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François Nourissier, Le maître de maison

La crise de la quarantaine : l’auteur a 41 ans lorsqu’il publie ce roman, en écriture depuis deux ans. Né en 1927, adolescent pendant la guerre, affamé de femmes, de tabac et d’alcool selon les habitudes d’après-guerre, son personnage d’écrivain arrivé, père de trois enfants avec son épouse Geneviève, décide de se fixer. Acheter une maison, un nid familial, une forteresse contre les aléas du monde. Dans l’arrière-pays ensoleillé et sec du Midi, le Lossan est une bâtisse forte achetée en hiver après beaucoup de visites et d’hésitation, que de longs mois passent à restaurer, jusqu’au bassin craquelé qui devient piscine.

Car l’été arrive et avec lui les trois enfants depuis leurs internats, après un séjour en Angleterre pour Bettina, 16 ans, un camp scout dans les gorges du Tarn pour Roland, 14 ans, et des vacances sur la plage à Houlgate pour Robert, 10 ans. Le nid est prêt, frais, rassurant, et il s’anime. Les parents invitent des amis, qu’ils alcoolisent fortement, les enfants des copains, on fait du vélo, on ôte son tee-shirt, on vit en slip autour du bassin. Le père observe sa progéniture avec quelque inquiétude : Bettina déjà femme et trop belle pour ne pas susciter du désir, Roland à peine adolescent mais pas perverti par ses compagnons « aux mollets nus » comme papa l’observe sur son visage, Robert toujours enfant, éclatant de rire dans son bain, faisant des niches autour de la piscine.

Mais l’été finit et les enfants regagnent les internats, en Suisse pour la fille, à Lyon pour les garçons. Leur mère les emmène dans la Peugeot, probablement 404 vu l’époque. L’écrivain et critique se retrouve seul au manoir avec Rose, la bonne à tout faire. Il boit son gin martini chaque soir avec application, un peu trop peut-être. Sa femme s’attarde ailleurs car il déprime et rien ne vaut que de le laisser seul à ce moment-là. Tout se lézarde, la maison se met en noir, les scorpions reprennent du terrain dans les coins sombres, les cyprès s’étiolent. La vie est partie avec la jeunesse, la maison se déshabite et devient froide, comme l’âge qui vient, les courbatures, les vertiges, les insomnies. Tirer une maison de son assoupissement exige de l’énergie, l’auteur n’en a plus guère, il se repose sur sa femme.

Les enfants grandissent, s’éloignent, la vie familiale se dégrade, le corps ne suit plus et l’œil rêve des filles jeunes et minces dans la rue mais sait qu’il faut renoncer par impuissance. Il le raconte avec pudeur dans une introspection hachée dont le contrepoint est fourni par l’agent immobilier, venu lui aussi d’ailleurs mais assez popu pour s’être fait accepter du pays tout en gardant un certain détachement de bon sens dû à son métier toujours sur les routes à rencontrer des acheteurs venus de partout.

Habiter une maison est habiter sa vie mais, pour y réussir, il faut avoir appris à vivre. Nul n’est maître de maison sans être aussi maître de soi. Or l’enfance et les complexes ressurgissent comme des poisons dans la solitude et les ragots de village. Les gens épient la famille, étrangère au pays, commentent leurs faits et gestes, critiquent mais envient. Le contrepoison est l’alcool, pris à haute dose au point d’en être écœuré à notre époque plus saine, et les somnifères, cette médication fort à la mode américaine des années soixante. Reste le travail, assidu mais lassant, dont l’auteur ne dit pas grand-chose. Il gagne bien sa vie pour avoir acheté ce mas, assuré de lourds travaux, et laissé ses enfants en internat à l‘année. Mais ce n’est jamais assez. La vie est une lutte de chaque jour contre l’usure, la ruine, la décrépitude, la mort qui s’infiltre entre les pierres et dans les corps et dont la chienne Polka, paralysée un temps de l’arrière-train, annonce l’inéluctable venue.

Un livre de vieillesse prématurée comme on la connaissait après avoir brûlé la vie par tous les bouts après la guerre, une façon déjà passée en 1968 lors de la parution du roman. De belles pages sur la bâtisse, la chienne, les gosses. Un drôle de livre pour notre temps, très bien écrit, prix Plume du Figaro en son temps.

François Nourissier, Le maître de maison, 1968, Livre de poche 2000, 287 pages, occasion €5.11 e-book Kindle €8.99

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Jean-Paul Aron, Le mangeur du XIXe siècle

Les années 1970 retrouvaient « le terroir » avec le gauchisme antisystème, les chèvres au Larzac et les « communautés » pré-écologiques. Les historiens se sont donc penchés sur le passé pour voir comment on en était arrivé à tout centraliser à Paris, à laisser dominer une classe de nantis un brin snob et à créer de toutes pièces la fameuse « gastronomie française ».

