La croyance issue des Lumières, à la suite du christianisme, était que le Progrès suivait une voie linéaire allant de la bête à Dieu en passant l’homme, de la loi de la jungle après Babel à la cité idéale du monde globalisé. La République universelle faisait bander Hugo, dans son enflure romantique jamais avare de formules. On a pu penser avant 1914 que la mondialisation du commerce allait éradiquer les guerres et assurer la prospérité de tous, les « grands » (Blanc, mâles, urbains des empires) allaient guider les « petits » (Nègres ou Jaunes, filles, paysans du monde qu’on ne disait pas encore « tiers »). On a pu croire après 1918 et avec la Société des Nations que la Paix universelle pourrait être assurée par un collège de puissants ; et encore après 1945 avec « le Machin » qu’évoquait de Gaulle, cet ONU qui n’a pas grand-chose de l’union mais garde beaucoup des nations sans pour autant les organiser autrement que par la loi du plus fort. De même, avec les nouvelles TIC (technologies de l’information et de la communication), a-t-on pu croire, au tournant des années 1990-2000 que les arbres allaient monter jusqu’au ciel, les hommes vivre plus longtemps et plus riches en travaillant moins, et la planète se gouverner pour la maintenir durable. Las ! il a fallu déchanter. L’immonde tropisme fanatique a fait ressurgir la vieille religion dans son sens le plus stupide – la lecture littérale – tandis que les micro-nationalismes font fermenter les égoïsmes, chacun se voulant chez soi avec ses vaches bien gardées.
Car le monde global est une croyance.
Elle ne dure que tant que l’on y croit et ne réussit à devenir réelle que si la foi la « charge » d’énergie qui vont dans ce sens. Or il suffit de peu de chose pour court-circuiter le système : un changement climatique, des famines, des fanatismes, des guerres, des migrations, l’avidité financière ou – tout simplement la bêtise humaine.
C’est ce qui est arrivé voici tout juste 3194 ans, si l’on en croit l’historien anthropologue américain Eric H. Cline, de l’université George Washington. Le monde globalisé de l’âge du bronze s’est effondré en quelques décennies partout autour de la Méditerranée ; il avait duré trois siècles. Minoens, Mycéniens, Hittites, Assyriens, Babyloniens, Mitanniens, Cananéens, Chypriotes et Égyptiens commerçaient entre eux, entretenaient une diplomatie, s’alliaient contre les trublions. Brutalement, tout s’est effondré.
Et si c’était justement cette interdépendance cosmopolite qui a contribué au désastre, s’interrogent les savants ?
Il suffit d’un choc quelque part – ou plutôt d’une série de chocs divers et répétés – pour que l’interconnexion ait un effet dominos. Les civilisations prospères ont été détruites par le fer ou par le feu. Les explications sont détaillées dans le livre, mais aucune ne suffit par elle-même pour provoquer un effondrement. Des tremblements de terre sont attestés à Mycènes et ailleurs ; des famines ont eu lieu à cause d’un épisode de sécheresse persistance en Méditerranée orientale ; des révoltes sociales ont eu lieu contre les élites ici ou là, des révolutions de palais en Égypte et autres lieux ; des migrations plus ou moins armées ont déferlé en provenance du monde grec (les Doriens), de l’Anatolie de l’ouest, de Chypre ou de plus loin (les Peuples de la mer) ; les routes commerciales internationales ont été coupées et les importations ou exportations éradiquées. Mais rien de suffit à lui seul à expliquer l’ensemble.
Faut-il faire appel à la théorie des systèmes complexes comme pour un krach boursier ? Les désintégrations partielles ont un effet de système parce qu’elles se propagent et reviennent en retour pour que l’équilibre ne soit plus jamais le même. Si loin dans le temps, nous en sommes réduits à des hypothèses. Mais les preuves archéologiques sont là pour marquer les catastrophes autour de la Méditerranée et acter le passage de l’ancien âge du bronze ou nouvel âge du fer, d’un monde globalisé à un monde morcelé en cités-états défensives et armées, plus autarciques qu’avant. La civilisation a régressé durant quelques siècles avant de repartir.
Est-ce ce qui nous guette ?
La mondialisation actuelle a ses fragilités. L’égoïsme nationaliste revient, aux États-Unis, en Russie, en Turquie, en Chine, en Iran, au Royaume-Uni – et même dans les micro régions que sont la Catalogne, l’Écosse, la Corse ou même le Kosovo. L’avidité financière ressurgit avec cette absurdité du bitcoin, cette monnaie hors État et hors contrôle, uniquement composée de bits à la merci d’une panne électrique globale, d’un hacking nord-coréen, mais aussi avec les bulles qui se créent périodiquement à cause des modes, puis des croyances, avant de se résoudre en krachs de plus ou moins grande importance. Le climat se réchauffe et certains événements pourraient devenir irréversibles, comme l’inversion du Gulf Stream ou l’augmentation des oscillations El Niño, engendrant hausse du niveau des mers, sécheresses et incendies, tempêtes et inondations, famines et rupture des transports, ou encore raréfaction de l’énergie et réduction drastique du niveau de vie. Les guerres des fanatismes engendrent des attentats, des migrations massives, qui suscitent en réaction des rejets culturels et des fermetures de frontières pouvant aller jusqu’à la guerre civile.
Aucune de ces fragilités n’est peut-être suffisante pour faire s’effondrer tout notre système, comme à la fin de l’âge du bronze, mais leur accumulation répétée le fragilise. Il suffirait d’un déclencheur…
Eric H. Cline, 1177 avant JC – Le jour où la civilisation s’est effondrée, 2014, La Découverte poche 2017 (7ème tirage), 261 pages, €11.00, e-book format Kindle €9.99
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