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La mort volontaire selon Nietzsche

« Meurs à temps : voilà ce qu’enseigne Zarathoustra ». La mort n’est importante que mission accomplie, « entouré de ceux qui espèrent et qui promettent » – autrement dit les disciples et les enfants. Las, la mort est rarement telle, tant « il est vrai que celui qui n’a jamais vécu à temps ne saurait mourir à temps. »

Et de vilipender « les superflus » qui « font les importants avec leur mort ». La fin de la vie est un aiguillon pour bien vivre et préparer l’avenir. « Je vous montre la mort qui parfait, la mort qui, pour les vivants, devient un aiguillon et une promesse. » Elle est, premièrement, tel que dit plus haut, la mort qui laisse un héritage d’espérance et de gènes ; et secondement, « mourir au combat et répandre une grande âme. » Autrement dit un exemple d’honneur et de courage, qu’il faut suivre pour mériter.

« Haïssable » au contraire est « votre mort grimaçante qui s’avance en rampant comme un voleur ». C’est la décrépitude de la vieillesse, la démence sénile qui progresse, ou la maladie qui épuise et aigrit. Nietzsche serait donc en faveur du suicide, assisté ou personnel – comme les Romains, comme Montherlant. « Je vous recommande ma mort, la mort volontaire, qui vient à moi parce que je le veux. Et quand voudrais-je ?  – Quiconque a un but et un héritier veut la mort à son heure pour but et pour héritier. » Ce qui signifie : une fois la mission accomplie. On ne vit pas pour soi, on vit pour quelque-chose ou pour quelqu’un. Pour une idée, une tradition, un accomplissement ; pour un enfant, un avenir génétique et culturel. La plupart des gens ont une mort selon Nietzsche : à leur niveau, laissant des enfants, des œuvres ou un souvenir méritant. Pas besoin d’être un surhomme, même si tendre vers le mieux est l’élan de la vie.

La religion chrétienne pèche en cela, selon Nietzsche. « Je n’entends prêcher que la mort lente et la patience à l’égard de tout ce qui est ’terrestre’. » Pour le philosophe au marteau, Jésus est « mort trop tôt » « Il ne connaissait encore que les larmes et la tristesse de l’Hébreu, ainsi que la haine des bons et des justes ». En mûrissant, méditant au désert loin des bons et des justes, « peut-être aurait-il appris à vivre et à aimer la terre – et aussi à rire ! » Il est vrai qu’on ne rigole pas dans les Évangiles… beaucoup moins que dans l’Ancien testament, où la joie se manifeste souvent. Mais tous les croyants prennent la vie au sérieux et le rire leur semble un blasphème à leur dieu – voyez les communistes léninistes en Russie ou les socialistes français avant leur déconfiture, les Joxe, Aubry, Fabius, Valls, Hidalgo et tant d’autres : ce n’étaient que tronches tirées à la télé, propos graves et baratin sévère. Pas de quoi galvaniser les foules ni faire bander les jeunes. C’est plus drôle aux extrêmes.

« L’amour du jeune homme n’est pas mûr et c’est faute de maturité qu’il hait les hommes et la terre. Chez lui l’âme et les ailes de la pensée sont encore liées et pesantes. » Il faut de l’enfant en l’homme et le jeune homme s’en détache, avant de le retrouver une fois apaisé. Nul doute, selon Nietzsche, que Jésus-Christ « aurait lui-même rétracté sa doctrine, s’il avait atteint mon âge ! Il était assez noble pour se rétracter ! » Il aurait aimé la terre et n’aurait pas clamé le ciel unique ; il aurait aimé les humains et n’aurait pas prêché l’abstinence et le retrait, et l’abandon de la famille et des amis pour suivre une chimère.

La mort est un accomplissement, et Jésus a mal accompli sa mission. Nietzsche philosophe l’a-t-il mieux accomplie ? Tout ne dépend pas de sa propre volonté, fût-elle celle de fils de Dieu. « Que dans votre agonie, votre esprit et votre vertu brillent encore, comme la rougeur du couchant enflamme la terre : sinon votre mort vous aura mal réussi. »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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L’État est la nouvelle idole, selon Nietzsche

Nietzsche n’aime pas l’État, selon lui une abstraction comme Dieu, qui rend esclave les hommes. Il est en ce sens « anarchiste » tant qu’il existe des États qui s’arrogent le monopole de régir la vie de chacun. Où l’on constate que Nietzsche n’aurait surtout pas été nazi (et pas plus léniniste), puisque dans ces régimes, l’État est tout et l’individu rien. « L’État est le plus froid des monstres froids » : une administration des choses, une moralisation des êtres – un gouvernement, un droit, une loi. De quoi « normaliser », comme l’on dit aujourd’hui, tous les individus par essence originaux et créateurs.

