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Stendhal, Le Rouge et le Noir

stendhal le rouge et le noir poche
Dès le premier chapitre, est campé le personnage type du “bourgeois” : conformiste, accumulateur, obsédé par l’argent. Le bourgeois ne fait rien, il exploite : les forces naturelles (le torrent de la ville), ses appuis politiques (il détourne ainsi le torrent vers son terrain), la main d’œuvre disponible pour sa fabrique de clous (« les jeunes filles fraîches et jolies »). Dès la première phrase, est décrit le biotope du bourgeois : une « petite » ville de province, riche de « petites » industries gérés par d’anciens paysans aux « petites » ambitions, leur horizon borné par le « petit » paysage entre glacier et collines. Stendhal songe ici à sa ville natale, Grenoble : « tout ce qui est bas et plat dans le genre bourgeois me rappelle Grenoble, écrit-il dans sa Vie de Henri Brulard, tout ce qui me rappelle Grenoble me fait horreur ; non, horreur est trop noble, mal au cœur » IX. Avide, borné, provincial, le bourgeois selon Stendhal est tourné exclusivement vers lui-même – il est définitivement « petit ». Ce pourquoi l’auteur dédie en épigraphe Le Rouge et le Noir « To the happy few » (à l’heureux petit nombre)…

Son esprit même est étroit. « Voilà le grand mot qui décide de tout à Verrières : « rapporter du revenu ». À lui seul il représente la pensée habituelle des trois-quarts des habitants » 1I. Tout s’achète, le confort et le paraître, les produits et les services, tant l’armée de réserve des ambitieux est grande. Et c’est ainsi que le loup fut introduit dans la bergerie, le jeune Julien engagé comme précepteur des enfants de Louise de Rênal, qui s’ennuie. Héritière fortunée, cloîtrée chez les Jésuites d’où elle est sortie à 16 ans pour être aussitôt donnée en mariage, sans amour, à un homme de 20 ans plus âgé, elle a son premier enfant un an plus tard, puis deux autres espacés de deux ans. Telle est la vie « productive » et étriquée des femmes dans la bourgeoisie de province. Entourée de gens qui ont « peur de manquer », elle n’a guère l’occasion de rencontrer la passion, même si certains lui font assidûment la cour. « Ce M. Valenod, grand jeune homme, taillé en force, avec un visage coloré et de gros favoris noirs, était un de ces êtres grossiers, effrontés et bruyants, qu’en province on appelle de beaux hommes » 1III.

Par contraste, l’éphèbe Julien a tout du personnage des romans de Paul de Kock qui se répandent à cette époque dans les campagnes : « C’était un petit jeune homme de 18 ou 19 ans, faible en apparence, avec des traits réguliers, mais délicats, et un nez aquilin. De grands yeux noirs qui, dans les moments tranquilles, annonçaient de la réflexion et du feu (…) Des cheveux châtain foncé, plantés fort bas, lui donnaient un petit front et, dans les moments de colère, un air méchant (…) Une taille svelte et bien prise annonçait plus de légèreté que de vigueur » 1IV. Contraste du pur-sang et du percheron, « une âme noble et fière » contre « la grossièreté et la plus brutale insensibilité à tout ce qui n’était pas intérêt d’argent, de préséance ou de croix » 1VII.

Ce plébéien ambitieux est tel le Persan de Montesquieu ou l’enfant du conte d’Andersen, le seul à voir – et à dire publiquement – que le roi est nu. Le bon sauvage découvre l’hypocrite société. Son vieux curé dit à Julien : « Vous pourrez faire fortune, mais il faudra nuire aux misérables, flatter le sous-préfet, le maire, l’homme considéré, et servir ses passions » 1VIII. La situation a-t-elle changé ? « La tyrannie de l’opinion, et quelle opinion ! est aussi ‘bête’ dans les petites villes de France, qu’aux États-Unis d’Amérique » 1I. « Ce sont sans doute de tels moments d’humiliation, ajoute Stendhal, qui font les Robespierre » 1IX. Comment dynamiter cette bastille ?