Car la cuisine existait avant les bourgeois ; elle était surtout la tradition des femmes qui utilisaient les composants autour de la ferme dans un pays à plus de 80% rural. Seuls les aristocrates s’amusaient avec la nourriture, copiant les préciosités romaines et payant à prix d’or des chefs pour leur prestige. Quand advient avec la révolution le règne des bourgeois, tout change. Le plaisir des oisifs disparaît au profit de la frime sociale, de la dépense ostentatoire et de l’imposition sociale du « goût ».

Pour cela, Paris était incontournable même si la cuisine lyonnaise existait richement, comme le rappelle l’auteur. Mais la gastronomie française dont la réputation se répand dans le monde est née au temps des nationalismes et de l’industrialisation. Les aristocrates sont cosmopolites, pas les bourgeois. La cuisine à la française est un art, pas la gastronomie parisienne. Elle est une industrie de la bouche destinée aux hommes de pouvoir et descendant du haut vers le bas, par degrés, dans toutes les classes sociales, y compris les plus pauvres qui recyclent les restes.

Les grands restaurants à la mode étaient chers et goûteux : Le Café anglais, Véry, le Grand Véfour… Des dynasties familiales géraient et adaptaient cuisine et décor pour maintenir l’attrait. Le luxe était de fournir tout un service d’une centaine de plats, organisé selon une savante stratégie dont l’auteur nous livre une clé par un plan de table au chapitre Le repas. Le dîner (nom de notre actuel déjeuner) était un spectacle et il s’agissait d’éblouir les invités par l’abondance et la présentation des mets. Deux grosses pièces trônaient à chaque bout de la table, tandis qu’alternaient les relevés et les entrées que les convives devaient se passer, suscitant une série d’échanges conviviaux dans un silence relatif. On ne se lâchait qu’une fois la desserte effectuée, et les « desserts » (sucrés et salés) permettaient la conversation.

Jean-Paul Aron analyse les bons endroits dans leur évolution tout au long du siècle, les mets servis et leur mythologie (homard délaissé, huîtres chéries), comment s’ordonne la cérémonie du repas, avant de mettre en contraste la gastronomie avec la simple nourriture (administrative dans les réfectoires des hôpitaux, des prisons, des collèges et des casernes ; de récupération dans les restaurants à 40 sous, à 17 sous, à 4 sous ; jusqu’à la misère de la mendicité et des bouillons de charité) – et d’étudier l’imaginaire gastronomique (mythe, spectacle, drame, fête).

Si seulement 17% des Parisiens décédés avaient les moyens de payer les 15 sous nécessaires à leur enterrement, cela signifie que les gastronomes étaient très peu nombreux et que la quête de subsistance emportait presque tous. Les inégalités étaient fortes et criantes dans cette période d’industrialisation et de progressive administration ponctuée de révolutions (1789, 1800, 1815, 1830, 1848, 1871). Le mythe submerge donc le réel et révèle que la gastronomie ne vient pas du terroir mais du pouvoir ; elle ne naît pas du produit mais de sa mise en scène ; elle ne surgit pas d’en bas mais d’en haut, de cette minuscule frange qui a les moyens et qui désire le montrer.

Jean-Paul Aron écrit simplement mais il procède à des énumérations, certes « scientifiques », mais que l’on peut sauter rapidement pour garder le fil de la lecture. Aucune recette mais des listes de plats et des menus, parsèment les chapitres. De nombreuses citations des gourmets et écrivains du temps précisent certains points.

Le lecteur notera ce fait remarquable que le service « à la française », qui mettait tous les plats sur la table sauf les desserts (servis après la desserte), a été remplacé par le service « à la russe », organisé par succession des entrées, plat, desserts, le tempo étant donné par le maître de maison. Il notera aussi que « la maitresse » de maison n’a pas son mot à dire avant le XXe siècle et que les femmes sont considérées comme quasi indésirables pour apprécier la gastronomie : le désir de bonne chère exige d’éviter les désirs de la chair.

Quiconque s’intéresse à la cuisine et à son évolution, ou à la sociologie des Français, lira utilement ce petit livre érudit et gourmand, réédité quarante ans après sa parution pour le bonheur de la culture.

Jean-Paul Aron, Le mangeur du XIXe siècle – Une folie bourgeoise : la nourriture, 1973, Belles-Lettres 2013, 352 pages, €14.50 e-book Kindle €10.99

Histoire de la gastronomie française à comparer avec La cuisine italienne, histoire d’une culture

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