Articles tagués : soutenir

Etienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire

Il est sans cesse nécessaire, par-delà les siècles, de lire et relire ce discours, écrit par l’ami de Montaigne alors qu’il n’avait guère que 16 ans, dit-on. L’âge où l’esprit est éveillé mais la pudeur sociale éteinte, qui permet de dire tout haut ce que chacun n’ose penser tout bas : que le roi est nu, que le tyran n’est que celui qu’on se donne. Pas plus, pas moins.

Le fils d’un magistrat du Périgord pense librement. « Comment il se peut que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois un tyran seul qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent, qui n’a pouvoir de leur nuire qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire ? », s’exclame le jeune homme, ébahi de tant de lâcheté.

Car le tyran « est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à sa servitude. Il ne s’agit pas de lui ôter quelque chose, mais de ne rien lui donner. » Au contraire, que ne voit-on d’hommes et de femmes céder à la tyrannie – qu’elle soit domestique ou professionnelle, comme attiré par la flamme qui brûle, masochiste en diable ? La perversion narcissique est à la mode : mais veut-on en sortir ? Il suffit de dire non, de résister, de quitter le nocif. Le veut-on vraiment ou trouve-t-on un plaisir (pervers) à y rester soumis ?

« J’admets qu’il aime mieux je ne sais quelle assurance de vivre misérablement qu’un espoir douteux de vivre comme il l’entend », dit le jeune Etienne du citoyen. Après tout, l’esclavage mental libère de la liberté ; être responsable de soi exige du courage et de l’initiative – tant sont prêts à abdiquer au profit du collier et de la soupe. Mais celui ou celle qui vous tyrannise, qu’a-t-il de plus que vous ? « Ce qu’il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. » La soumission est la première arme des tyrans. « D’où tire-t-il tous ces yeux qui vous épient, si ce n’est de vous ? » Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Twitter : comment vivraient-ils leur business model sans les informations et données que vous leur abandonnez sans même combattre ? Les moteurs de recherche non intrusifs, les bloqueurs de pub, les éradicateurs de cookies existent : les avez-vous rencontrés ? « Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l’ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre » – tel était dit au XVIe siècle, bien avant la technologie, et qui reste d’actualité.

« Il y a trois sortes de tyrans » dit encore Etienne de la Boétie. « Les uns règnent par l’élection du peuple, les autres par la force des armes, les derniers par succession de race ». Ces derniers diminuent depuis les révolutions et ceux qui restent se font débonnaires, potiches ou référence comme la reine d’Angleterre. Les seconds sont moins nombreux en Europe depuis la guerre serbe. Seuls les premiers demeurent, plus ou moins autoritaires, plus ou moins tribuns, plus ou moins talentueux. Ce sont d’eux qu’il faut le plus se méfier. D’où les élections régulières, les contrepouvoirs de contrôle et de balance.

Car les citoyens « perdent souvent leur liberté en étant trompés, mais sont moins souvent séduits par autrui qu’ils ne se trompent eux-mêmes », analyse La Boétie. La servitude est au cœur de chacun car chacun veut « croire » plutôt que raisonner, « se fier » plutôt que d’accompagner, « laisser faire » plutôt que de contrôler. « L’habitude, qui exerce en toutes choses un si grand pouvoir sur nous, a surtout celui de nous apprendre à servir. »

Une fois pris le pli, la liberté paraît une corvée. Quoi, prendre l’initiative ? Faire un effort par soi-même ? Créer sa propre entreprise ? Mieux vaut n’en rien faire et se couler sous la couette confortable qui étouffe mais protège. Etat papa, Assistance maman… De plus, « on ne regrette jamais ce qu’on n’a jamais eu » dit encore le jeune Etienne. « La nature de l’homme est d’être libre et de vouloir l’être, mais il prend facilement un autre pli lorsque l’éducation le lui donne » : soyez élevés en Américain, vous ne pourrez supporter la bureaucratie ; soyez élevé sous la férule caporaliste de l’hygiénisme moral français, vous ne pourrez supporter de penser par vous-mêmes. Être « bon élève » consiste dans un cas à oser et à rentrer dedans, dans l’autre à se soumettre aux normes et à obéir à la hiérarchie. On ne se refait pas. « Les gens soumis n’ont ni ardeur ni pugnacité au combat. Ils y vont comme ligotés et tout engourdis, s’acquittant avec peine d’une obligation ».