Le philosophe au marteau préfère les peuples et les troupeaux, les premiers organisant leur puissance vitale comme des lions et les second restant soumis comme des chameaux – rappelons-nous les Trois métamorphoses. « Il y a encore quelque part des peuples et des troupeaux, mais pas chez nous, mes frères : chez nous, il y a des États. » Le mensonge de l’État est de dire : « Moi, l’État, je suis le Peuple. » Un certain Mélenchon, qui se croit l’État à lui tout seul comme simple élu parmi 577 autres députés, s’enorgueillit comme Louis XIV de clamer : l’État, c’est moi ! Or il n’est de plus qu’un homme, parmi les autres, et ni l’État, ni le Peuple. Nietzsche n’aurait pas aimé Mélenchon. « C’est un mensonge ! Ce sont des créateurs qui ont formé les peuples et qui ont suspendu au-dessus des peuples une foi et un amour ; ainsi ont-ils servi la vie ».

Mélenchon n’est ni Louis XIV, ni Napoléon, ni De Gaulle – ni même Mitterrand (cela se saurait). Il reste trop haineux et revanchard pour être créateur. Peu importe le personnage (je ne juge pas l’homme lui-même, que je ne connais pas, et qui a ses qualités), pour Nietzsche, le peuple est animé par les créateurs, ceux qui leur donnent une foi et un amour, ceux qui les entraînent. L’organisation d’État ne vient qu’ensuite, comme instrument de la grande Politique, pas comme fin en soi. Nietzsche, en cela, n’est pas fondamentalement « anarchiste », il admet une organisation de la société et une institution pour gouverner – mais comme outil pour la foi du peuple.

L’État comme fin en soi est une idole et « partout où il y a encore du peuple, il ne comprend pas l’État et il le hait comme un mauvais œil, comme une atteinte aux coutumes et aux lois. » C’est ainsi que l’empereur romain Constantin a converti tout l’empire au christianisme d’un trait de plume, engendrant la répression de tous les autres cultes – dont la disparition des hiéroglyphes égyptiens. Les crétins fanatiques ont alors pu se déchaîner contre les « païens » plus lettrés qu’eux, avant le même fanatisme de l’islam, puis du communisme, puis des islamistes radicaux. Les politiciens qui révèrent l’État sont des « destructeurs (…) Ils suspendent au-dessus d’eux un glaive et cent appétits. » Le glaive de la police et de la loi, les cent appétits d’envie de celui qui regarde toujours ce qu’on donne au voisin plus qu’à lui. Chaque peuple a son langage du bien et du mal, son voisin ne le comprend pas, dit Nietzsche, et l’État veut tout normaliser, « l’État ment dans toutes les langues du bien et du mal ». Il dit le bien parce qu’il affirme savoir mieux que nous ce qui est bon pour nous, cinq fruits et légumes par jour, pas plus d’un verre de vin par repas, obligation de rouler à 80 km/h quelle que soit la route, la voiture ou le conducteur, et tant d’autres prescriptions de moralisme d’État.

Curieusement, Nietzsche associe l’État au nombre des humains. Et il est vrai que l’État a été inventé chez les peuples agriculteurs pour comptabiliser les récoltes et le nombre des hommes en âge de combattre : à Sumer, en Égypte, chez les Aztèques. « Il naît beaucoup trop d’hommes : l’État a été inventé pour ceux qui sont superflus ! » L’État les discipline et les enrôle – il les rend esclaves. De nos jours, il en fait des fonctionnaires, aptes à fonctionner selon les directives, les bras armés de l’État dans son anonyme toute-puissance. « Voyez comme il les attire, les inutiles ! » Nietzsche s’élève contre l’idéal de Hegel où l’histoire trouve sa réalisation objective dans l’État, reflet de l’esprit et de sa nécessité vitale, le logos. « Il n’y a rien de plus grand que moi sur la terre : je suis le doigt de Dieu qui ordonne – ainsi clame le monstre ».