Par l’amour, le grand subversif, parce que sans lois et purement individuel. Il fait exploser le verrouillage social des modestes pleins d’énergie comme des femmes passionnées. L’acte sexuel instinctif, affectif, rend intelligent et spirituel. Il court-circuite les hiérarchies et les institutions, l’érotique est une politique ! Ce n’est pas pour rien que Julien fait encore l’amour à Mme de Rênal dans sa cellule de condamné à mort. La puissance, avant d’être une volonté, se manifeste à la racine ; le vit est la vie.

film 1954 Le_Rouge_et_le_noir photo

Stendhal écrit « sec », son tempérament tourné vers l’énergie et l’action, sa formation plutôt mathématique à l’école Polytechnique, son engagement très jeune dans la carrière militaire aux côtés de Bonaparte, ne le poussent ni aux élégies ni aux trop longues phrases. Le style, n’est-il pas l’homme même ? Il déteste le contemplatif et l’imagination enfiévrée, « allemande » ; il révère l’activisme et le panache « italien », tout comme la rigueur « espagnole » ; s’il se méfie quelque peu de l’Angleterre, il adopte son utilitarisme appliqué à l’écriture et loue Walter Scott pour avoir écrit des romans d’action. En cela, Stendhal est de son temps – où il ne suffit plus de naître. Après 1789, il faut désormais à chaque homme « se construire » par l’éducation, la lecture et la fréquentation des autres ; par l’ambition, la volonté personnelle et le travail ; par le devoir, qui remplace le Dieu vengeur jésuite par l’Être de bonté et de justice de Voltaire. « N’ai-je manqué à rien de ce que je me dois à moi-même ? » s’interroge Julien 1XV.

le rouge et le noir film 1954

Or, la France aurait besoin de se régénérer auprès de ces gens qui aspirent – aujourd’hui comme en 1830. « Rien ne ressemble moins à la France gaie, amusante, un peu libertine, qui de 1715 à 1789 fut le modèle de l’Europe, que la France grave, morale, morose que nous ont léguée les Jésuites, les congrégations et le gouvernement des Bourbons de 1814 à 1830 » (Projet d’article sur Le rouge et le noir, 1832).

Mettez « doctrinaires de gauche » en place de Jésuites, « intérêts d’argent » en place de congrégations et « gouvernement Hollande » en place de celui des Bourbons, et vous aurez une bonne peinture de notre époque… « C’est l’esprit de parti (…) Il n’y a plus de passions véritables au XIXème siècle ; c’est pour cela que l’on s’ennuie tant en France » 2IX. Et comme dit Mathilde : « les jeunes gens de la cour n’aiment à marcher qu’en troupe (…) Mon petit Julien, au contraire, n’aime à agir que seul » 2XII.

Stendhal, Le Rouge et le noir, 1830, Livre de poche 1997, 576 pages, €4.60
Stendhal, Le Rouge et le noir, 1830, Garnier-Flammarion 2013 avec commentaires de Marie Parmentier, spécialiste de la littérature du XIXe siècle, de l’université Paris III, 640 pages, €4.60
Stendhal, Œuvres romanesques complètes tome 1, Gallimard Pléiade 2005, 1248 pages, €52.50
DVD Le Rouge et le Noir, films de Claude Autant-Lara 1954 avec Gérard Philipe et Danielle Darrieux, Gaumont 2010, 194 mn, €21.70

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Les hommes supérieurs de Nietzsche

L’homme supérieur n’est pas le Surhomme, mais un intermédiaire contemporain qui prépare le futur. Homme ou femme, le français n’a pas de genre neutre, mais homme a ici le sens d’« être humain ».

Nietzsche suit Stendhal, auteur dont il disait qu’il « est un des plus beaux hasards de ma vie » (Ecce Homo). Les ‘happy few’ selon l’auteur français allient la lucidité à l’intelligence, la sensibilité à l’imagination, la délicatesse à la générosité, la volonté à l’énergie. Ces vertus ne peuvent se trouver réunies que chez un petit nombre, les heureux élus : les ‘happy few’. Tel Napoléon 1er qui, selon Stendhal, était lucidité et énergie.

Nietzsche-jeune-homme

L’élite de l’intelligence ne donne que des hommes exceptionnels : les grandes écoles en sont pleines.

L’élite du caractère donne, en revanche, des hommes supérieurs : ceux-là sont plus rares, et généralement formés sur le tas, dans les armées ou dans les collèges anglais et les anciens collèges des Jésuites en France. Ou plus simplement par la vie.

Nietzsche dit que l’on reconnaît un homme supérieur à la distance qu’il met entre lui et les autres. Distance n’est pas mépris, mais l’art de séparer sans brouiller. « La première chose que je me demande lorsque je scrute un homme jusqu’au fond de son âme, c’est s’il possède le sentiment de la distance, s’il observe partout le rang, le degré, la hiérarchie d’homme à homme, s’il sait distinguer. Par là on est gentilhomme » (Ecce Homo, Pourquoi j’écris de si bons livres 4). Ce caractère heurte le sentiment d’égalité démocratique de la société médiatique, mais demeure.