Le Français compense la perte de sa liberté par la Culture : non pas l’aliment nécessaire de l’esprit, ou pas seulement, mais la Culture avec un gros Culte, la révérence obligée, le référent de l’élite comme l’est le foot pour le populo. C’est le nounours salvateur, celui qui console de subir. « Le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté ravie, les outils de la tyrannie », rappelle Etienne. Les nôtres sont plus modernes mais ont la même fonction : adoucir le poids des chaînes. Les « artistes » et autres qui se croient « intellos » ont leurs hochets et ils s’en contentent. Combien de révolutionnaires fonctionnaires ? De révoltés de bureau ? Mais combien les mains dans le cambouis politique ou l’action concrète utile ?

C’est que la tyrannie sait s’entourer d’affidés qui dépendent d’elle. Associez les dominés à leur domination, créez des petits chefs, vous régnerez sans partage, chacun de ces pouvoirs minuscules trouvant son intérêt à ce qu’il perdure. « En somme, par les gains et les faveurs qu’on reçoit des tyrans, on en arrive à ce point qu’ils se trouvent presque aussi nombreux, ceux auxquels la tyrannie profite, que ceux auxquels la liberté plairait. »

Au prix de la dépersonnalisation, de l’abolition du moi, du miroir complaisant, bien sûr. « Quelle peine, quel martyre, grand Dieu ! Être occupé nuit et jour à plaire à un homme, et se méfier de lui plus que de tout autre au monde. Avoir toujours l’œil aux aguets, l’oreille aux écoutes, pour épier d’où viendra le coup, pour découvrir les embûches, pour tâter la mine de ses concurrents, pour deviner le traître. Sourire à chacun et se méfier de tous, n’avoir ni ennemi ouvert ni ami assuré, montrer toujours un visage riant quand le cœur est transi ; ne pas pouvoir être joyeux, ni oser être triste ! » Telle est la tyrannie de cour, qui se passe à la ville comme en famille, dans l’entreprise comme au bureau. Qui abolit sa liberté s’efface devant celle du tyranneau. Il peut tout, vous n’y pouvez rien – puisque vous ne dites pas non. Le contraire même de l’amitié qui est la confiance entre égaux dont nul ne domine l’autre.

Au fond, c’est un grand livre que ce petit opuscule empli de digressions et citant les antiques. Il est actuel, éternellement actuel tant qu’il y aura un désir de liberté parmi les hommes.

Etienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire (avec dossier), 1546 mais première publication 1576, français modernisé, Garnier-Flammarion 2016, 240 pages, €6.66 e-book Kindle €5.49

Catégories : Livres, Philosophie, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Utopie post-traumatique

Un autre monde est-il possible ? En théorie oui, en pratique, voire.

Le baromètre politique Viavoice/Libération d’avril 2020 sonde les Français sur cet autre monde. Il se résume en l’inverse de ce qu’ils ne veulent plus : souveraineté collective, dépassement de la société de marché, biens communs sanctuarisés. Du négatif, pas un projet positif.

Car, bien-entendu, il y a loin de la coupe aux lèvres. Chacun attend que l’autre fasse le premier pas. Quitter les multinationales inhumaines (mais avec leurs gros salaires et avantages en nature, voiture de fonction, ordinateur portable et téléphone mobile, grand bureau design, mutuelle généreuse, comité d’entreprise, protection syndicale, médecine du travail, etc.) au profit d’un saut dans l’entreprise privée ? Vous n’y pensez pas ! Il s’agit de rester où l’on est, sans surtout bouger, tout en réclamant « des autres » qu’ils se bougent : « que fait le gouvernement ? » reste le mantra de base.