Il s’élève aussi contre le nazisme qui pointe déjà chez les nationalistes exacerbés de son époque : « Elle veut tout vous donner pourvu que vous l’adoriez, la nouvelle idole : aussi s’achète-t-elle l’éclat de votre vertu et le regard de vos yeux fiers. Vous devez lui servir d’appât pour les superflus ! » Or l’État éteint le talent créateur dans l’administration (voyez le ministère « de la Culture »), étouffe la grande Politique dans la diplomatie pusillanime (voyez le Quai d’Orsay), multiplie les bureaux qui secrètent des règles pour justifier leur fonction et leur emploi (voyez le ministère des Finances et la fiscalité), cherche (sans y parvenir) à discipliner et à normaliser la grande masse des élèves et les élans de l’adolescence (voyez l’éducation « nationale »). L’État a « inventé là une mort pour le grand nombre, une mort qui se vante d’être la vie. » Un lent suicide, dit Nietzsche, car il éteint l’élan vital, il ne fait pas servir la volonté de puissance personnelle mais la contre par des normes étroites et des condamnations sans appel. Lui seul garde le monopole de tout : de la santé, de l’éducation, de l’information, des richesses, de la politique, des relations avec les autres peuples. Les « superflus » – ces fonctionnaires d’État – « veulent la puissance et avant tout le levier de la puissance, beaucoup d’argent – ces impuissants ! » Car l’argent ne fait pas la puissance personnelle du créateur, il n’est que l’instrument de l’impuissance (qui permet par exemple de se payer une pute quand on ne peut plus séduire, ou un « nègre » pour écrire sa thèse ou son « livre »). « Ils veulent tous approcher le trône : c’est leur folie – comme si le bonheur était sur le trône ! »

Rien à faire avec l’État, cette idole du XIXe siècle (le siècle de Nietzsche) et du XXe siècle, dont il voit à peine la naissance. Mais son siècle est encore d’explorations, de terres vierges. « La terre est encore ouverte aux grandes âmes. Il reste encore pour ceux qui sont solitaires ou à deux, assez d’endroits où souffle l’odeur des mers silencieuses. Une vie libre reste possible aux grandes âmes. En vérité, celui qui possède peu est d’autant moins possédé : louée soit la petite pauvreté ! Ce n’est que là où finit l’État que commence l’homme qui n’est pas superflu : là commence le chant de la nécessité, la mélodie unique et irremplaçable. » Ne rien posséder, c’est n’être pas attaché aux choses matérielles, donc soumis à la protection de l’État. L’être humain peut alors se révéler comme il est, créateur. « Le chant de la nécessité » est celui de son élan vital, de sa volonté pour la puissance, de ses actes uniques d’individu unique. Nietzsche n’est pas un hippie, qui ne refuse l’État et « la société » que pour s’évader dans les brumes des drogues et des illusions orientales ; Nietzsche serait plutôt un navigateur solitaire « ou à deux », comme j’ai quelques amis depuis les années 1970 qui l’ont tenté un temps, avant de travailler pour élever des enfants, et durant leur retraite, une fois les petits grandis et élevés.

La démocratie, comme idéal jamais achevé, est une tentative de dompter la prolifération de l’État comme système d’organisation volontiers totalitaire (comme en Chine, en Russie, en Iran, en Turquie…). Mais la démocratie est procédurière, lente, fragile, à la merci du moindre populisme qui promet tout pour être élu et, une fois au pouvoir, se contente de consolider son pouvoir sans autre intérêt. Une anarchie organisée (mais c’est une contradiction dans les termes), telle pourrait être peut-être le système social qui serait le meilleur compromis entre la volonté de laisser libre l’expression des créateurs et de leur volonté de s’exprimer – et la masse du grand nombre, qui se contente de vivre et est contente comme cela. Au fond, une démocratie vivante n’est-elle pas une anarchie organisée, régulée par des procédures et des instances ? Un peuple entraîné par un créateur, comme le fut De Gaulle et Churchill côté positif, mais aussi Mussolini et Hitler côté négatif, telle peut-être la conséquence du discours de Nietzsche. Mais les premiers laissent l’État à son rôle d’instrument qui libère, tandis que les seconds font de l’État un pouvoir total qui rend esclave.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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