Politique et morale

L’union de la politique et de la morale est un idéalisme, elle est totalitaire. La séparation est un cynisme qui laisse le choix, et le choix est difficile.

Si morale et politique vont ensemble, ce qui est moralement bon est politiquement juste, et réciproquement

C’est un idéalisme où le vrai et le bien, l’univers du saint, du savant et du militant se rejoignent. La morale a toujours raison, la raison est toujours morale. Ainsi peut-on savoir ce qui est juste : la morale et la politique deviennent une science, toute faute est une erreur, toute erreur une faute. Les adversaires se trompent, ils sont hors de la raison – fous, malades, sauvages.

Soit l’idéalisme est réactionnaire et regarde vers le passé : tout vient du Bien et va de mal en pis. Le présent est une erreur qu’il faut corriger au nom des lois d’origine : la morale fonde la politique. C’est tout le pari du « c’était mieux avant », de l’âge d’or (mythique), du collectif éternel qui sait mieux que vous, pauvre petit chainon de la lignée, ce qui est bon pour la perpétuation à l’infini de la lignée. Rejoindre le Bien (Platon), c’est rejoindre le Peuple en son essence historico-culturelle (Mussolini) ou génétique (Hitler), et en son communisme fondamental (Staline), c’est rejoindre Dieu en ses Commandements (le Peuple élu juif, la Cité idéale chrétienne, la Soumission musulmane).

Soit l’idéalisme est progressiste et c’est l’avenir qui a raison : tout va mal mais vers le mieux. La politique fonde la morale, ce qui est politiquement juste est moralement bon. Même si cela fait du mal à quelques-uns – et parfois au grand nombre : on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs a été la grande justification de la « dictature du prolétariat » et du goulag soviétique, la « rééducation » le grand mantra maoïste et polpotiste.

Le philosophe-roi (Platon) et le dirigeant philosophe (Lénine) de ces deux idéalismes savent objectivement ce qui est bon. Ils sont au-dessus des lois, car la vérité ne se vote pas. Ils décident seuls de ce qui doit vivre ou périr. Cela donne le totalitarisme de la pensée et la dictature en politique : celle des prêtres, du chef ou du parti. La fin justifie les moyens, « les questions de morale révolutionnaire se confondent avec les questions de stratégie et de tactique révolutionnaire », écrivait Trotski dans Leur morale et la nôtre.

Si morale et politique sont séparés, l’une prime l’autre

C’est un cynisme, qui peut être moral (individuel) ou politique (collectif).

Soit c’est un cynisme moral (Diogène) : il vaut mieux être moralement bon que politiquement efficace, la vertu est préférée au pouvoir, l’individu au groupe, la sagesse ou la sainteté à l’action, l’éthique au politique.

Soit c’est un cynisme politique (Machiavel) : mieux vaut être politiquement efficace que moralement bon, mieux vaut la puissance que la justice, le pouvoir et sa conservation est la seule fin.

Alors, idéalisme ou cynisme ? Morale ou politique ?

Il faut choisir mais le libre-arbitre ne permet de choisir ni son camp, ni sa morale, parce qu’on ne se choisit pas soi-même. Chacun est déterminé plus ou moins fortement par ses gènes, son éducation, sa famille, son milieu social… Le choix n’est jamais désintéressé car jamais sans désir. C’est l’impasse faite par les économistes libéraux sur tout ce qui n’est pas rationnel chez le consommateur, l’impasse faite par les analystes politiques sur l’irrationalité foncière de la politique, le pari fait par les sectateurs de toutes les religions sur l’émotion et la peur fondamentale qui exige la croyance. Le désir résulte d’un corps et d’une personnalité, d’un lieu et d’une histoire. Les choix moraux et politiques sont des jugements de goût – ou de dégoût – plus que des jugements rationnels. La raison ne vient qu’en surplus pour « rationaliser » ces choix instinctifs.

Mon goût me porte à préférer ainsi le cynisme à l’idéalisme. Le cynisme est moins dangereux car il permet de ne pas croire. C’est reconnaître que l’existence est tragique, mais ce « dé »-sespoir, cette absence de tout espoir métaphysique apaise, il fait vivre ici et maintenant plus fort et rend plus miséricordieux à nos semblables englués dans leurs passions et leurs angoisses.

Les dangereux sont plutôt les papes armés, les prophètes politiques, les ayatollahs du quotidien, les secrétaires généraux de parti communiste et les censeurs anonymes des réseaux sociaux. La foi rend méchant, la « bonne conscience » rend pire encore.

Le machiavélisme du cynique n’est pas une position politique mais la vérité de toute politique : la force gouverne parce qu’elle est la force. Diogène n’enseigne pas une morale parmi d’autres mais la vérité de toute morale : seule la vertu est bonne.

Le pouvoir n’est pas une vertu, ni la vertu un pouvoir. La morale enveloppe la politique car elle est toujours individuelle et solitaire. Aucun devoir ne s’impose moralement à un groupe ; politique, police, politesse, sont des lois de groupe, la morale non. Le machiavélisme, qui ne se veut que politique, n’est justifié qu’en politique. Ce n’est pas un impératif pour l’individu mais une règle de la prudence et de l’efficacité pour le groupe. Pour chaque individu, Diogène l’emporte.