L’égalité, en démocratie, est de dignité – pas de nature ni de mérite. Chacun naît comme il est et a droit à un égal pouvoir à l’assemblée ; mais chacun se construit aussi par son mérite propre et l’inégalité s’installe. Cela est « juste » puisque l’important est que chacun selon ses capacités mette ses talents au service de la société de tous. Ce sont les régimes totalitaires qui ne supportent pas les différences. Une égalité « réelle » – si tant est qu’elle puisse être instaurée – ramènerait l’humanité au rang du plus retardé et ne servirait en rien la société (‘veux voir qu’une tête ! en rang… fixe !, etc.).

La distance n’est en rien non-démocratique, elle reconnaît les faits et la valeur sociale de chacun. « Je reproche aux compatissants d’oublier trop facilement la pudeur, le respect, le tact et les distances » (Ecce Homo, Pourquoi je suis si sage 4). La pitié, pour Nietzsche, est une faiblesse de l’âme qui cherche à se soulager de sa culpabilité face à ceux qui souffrent. Tout le contraire de la générosité où l’âme s’oublie elle-même par force intérieure et offre son énergie superflue à tous ceux qui en ont besoin. Zarathoustra, le prophète de Nietzsche, est indulgent aux malades. « Qu’ils guérissent et se surmontent, et créent un corps supérieur ! » (Ainsi parlait Zarathoustra, Des hallucinés de l’arrière-monde). Tel est d’ailleurs le sport, dont Montherlant disait volontiers qu’il est « un idéal de puissance en fonction d’un idéal de qualité ».

La distance n’est pas la morgue, pas plus que la conscience de sa valeur n’est mépris pour les autres. Nietzsche dit des hommes supérieurs qu’ils ne doivent pas « se forcer » ; il leur suffit d’être simplement – mais complètement – eux-mêmes. Il s’élève donc contre Carlyle qui exaltait les héros d’empire de son temps, ces boursouflés qui se croyaient l’histoire. « Ne veuillez rien qui soit au-dessus de vos forces : il y a une mauvaise fausseté chez ceux qui veulent au-dessus de leurs forces » (Ainsi parlait Zarathoustra, De l’homme supérieur 8). Il faut agir avec le courage des solitaires, le « courage des aigles dont il n’est même pas de Dieu qui soit le spectateur » (id, 4).

On ne devient pas adulte épanoui pour la galerie, mais pour soi-même. Ne brimer ni sa nature ni son énergie, être soi-même simplement : « Que ne comprenez-vous ma parole : faites toujours ce que vous voudrez – mais soyez d’abord de ceux qui peuvent vouloir ! » (id, De la vertu qui rapetisse, 3). Nietzsche paraphrase ainsi Saint-Augustin, docteur d’église : « aimez, et faites ce que vous voulez ». Ce qui compte n’est pas l’intention, mais l’énergie mise au service de l’intention.

L’énergie est la force intérieure, vitale, qui vient du fond de l’être et qui fait vivre pleinement plutôt que de suivre un troupeau. Le faible cède à la facilité d’être « toujours d’accord » : c’est plus confortable que de penser par soi-même, de faire l’effort de peser le pour et le contre, de raisonner selon ses capacités. Suivre, c’est l’unique facilité de se choisir un chef, un parti, une communauté, une famille. Il suffit ensuite d’appartenir pour exister, sans aucun effort ; puis de cancaner avec les canards, de répéter les préjugés de sa bande. Ethnie, corporation, caste, tous enrégimentent et guident. L’homme supérieur se moque des régiments : il juge par lui-même et exerce son droit de retrait s’il le veut.

Les hommes supérieurs sont appelés de noms différents selon les époques, mais ils ne se confondent jamais avec les histrions qui occupent le devant de la scène. Pour les Grecs, ils sont les héros, les « véridiques » ; au moyen âge, ce sont les chevaliers et les preux ; dès la Renaissance les gentilshommes, caballeros ou gentlemen ; chez Corneille, ils laisseront l’honneur pour la générosité ; Stendhal les appellera ‘happy few’ ; Napoléon fera de la canaille méritante des généraux, comtes ou ducs, membre d’une Légion d’honneur aujourd’hui fort galvaudée ; Montherlant dira d’eux qu’ils sont les ‘solaires’ et Élie Faure qu’ils sont ‘les Constructeurs’. Le Japon dira qu’ils sont des samouraïs et l’Inde les héros du Mahabharata.

