme allant « de soi ». Il y a non-attachement, pas abandon ; le sage ne se laisse accaparer par aucune des thèses en présence, il veut évoluer librement entre elles. « Il n’y a pas promotion d’une vérité supérieure, mais affranchissement intérieur par absence de parti pris » p.139. Le réel n’est pas un immuable qu’il suffirait de connaître (comme le Bien abstrait de Platon) mais un ensemble de processus qu’il faut tenter de comprendre (comme l’encyclopédisme d’Aristote). Pas de relativisme – mais une harmonie ; pas un scepticisme – mais une compréhension des phénomènes ; pas une indifférence – mais une disponibilité. Montaigne est sans doute celui qui a le mieux traduit, en Occident, cette disposition de l’esprit humain qu’a développé particulièrement la sagesse chinoise. « Comprendre » le passage continu des choses, s’en faire le contemporain, c’est bel et bien vivre « à propos ».

Il ne s’agit certes pas de se renier, ni de se convertir à la pensée d’Asie. Notre raison vient des Grecs et a produit la politique dans la cité, c’est-à-dire la démocratie et l’essor des sciences expérimentales. On ne se refait pas. D’ailleurs, le sage chinois se veut « apolitique » puisqu’il reste toujours disponible ; il ne peut « prendre parti », se privant par là même de toute résistance aux pouvoirs. C’est d’ailleurs, selon François Jullien, « l’échec de la pensée chinoise » p.224. A l’inverse, toute philosophie à l’occidentale « se révèle révolutionnaire en son principe – par la rupture qu’elle opère sur le ‘naturel’ » p.225. La dépendance à la partialité, nécessaire pour argumenter et convaincre, est politiquement libératrice.

Mais il faut savoir où vous vous situez et à quel « moment » :

  • Chercheur, vous devrez rester humble devant le réel pour le « comprendre » ; il vous faut le « laisser être » afin de ne pas plaquer vos idées préconçues sur ce qui advient.
  • Politicien ou militant, vous devrez au contraire stratégiquement affirmer et tactiquement opposer vos opposants, sans vous soucier outre mesure du vrai.

Vous pouvez être l’un et l’autre, mais en des lieux et à des moments différents. A condition de chaque attitude soit « à propos », comme Max Weber l’a théorisé. L’homme d’action cherche l’efficacité et la puissance ; un chercheur se doit d’émettre toutes les hypothèses possibles selon ses convictions formées par les méthodes scientifiques et un littérateur dire en belles phrases ses sentiments pour l’humanité. L’éthique de responsabilité ne doit pas être confondue avec l’éthique de conviction. Un détour par l’ailleurs de la pensée chinoise ramène à la pensée de sa propre civilisation. Et c’est ainsi que la sagesse explore.

François Jullien, Un sage est sans idée, 1998, Points essais 2013, 241 pages, €8.00

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Maître et esclave chez Nietzsche

Les termes de « maître » et « d’esclave » ont pris de nos jours des déterminations absolues qu’il faut relativiser. En concept philosophique, le maître est sujet et l’esclave objet. Pour Nietzsche, le premier possède une énergie vitale qui déborde en création et en jeu, imposant sa façon de voir et posant des actes. Le second a une faiblesse intrinsèque qui le fait se réfugier dans le groupe, obéissant à un chef, à une communauté, un règlement, à une morale extérieure à lui-même, par confort de suivre et de reproduire plutôt que d’inventer. L’esclave jalouse le maître qui déplore l’épuisement de l’esclave.

Randonneur sur montagne Caspar David Friedrich

Chez Nietzsche, ces positions philosophiques (et non pas sociales) sont existentielles (et non pas essentielles). Est esclave, dit Nietzsche, celui qui ne dispose pas des deux-tiers de son temps. Le travail aliène, comme le devoir, les idées reçues, l’opinion, la famille, les rituels sociaux – les choses qui se font. L’épouse, les enfants, les parents, l’amitié sont un bonheur si l’on choisit le moment et la distance – pas s’ils sont un boulet à traîner. Travailler n’aliène pas si l’on est créatif, entreprenant, si l’on possède son métier au lieu d’être possédé par lui. Il faut avoir le respect de soi.

Entre maîtres et esclaves joue la dialectique. Elle pousse les premiers à s’affirmer par rapport aux seconds, à se réinventer sans cesse, à aller de l’avant avec une énergie inépuisable ; elle pousse les seconds à envier les premier, à tenter de les égaler, à unir leur faiblesse pour améliorer leur sort. Chacun peut être maître dans son domaine, esclave à la maison ou à la boutique et maître ailleurs, dans l’orchestre ou sur le dojo par exemple. Chacun peut être maître et esclave à l’intérieur de soi, cédant parfois à ses instincts, d’autres fois dominant et organisant ses passions.