Machiavel pour le groupe, Diogène pour chacun. Car seul le bien que l’on fait est bon. Il est bon, non par une loi universelle à laquelle il se soumet, mais par la création particulière du bien précis qu’il fait à quelqu’un. La seule règle est qu’il n’y a pas de règle universelle mais seulement des cas singuliers. Pour Montaigne, la tromperie peut servir profitablement si elle est exceptionnelle, dans certaines limites (que chacun doit solitairement évaluer) et exclusivement dans les situations collectives. C’est l’exemple fameux du Juif qui frappe à votre porte, sous l’Occupation, et qui est poursuivi par les nazis. Si l’on vous demande si vous l’avez vu, la vérité exige de dire que oui ; mais la morale exige de dire que non. Ce « pieux » mensonge est pour le bien précis du Juif que vous allez ainsi sauver.

Quoi que vous fassiez, la morale restera globalement impuissante en politique, comme la puissance restera en elle-même amorale. Mais dans votre sphère de décision, vous pouvez agir moralement. Vous ne ferez pas de la « grande » politique mais de la relation humaine – à la base de la vie de la cité, ce qui est aussi la politique.

Chacun sait bien ce qu’il juge, mais n’a plus les moyens d’en faire une morale universelle parce que nul fondement absolu ne tient plus. Il faut faire simplement ce qu’on doit, c’est-à-dire le bien plutôt que le mal, et le moins mal plutôt que le pire. Et ce n’est pas à la foule ni au parti ou au clerc de dieu de juger, mais à chacun, dans sa solitude de choix.


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7 réflexions sur “Politique et morale

  1. Effarant !

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  2. C’est justement le déni « gauchiste » de la réalité de la globalisation – qui est quand même l’émergence du tiers-monde à une vie décente ! – qui engendre les frustrations, donc le populisme, qui est une « réaction ». Car le déni a empêché la France et nombre de pays idéologiques de s’adapter à temps et à moindres coûts (comme le Canada, les pays scandinaves, l’Allemagne et même l’Italie). Que d’inepties dans « les nationalisations » Mitterrand, le recul perpétuel des réformes indispensables Chirac, les 35 heures Aubry-Jospin, les réformettes à son de trompe Sarkozy et les blocages sur l’emploi Hollande ! Et ce n’est pas « la mondialisation » qui a donné 35 députés au Front national dans les années 1990 mais la gauche Mitterrand, vieille tactique IVe République pour « diviser » la droite. Ce n’est pas « la mondialisation » qui a sorti Hollande du jeu et fait exploser le PS mais bien l’indigence des idées et des politiciens de gauche trop contents d’eux-mêmes.
    Quant au baratin sur « l’injustice », ce ne sont que des mots : les relations internationales sont la loi du plus fort. Que fait-on contre la puissance dominante (pour l’instant américaine) ? Boycottons-nous les smartphones Apple, le moteur de recherche Google, les jeans Levis, le Coca-cola, le cinéma américain, les pick-up Ford et les voyages en Boeing ? La seule façon – réaliste – de contrer l’hégémonie est de bâtir l’Europe, ce que « le gauchisme » exècre car elle serait (comme tous les autres pays sauf nous) « libérale ». Encore un grand mot qui est parmi les grands maux car il est l’arbre qui cache la forêt, il empêche de distinguer le réel en plaquant un mot-valise émotionnel comme un slogan pavlovien, au lieu de réfléchir à ce qu’on pourrait faire.
    Quant au lapsus qui n’en était pas un, il reste obscur.

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  3. La montée du populisme est-elle seulement le fruit des utopies gauchistes et des niaiseries soixante-huitardes ? Michel Erman donne des éléments de réponse dans un chapitre consacré au populisme dans son ouvrage « Au bout de la colère, (Plon, Essai). La mondialisation de l’économie et les brassages culturels exacerbent la colère sociale. Les délocalisations d’entreprise, ls restructurations industrielles et le chômage engendrent de grosses frustrations.  » Le cri de colère provient autant des frustrations sociales dues au fonctionnement de l’économie mondialisée que des réactions identitaires exprimant la crainte d’une acculturation en marche, voire de l’oubli du passé et des ses héritages…
    Sur la mondialisation encore : elle « multiplie les situations de rivalité, tant commerciales qu’intellectuelles, d’où la place centrale accordée au protectionnisme dans les programmes populistes politiques. »
    Le marché planétaire génère un monde dérégulé, un monde post-politique où  » le choix entre la droite et la gauche serait un leurre puisque l’une comme l’autre apparaissent comme des forces gestionnaires centristes, dirigées par un personnel politique incapable de s’indigner au vu des injustices. Un monde d’amertume, d’iniquité, d’insécurité, qui inquiète un avenir où l’homme, se retrouvant dans un malencontreux état de nature dans laquelle la force serait l’autre nom de la loi deviendrait un loup pour l’homme. »
    Le citoyen sombre dans la peur, le rejet de l’autre,l’insulte, est en proie à l’aversion et à la défiance…
    P.S. Le lapsus, ainsi nommé’, n’en n’était pas un; l’emploi du « temps » était intentionnel.

