Articles tagués : faits vrais

Joseph Kessel, L’armée des ombres

Joseph Kessel, juif et antinazi, est entré en résistance en 1941 mais a dû fuir la France lorsque la zone sud fut occupée. Arrivé à Londres par l’Espagne et le Portugal avec son neveu Maurice Druon, il lui est suggéré par le général de Gaulle de contribuer à la guerre par un livre sur la Résistance intérieure. Il invente alors le nom « d’armée des ombres » parce que la France des Lumières est entrée dans la nuit avec l’armistice et son chef d’Etat cacochyme aux étoiles flétries.

Ce documentaire publié dès 1943 se veut une chronique de faits vrais, maquillés pour ne pas compromettre les protagonistes sur le terrain. Tout est réel, tout est reconstruit. Ce n’est pas un roman issu de l’imagination, ni de la propagande antiallemande ou pro-quelque chose. « Aucun détail n’y a été forcé et rien n’y est inventé » (préface). Tout est exact et rien n’est reconnaissable « à cause de l’ennemi, de ses mouchards, de ses valets ». La Résistance française fut « un grand mystère merveilleux » où, sans pain ni vin, ni feu, ni lois, « la désobéissance civique, la rébellion individuelle ou organisée sont devenues des devoirs envers la patrie ». Le héros est celui qui est dans l’illégalité, analogue au chrétien des catacombes.

Il y a de la mystique chez Kessel lorsqu’il conte la Résistance en actes, avec ses grandeurs et ses petitesses, ses dilemmes moraux et son humanité. Il s’agit d’une foi à renaître, d’une Lumière qui sourd du peuple même, préparant une loi nouvelle pour la cité. Le mythe de la « désobéissance civique » est repris aujourd’hui par de pseudo-révolutionnaires qui se croient occupés par une puissance économique qui serait nazie, mais la lecture de ce livre montre combien ils sont simplets et récupérateurs : l’Occupation était bien autrement totalitaire et meurtrière, incitant les pères à délaisser leurs enfants, les mères à vendre leurs camarades pour sauver leur fille, les petits escrocs à trahir pour rien, par lâcheté ou pour se faire bien voir du plus fort.

Le récit se compose de sept épisodes qui tournent tous autour de Philippe Gerbier, ingénieur et ancien élève du grand chef parisien Luc Jardie, surnommé Saint-Luc, dans lequel on a pu reconnaître une image mêlée de Pierre Brossolette, Emmanuel d’Astier de la Vigerie et Jean Cavaillès. Chaque épisode est publiable séparément dans la presse libre, ce qui permet de contourner la censure en France et les restrictions de papier. Y sont contés l’évasion, la punition du traître, la clandestinité, le passage à Londres, la prison, l’attente d’être fusillé, la torture, le meurtre d’un seul pour éviter que tous fussent tués. Les techniques de narration sont diverses, du récit linéaire au journal en abrégé et aux notules exemplaires. Tous les résistants sont frères, qu’ils soient Action française ou communistes, ou simplement révoltés, qu’ils aient 15 ans ou 60 ans. La diversité est présentée sans fard ni jugement, notamment dans le chapitre intitulé Une veillée de l’âge hitlérien.

Ce livre dépouillé sur une « armée pure » (p.1377 Pléiade), écrit dans l’action et truffé d’anecdotes vraies est « le » grand livre de la Résistance. Le film de Jean-Pierre Melville, sorti en 1969 avec une brochette d’acteurs connus, épure encore le texte, son noir et blanc rendant bien l’obscure clarté de la révolte anti-Boche autant qu’anti-Vichy. « Tout ce que nous avons entrepris, dit Luc Jardie à Philippe Gerbier dans l’ombre d’un asile clandestin, a été fait pour rester des hommes de pensée libre » p.1398. A ne pas oublier pour jauger les pseudo-résistants médiatiques de l’ultra-gauche écolo-féministo-anarchiste (tous les thèmes à l’extrême-mode). « La haine est une entrave pour penser librement, dit encore Jardie. Je n’accepte pas la haine ». Celle d’aujourd’hui est bien palpable chez ceux qui tentent de récupérer le mythe à leur profit.

Joseph Kessel, L’armée des ombres, 1943 revu 1963, Pocket 2001, 253 pages, €5.50

DVD L’armée des ombres, Jean-Pierre Melville, 1969, avec Lino Ventura, Simone Signoret, Paul Meurisse, Jean-Pierre Cassel, StudioCanal 2008, 2h17, €8.90

Joseph Kessel, Romans et récits tome 1 – L’équipage, Mary de Cork, Makhno et sa juive, Les captifs, Belle de jour, Vent de sable, Marché d’esclaves, Fortune carrée, Une balle perdue, La passagère du Sans-Souci, L’armée des ombres, Le bataillon du ciel, Gallimard Pléiade 2020, 1968 pages, €68.00

Catégories : Joseph Kessel, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Philip Meadows Taylor, Confessions d’un thug