Bien sûr, « il faut » à 84% « relocaliser en Europe le maximum de filières de production », à 69% « ralentir le productivisme et la recherche perpétuelle de rentabilité » – mais qui est prêt personnellement à interdire à son ado d’acheter le Smartphone Apple dernier cri (et hors de prix) fabriqué pour majeure partie dans un pays dictatorial, exploiteur du peuple, et vendu par un pays égoïste du « moi d’abord » qui licencie à tout va dans les entreprises européennes qu’il rachète ? Qui est prêt à payer une Renault de base une fois et demi son prix pour cause de « charges sociales et normes françaises » ? Pas grand monde, n’est-ce pas ?… Qui préfère acheter un tee-shirt à 8 € plutôt qu’à 80 € parce que français, donc perclus de taxes et charges à tous les étages de la production ? Les bobos riches et militants, soit 1% de la population ?

Ah, bien-sûr, peur récente oblige, « il faut » sanctuariser les budgets des « hôpitaux publics » (91 %) ou la « Sécurité sociale » (85 %), mais avec quel impôt en plus ? Quelle réorganisation administrative – indispensable mais suscitant aussitôt grèves et lamentations sur la perte du « service » (lisez « des emplois) publics ?

Quant à « l’accès à l’eau et à un air de qualité » (88 %), êtes-vous prêts à aller au travail en vélo et ne plus faire de courses en voiture ? A délaisser les vacances au loin (plus de 100 km) et à forcer toute la famille à prendre des trains bondés d’une SNCF jamais responsable de ses retards ou de ses travaux non faits, ou encore de ses grèves sauvages pour n’importe quel prétexte, trains malcommodes et peu confortables (sauf à payer la Première classe) ? A investir dans une (petite) voiture tout électrique écolo mais à 30 000 € plutôt qu’une bonne vieille diesel qui coûte moins à acheter et à entretenir ? C’est facile, le yaka, mais qui commence dans sa vie concrète de tous les jours ? Forcément les autres, rarement soi.

L’« Education nationale » ne paraît plébiscitée (82 %) que parce que les parents ont eu leurs niards sur le dos durant deux mois complets et qu’ils mesurent le prix de la garderie des bambins, gamines et autres ados impossibles à mater à la maison. Autant payer pour s’en débarrasser les trois-quarts de la journée, on ne peut que mieux les aimer. Quant à ce qu’ils apprennent… est-ce vraiment le sujet ? Du moment qu’ils font comme tous les autres.

Même si 70% jugent nécessaire de « réduire l’influence de la finance et des actionnaires sur la vie des entreprises », ce qui est l’image qui colle à Macron depuis son passage en banque d’affaires au nom cosmopolite yankee, qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Aucun licenciement ? Des investissements franco-français pour le seul marché français protégé de toute concurrence ? Une épargne forcée pour financer les entreprises afin de remplacer « les actionnaires » ? Ou une réglementation sur les lois extraterritoriales américaines, les rachats stratégiques chinois, les prises de participations subreptices des Emirats ? Mais avec quelles conséquences économiques à piquer ainsi les géants ? C’est que le Français est rempli de contradictions, il veut tout et son contraire. Mais concrètement ? Nationaliser, vieille lune sans guère d’avenir (avec quelle épargne ? quels impôts forcés en plus ?). En revanche, « soutenir les entreprises nationales de manière beaucoup plus systématique et durable, même en dehors des crises » (56 %) est plus réaliste et clairement utile : les Etats-Unis le font, comme les Chinois, pourquoi pas nous ?