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  4. Tant de temps, au temps pour toi dans ce lapsus. Le songe n’est pas l’ennemi du réalisme – s’il reste à sa place. Quant à l’enthousiasme, il est une passion très réelle, celle par exemple qui pousse les artistes, les chercheurs et les entrepreneurs. L’inversion utopique des priorité est le luxe de sociétés repues, (trop « matérialistes » ?) qui font joujou et croient être originaux dans l’existence par la transgression de tout.
    Mais ce n’est pas comme cela que l’existence fonctionne :
    Poutine, Erdogan, Trump, les Kim Jong, montrent combien la naïveté et l’irénisme sont nuisibles en relations internationales ;
    la montée des partis extrémistes – en majorité réactionnaires, pour un « retour à l’avant » – montrent combien l’utopie des divers gauchismes issus des années hippies et des mouvements 1968 du tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil est une niaiserie ;
    la catastrophe de l’éducation nationale en France et les « lois » répressives réinstaurées sur le sexe entre autres montrent combien l’homme reste un loup pour l’homme (la louve n’est pas en reste qui chasse avec son mec).
    Rêver, peut-être, mais vivre ce n’est pas seulement rêver.

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  5. Temps d’érudition me laisse rêveur. J’admire l’ordonnancement des mots et des idées. Ni réaliste, ni idéaliste, je résiste néanmoins au trop-plein de matérialisme qui étouffe le songe et l’enthousiasme. Vive l’élan créatif.

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  6. Mon billet n’avait pas pour but de faire l’histoire des idées politiques depuis l’Antiquité mais de mettre en valeur deux tempéraments : l’idéalisme et le réalisme, ceux qui rêvent (et donc ne font rien qu’attendre que « ça » vienne) et ceux qui agissent ici et maintenant (à petits pas volontaires).
    J’aurais pu prendre Platon vs Aristote ou l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité de Max Weber, ou encore l’esprit libre et l’esprit religieux de Nietzsche https://argoul.com/2013/05/31/friedrich-nietzsche-par-dela-le-bien-et-le-mal/ ou aussi donneurs et leçons et donneurs d’ordres https://argoul.com/2015/09/25/que-la-morale-est-belle-quand-elle-reste-theorie/
    On n’épuise jamais ce sujet et toute l’histoire est remplie de cette lutte…

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  7. Florian78

    Article intéressant. Docteur en histoire moderne (1453-1815), j’ai donc lu Machiavel, dont maints idéalistes font abusivement un « méchant absolu », surtout quand ils attribuent un sens péjoratif à l’adjectif « machiavélique ». Un peu la caricature du Louis XI chafouin, se frottant les mains devant le cardinal La Balue en cage, par l’illustrateur Job (Jacques Onfroy de Bréville) avant 1914.
    En politique, les idéalistes remplissent les cimetières : ils créent souvent des révolutions, au nom de la vertu, font couper des têtes et finissent par y passer, eux aussi (cas de Robespierre). Avec les real politiciens, les choses sont nettes : Richelieu, Mazarin, Louis XIV, Metternich, Bismarck, De Gaulle…
    Un cynique complet, peu estimable parce qu’il fut un trompeur sans scrupules : Frédéric II de Prusse.

    Vous citez Platon, philosophe à idées, Diogène le Cynique, mais vous omettez Aristote, pourtant plus équilibré entre sagesse et science, qui a fortement marqué les penseurs médiévaux tels que st Thomas d’Aquin : celui-ci vit au XIIIe siècle, un « Grand Siècle » avant l’heure, dont la tête politique majeure est saint Louis. Or ce roi a cherché à unir la vertu chrétienne au sens noble de l’éthique chevaleresque, à l’intérêt supérieur du royaume, fut-ce contre le Saint-Siège (le général de Gaulle disait que les pays n’avaient pas d’amis, seulement des intérêts). Le Goff a laissé une bonne biographie sur ce souverain.

    Les « papes armés » dont vous parlez sont moins dangereux que les ayatollahs barbus ; en un siècle de fer comme le XVIe, ils sont plus souvent armés pour le maintien de leur indépendance politique en Italie face aux Valois ou aux Habsbourg (voyez Jules II) que pour une improbable reconquête d’une suzeraineté sur les monarques européens, perdue depuis le XIIIe siècle ; on va vers une « laïcisation » de l’ensemble des puissances. Il n’y a pas de césaro-papisme en Occident.
    Quant à l’universalité impériale, le grand monarque de ce siècle reste Charles Quint ; vous connaissez sûrement la biographie de Chaunu – je crois qu’une autre est récemment sortie -, et l’œuvre de Fernand Braudel, « La Méditerranée au temps de Philippe II ». Sur les guerres d’Italie de 1494 à 1559, vous avez l’ouvrage éclairant de Jean-Marie Le Gal, professeur à la Sorbonne : « Les guerres d’Italie, une lecture religieuse » (paru chez Droz en 2017). C’est le moment, passionnant, de Machiavel, et aussi d’Erasme.

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