Au nord de l’Inde, dans l’actuel Pakistan, avant que les Anglais ne fissent l’Empire, une confrérie secrète musulmane sévissait contre les marchands : les thugs. Ces étrangleurs attiraient par de belles paroles les commerçants bien pourvus de ballots, les collecteurs d’impôts aux sacs remplis d’or, les courtiers en pierres précieuses, et ils leur faisaient rapidement leur affaire. Sur le signal du chef, d’un seul geste, chacun passait le foulard au cou de la victime qui lui était désignée et en moins de deux minutes le sort en était jeté : marchand, serviteurs, gardes et même femme ou enfant était trépassé. Les corps déshabillés étaient jetés dans une fosse creusée à l’avance dans un lieu écarté et les thugs repartaient comme si de rien n’était pour se partager le butin. Une fois la ‘campagne’ terminée, chacun se retirait chez lui pour vivre en bourgeois, le temps d’épuiser leur fortune. Puis ils recommençaient.

Philip Meadows Taylor est Anglais. Il est parti à 14 ans pour servir l’Empire et devenir officier consciencieux chargé d’investigations criminelles. A ce titre, il arrêta et fit pendre de nombreux thugs, dont Amir Ali, chef de bande fameux dans la contrée. De son histoire et de quelques autres il fit ce roman, dont le succès depuis sa parution il y a 170 ans, ne s’est jamais démenti.

Les ingrédients du succès ? L’exotisme de pratiques médiévales dans les palais fastueux et les paysages prospère du nord de l’Inde ; un récit direct et bien mené, sans descriptions interminables (plaies des livres au 19ème siècle) ni lyrisme sentimental passé de mode ; une destinée humaine éminemment tragique qui rappelle Œdipe, bien que le héros s’efforce en tout d’être vertueux envers Allah et adapté à sa société. Pas de sexe mais des passions ; le goût des femmes mais un compagnonnage de mâles ; l’amour des enfants mais des exécutions par nécessité. Ce sont ces contrastes qui donnent du piment au livre.

Amir Ali commence par être une victime, adopté tout enfant par les thugs qui viennent d’étrangler proprement son père et sa mère. Il échappe de peu au même sort parce que le chef n’avait pas de fils et l’a gardé contre l’avis de ses compagnons. Elevé sans savoir, il est initié à 18 ans au grand art du meurtre rituel. C’est qu’il faut un entraînement sans faille, une organisation du crime par tous au même moment, une dextérité des mains et une maîtrise de ses émotions qui ne s’acquièrent pas en un jour.

Un gros intendant servile devant les puissants et impitoyable aux faibles sera sa première victime. En compagnie de son fils, un jeune homme aux yeux de braise auquel il doit faire effort pour ne pas s’identifier. Mais cette faiblesse ne dure pas et voilà Amir Ali, encore adolescent, promis aux plus hautes destinées dans la confrérie. Il sera chef de bande, plus grand encore que son père adoptif.

Dès la page 95 (sur 408), le voilà « fort beau gaillard », le turban « mettait en valeur l’ovale de mon visage et me donnait l’air particulièrement martial. Mes armes étaient splendides : mon sabre à poignée damasquinée d’or, le fourreau recouvert de velours écarlate et entouré sur près de la moitié de sa longueur d’une frette d’argent ciselé. A ma ceinture en cachemire était passée une dague à manche d’agate également damasquiné ainsi qu’un poignard arabe, lui aussi rehaussé d’or et d’argent. (…) Ma tunique était de la mousseline la plus fine, et suffisamment transparente pour révéler mon torse bien découplé ; un pantalon de riche damas venait compléter un costume destiné à convaincre les gens non seulement de la sûreté de mon goût, mais également du fait qu’ils avaient en face d’eux sinon un noble, du moins une personne de qualité. »

La ruse, la théâtralité, la langue, l’organisation, le maniement des hommes, toutes ces qualités sont indispensables au thug qui veut faire carrière. Il empilera le butin, enlèvera une femme et lui fera deux enfants ; il sera riche et puissant, puis trahi et misérable ; il se redressera et se vengera, mais terminera ses jours dans une geôle anglaise – seul. Son fils est mort, sa femme décédée et son unique fille mariée sans qu’il sache avec qui. Allah est grand et Ses desseins sont impénétrables : chacun est agi et a peu de prises sur sa destinée propre. A lui de prier comme il se doit et d’être attentif aux présages car Allah le mène où Il veut.

C’est contre ces instincts des hommes sublimés en fatalisme métaphysique que les Occidentaux rationnels réagissent. Tout en restant fascinés par la bonne conscience des criminels qui se sentent instruments de Dieu. Happy end sur l’ordre que fait régner l’Empire. Mais pénétration subtile d’autres coutumes que les nôtres, qui sévissent encore de nos jours au Pakistan, dans le nord de l’Inde et dans ces vieux pays musulmans. Ce pourquoi ce roman bâti sur des faits vrais nous donne à comprendre ces peuples d’aujourd’hui.

Philip Meadows Taylor, Confessions d’un Thug, 1839, Phébus libretto 2009, 408 pages, 11.50€

Catégories : Livres, Pakistan, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,