Plus intéressant (et pan sur le bec des populistes excités et exiteurs de Brexit, Frexit et autre Italexit !), l’Union européenne ne sort pas de la crise affaiblie comme on a pu le croire. Les gens ont bien compris que la santé n’était pas une compétence européenne tandis que la monnaie et le crédit le sont. Donc 70% estiment dans ce sondage qu’il faut « reprendre la construction européenne et créer une vraie puissance européenne ». Dès lors, qui mieux que le président actuel pour cela ? Or, parmi les leaders qui sortent pour demain, si Nicolas Hulot est cité en tête des personnalités testées (39 %), il est suivi de près par… Emmanuel Macron (33 %) et Edouard Philippe (32 %). Leur flottement en début de crise, l’absence de position jupitérienne (gaullienne) sur le premier tour des municipales, leur serait presque pardonné ; pour le reste (les masques, le gel), ils ont été tributaires des économies stratégiquement ineptes du gouvernement Ayrault sous Hollande qui a supprimé l’EPRUS, les obligations stratégiques, et détruit le stock de masques ; mais ils n’ont pas su court-circuiter l’Administration tentaculaire et passer en situation d’urgence au-dessus des querelles et retards de bureaux.

Les has been assez vus, Nicolas Sarkozy (32 %), François Hollande (20 %), Ségolène Royal (17 %), ne font pas recette. Ils sont venus, ils ont montré ce qu’ils savaient faire, ils ont été virés. Les populistes et les catastrophistes ne sont pas retenus, ce qui apparaît plutôt sain : ni Marine Le Pen (24 %), ni Yannick Jadot (17 %), ni Jean-Luc Mélenchon (16 %). Car le populisme dans la pandémie est un danger pour tous : voyez Trump, Bolsonaro, Boris Johnson, les morts se comptent par milliers en plus. Et sortir de l’Union européenne pour refaire une petite dictature franco-française est devenu tellement ridicule face aux grands problèmes du monde qui se sont montrés tout cru…

L’utopie qui ressort est donc fort raisonnable, comme si elle avait peur de penser (ou plus les moyens intellectuels de le faire). « Il faut » mais que les gouvernements et les patrons commencent, nous on attend. « Yaka » mais on n’est pas prêt à payer encore plus ni à se restreindre sur les désirs, envies et autres jalousies du voisin à la mode.

En revanche, la lecture du sondage fait sentir une véritable volonté de se recentrer sur nos propres intérêts, à l’image des Ricains et autres Célestes. Marre du « sans frontières », du sans limites, marre d’être les pigeons qui laissent ouvertes portes et fenêtres à la finance, au dumping, aux pillages d’entreprises et de technologie, au chômage et à l’immigration de masse ; marre « d’aider » les autres pays du monde éternellement dans la misère : s’aider soi-même avant tout. La « République universelle » n’est pas pour demain : « Ô République universelle, Tu n’es encor que l’étincelle, Demain tu seras le soleil !… » (Les Châtiments). Le Totor tonnant romantique n’a plus sa place en politique – d’ailleurs il a viré conservateur une fois la cinquantaine atteinte.

Catégories : Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Très beau et très faux Rousseau

Voltaire n’aimait pas Rousseau et il avait bien raison. Les Français se sont entiché de Rousseau depuis toujours, et particulièrement après 68 où l’éducation à l’Emile a fait florès tandis que la thébaïde de la Nouvelle Héloïse titillait les fantasmes écolo et que les Confessions ravissaient les egos de l’individualisme croissant. Voltaire et Rousseau avaient deux tempéraments à l’opposé. Ils se disaient tous deux persécutés par les Grands mais si Voltaire était critique, persifleur et prudent, Rousseau était constamment blessé d’amour-propre et cherchait le fouet pour justifier sa victimisation. Tout à fait ce qui se passe aujourd’hui avec les gilets jaunes. Voltaire soumet tout à la raison ; Rousseau se vautre toujours dans la passion, éperdu de sensibilité au point d’écrire n’importe quoi dans la fièvre, d’appliquer la grande métaphysique aux petites choses simples et de se poser en charlatan de vertu.