L’idéal est cependant d’être maître de soi, Maître en soi, pleinement homme supérieur. Il faut alors se préoccuper de développer toutes ses qualités cachées, s’informer et penser par soi-même au lieu de suivre le troupeau de la foule, du parti ou des potes. Il faut donc être « fort » pour résister à la facilité de céder aux premiers entraînements venus.

maitre aikido

Ce pourquoi Nietzsche dit du maître qu’il est un aigle, solitaire dans l’éther, regard aigu, ailes larges et serres puissantes. L’esclave, par contraste, est mouton bêlant dans un troupeau, sous la houlette d’un berger et cerné par les chiennes de garde. Le maître est créateur : loin de suivre ou d’imiter, il invente, il se brûle dans chacun de ses actes comme Galilée sur le bûcher de l’Inquisition ou Jeanne d’Arc, hérétique selon l’évêque Cauchon.

Aucun maître ne peut jamais être intégriste : il ne lit rien pour l’appliquer littéralement. Il ne croit personne aveuglément, surtout pas les prêtres ou les intellos qui se posent en intermédiaires de la parole de Dieu, de l’Histoire ou de la Morale ! Le maître transpose et transforme ce qu’il entend et ce qu’il voit selon ce qu’il est, il l’adapte à ce qu’il veut. Ce qui compte avant tout est sa volonté propre et non pas l’impératif catégorique divin, moraliste ou de mode.

Est-ce à dire qu’il crée sa propre morale ?

Oui, dans le sens où ce qu’il fait, c’est LUI qui le fait et pas un Principe abstrait. L’être humain « maître » n’est pas agi par le destin ou les conventions : il agit. Il est responsable : ni fonctionnaire d’un Règlement divin, ni servant d’une morale ‘naturelle’ qui n’existe pas, ni soumis aux diktats « scientifiques » des savants qui se veulent gourous ou du politiquement correct de la mode intello.

Non, dans le sens où, tout maître qu’il soit, l’homme supérieur appartient à une société avec ses traditions et son milieu. Il n’est pas seul mais inséré dans de multiples liens : verticaux de générations et horizontaux de famille, d’amis et de collègues. Ce qui le distingue de l’esclave est qu’il n’obéit qu’en tant qu’il adhère, selon ce que Rousseau réclamait des démocrates. Le maître est maître de soi et de son existence, il est heureux ici bas. S’il désire une autre position, il s’emploie à l’obtenir.

esclave nu torture michel ange

L’esclave au contraire rêve d’être conforme, conservateur et non pas créateur. Il rêve d’absolu déjà écrit et non pas d’aujourd’hui à écrire, de Grands Principes intangibles et non pas d’actes individuellement responsables et historiquement contingents. Il lira la Bible ou le Coran en intégriste, littéralement, surtout sans l’interpréter – il a bien trop peur d’oser ! Il croira aveuglément les climatologues sur la catastrophe à venir et les éthologues sur la violence héréditaire. L’esclave – celui qui n’est pas maître de lui – cherche consolation à son impuissance, se glorifie de sa couardise dans la chaleur du bétail. Il cherche désespérément à « être d’accord » avec celui qui parle, jaloux d’égalité faute d’être par lui-même. Si l’autre ne pense pas comme lui, cela l’énerve, le désoriente et il devient grossier. Il injurie celui qui est différent plutôt que d’argumenter pour le comprendre : il a bien trop peur de se remettre en cause !

Si le maître veut devenir ce qu’il est (trouver la voie dirait le zen), l’esclave cherche surtout à devenir ce qu’il n’est pas, refusant ce qu’il sent en lui-même : son énergie, ses désirs, ses passions. Il a peur de la vie qu’il sent bouillonner en lui, il refoule ses instincts, il brime ses passions, ignore toute logique ; il se mortifie, fait pénitence, se confesse, s’autocritique. Il se veut conforme aux Principes, non pas être vivant mais robot désincarné, passe-partout socialement acceptable, politiquement correct et fonctionnant rouage. L’esclave est agi par les modes, la morale commune et les Grands Principes, il est malheureux ici bas et dans sa condition, il ne rêve que de compensations ultérieures (la société sans classes) ou au-delà (le paradis terrestre). Toujours demain ou ailleurs, c’est plus facile que d’exister aujourd’hui en s’affirmant…

Il est simple d’être esclave, dit Nietzsche ; beaucoup plus difficile d’être maître.

Est-ce pour cela qu’il faut céder à ses penchants pour la paresse et laisser tomber ? Surtout pas ! La voie est étroite mais elle offre une vie bien plus exaltante. Nous sommes tous en partie maîtres dans certains domaines et esclaves pour le reste. Mais il nous appartient de développer notre maîtrise : cultivons notre jardin, disait Voltaire !

Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Livre de poche, 410 pages, €4.37 

Frédéric Nietzsche, Généalogie de la morale, Livre de poche, 311 pages, €4.84

Frédéric Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, Folio, 288 pages, €7.12 

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