Un homme supérieur est un être humain complet, synthétique et harmonieux. Il a développé en lui toutes ses qualités intrinsèques, tous ses sens et toutes ses possibilités. C’est un idéal, mais qui demeure dans les héros de notre temps, d’Arsène Lupin à James Bond ou à Jason Bourne de ‘La mémoire dans la peau’. Évidemment, dans une société obnubilée par le fric et le strass, cela paraît mesquin. Un ‘grand’ joueur de foot est celui qui se fait beaucoup de thunes ; un ‘bon’ homme de télé est celui qui gagne deux siècles de SMIC annuel. Est-ce justifié ? Ces talents ont-ils créé des nouveautés, des œuvres, au moins des entreprises ou des emplois ? « Es-tu une force nouvelle et un droit nouveau ? Un premier mouvement, une roue qui roule sur elle-même ? Peux-tu forcer les étoiles à graviter autour de toi ? » (Ainsi parlait Zarathoustra, Des voies du créateur).

L’homme supérieur est lui-même ; en cela il est libre – mais pas libre DE faire mais libre POUR faire. « Le plus dangereux ennemi que tu puisses rencontrer sera toujours toi-même » (id). « Tes mauvais instincts eux aussi ont soif de liberté. Tes chiens sauvages veulent leur délivrance, ils aboient de joie. (…) Celui-là même qui a délivré son esprit a besoin encore de se purifier » (id, De l’arbre sur la montagne). Nous donc bien loin des libertés du marquis de Sade ou du ‘tout est permis’ des chefs nazi : l’homme supérieur a une grande énergie, mais aussi des vertus à la même hauteur.

Générosité est énergie qui déborde, éclaire et rejaillit – pas qui oblige ni contraint ! Le modèle de Nietzsche n’est pas la lourde statue du Commandeur, mais la légèreté du danseur – le style, c’est l’homme ! « Zarathoustra est un danseur » (Ecce Homo, Un livre pour tous et pour personne, 6). Il dira de son livre ‘Par delà le bien et le mal’ : « mon livre est l’école du gentilhomme » (id, Pourquoi j’écris de si bons livres, 2).

Bien loin de notre époque de petitesse narcissique…

Friedrich Nietzsche, Oeuvres, Bouquins Laffont, 1993, 1368 pages, €30.88

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Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire

Ces longs textes parfois pleurards, parfois empreints d’une mélancolique poésie, ont été écrits par Jean-Jacques les deux dernières années de sa vie, bien après les Confessions. Il habitait avec Thérèse rue Plâtrière à Paris, entre Père Lachaise et Belleville.

Aigri, paranoïaque, agité nerveux, ce vieillard de 65 ans s’apaisait en longues promenades dans les prés et les bois à la lisière de la capitale. Solitaire, agoraphobe, il se sentait bien au sein de maman la nature. Il y retrouvait son vrai moi, celui issu de lui et non du regard des autres. Il distingue ainsi soigneusement l’amour de soi de l’amour-propre, l’estime naturelle que tout être a pour lui-même et qui est son identité, du personnage social composé par la jalousie, l’envie et la malveillance inévitable de toute société. « Le résultat que je puis tirer de toutes ces réflexions est que je n’ai jamais été vraiment propre à la société civile où tout est gêne, obligation, devoir, et que mon naturel indépendant me rendit toujours incapable des assujettissements nécessaires à qui veut vivre avec les hommes » (6ème promenade, p.1059).

L’estime de soi est fragile chez les adolescents et vulnérable chez les êtres faibles, avides d’être aimés non pour ce qu’ils sont mais pour ce que la société veut bien reconnaître en eux. Les mœurs ont-elles changé ? La hiérarchie sociale oui (encore que la France soit restée une société de Cour comme sous Louis XV…) mais peu les gens. Rousseau en témoigne : « Mes contemporains (…) actifs, remuants, ambitieux, détestant la liberté dans les autres et n’en voulant point pour eux-mêmes, pourvu qu’ils fassent quelquefois leur volonté, ou plutôt qu’ils dominent celle d’autrui, ils se gênent toute leur vie à faire ce qui leur répugne et n’omettent rien de servile pour commander » (6ème promenade, p.1059). Qui a travaillé dans le privé en entreprise ou en banque, ou dans le public comme fonctionnaire (sans parler de la politique !), reconnaîtra sans peine la vérité de cette peinture.