Pour Flaubert, Rousseau n’est pas pleinement adulte : il reste l’éternel immature, incertain, abandonné au hasard et aux passions. D’Alembert, dans son Jugement sur L’Emile, écrira que c’est « en mille endroits l’ouvrage d’un écrivain de premier ordre, et en quelques-uns celui d’un enfant. » Rappelons que pour les Classiques, à la suite des Grecs antiques, la raison maîtrise et ordonne les passions mais que, dans le même temps, nulle volonté n’est possible sans les instincts. Il s’agit donc d’une dialectique où la vitalité des désirs est canalisée par l’intelligence pour servir le vouloir. Rousseau, lui, n’équilibre en rien ces trois ordres. Il est tout passion, porté à se raconter lui-même, narcissique en n’importe quelle œuvre, se justifiant de ses échecs en accusant la société de rendre les hommes « méchants ». Accuser les autres, c’est se dédouaner de ses faiblesses. Joly de Fleury, dans son Réquisitoire en condamnation de ‘L’Emile du 9 juin 1762, dira de lui « qu’il borne l’homme aux connaissances que l’instinct porte à chercher, flatte les passions comme les principaux instruments de notre conservation ». Le Genevois comme le gilet jaune rabaisse l’humain en ne lui faisant pas crédit de ce qui le distingue de l’animal : sa faculté d’intelligence.

Rousseau ne sait pas se régler, pas plus que les casseurs jaunes. Pour son premier succès, le Discours sur les Arts et les Sciences soumis à l’académie de Dijon à 37 ans en 1750, il décrit à M. de Malesherbes le 12 janvier 1762 : « je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l’ivresse. Une violente palpitation m’oppresse, soulève ma poitrine ; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l’avenue, et j’y passe une demi-heure dans une telle agitation, qu’en me relevant j’aperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes, sans avoir senti que j’en répandais. » D’où l’opinion que nombre de ses contemporains auront du Genevois, résumée par Grimm dans sa Correspondance Littéraire à la date du 15 juillet 1755 à propos du Discours sur l’Inégalité : « Ses vues sont grandes, fines, neuves et philosophiques, mais sa logique n’est pas toujours exacte, et les conséquences et les réflexions qu’il tire de ses opinions sont souvent outrées. De là il arrive que quelque plaisir qu’un livre aussi profondément médité vous fasse en effet, il reste toujours un défaut de justesse qui jette des nuages sur la vérité, et qui vous rend mal à votre aise… »

L’idée fixe de Rousseau sera de condamner la société en ce qu’elle corromprait l’homme. Or on ne naît pas homme, on le devient… par la société des hommes. Les « enfants sauvages » nous l’ont bien montré, délaissés par les humains et élevés par des loups. De même, le fameux « bon sauvage » tant vanté par les philosophes n’est qu’un fantasme d’Occidental : où paraissent, dans les descriptions utopiques, les malheurs de la vie sauvage ? Le Paradis retrouvé n’est qu’un désir projeté, pas une terrestre réalité. La société se bâtit en commun, pas en la refusant en bloc. En Chrétien, Rousseau ne peut accepter le tragique de l’existence. Fils de Dieu, il voit l’homme comme Dieu en petit, donc « naturellement bon ». Que la volonté de Savoir (qui l’a fait chuter du Paradis terrestre) soit mêlée de curiosité et de doute lui est insupportable. Cet idéalisme de Rousseau répugne à Flaubert comme avant lui à Voltaire, Diderot, d’Alembert, Grimm… Il plaît en revanche majoritairement aux femmes, Madame Roland, Madame de Staël, à l’abbé Morellet, à Mirabeau, séduits par ce sentiment de compassion que son cœur sut si bien ressentir, par sa vertu sincère et son éloquence. D’où le « soutien » aux gilets jaunes : les gens soutiennent l’idée qu’ils se font d’eux, sorte de Robins des bois qui se rebellent contre la gabelle et les archers du prince ; ils ne soutiennent pas la réalité du gilet qui braille sans rien proposer, ni celui qui casse par impunité.