D’où pour Rousseau la solitude, s’isoler à la campagne dans une thébaïde pré-écologique munie de tout : bois de chauffage, jardin de légumes, poulailler pour œuf et viande. C’est cela pour lui le bonheur : se retirer, être en retrait, à la retraite. « De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même, comme Dieu » (5ème promenade, p.1047). D’où le syndrome de sa Maison, de son Château fort, de son Île déserte, d’être le maître d’un univers fermé où régner sans contrainte sociale. Orgueil paranoïaque d’être « comme Dieu »…

Rousseau compose là dix longs textes qui sont des « rêveries ». Le rêve est naturel et gratuit alors que la méditation requiert une discipline et que la réflexion (exercice de penser) est laborieuse et utilitaire. Fidèle à son inattention foncière due à son caractère brouillon tout occupé de sensiblerie, Rousseau préfère rêver que penser. Toute sa vie il est resté nomade, marcheur effréné, tous ses sens ouverts aux sollicitations de la nature, frémissant de la moindre caresse du vent sur sa gorge nue, amoureux panthéiste car il ignorait le sexe. Il n’a su focaliser sa sensualité que fort tard, avancé déjà dans la vingtaine, et sur l’éducation forcée que lui fit Madame de Warens vers 22 ans, elle qui l’avait connu âgé d’un peu plus de 15 ans. Le vagabondage d’esprit des rêveries correspond à ce vagabondage du corps sans cesse agité d’aller et venir, sans but. Désordre du personnage, désordre de l’existence, désordre des idées. Penser est pour lui un pensum contre nature. Tout comme éduquer des enfants, lui qui les a mis aux objets enfants trouvés.

Il reste cependant quelques réflexions d’expérience, surgies sans y penser au fil de la plume, qu’il est intéressant de méditer. Ainsi sur la vérité : « S’il faut être juste pour autrui, il faut être vrai pour soi, c’est un hommage que l’honnête homme doit rendre à sa propre dignité » (4ème promenade, p.1038). Orner la vérité par des fables, c’est la défigurer – mais la faire mieux comprendre au détriment de la rigueur est juste : « La profession de véracité que je me suis faite a plus son fondement sur des sentiments de droiture et d’équité que sur la réalité des choses ». Illusion du Bien contenu naturellement en soi-même comme une règle platonicienne non apprise, vieille erreur de Rousseau qui perdure dans la naïveté contemporaine – alors que l’être non socialisé enfant reste une bête sauvage. L’absence de toute éducation fait le barbare. D’où le malentendu culturel et même « philosophique » de la gauche avec les banlieues.

Jean-Jacques Rousseau est trop long, trop verbeux, trop préoccupé de lui-même pour être encore lu de la génération Y. Née dans les technologies de l’information et de la communication, celle-ci va au direct, au lapidaire, à l’efficace. Les longs développements gémissant du Jean-Jacques ne sont plus lisibles, déjà qu’elle lit très peu. Son égoïsme plaintif non plus, à une époque où chacun doit se prendre en main.

  • Écrire pour revivre et jouir de soi ? Quelle prise de tête est-ce là, à l’âge des fesses-books et autres exhibitions de photos en situation scabreuse et de blagues entre potes de la même bande ?
  • Écrire ses idées pour se connaître soi, comme Montaigne ? Quel intérêt d’en faire une montagne, à l’âge du zapping et les Guignols de la soi-disant « info » ?
  • Être heureux ce n’est plus être soi mais être comme tout le monde, bien au chaud, peau contre peau dans le panier des chiots.

Lira-t-on encore Rousseau dans quelques années ? Ses pleurnicheries, son françois attardé et ses mots péquenots issus du parler régional ? Pourtant, lorsqu’il parle non plus en général mais d’une anecdote qui lui est arrivée, quel écrivain ! Les Rêveries ne sont probablement pas l’ouvrage qu’il faut lire lorsqu’on appartient à la génération Y, mais plutôt les premiers livres des Confessions. Réservé aux happy few, amateurs de belle littérature.

Jean-Jacques Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire (1778), Œuvres complètes tome 1 (comprenant Les Confessions, Rousseau juge de Jean-Jacques, les Rêveries et documents biographiques), édition Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Gallimard Pléiade 1959, édition 2007, pp.993-1098, €55.10 

Jean-Jacques Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire, Folio classique 1973, 277 pages, €3.99 

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