En fait, les sentiments de Rousseaux n’étaient qu’imaginaires, tournant parfois au délire. Il confondait volontiers le vrai et le senti – tout comme l’opinion aujourd’hui. Son pessimisme originel (avatar du Péché du même nom) lui faisait dire sans preuve qu’« on n’a jamais vu un peuple une fois corrompu revenir à la vertu » (Réponse au roi de Pologne). D’où le no future des jaunes aujourd’hui. Grimm, dans sa Correspondance citée, au 1er décembre 1758, analyse bien le procédé : « M. Rousseau est né avec tous les talents d’un sophiste. Des arguments spécieux, une foule de raisonnements captieux, de l’art et de l’artifice, joints à une éloquence mâle, simple et touchante, feront de lui un adversaire très redoutable pour tout ce qu’il attaquera ; mais au milieu de l’enchantement et de la magie de son coloris, il ne vous persuadera pas, parce qu’il n’y a que la vérité qui persuade. On est toujours tenté de dire : cela est très beau et très faux… » Grimm (1er juillet 1762) : « Ce qui n’est pas moins étrange, c’est de voir cet écrivain prêcher partout l’amour de la vérité, et employer toujours l’artifice et le mensonge pour réussir auprès de son élève. »

L’irruption de Rousseau dans l’actualité n’est pas fortuite. Les idées du Genevois sentimental ont beaucoup influencé la Révolution française ; la Constitution de 1793 surtout dérive du Contrat Social. Or les gilets jaunes et leurs casseurs, Mélenchon et ses anticapitalistes niveleurs, s’en veulent plus ou moins les héritiers. L’abbé Morellet (Mémoires) écrira : « C’est surtout dans le Contrat Social qu’il a établi les doctrines funestes qui ont si bien servi la Révolution et, il faut le dire, dans ce qu’elle a eu de plus funeste, dans cet absurde système d’égalité, non pas devant la loi – vérité triviale et salutaire – mais égalité de fortunes, de propriétés, d’autorité, d’influence sur la législation… » C’est là que Flaubert voyait la bifurcation de la Révolution, dans ce retour à un néo-catholicisme de la sensiblerie et à la « gamelle » misérabiliste, au détriment du droit. Le droit, cette règle égale pour tous établie en commun et qui s’impose à tous – les gilets s’assoient dessus ; seul leur égoïste commande, le « moi je » libertarien issu de l’individualisme exacerbé que l’on croyait sévir surtout en Amérique. Tout le monde rabaissé pareil, si je ne suis pas le plus beau ou le plus fort !

Sans parler de cette tendance qui a submergé Rousseau et qui envahit tout gilet jaune ou rouge : la paranoïa. La Harpe écrivait, à propos des Confessions : « C’est l’ouvrage d’un délire complet. Il est bien extraordinaire, il faut l’avouer, de voir un homme tel que Rousseau se persuader pendant quinze ans (…) que la France, l’Europe, la terre entière sont ligués contre lui… A travers cette inconcevable démence, on voit percer un orgueil hors de toute mesure et de toute comparaison (…). On y voit le besoin de parler continuellement de soi, de se louer démesurément, sans même avoir l’excuse de réclamer une justice qu’il avoue lui-même n’être pas refusée à ses écrits ; une mauvaise foi révoltante qui suppose contre lui des accusations folles et atroces que jamais on ne lui a intentées, et un mal que jamais on n’a voulu lui faire. On y voit cette double prétention, dont l’une semble incompatible avec l’autre, de fuir les hommes et d’en être recherché ; et l’injustice de se plaindre que tout le monde s’éloigne de lui, quand il a voulu repousser tout le monde » (Correspondance Littéraire, lettre 168).

Edifiant, non ? « L’injustice de se plaindre que tout le monde s’éloigne de lui, quand il a voulu repousser tout le monde » est la description exacte des gilets jaunes qui ne veulent ni voter, ni participer au débat, ni se présenter, ni proposer un projet, ni désigner un quelconque porte-parole… : « une mauvaise foi révoltante ». Ouvrez donc les yeux : au fond, vous « soutenez » qui ?

Catégories : Jean-Jacques Rousseau, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,